Revue

Les vertus du décentrement dans la discussion philosophique avec l'enfant vulnérable en foyer éducatif.

Les Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS) sont spécialisées dans l’accueil de mineurs en difficulté. Elles œuvrent pour la protection et l’éducation d’enfants et d’adolescents en danger, maltraités, abandonnés, ou délinquants. Cela fait souvent suite à des carences éducatives et à des violences familiales. Ces enfants et ces jeunes sont « placés », c’est-à-dire qu’ils vivent au sein d’un foyer éducatif avec un référent ou une référente (un éducateur ou une éducatrice) pour les accompagner au quotidien. Ce sont des enfants fragilisés et traumatisés.

Différents groupes d’enfants et d’adolescents placés ont participé à des ateliers de philosophie. Une quarantaine d’ateliers de philosophie ont été réalisé par mes soins. L’ambition de ces discussions à visée philosophique est de développer la pensée critique et créative des jeunes et de produire des raisonnements rigoureux.

Si la place des enfants dans cette institution est claire et encadrée, ce n’est pas le cas de l’intervenant-philosophe. Cette pratique – animer des ateliers de philosophie dans des structures sociales – n’est ni codifiée, ni encadrée, ni normée. Il est donc nécessaire de s’interroger sur son rôle et sa place quand il intervient dans cette institution auprès de jeunes vulnérables.

Nous nous demanderons d’abord comment doit se positionner l’intervenant-philosophe par rapport au jeune avec lequel il dialogue. Nous verrons que c’est en maintenant une distance dans la relation au jeune que le dialogue philosophique pourra être efficace et ludique (1). Nous verrons ensuite, par voie de conséquence, que ne pas entrer dans un rapport intime ni évoquer la vie personnelle du jeune est utile pour la discussion philosophique elle-même : afin de philosopher, le jeune doit se décentrer de lui-même pour aller à la rencontre de l’Autre et ainsi mieux prendre conscience de sa propre existence (2).

Comment doit se positionner l’intervenant-philosophe par rapport au jeune ?

D’où est-ce que l’intervenant-philosophe doit parler quand il entre en dialogue avec le jeune ? De quoi faut-il se mettre à distance dans sa relation au jeune ? Surtout, pourquoi cette mise à l’écart de l’Autre serait-elle légitime et nécessaire ?

Introduction au problème

Avant d’indiquer une méthode et de poser des règles éthiques, posons l’alternative suivante :

(a) Premièrement, on pourrait supposer que l’intervenant-philosophe, pour mener à bien sa mission, doit connaître la problématique du jeune (c’est-à-dire, son histoire traumatique).

En effet, c’est un public fragile et vulnérable, parfois en prise avec des émotions et des états d’âme qui le dépassent. Aussi, pour savoir comment se positionner par rapport au jeune, on pourrait penser qu’il serait nécessaire de connaître son histoire : pourquoi est-il placé ? qu’a-t-il vécu de traumatisant ? que faire lorsqu’un jeune fait des allers-retours incessants entre la salle où l’on dialogue, et l’extérieur ? comment interpréter ce comportement ? ou encore, que faire lorsqu’un jeune se balance sur une chaise en faisant des sons qui dérangent les autres jeunes qui ne parviennent pas à se concentrer ? on pourrait ainsi faire l’hypothèse que connaître le vécu du jeune placé permettrait de mieux appréhender ses réactions et de savoir comment s’adapter et réagir.

Toutefois, cette hypothèse présente des limites. Le risque, pour l’intervenant-philosophe, serait de ne plus percevoir chez le jeune que sa souffrance. Le risque serait de le réduire à sa problématique et à son traumatisme. Dans cette perspective, on ne pourra pas éviter de le percevoir comme une personne différente, pire encore, anormal et différente du jeune qui est perçu et jugé comme étant une personne normale. Ce serait le discriminer et le considérer comme un individu marginal et exclu de la norme générale. Or, c’est précisément ce que le jeune ne veut pas, à savoir, être ramené à sa problématique de jeune placé, comme s’il ne se définissait que comme un jeune placé alors qu’il n’est pas que ça.

