Les langues qu’on utilise pour nommer la réalité en disent long sur nos structures de raisonnement implicites et biais de pensée. Pour réfléchir en philosophe, il est attendu qu’on les mette à jour et qu’on en prenne conscience. Loin de traiter le langage en ennemi, comme la tradition aristo-platonicienne nous le recommanderait, nous en faisons notre allié par souci d’honnêteté intellectuelle. Le contexte multiculturel et plurilingue qui nourrit nos ateliers nous aide à mettre naturellement en perspective nos axiomes de départ, nos évidences. Cette approche a l’avantage de construire dans la nuance un universel singulier : développer son empathie cognitive pour mieux comprendre l’autre, profondément, dans toute sa différence, aussi déstabilisante soit elle, et pour mieux définir en retour sa propre place dans le monde, de manière distanciée, raisonnée et créative.
Introduction
Si la langue n’était qu’un code et la traduction qu’un simple calque d’un système à un autre, le monde semblerait bien fade et uniforme. Or, l’universel vers lequel on tend dans la démarche philosophique n’est pas uniformité. En effet, qu’est-ce que traduire, si ce n’est tenter des approximations, voire trahir ? C’est toujours un exercice de tâtonnement, d’essais multiples, et de discussions. Le mot, qu’il représente une réalité abstraite ou concrète, charrie derrière lui une charge symbolique due à sa sonorité propre, à son usage particulier en constante évolution, à ses locuteurs de telle ou telle classe sociale, à son panel de références culturelles, à ses dénotations et connotations, etc. On ne saurait la balayer d’un revers de main, quand bien même elle serait inconsciente - voire d’autant plus s’il est inconscient- dans la mesure où elle infléchit nos raisonnements à notre insu. Ensuite, les sociétés qui l’emploient lui confèrent un sens et un poids affectif qui évolue avec les pratiques culturelles. Ainsi nous pouvons affirmer que chaque langue est dépositaire de la culture qu’elle a servie, dans toute sa complexité. Partant, s’il est vrai qu’un même concept peut traverser plusieurs langues et plusieurs sociétés (ce qui n’est d’ailleurs déjà pas toujours le cas), il serait hâtif d’en déduire que chacune le vit et en fait l’expérience pareillement. Le questionnement, s’il est parfois similaire entre deux sociétés culturelles, n’est pas nécessairement motivé par les mêmes raisons. En effet une question est toujours sous-tendue par un problème, lequel est conditionné par des présupposés parfois inconscients et partagés dans les limites d’une sphère culturelle spécifique. Par conséquent, ce qui est problématique et pertinent à examiner pour les uns peut paraitre tout à fait superficiel pour d’autres, voir non avenu.
La langue comme mode d’appréhension du réel
La langue décrit-elle le réel ou le fait-elle advenir ?
La pensée est-elle conditionnée par la langue qui délimite et affecte les représentations du réel ?
Quand on travaille avec un groupe multiculturel et multilinguistique, on ne peut faire fi de la question du rapport entre langage et réel. Or on sait qu’il n’y a pas de savoir qui ne produise l’existence de son objet. De même que les lois mathématiques mises en mots sont lacunaires (on ne peut tout à fait les rendre), de même, la musique ne saurait être réduite à des descriptions par trop verbeuses. Il en suit que chaque langage possède sa teinte propre, constitue un filtre particulier à travers lequel saisir son rapport au monde. Le traduire, c’est irrémédiablement le trahir en cela qu’on risque fort de perdre l’esprit de cette langue, ce qu’elle porte de singulier dans sa manière d’appréhender le monde.
Selon la métaphore consacrée tirée de la pensée des romantiques allemands du XIXe siècle et rapportée par Barbara Cassin, « une langue est comme un filet qu’on jette sur le monde. Selon les mailles du filet, l’endroit où on le jette, la manière de le jeter et de le relever, il remonte différents poissons. Une langue est donc ce qui ramène certains poissons, un certain type de monde ». Les usages sont aussi en perpétuelle reconfiguration. De fait, les mots nous disent autant que nous les disons. Ils décrivent le monde (fonction référentielle), mais surtout nous dévoilent et donnent un accès direct à notre perception de la réalité vécue (construction de la référence). La langue peut s’appréhender comme un miroir de la relation que nous entretenons avec notre milieu et notre époque, un miroir qui nous permet de nous regarder en face, avec la juste distance. Ainsi, tel que le synthétise la linguiste cognitiviste Julie Neveux, « elle nous exprime mieux que nous ne nous comprenons ».
En contexte hétérogène, avec des Philonautes de diverses origines culturelles, cet effet est démultiplié. On ne peut faire abstraction de la pluralité ; « nous barbarisons quand nous refusons ce qui constitue l’autre comme autre » selon la formule de Barbara Cassin. Au contraire, avec le plurilinguisme du groupe, il s’agit de rendre perceptibles des choses qui ont été tenues pour négligeables jusqu’à présent dans chacun de nos univers de compréhension, de repenser parfois de fond en comble nos catégories d’appréhension du monde et nos distinctions conceptuelles. L’altérité peut nous paraitre contradictoire au premier abord ; mais se détourner de cet étonnement, c’est refuser d’admettre la cohérence interne d’un système totalement autre.
