Revue

L'atelier philosophique avec les aîné.e.s

Comment l’apprentissage du dialogue philosophique avec les aîné.e.s pourrait-il représenter une sorte de soin ? De quelle façon une méthode de réflexion rigoureuse et portant sur la dimension existentielle de l’Humain soulagerait-elle certaines difficultés liées au grand âge ? Pour répondre à ces questions, des aîné.e.s prennent la parole afin de partager leurs points-de-vue, les confronter, et les dépasser pour en créer de nouveaux, offrant ainsi aux sujets plus jeunes la possibilité de les entendre et, peut-être, de s’y reconnaître.

Lors des 21ème rencontres internationales des Nouvelles Pratiques Philosophiques qui ont eu les 15 et 16 novembre 2022 à l’UNESCO, j’ai eu l’opportunité de présenter, dans le cadre du chantier philo-soin, une activité menée depuis une dizaine d’années au Québec et en Suisse : l’atelier philo avec les aîné.e.s. Cet atelier invite les participant.e.s à dialoguer ensemble autour d’une question philosophique et transforme le groupe en une « communauté de recherche »[1] (Peirce, 1931-1935). Généralement utilisé auprès d’enfants et d’adolescent.e.s pour favoriser le discernement et renforcer le vivre en commun, l’atelier philo pousse très rarement les portes des instituts où évoluent des aîné.e.s. Pourtant lorsqu’il les pousse, furent-elles celles d’aîné.e.s non autonomes, il découvre un monde de fraîcheur intellectuelle et de partage émotionnel qui ne demandait qu’à éclore.

À la lumière de cette expérience en tant qu’animateur philo, cet article aura pour objectif d’interroger et d’apporter des premiers éléments de réponse quant aux liens potentiels entre le dialogue philosophique avec les aîné.e.s et la notion de soin. Nous devrions ici définir les différents concepts en jeu et en extraire la multitude de sens, ou encore tenter d’en objectiver les relations causales. Pour autant, l’expérience et les spécificités du grand âge manqueraient aux sujets plus jeunes et nul.le ne serait mieux averti.e que les aîné.e.s pour ressentir et exprimer cette même potentialité de liens. La méthode sera donc qualitative et reposera essentiellement sur cinq ateliers philo animés dans des lieux et des groupes différents. Si la question fut la même pour les cinq groupes, à savoir « la philosophie peut-elle soigner ? », les enquêtes différaient selon les caractéristiques de chacun d’entre eux. Leurs résultats seront retranscrits et analysés afin de mieux saisir les conditions de l’éventuel impact que pourrait avoir le dialogue philosophique sur le soin des aîné.e.s.

Présentation des participant.e.s

Les cinq groupes ayant participé à l’étude témoignent de la richesse et de la diversité du public concerné. Situés dans le canton de Vaud, entre Lausanne et Montreux, ils suivent des ateliers philo depuis plusieurs années, à raison d’une fois par mois. Tous les groupes sont composés d’une majorité écrasante de femmes et varient relativement peu. De façon générale, entre huit et douze personnes participent à chaque atelier. Certaines vivent de façon autonome et d’autres pas.

Aîné.e.s non autonomes

Sur les cinq groupes, deux sont constitués de personnes vivant en E.M.S (Établissements Médico-Sociaux). Toutes requièrent des soins particuliers et une attention vigilante. L’âge moyen y est plus avancé que pour les trois autres groupes ; il se situe autour des 90 ans. Aucune inscription n’est requise pour participer aux ateliers philo. Le personnel s’occupe d’en rappeler la tenue aux résident.e.s le jour même.

Aîné.e.s autonomes

Résidences

Deux autres groupes habitent en résidence pour aîné.e.s. Les personnes ont leur appartement et sont totalement libres d’aller et venir à leur guise. Diverses activités sont offertes, dont l’atelier philo. L’inscription est obligatoire afin qu’il n’y ait pas plus de douze personnes durant l’atelier pour tout le monde puisse prendre la parole sans devoir attendre trop longtemps. La moyenne d’âge y est de 80 ans environ.

Association

Le cinquième groupe est aussi le dernier à connaître et à participer aux ateliers philo. Ici les personnes répondent aux activités proposées par une association lausannoise œuvrant pour le bien-être des aîné.e.s. Depuis plus d’une année, l’atelier philo y a sa place. Les participant.e.s vivent chez iels et se déplacent jusqu’aux locaux de l’association. La moyenne d’âge y est la plus basse, avoisinant 75 ans.