(b) Deuxièmement, et à l’exacte opposé, on pourrait penser que l’intervenant-philosophe ne doit pas connaître son histoire afin de lui accorder un traitement égal par rapport à un jeune non-placé. Il est lui aussi capable de philosopher et ses réactions symptomatiques pendant l’atelier ne sont pas un obstacle. Le but serait de ne considérer que ses capacités et ses potentialités : de fait, nous l’observons, il se questionne le plus souvent avec avidité, il torpille en général avec plaisir les idées des autres, il soulève avec une grande curiosité de grandes questions éthiques et existentielles. Il s’étonne à propos de ce qui n’est pas évident du tout.

Toutefois, cette hypothèse présente également des limites : le risque serait d’oublier l’existence d’une fragilité et d’une vulnérabilité. Or, il y a une souffrance et il convient de la reconnaître.

Ainsi, soit (a) on connaît son histoire et alors on pourrait au mieux gérer les états d’âme, savoir quelle parole prononcer ou ne pas prononcer, quel geste faire ou ne pas faire. Soit (b) on ne connaît pas son histoire et alors on occulterait totalement cette partie de sa vie, pour ne s’adresser qu’à son esprit, qu’à sa capacité à s’interroger de manière structurante et structurée dans un groupe de pairs.

Solution au problème

Aucune de ces deux hypothèses ne convient. C’est dans un entre-deux que l’on peut trouver une méthode adéquate. D’une part, il est nécessaire de reconnaître (admettre, accepter, percevoir, sentir) la souffrance du jeune, sans pour autant savoir l’objet ni la cause de la souffrance. Savoir qu’il y a souffrance suffit. Nous estimons que connaître la problématique du jeune serait outrepasser le rôle de l’intervenant-philosophe. Il doit rester à sa place qui est la suivante : parler en tant que philosophe, et non en tant qu’éducateur, ni en tant qu’ami, ni dans un rôle de parent de substitution, etc. À ce titre, il ne questionne pas le jeune sur sa problématique ni sur son quotidien. Il n’entre pas vraiment en relation avec lui. C’est ce qui, nous le verrons, garantit la discussion philosophique, rigoureuse, créative, et joyeuse.

Voici quatre raisons nécessaires et suffisantes qui justifient que l’intervenant-philosophe se garde de créer une relation intime et de tisser un lien profond avec le jeune – raisons qui pourraient constituer des règles éthiques.

  1. L’extériorité : l’intervenant est une personne extérieure à la vie au sein du foyer et vient de l’extérieur.

  2. L’ignorance : l’intervenant ignore volontairement ce qu’il se passe dans leur lieu de vie. Il se désintéresse de leur vie quotidienne.

  3. La neutralité : l’intervenant ne participe pas au soin, ni ne prend part aux décisions qui sont prises concernant le jeune. Il est neutre et ne donne pas son avis. Il s’abstient de tout jugement.

  4. La sollicitude : l’intervenant s’adresse aux capacités intellectuelles du jeune. Il sollicite son intelligence et sa créativité.

    En effet : « Dans le terme « sollicitude », on entend « solliciter », l’acte de s’adresser aux capacités de l’autre. La sollicitude est la disposition qui nous fait considérer l’homme souffrant comme un homme capable, dans la perte et le déficit. » ; « La sollicitude est l’effort de re-susciter des capacités chez l’autre, de ressusciter ses propres possibles – en lesquels bien souvent il ne croit plus lui-même, c’est la tentative d’ouvrir chez lui des potentialités qu’il ne soupçonne pas lui-même. » affirme Philippe Merlier (2020, p. 32).

