Revue

Graines de philo : vertus thérapeutiques d'un atelier de philosophie en CMPP

Les enfants que nous accueillons au Centre Médico-Psycho-Pédagogique présentent souvent des difficultés à aménager l’espace affect/pensée. Se penser et penser le monde aide les enfants à sortir du déterminisme social et à se forger leur propre pensée en corrélation avec d’autres. Aussi, nous verrons comment un atelier de pratiques philosophiques peut les aider à : prendre conscience et développer leurs ressources internes, asseoir plus solidement leur estime d’eux-mêmes, et être mieux armés dans leurs relations aux autres.

Nous travaillons au CMPP[1] de Dreux. Le CMPP est un établissement médico-social de prévention, de diagnostic et de soins ambulatoires, qui s’adresse aux enfants et aux adolescents qui éprouvent des difficultés d’apprentissage, des troubles psychomoteurs, du langage ou du comportement, en famille ou à l’école. Le CMPP accueille des enfants âgés de 3 à 18 ans. L’équipe du CMPP est pluridisciplinaire (médecins, orthophoniste, psychomotriciens, psychopédagogues, psychologues, assistante sociale, secrétaires) ; Le projet de soins est sous la responsabilité d’un médecin.

Dans ce contexte, trois d’entre nous (psychologue, assistante sociale et secrétaire) avons mis en place un groupe de pratiques philosophiques que nous avons nommé « Graines de philo », partant du postulat que, malgré leurs difficultés, tous les enfants que nous souhaitions accueillir portent en eux un potentiel (qu’ils ignorent parfois !). Nous aspirions à les accompagner dans leur développement.

Ce groupe s’adresse à 6 enfants (garçons et filles) âgés de 7 à 9 ans. Les enfants que nous accueillons dans cet atelier sont très souvent en souffrance, ce qui peut entraîner un repli sur soi et modifier leur rapport aux autres. Ils présentent pour la plupart un défaut de l’estime de soi, des difficultés de différenciation et d’identification. Nous postulons que ces ateliers peuvent soutenir les enfants dans la prise de conscience de leurs ressources internes, et leur permettre de les développer, avec pour conséquence une meilleure assise de leur estime de soi mais aussi une amélioration dans leurs relations aux autres. Enfin, Se penser et Penser le monde aide les enfants à sortir du déterminisme social, et à se forger leur propre pensée en lien avec d’autres. Cet espace s’apparente à un lieu transversal, au carrefour des enjeux sociétaux et de l’existence propre de chaque participant. Ainsi, l’atelier « Graines de Philo » témoigne de l’articulation entre « moi » et « les autres » : raisonner librement et vivre ensemble raisonnablement.

Le cadre de l’atelier

L’atelier « Graines de philo » est un groupe fermé. Il a lieu une fois par semaine pendant une année. Il dure une heure. Nous sommes trois professionnelles de formations différentes et avons des fonctions complémentaires pour l’encadrement du groupe.

Le rôle de la psychologue est d’être dans une observation attentive de ce qui se joue sur le plan psychique dans les échanges, à la problématique individuelle de chaque enfant et comment chaque problématique résonne dans le groupe, aux vulnérabilités suscitées par les thématiques abordées. Elle encourage également l’autonomie de pensée des enfants sur l’axe cognitif et psychoaffectif. Enfin, elle accompagne les angoisses archaïques qui peuvent émerger face à des questions existentielles.

L’assistante sociale accompagne le groupe sur le modèle de l’intervention d’intérêt collectif « qui aide les individus et les groupes à augmenter leurs capacités de fonctionnement social par des expériences en groupe. Le but est de leur permettre de faire face à leurs problèmes de personnes, de groupes ou de communauté »[2].

Le rôle de la secrétaire est également très important. Sa formation en secrétariat lui permet de prendre des notes au rythme de la parole des échanges, des idées, qui fusent durant l’atelier, ce qui laisse ainsi les libres associations s’opérer sans être interrompues. Elle représente la mémoire de chacun et le miroir des séances. En fin de séance elle restitue sous forme de synthèse orale ses notes, pour permettre l’analyse d’une expérience commune, et valider le groupe en tant que communauté de recherche.