L’atelier philo

La mise en place

La méthode utilisée pour animer les ateliers philo avec les aîné.e.s s’inscrit dans la démarche lipmanienne (Lipman, 2006 ; Lipman, Sharp, 1988). Les participant.e.s et l’animateur.ice sont assis en cercle afin de faciliter les échanges et permettre le dialogue. L’animateur.ice doit permettre au groupe d’approfondir la question selon une rigueur scientifique et favoriser l’interaction entre les participant.e.s.

Les prénoms des personnes sont inscrits sur un bout de papier, permettant à chacun.e de les connaître et à l’animateur.ice de s’adresser aux participant.e.s de façon plus chaleureuse.

Dès le début de chaque atelier, deux règles sont posées : on lève la main pour prendre son tour de parole et on écoute la personne qui s’exprime jusqu’au bout. Le rappel des règles est nécessaire durant l’atelier car, à tous les âges, elles peuvent être difficiles à respecter.

Pour répondre à certaines déficiences auditives, les EMS sont dotés de casques reliés à un micro placé au centre de la table, de façon à ce que chaque participant.e puisse bien entendre et comprendre les autres.

L’atelier dure entre une heure et une heure trente. En EMS, une heure de dialogue philosophique peut demander beaucoup d’efforts de la part de certain.e.s participant.e.s tandis que pour les ainé.e.s autonomes vivant en résidence ou celles et ceux issu.e.s du milieu associatif, la longueur de l’exercice est seulement limitée par des conditions externes.

La question

À chaque fin d’atelier, une question est proposée pour la fois suivante. Elle peut venir de l’animateur.ice, des participant.e.s ou, plus communément, du dialogue lui-même. En effet, en enquêtant à partir d’une question, de nouvelles interrogations apparaissent et deviennent autant de prétextes à continuer la recherche. Cette approche crée ainsi un fil conducteur entre les ateliers et offre aux participant.e.s la possibilité de penser seul.e ou à plusieurs entre chaque rencontre.

Les sujets sont variés, embrassent de nombreux domaines et débordent largement les seules problématiques liées au grand âge. Que ce soit des questions touchant à l’éducation, l’amour, le plaisir, l’art ou la vieillesse, toutes sont traitées avec le même engouement et le même intérêt. Touchant au sens que l’on pose sur le monde, la philosophie est trans-générationnelle ; quel que soit son âge, toute personne peut se demander si le mensonge est toujours mal, si l’argent fait le bonheur ou encore si l’on est obligé.e de vivre avec son temps. Par-là, le dialogue philosophique transcende les âges et peut renforcer les liens intergénérationnels.

Philosophie et soin

En juin 2022, la question « la philosophie peut-elle soigner ? » fut donc posée aux cinq groupes d’aîné.e.s vaudois.e.s. Habitué.e.s au dialogue philosophique, les participant.e.s des cinq groupes ont voulu, dans un premier temps, définir les notions de philosophie et de soin assez rapidement.

Dans les cinq groupes, la philosophie a été définie comme :

  • une pratique dialogique (ce n’est pas un cours de philosophie mais bien l’action de philosopher)

  • un questionnement sur le sens des choses

  • un éclaircissement conceptuel (uniquement les trois groupes autonomes)

Quant au verbe soigner, les cinq groupes ont identifié comme caractéristiques :

  • prendre soin (lutter contre la perte, la diminution)

  • soulager la souffrance

  • diminuer la douleur (physique et émotionnelle)

Chaque groupe a également parlé des conditions qui rendraient possible le soin, à savoir :

  • l’attention portée à

  • la connaissance de la personne soignée

  • le décentrement (uniquement les trois groupes autonomes)

Autonomes et non autonomes

Après avoir identifié les caractéristiques de la philosophie et du soin, ainsi que les conditions de ce dernier, les participant.e.s des cinq groupes ont questionné leurs imbrications et apporter des réponses communes à la question initiale.