Les enjeux de cette distance affective et conclusion

En travail social, la relation du jeune à l’éducateur peut être conflictuelle. Cet écart affectif entre l’intervenant-philosophe et le jeune évite ainsi la conflictualité qui est inhérente au travail social dans le rapport du jeune avec l’adulte qui l’accompagne et le protège au quotidien.

Toutefois, on pourrait à cela formuler une objection et demander comment ne pas tomber dans un rapport froid, formel, ou encore austère ? Nous répondrions par deux arguments.

  1. D’une part, se mettre à distance du jeune (éviter la relation intime et conflictuelle) n’implique pas pour autant d’occulter ni de nier qui il est, à savoir, sa personnalité, sa singularité, et son originalité. Ainsi, l’intervenant se positionne au-dehors de l’histoire et de la vie quotidienne du jeune tout en en demeurant à ses côtés pour le soutenir dans l’élaboration de ses raisonnements rigoureux et méthodiques.

  2. D’autre part, se mettre à distance du jeune (éviter la relation intime et conflictuelle) ne signifie pas pour autant que l’on ne reconnaisse pas ni ne considère l’épreuve et le tourment qu’il traverse. Ainsi, cela ne signifie pas, qu’en tant que personne, l’intervenant ne soit pas sensible à sa souffrance. Il a le droit d’avoir de l’empathie, et il a de l’empathie.

Ainsi, c’est en se positionnant à l’extérieur de la vie, de l’histoire et de l’intimité du jeune, tout en demeurant à ses côtés, que l’on peut engager le jeune dans le dialogue philosophique, dans ce travail de la pensée critique et créative.

Nous avons posé les bases d’un comportement éthique et professionnel de l’intervenant-philosophe en travail social. Mais, en quoi cet écart dans la relation pourrait favoriser le dialogue lui-même ? En quoi cette distance affective entre les personnes rendrait possible la réflexion et la discussion philosophique avec l’Autre ?

De la nécessité de se décentrer de soi pour aller à la rencontre de l’Autre

Au cours des ateliers de philosophie, les jeunes observent une règle fondamentale qui est la suivante : ne pas parler de sa problématique ni de son histoire. L’idée est de ne pas évoquer son trauma, ni finalement tout ce qui concerne les raisons de son placement en MECS. Cependant, nous faisons une différence entre, d’une part, parler d’une souffrance sur le mode de l’aveu, et, d’autre part, évoquer un exemple de la vie quotidienne qui enrichirait la discussion.

Le décentrement

Analyser un concept

Dans l’atelier de philosophie, le centre d’attention et d’intérêt n’est plus le moi, mais c’est le concept que l’on cherche à comprendre et à analyser, celui d’injustice. Le jeune se met à distance de sa problématique pour analyser un problème philosophique, celui du sens de la justice. Il cherche à s’ouvrir à quelque chose de plus large, il cherche à produire un questionnement objectif et à comprendre les choses en général.

Dans le dialogue philosophique, nous focalisons notre attention sur un objet qui est extérieur à soi, qu’on place à l’extérieur de soi. L’étymologie du mot objet est le latin objectum : c’est littéralement ce qui est devant soi et qui possède une existence en soi, indépendante du sujet qui le pense. En effet : « Un problème est quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi », « il y a problème de tout ce qui est placé devant moi » (Marcel, 1935, p. 169). L’atelier de philosophie est le lieu où le moi rencontre un problème qui est tantôt analysé, tantôt rejeté, de-ci de-là considéré, décortiqué, ou mis de côté.… De surcroît, « problématiser le mal c’est en faire un objet », « c’est le considérer comme extérieur à soi, ne pas en souffrir soi-même ». Le moi, parce qu’il se met à philosopher et à problématiser, va naturellement se situer au dehors des problèmes pour les traiter. Dans l’acte de philosopher, le jeune opère spontanément un mouvement du moi au concept. C’est d’ailleurs ce déplacement qu’il recherche activement en venant aux ateliers de philosophie.

Le concept existe-t-il ?