Alors en ateliers, nous ne recherchons ni le consensus, ni à saisir un universel philosophique abstrait. Ce que nous défendons, c’est une large ouverture d’esprit. Celle qui se laisse surprendre par une formulation inhabituelle d’un étudiant allophone - formulation qu’on aurait tôt fait, à tort, de définir comme maladroite ou incorrecte, avant de s’empresser de la corriger en la tordant comme bon nous semble pour la faire entrer de gré ou de force dans nos catégories de pensée, probablement inadaptées. Celle qui accueille l’expression de ce rapport au monde, malgré son étrangeté. Celle qui, loin du relativisme tolérant, exerce son empathie cognitive et teste de nouveaux verres de contact à travers lesquels penser le monde différemment. Procéder ainsi, c’est s’apercevoir que les choses qui nous semblent évidentes ne le sont pas nécessairement et que ce que nous tenons pour acquis mérite d’être revisité. Comprendre qu’on peut appréhender une même réalité avec des perspectives foncièrement différentes, c’est ouvrir le monde avec les mots des autres. L’effort vaut autant pour les locuteurs étrangers que pour ceux qui maitrisent la langue cible.
C’est pourquoi nous préconisons de renoncer momentanément aux repères normatifs et aux catégories habituelles des langues déjà acquises. Nous avons recours à un travail sur la traduction, en ce qu’il permet de retracer le voyage des mots et l’inflexion de la pensée à travers les lieux et les temps. Il invite à réfléchir aux « écarts » et aux « échos » entre les mots de différentes langues, d’après la formulation choisie par Anne-Sophie Cayet dans sa thèse de doctorat intitulée « La pratique philosophique avec des adolescents plurilingues: penser en langues dans une perspective interculturelle ». Et c’est dans l’écart que jaillit la lumière, comme chacun sait. A titre d’exemple, je citerais l’éclat de lucidité joyeux et soudain d’un enfant autrichien de 11 ans lors d’un atelier sur le don, qui a déclenché dans le groupe une succession de co-constructions naturelles des plus perspicaces. Après avoir observé en silence le nuage de mots plurilingue que nous avions constitué au tableau sur la thématique et pour avoir recoupé les interventions de plusieurs de ses camarades, il fait remarquer que le mot « gift » (le cadeau en anglais) est homophone au mot allemand « Gift » signifiant le poison. Liant implicitement les deux sens, un autre participant ayant passé sa maternelle en Allemagne renchérit en convoquant le souvenir d’un conte de Grimm où la prétendante du prince doit fournir un onéreux « Mitgift » (dot) pour obtenir sa main. Ce qui ne manque pas de faire réagir une jeune, d’ordinaire discrète, dont les parents sont originaires de la communauté autochtone des Cris, qui rappelle au groupe une pratique ancestrale des Premières Nations, consistant à une surenchère de dons entre chefs de communautés dans le but de ruiner l’adversaire et de prendre l’avantage. Autant dire qu’au tour de parole qui a suivi ces trois interventions, la problématisation allait bon train. Nous avons retenu la plus consensuelle : « Donner, est-ce établir un rapport de force ? » C’est de l’attention portée aux mots, matière première de la pensée, et de la curiosité née de la rencontre épiphanique entre les langues, que découle naturellement un questionnement du plus profond. Ce faisant, nous sommes invités à mettre en évidence d’intraductibilité fondamentale du langage et l’importance de l’approche dialogique, phénoménologique et herméneutique pour rendre possible une relation de qualité à l’Autre. Cette démarche, que poursuit aussi Anne-Sophie Cayet et qui a fait l’objet d’un développement théorique approfondi dans sa thèse, vise donc à se comprendre, au sens à la fois réflexif et réciproque.
Dés-essentialiser les cultures
Le protocole des ateliers plurilingues et interculturel combat une dérive encore très présente dans pratiques de classe, le relativisme, conduisant directement au culturalisme essentialiste, qui consiste à enfermer les individus dans des modèles figés et simplificateurs. Ces dérives éducatives, particulièrement vivaces en classes de langues, sont d’ailleurs rappelées de manière éclairante par Martine Abdallah-Pretceille dans sa célèbre étude sur l’éducation interculturelle. Rappelons que la culture d’un groupe se fabrique en mouvement permanent, à travers les pratiques sociales évolutives. On ne saurait donc réduire un groupe culturel à un substrat figé et immuable. Aussi est-il urgent de dé-essentialiser les cultures. Le groupe perçoit le réel, se le représente et le décrit à travers les mots de sa langue, des mots qui voyagent, changent de registre, se chargent d’un poids plus ou moins lourd de sens.