L’ennui et la solitude

Si la philosophie soigne, elle soignerait en premier lieu de l’ennui et de la solitude. De l’ennui en ce que l’intérêt suscité par les questions captive l’attention et fait oublier le temps. En touchant au sens des choses, la philosophie provoque une curiosité existentielle et donne envie à chaque participant.e d’écouter autrui pour saisir son point de vue et y comparer le sien. De la solitude, ensuite, par le partage d’idées, de valeurs et d’émotions que permet le dialogue philosophique. À chaque atelier les participant.e.s se découvrent un peu plus. Chaque question est une occasion de partager ses interprétations et d’entendre celles des autres. Dans ces échanges, les personnes peuvent se reconnaître dans ce qui leur importe, renforçant alors la volonté de coconstruire la recherche. Une participante, férue des ateliers philo, a ainsi exprimé le fait qu’elle connaissait « mieux les résidents depuis qu’elles les entendaient donner leurs opinions sur les choses de la vie » et que cette même connaissance lui permettait de se sentir moins seule.

La mémoire

Philosopher c’est être dans le général, c’est réfléchir à des notions qui concernent chaque être humain. La question « la philosophie peut-elle soigner ? » pourrait s’adresser à n’importe qui, quel que soit son contexte. Pour autant, à ce général nous faisons correspondre notre particularité. Chaque participant.e, en fonction de ses difficultés de vie, abordera une même question avec des attentes et des enjeux différents. Cet aller-retour entre le général et le particulier favorise le récit personnel et donne aux souvenirs une place importante dans la travail de conceptualisation. En effet, se raconter revient à donner un exemple ou un contre-exemple pour valider ou non une hypothèse. L’atelier philo encouragerait alors un effort de mémoire, un retour sur sa vie afin de mieux saisir les épisodes correspondant aux concepts utilisés.

La réflexion

Le troisième soin que permettrait le dialogue philosophique concerne la réflexion, c’est-à-dire le fait de réfléchir, de mettre son esprit en branle. De nombreu.x.ses participant.e.s se plaignirent de n’avoir que trop peu d’occasions d’actionner leur esprit et de le faire travailler. En nécessitant l’utilisation d’habiletés de pensée, l’atelier philo oblige à respecter une certaine forme de rigueur logique et de suivre un ordre dans l’agencement des idées. Tout et son contraire ne pourraient être dits dans une même phrase ; un exemple ne peut être considéré comme un argument ; ce qui marche dans un sens ne marche pas nécessairement dans l’autre, etc. Par exemple, dans ce rapport entre le la réflexion et le dialogue philosophique, , les cinq groupes ont comparé ce dernier à la gymastique… Or, en demandant la ou les raisons de cette comparaison, l’animateu.rice offre aux participant.e.s » la possibilité d’approfondir la recherche en basculant de la comparaison entre deux concepts à la comparaison entre deux relations. Les participant.e.s de quatre groupes ont alors construit l’analogie suivante : « la philosophie est à l’esprit ce que la gymnastique est au corps ». En questionnant à nouveau le pourquoi de cette comparaison, les participant.e.s ont du identifier le point commun entre ces deux causalités. Ainsi, une « action qui demande des efforts » a t-elle été reconnue comme ce qui rendait possible l’analogie proposée par chaque groupe, et comme ce qu’ils et elles étaient en train de vivre.

Autonomes

Pour les trois groupes d’aîné.e.s autonomes, l’enquête s’est poursuivie et d’autres éléments que l’ennui, la solitude, la mémoire et la réflexion sont apparus comme susceptibles d’être soignés par le dialogue philosophique.

Le sentiment d’inutilité

Très souvent le sentiment d’inutilité peut aller grandissant avec l’âge. L’absence d’obligations professionnelles, familiales ou autres, peuvent renfermer la personne dans une angoisse existentielle liée à son degré d’utilité au sein de la société. Or, dans un atelier philo, la collaboration et la construction sont la pierre de voûte de l’exercice. Chaque participant.e a la possibilité d’intervenir et chaque intervention est prise comme un moyen d’enrichir la recherche commune. Toutes sont importantes en ce qu’elles offrent des opportunités d’approfondissement et aident à décortiquer une relation conceptuelle. L’enquête est rendue possible par cette multitude de points-de-vue, d’hypothèses, de raisons, etc., et c’est sur la condition même de cette possibilité que repose le sentiment d'être utile au groupe.