Toutefois, ne pouvons-nous jamais parler objectivement ? On parle de l’injustice en général en disant que l’injustice est ceci ou cela. Le verbe d’état être vient qualifier le concept d’injustice, comme s’il avait une existence indépendamment de la vie des personnes, comme si ce concept existait en soi. On chercherait à définir l’injustice et à répondre à la question « qu’est-ce que c’est ? », puisqu’on le considère comme un objet, devant soi, ayant une existence indépendante.

Mais l’injustice n’est-elle pas toujours l’injustice de quelque chose ou de quelqu’un ? Auquel cas on changera de vocabulaire pour parler d’une expérience de l’injustice. Car au fond, peut-être que l’injustice n’est pas même un concept mais toujours et déjà une expérience, celle d’une personne en particulier. Il n’y aurait que des expériences de l’injustice, et pas d’injustice en soi.

Par ailleurs, non seulement l’intervenant-philosophe se tient à distance du jeune, mais encore, il se garde de lui dire quoi penser et comment penser. Il ne définit pas le concept d’injustice ni ne partage son expérience de l’injustice. Ce n’est pas sa voix qui compte, c’est celle du jeune. Aussi, il dialogue et se questionne avec le jeune et se dessaisit d’un rôle de sachant : exit l’argument de l’autorité. En effet : « pour l’enfant, la voix de la troisième personne est celle qui vient d’en haut, celle du dehors plutôt que celle du dedans. C’est la voix de l’Autre, purement rationnel, qui voit tout, qui sait tout. C’est la voix objective, autoritaire, légitime » (Lipman, 1995, p. 257). Bref, dire que « la justice est ceci ou cela, consiste à agir de cette manière » (Ibid.) et n’engage pas forcément efficacement les enfants dans la réflexion, soit parce qu’il n’y a pas d’injustice en soi, que ce n’est pas un objet placé devant soi mais toujours et déjà une expérience particulière ; soit parce que l’adulte doit se dépouiller de son autorité afin de laisser libre court à la discussion entre enfants élaborant eux-mêmes leur propre savoir, de manière autonome.

En réalité, quand nous produisons un questionnement objectif, nous cherchons à comprendre sur ce qu’il y a de commun et d’universel dans les expériences subjectives. Mais comment évoquer une expérience injuste sans être ramené à sa propre histoire ? L’enjeu n’était-il pas précisément d’éviter de parler de son trauma, une expérience injuste et douloureuse ? Comment parler, pour le jeune, de ce qui fait mal sans parler de ce qui lui fait mal ?

Lire une histoire

Dans l’atelier de philosophie, nous ne pouvons pas débuter la discussion en demandant aux jeunes ce qu’est l’injustice. On pourra réfléchir à l’injustice en considérant l’histoire d’un personnage fictif par exemple. On pourra lire à ce titre des contes merveilleux ou fantastiques dans lesquels un personnage vit une expérience injuste.

Dans la version de La Belle et la Bête proposée par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (version intéressante pour les enfants), la Belle est, au début, victime de la rancœur et de la jalousie de ses deux sœurs aînées : c’est elle qui travaille d’arrache-pied avec son père pour nourrir la famille pendant que ses deux sœurs se prélassent et lui font des reproches abjectes ; c’est elle qui se sacrifie pour aller dans le château de la Bête afin de réparer l’erreur de son père, qui était d’avoir volé une rose dans son jardin, tout en subissant, encore, les moqueries de ses sœurs qui se réjouissent de son malheur. Ainsi, seuls le partage et la confrontation de la diversité des situations possibles permet d’ouvrir l’esprit critique et l’imagination du jeune, et non l’analyse de concepts abstraits. Martha Nussbaum (2010) soutient que la vie mise en scène est le lieu le plus adéquate pour développer des préoccupations philosophiques. Pour elle, le roman a une capacité plus grande à répondre plus finement aux problèmes éthiques et moraux que se posent les personnes. En s’identifiant au personnage principal le jeune considère sa propre vie, la fiction permet d’étayer nos jugements. De plus, la lecture permet de développer l’empathie.