Nos cadres théoriques

Nous avons élaboré un dispositif à visée thérapeutique à partir de différents apports théoriques. Ainsi, l’atelier « Graines de philo » s’inscrit dans le courant holistique, c’est-à-dire qu’il mobilise autant le corps, à travers des productions artistiques, que la réflexion. Les enfants sont acteurs de leur pratique artistique qui amorce, complète ou prolonge leur réflexion philosophique. Notre atelier s’appuie sur la notion de communauté de recherche que décrit Matthew Lipman (Lipman, 2011)[3], et qui permet, selon Sasseville[4] un « double mouvement », d’une part un mouvement de valorisation de la parole de chacun, et d’autre part un mouvement de modestie dans la mesure où chaque parole peut être remise en question au cours de la discussion. Nous avons également retenu le concept de pensée multidimensionnelle (attentive, critique, créative), développé par Lipman (2011, p. 241-247). La pensée multidimensionnelle encourage l’autocorrection, c’est-à-dire la capacité à remettre en question ses idées par rapport à ce qui a pu être dit.

Groupe comme préalable à la communauté de recherche

Lors de la première séance de l’année, nous présentons aux enfants ce qu’est la philosophie, leur faisons découvrir Socrate. Nous procédons ensuite à la « cueillette » des thèmes que les enfants souhaiteraient aborder dans l’année. Un thème est exploré sur plusieurs séances afin de laisser aux enfants le temps de déplier leur pensée.

Après un premier temps d’accueil et de présentation, la deuxième séance leur propose une activité créative : à partir d’une poupée neutre, ils ont construit ce qui deviendra, durant toute l’année leur bâton de parole : Socrate. Chaque enfant a participé en créant une partie du visage (cheveux, yeux, barbe, sourcils…) de Socrate. Des enfants ont travaillé seuls, d’autres ont travaillé à plusieurs. Tous l’ont fait de manière concertée. La réalisation leur a permis de « faire groupe » et d’apprendre à se connaître tout en respectant et partageant leurs idées. Cette activité leur a permis d’initier la communauté de recherche. Socrate est présent à chaque atelier. Les enfants prennent Socrate s’ils veulent dire quelque chose et les autres écoutent. Il est l’objet transitionnel groupal qui fait le lien entre la pensée individuelle et le groupe. Avoir Socrate entre les mains, c’est s’approprier le « philosopher » de Socrate, mais aussi s’en différencier. Il porte la parole des enfants et, de ce fait, lui donne un statut d’importance. Certains enfants, après s’être exprimé, disent « Socrate il est d’accord avec mon idée ».

Enfin, la communauté de recherche apparait également dans le cahier de chaque enfant qui rassemble les productions de tous.

Prendre le temps de s’installer, en soi et dans le groupe

Nous débutons chaque séance par un tour de ressentis que nous appelons « la météo intérieure ». Il s’agit d’un tour de parole, durant lequel chacun exprime son état émotionnel dans l’instant à partir d’une roue de pictogrammes météo, munie d’une flèche à positionner. Le pictogramme choisi, dans un ensemble commun au groupe, enclenche la verbalisation du ressenti intérieur singulier. C’est un entraînement pour exprimer ses émotions. Il ne s’agit pas de les nommer pour les évacuer, mais de les reconnaitre afin de rendre possible une distanciation. L’exercice de la météo intérieure participe, pour les enfants dont le cerveau est encore immature, au développement de la régulation des émotions. C’est un mouvement qui va de l’intériorité (se connecter à soi) vers l’extériorité (partager avec les autres), ce qui instaure dès le début de l’atelier, un climat de confiance et d’empathie. Certains ont besoin de « se raconter », d’autres ne parlent pas mais utilisent l’outil pour s’exprimer en choisissant juste un pictogramme. D’autres, enfin, peuvent avoir du mal à identifier leur ressenti et positionnent la flèche entre deux pictogrammes. Après avoir exprimé leur état intérieur, les enfants sont disponibles pour le deuxième rituel de centrage sur soi de l’atelier.

Il s’agit de la méditation de pleine conscience. C’est une manière d’apprendre à être le plus présent possible dans tout ce que nous ressentons et vivons. Pour y parvenir, l’action se situe au niveau de ce que l’on pourrait appeler « le muscle du cerveau », c’est-à-dire l’attention. La pratique de la méditation est en fait une gymnastique de l’attention. Pour les enfants, cette gymnastique est souvent plus accessible que pour les adultes car ils sont bien plus dans le moment présent que les adultes (ils ont moins de ruminations et projections que nous) ! De ce fait, la pratique de la méditation de pleine conscience peut leur paraître plus naturelle qu’à nous adultes. Lorsque l’on pratique régulièrement, on développe des habitudes mentales qui nous permettent : une diminution du stress, une meilleure écoute et concentration, une meilleure gestion des émotions, un gain dans l’estime de soi et de meilleures relations aux autres. Les changements qui s’opèrent en nous au cours de la pratique ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Il est donc important de partager dans le groupe le ressenti de chacun à l’issu du petit exercice.