La dévalorisation

Une des choses les plus frappantes que les participant.e.s autonomes aient exprimée lors de cet atelier consacré à la relation entre le dialogue philosophique et le soin est la dévalorisation qui peut être ressentie face au peu d’intérêt apparent accordé à leur parole. « Personne n’écoute des vieux comme nous », a ainsi exprimé un participant d’un des cinq groupes. Reliée au sentiment d’inutilité, la dévalorisation a été définie par ce même groupe comme une perte de valeur intrinsèque au sujet. En elle-même, la personne est persuadée de ne rien valoir, ou très peu. L’utilité effective éprouvée dans la co-construction du dialogue permettrait alors une revalorisation, un gain de confiance en soi clairement identifié et permises par les échanges d’opinions et de raisons partagées. Ainsi, le participant a t-il poursuivi son intervention en déclarant « ici, on compte sur nous pour répondre à des questions ». De plus, en avançant leurs points-de-vue, en osant contredire ceux des autres, voire les leurs, les participant.e.s en deviennent les responsables. En effet, en garantissant à toutes et à tous une écoute attentive et un respect de la parole offerte, l’atelier philo responsabilise en ce que si l’on s’exprime, ça n’est toujours qu’en son nom.

Le sens

Enfin, le dernier point relevé par les trois groupes de participant.e.s autonomes est la possibilité que permettrait le dialogue philo de réviser le sens que l’on pose sur sa propre vie. En mentionnant, en guise d’exemples, des souvenirs personnels, les participant.e.s peuvent en retravailler le sens et, par extension, l’interprétation qui en aurait été faite jusqu’à lors. Un participant a ainsi témoigné du fait qu’il n’avait jamais osé partager les questions qu’il se posait sur l’existence en général ; « j’avais l’impression que ça n’intéressait pas les gens et que c’était probablement mieux de ne pas s’en poser ». Une dame a alors levé la main pour partager la même expérience. Ici, en questionnant la pertinence des questions philosophiques, de leur possible impact sur le vécu, une interprétation différente peut émerger. Les souvenirs sont dépoussiérés et revitalisés par les analyses conceptuelles auxquelles ils font écho. Le sens n’est plus figé mais devient mobile et c’est dans cette mobilité existentielle que la notion de soin a été utilisée. Mobilité qui soufflerait même comme un vent de liberté[2]  tant elle permettrait de réactualiser le sens porté aux choses. Le participant a ainsi changé l’interprétation mitigée qu’il avait de toutes les questions qu’il se posait pour les voir davantage comme « une possibilité de mieux comprendre le monde » plutôt que comme un obstacle à y vivre.

Conclusion

En questionnant les relations qu’entretiendraient le dialogue philosophique avec le soin, les cinq ateliers philo présentés plus en avant n’ont eu comme seule ambition que de donner la parole aux ainé.e.s, de leur offrir un espace de réflexion au sujet d’une activité qu’iels connaissent depuis longtemps et dont iels peuvent mesurer l’impact en terme de soin, tel que défini par chaque groupe. Si la fonction de la philosophie est avant tout clarificatrice, cette même clarification a nécessairement des raisons et des répercussions émotionnelles, affectives et sociales. En effet, ce sont toujours des êtres humains, des consciences enchâssées dans des corps ressentant et s’émouvant, qui philosophent. En ce sens, l’apprentissage qu’est l’atelier philo lorsqu’il est suivi de façon régulière et continu, apparaîtrait comme une façon de prendre soin de soi et des autres par l’intermédiaire du dialogue existentiel.

Bien évidemment, ce relevé qualitatif n’a rien qui puisse être mesurable en l’état. Rien de prouvable. Cependant, et face à l’augmentation du nombre d’aîné.e.s en Occident, il serait pertinent de mesurer quantitativement les différents effets que la pratique du dialogue philosophique pourrait avoir sur le bien-être des aîné.e.s

  • Charles Sanders Peirce, Collected papers, Harvard University Press, Cambridge, 1931-1935

  • M. Lipman, A l’école de la pensée, Ed. De Boeck, (traduction Nicole Decostre), Bruxelles, 2006

  • A.M Sharp, Philosophy in the classrom, Temple University Press, Philadelphia, 1988

Notes
  1. La formule revient à Charles Sanders Peirce, l’un des précurseurs du pragmatisme, et désigne une méthode de recherche scientifique à plusieurs appliquée aux problèmes du quotidien (cf. Collected papers, Harvard University Press, Cambridge, 1931-1935). ↩︎

  2. Expression utilisée par une participante à l’atelier philo. ↩︎

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