Des expériences au concept

Lire une histoire permet donc de soulever des problèmes moraux, éthiques, et existentiels. Lire l’histoire de la Belle, fut-ce un personnage fictif, permet de se questionner sur l’injustice. Cette voix singulière a peut-être quelque chose à dire à propos de l’injustice en général. Peut-être qu’il y a quelque chose de vrai et d’universel dans ce qu’elle vit. En lisant le conte aux enfants puis en parlant du malheur de la Belle, on pourra, après, nommer ce qu’elle vit. Seulement après, on pourra alors qualifier l’attitude de ses deux sœurs ou bien la situation de la Belle comme étant injustes. Et alors on pourra prétendre pouvoir définir le concept d’injustice, par exemple, comme une atteinte ou une offense illégitime envers quelqu’un ou quelque chose.

Le jeune effectue ainsi un aller-retour entre soi, l’Autre, et le concept et comprend qu’il n’est pas seul : la rancœur et la jalousie sont des sentiments universels ; l’injustice est une expérience inévitable. Et c’est en faisant le pont entre son expérience et celle d’un Autre que l’on comprendra qu’il y a quelque chose de commun et d’universel entre toutes les expériences et que l’on parviendra ainsi au concept et au questionnement universel.

Se raconter à l’autre pour éduquer et étayer son jugement

Retour d’expérience, juin 2021

Sujet : « Quel est l’intérêt d’utiliser les réseaux sociaux ? »

Questionnement : Quel est le lien entre la personnalité profonde et réelle et le profil que l’on crée sur internet ? Y a-t-il vraiment lieu de distinguer voire d’opposer deux manières d’être : une personnalité qui serait réelle, et une identité qui serait fictive ?

Support : le dessin libre[1] : dessiner deux portraits de soi, l’un dans la vie dite « réelle », l’autre dans la vie dite « fictive » ou virtuelle.

Description du dessin d’une jeune : dans un premier carré, celle-ci dessine son visage tel qu’elle le perçoit actuellement. Dans le second carré, elle dessine un point d’interrogation tout noir en disant qu’elle n’a pas d’idée.

Les autres jeunes réagissent et la blâment en affirmant qu’elle ment car elle aurait différents profils sur les réseaux sociaux. Comment l’intervenant-philosophe peut-il, dans ce type de situation, revenir à la discussion philosophique ? Il peut repérer dans les propos des jeunes un mot ou une idée qui permettraient de reprendre le cours de la conversation, comme ici, les notions de mensonge et de mystère. Voici la réflexion qui a alors été proposée : est-ce qu’il y a des traits de caractère en particulier qu’on choisirait de cacher ou bien de montrer aux autres sur les réseaux sociaux ? Qu’y a-t-il de plaisant dans le fait de jouer avec son image et de mentir sur les réseaux sociaux ? La jeune qui a dessiné un point d’interrogation noir répondra qu’on peut construire une identité et montrer ce qu’on veut, sans se révéler entièrement, et qu’on peut jouer sur le mystère. Nous comprendrons qu’elle emploie ici le pronom personnel « on » de manière personnelle et impersonnelle à la fois. Dans le même temps, elle parle de son expérience et de ce qui est commun à toutes les expériences, à tous ceux qui utilisent les réseaux sociaux. Elle montre ce qu’il y a d’universel et de commun dans sa propre expérience. Elle joue sur l’ambiguïté de l’emploi du « on » afin de ne pas être totalement démasquée !

Thèse soutenue par les jeunes en fin de séance : lorsqu’on croit mentir aux autres avec des photos pour les manipuler, en fait, on ne fait que leur révéler notre besoin de séduire et de plaire.