Ainsi, nous passons d’abord par deux petits rituels mobilisant à la fois les sensations corporelles et leur énonciation. La météo intérieure permet aux enfants de reconnaître et verbaliser la perception de leur état intérieur puis la méditation, à travers la gymnastique de l’attention, invite à se distancier des ressentis initiaux. Avec les enfants, nous partageons ces deux rituels d’introduction à LEUR espace de pensée.

Exemple de séance sur la relation à l’autre, la relation aux autres : les porcs-épics de Schopenhauer pour se penser et penser la juste distance

La séance sur le thème « Moi et les autres » fait suite à une séance sur l’identité, où les enfants ont réalisé des autoportraits, et se sont demandés « comment peut-on savoir qui on est ? » et quelle place les autres prennent dans cette question. Après la lecture de l’album jeunesse *Le porc-épic de Schopenhauer (*Brière-Haquet, Philipponneau, 2020) les enfants ont d’abord parlé pour les porcs-épics afin d’appréhender le rapport des uns aux autres. Les porcs-épics, personnages de fiction, libèrent le champ des possibles dans ce que les enfants peuvent projeter. Partir d’un support permet de relancer le processus de symbolisation qui est souvent défaillant chez les enfants accueillis au CMPP. Ils déplacent sur les porcs-épics des émotions, des ressentis, qu’ils peuvent ensuite se réapproprier de manière personnelle dans la symbolisation. Penser d’abord à la régulation relationnelle des porcs-épics entre eux, permet ensuite aux enfants de faire des liens avec leur propre vécu de relations sociales. Ils opèrent une analogie entre le comportement des porcs-épics et celui des humains, qui transparait dans l’usage du « on » dans leurs verbalisations. Nous sommes au cœur de l’habileté à philosopher, qui suppose le décentrement. Ce décentrement qui amorce une distance face à soi-même, pour se penser et se panser.

À la fin de ce temps de parole, la secrétaire propose une réécoute de soi et des autres en restituant les idées de chacun. Chaque participant est ainsi mis en lumière et intégré à un collectif. L’articulation entre l’individuel et le collectif est ainsi soutenue. Les différents échanges sont repris et aboutissent au temps de recherche d’une question philosophique qui sera décidée soit en fin de séance, soit à la suivante. Un tirage au sort est réalisé pour identifier la question choisie : « Peut-on vivre ensemble sans désaccord ? »[5]

À la deuxième séance, après les rituels introductifs, une carte mentale est proposée aux enfants, reprenant toutes les idées émises lors de la séance précédente.

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Carte Mentale et questions philosophiques

Elle permet de créer du lien entre les séances et entre les enfants. Les cartes mentales sont construites à partir des supports utilisés pour les échanges (album etc). Des images de l’album ou de leur production artistique sont utilisées en complément des idées reprises. Plus elle sera agréable à regarder, plus elle sera efficace. En effet, notre cerveau réagit plus favorablement aux images et aux couleurs, et cela est encore plus vrai pour les enfants. Les enfants du CMPP sont pour la plupart en difficulté avec l’écrit. Nous leurs présentons des cartes mentales comme support de communication orale. Leur langage est disposé autrement : le contenu est structuré, lié et restitué. Cela les invite à se dégager de leurs idées personnelles et à partager une pensée collective. Cet étayage leur permet de s’engager dans une discussion philosophique : la carte mentale les a validés en tant que communauté de recherche, où les idées personnelles sont enrichies par les idées des autres. Les pensées antagonistes peuvent coexister sur la carte mentale et dans la discussion. Ce déploiement généré par les cartes mentales permet la mise en mouvement de la pensée créative. Comme le soulignent Buzan et Buzan (2003), c’est un outil mental holistique visuel et graphique qui sollicite de nombreuses fonctions cognitives, en particulier la mémoire, la créativité, l’apprentissage.

Ainsi l’échange en réponse à la question philosophique qui suit, se trouve enrichi de nouveaux apports.

De généralités concernant les porcs-épics, les enfants sont passés ensuite par leur expérience personnelle pour arriver à dégager des concepts témoignant d’une progression dans l’élaboration de leur pensée. Ce travail autour de leurs capacités à penser est thérapeutique : cela renforce leur estime d’eux-mêmes.

Passage par le corps pour relancer la pensée

La dernière étape sur le thème « moi et les autres » consiste en une production artistique individuelle : les enfants sont invités à illustrer la réponse à la question philosophique à travers une création. Ce moment est attendu avec grand plaisir par les enfants mais il est plus ou moins facile pour eux de s’y aventurer : ils rencontrent la crainte de se lancer, éprouvent le doute sur leurs capacités à réaliser, s’interrogent sur comment reproduire une idée. À l’inverse, pour ceux qui s’expriment difficilement à l’oral, c’est un autre moyen de communiquer leurs idées. Par cette pratique, nous les invitons tous à approfondir la démarche de conceptualisation, argumentation, et problématisation.