Expérimenter les mondes des autres

Le dessin est aussi une manière de se raconter à soi et aux autres. Ici, les jeunes sont parvenus ensemble à défendre une idée générale à propos de l’utilisation des réseaux sociaux. C’est dans le contexte particulier de cet atelier de philosophie qu’ils en sont venus à défendre cette thèse. Leur jugement aurait certainement été différent dans un autre contexte. Juger, affirme Arendt, c’est « aboutir, par le dialogue, la prise de distance, la rencontre et la narration de sa propre expérience, à une conception englobant les divers points de vue. » (Grosjean, 2014, p. 23). Les jeunes ont soutenu une thèse par rapport à la discussion qu’ils ont menée.

Ann Margaret Sharp explique que pour Arendt, parvenir à un bon jugement consiste à aller rencontrer les idées des autres. Il faut « expérimenter intentionnellement les mondes de gens différents ayant des points de vue différents, écouter attentivement leurs histoires, essayer de se figurer la vision du monde de là d’où ils viennent ainsi que le fait qu’ils puissent considérer comme bizarres les autres et leurs idées » (Ibid.). Pour Arendt il faut s’efforcer d’imaginer ce que penserait et éprouverait l’autre afin d’affiner son jugement et d’aboutir à une pensée mieux construire. Le but du dialogue philosophique n’est donc pas tant de définir un concept universel ou de produire un questionnement objectif, que d’élaborer en commun une vision du monde. Pour cela, le jeune doit se décentrer de lui-même afin de focaliser son attention sur l’autre, pour mieux discerner et évaluer ses idées puis les siennes propres. C’est ce qu’ils ont fait en comparant les dessins des uns et des autres et en parlant à propos de ce point d’interrogation noir.

Dans l’atelier de philosophie, le jeune peut donc développer une capacité à se raconter, à raconter son histoire (par la parole ou par le dessin) afin de l’analyser comme un objet placé devant lui, objet qui sera aussi pesé et évalué par les Autres dans ce travail collectif de la pensée. « Ce travail de l’imagination combine pensée critique, pensée créative et pensée vigilante. Il s’agit en effet pour chaque participant de jeter des ponts entre les divers points de vue, de comprendre les sentiments de ceux dont les opinions et visions du monde viennent de leur contexte, d’éprouver de l’empathie à leur égard et de se soucier de leur développement, tout en restant soi-même et en utilisant ses facultés critiques pour aboutir à un jugement. » (Grosjean, 2014, p. 24). Ainsi, se décentrer de soi n’implique pas, de manière radicale, de nier son individualité. Tout au contraire, c’est parce qu’on va peser les idées de l’Autre, approcher son univers pour le comprendre, que l’on jette ensuite un nouveau regard sur son propre univers.

  • Freinet C. (1971). La méthode naturelle. Tome II. L’apprentissage du dessin. Delachaux & Niestlé Neuchatel.
  • Grosjean P-P (dir.) (2014). La philosophie au cours de l’éducation autour de Matthew Lipman, coll. « Annales de l’institut de philosophie de Bruxelles », Vrin.
  • Marcel, G. (1935). Être et savoir. Edition Montaigne.
  • Matthew L. (1995). A l’école de la pensée. trad. Nicole Decostre. De Boeck & Larcier.
  • Merlier, P. (2020). Philosophie et éthique en travail social, Presses de l’EHESP, Collection « Politiques et interventions sociales ».
  • Nussbaum, M. (2010). La connaissance de l’amour, Essais sur la philosophie et la littérature, trad. S. Chavel, Les Éditions du Cerf.
  • Philippe, D. (2021). Philosophie du problème. CNRS Editions.
  • Leprince de Beaumont, J-M. (1757). Contes moraux pour l’instruction de la jeunesse, « La Belle et la Bête ».
Notes
  1. « Le dessin libre révèle chez maints enfants des qualités insoupçonnées : le sens de l’observation, du pittoresque, de l’humour », La méthode naturelle. Tome II. L’apprentissage du dessin. , C. Freinet (1971), Delachaux & Niestlé Neuchatel. ↩︎

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