C’est le moment de l’atelier où ils se retrouvent face à eux-mêmes devant du matériel qu’il faut mettre en forme. L’intériorisation de la communauté de recherche et tout le travail de pensée réalisé précédemment les soutient dans le processus de création. Pour certains enfants, le passage par le corps peut être facilitant. Pour d’autres, c’est une difficulté à surmonter. Nous avons alors remarqué que la communauté se mobilise pour leur venir en aide et soutenir leur pensée créative à travers les échanges et l’appui possible de chacun sur les créations.

Les enfants adoptent des attitudes différentes lors de la pratique artistique.
Certains se sont centrés sur la représentation de soi, ne modelant qu’un seul porc-épic et témoignant ainsi de la difficulté à « vivre ensemble ».

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Porc-épic unique

Un autre enfant agrémente son porc-épic d’une bougie (l’enfant expliquera qu’elle sert à se réchauffer), précieuse ressource interne que d’autres enfants reproduiront.

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Porc-épic à côté d’une bougie

D’autres, à l’inverse, représentent plusieurs porcs-épics : nous assistons à l’élaboration d’un groupe de porcs-épics, éloignés les uns des autres, et supposant la difficulté à être dans la juste distance.

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Plusieurs porcs-épics distants, à proximité d’une bougie inspirée d’une autre création

Une famille composée de « papa et junior » se faisant face, installés sur des coussins, les pics se touchant révèle encore une autre disposition possible du vivre ensemble.

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« Papa » et « Junior » bien installés

Tout comme la méthode maïeutique de Socrate, nous accompagnons les enfants dans la naissance de leur création personnelle, en nous appuyant sur leurs compétences. Nous les invitons ensuite à l’apprécier telle qu’elle est.

Conclusion

Nous avons pu dégager plusieurs éléments qui constituent selon nous les vertus thérapeutiques de notre atelier de pratiques philosophiques.

Le fait d’appartenir à un groupe porteur de symboles, de rituels et de régularité offre une enveloppe contenante et rassurante aux enfants. Cette enveloppe leur permet de penser le monde, pour se penser eux-mêmes, de s’identifier aux idées des autres, de s’en nourrir, de les nuancer, pour les faire siennes, et enfin de s’en différencier.

Tout d’abord, cette communauté de recherche développe l’empathie, et instaure, comme le dit Sasseville[6] un « double mouvement » où d’un côté la pensée individuelle est valorisée, et de l’autre, les interactions groupales permettent de tempérer l’exaltation de chacun.

Une fois ce préalable établi, elle permet également de soutenir et de développer les capacités de symbolisation, d’association et d’élaboration des enfants, et les accompagne ainsi dans leur développement cognitif.

C’est donc l’interaction entre le processus groupal de la différenciation, le double mouvement lié à la communauté de recherche, et l’amélioration des processus cognitifs qui favorisent le renforcement de l’estime de soi chez les enfants que nous accueillons.

  • Brière-Haquet, A. & Philipponneau, O. (2020). LE PORC-EPIC DE SCHOPENHAUER - PHILONIMO 1 (French Edition). 3OEIL.

  • Buzan, T., & Buzan, B. (2003). Mind Map : Dessine-moi l'intelligence. Editions d'Organisation. Dictionnaire critique d'action sociale. (1995). Bayard éditions.

  • Hawken, J., Sasseville, M., & Lenoir, F. (2020). Abécédaire de la philosophie pour enfants. CHRONIQUE SOCIA.

  • Lipman, M., (2011). (3ème ed.). A l’école de la pensée, pp.241-247. De Boeck. www.philotozzi.com

  • Prunot, A. & Depont, P. (1995). Les sciences de la terre. Tome 2. Centrédition, coll. « Terre ».

  • Rabuteau, I. (1991). Mémoire sur la faune. Bulletin de la Société Géologique de France, sér .3, vol. 2, n° 258 (La faune en question), 25 mai, p. 157-180.

Notes
  1. CMPP : Centre Médico Psycho Pédagogique ↩︎

  2. Dictionnaire critique d'action sociale. (1995). Bayard éditions. ↩︎

  3. www.philotozzi.com ↩︎

  4. Hawken, J., Sasseville, M., & Lenoir, F. (2020). Abécédaire de la philosophie pour enfants. CHRONIQUE SOCIA. ↩︎

  5. Autres questions proposées : « Est-ce qu’il faut être de la même famille pour vivre ensemble ? » et « Faut-il vivre ensemble pour s’entraider ? » ↩︎

  6. Op.cit. ↩︎

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