On peut penser que la langue suit l’évolution des pratiques du groupe et décrit le réel déjà là à travers le filtre des représentations que s’en font le groupe social. On peut aussi bien prétendre que la langue, par répercussion, par sa fonction performative, agit comme une caisse de résonnance, qui amplifie et fait advenir un certain mode de relation au réel. Elle se présente comme un legs d’une certaine interprétation du réel. Quoi qu’il en soit, que la langue décrive le réel ou qu’elle le fasse advenir, ce qui est certain, c’est que la langue dit quelque chose de la vision du monde que partage le groupe social qui l’utilise à un moment donné, qu’il s’agisse d’une langue étrangère, d’un dialecte régional ou du verlan inventé sciemment pour se démarquer du groupe dominant. D’ailleurs, une intéressante enquête à ce propos a été enclenchée lors d’un de nos ateliers. Au détour d’un photolangage sur le langage, j’ai partagé une caricature d’un dialogue sommaire entre deux interlocuteurs, l’un usant de tics de langage populaires et l’autre soignant son langage soutenu. De fil en aiguille, le groupe s’est alors intéressé à comprendre quelle était la cause de l’évolution de nos habitudes de langage. Est-ce qu’on pouvait les assimiler à des modes ? Reflétaient-elles un besoin? L’usage des mots était-il le miroir d’une époque, une façon particulière de voir le réel, de composer avec la réalité ? Des tentatives de réponses ont été étayées par des exemples de tics de langage générationnels dans plusieurs langues, nous les avons comparés et catégorisés. De cette recension, nous avons pu tisser des liens transculturels dans certains cas. En particulier ceux qui avait trait à la technologie, et qui se traduisent dans l’hexagone (et pas au Québec) par des expressions comme « en mode », « zappé », buggé », « en vrai », nous ont questionnés sur notre relation au monde virtuel et l’impact qu’il a dans notre manière de nous percevoir nous-mêmes. Dans d’autres cas, à la manière de ce qu’entreprend l’étude sociolinguistique de Julie Neveux, nous avons suggéré des interprétations d’expressions comme « like », « genre » et nous sommes demandés pourquoi nous avions tant besoin de métaphoriser notre expérience et de se référer à un modèle pour la partager. Nous avons aussi constaté et interrogé certains écarts entre pratiques linguistiques, certains traits ne traversant pas les frontières. A travers ces exercices, nous reconfigurons donc l’espace culturel en admettant des créolisations langagières entre milieux culturels éloignés et des ruptures au sein d’un même espace linguistique là où on les soupçonnerait le moins.
On ne peut penser hors du langage, quel qu’il soit, verbal, musical, gestuel, mathématique, etc. Les mots représentent une prise particulière sur le réel. Or tant qu’on pensera avec des mots, on sera toujours biaisés par les représentations induites par ces mots. D’où la nécessité de multiplier les angles d’approche interprétatifs sur le réel, et donc de penser en langues. Croiser ces perspectives par l’intermédiaire des langues qui les portent permet de considérer la multiplicité de leurs biais et des nôtres. Ainsi on est plus à même de s’en extraire davantage qu’on ne pourrait espérer le faire dans un contexte linguistique et culturel homogène. Cela donne de la matière pour affiner, nuancer et contextualiser notre raisonnement, ainsi que pour avoir l’honnêteté intellectuelle d’en reconnaitre les postulats initiaux.
L’universalisme soumis à la question :
Qui est-ce qui est éclairé par les Lumières ?
À travers ce titre quelque peu provocateur, nous souhaitons épingler un autre travers, encore répandu et tout aussi nuisible, à savoir la tentation de l’universalisme, qui revient à nier la pensée singulière de l’Autre, à l’assimiler en gommant sa différence sous prétexte de principes et concepts prétendument universels et partagés.
La vérité, rien ne nous empêche de vouloir la rechercher. Il n’en reste pas moins que nous ne pouvons raisonnablement prétendre l’avoir trouvée. Tout au plus pourrait-on s’en approcher, encore que rien ne peut nous certifier que nous allions dans la bonne direction. Ce n’est qu’une approximation temporaire qui ne vaut que dans le cadre des conditions d’expérience ou des postulats qu’on s’est donnés au départ.
Ce que nous tenons pour vrai dépend donc du contexte dans lequel cette vérité a été établie comme norme. Et nous ne sommes jamais à l’abri d’un bouleversement de paradigme qui remettrait en branle tous les repères acquis auxquels nous sommes accoutumés. Ainsi en va-t-il des révolutions scientifiques comme, du reste, de la philosophie. Les mathématiques reposent sur des axiomes indémontrables. De même les catégories que nous utilisons pour bien d’autres disciplines comme en philosophie sont bien souvent anthropocentriques. On a d’usage de poser d’emblée en philosophie les notions de sujet, de conscience, la distinction nature/culture, etc. avant de questionner des problèmes connexes à partir d’eux. Mais vont-ils de soi ? Par quels postulats de départ sont-ils sous-tendus ? Les poser comme évidents, ne revient-il pas à les imposer ? Ne pas prêter attention à d’autres modalités de distinction ne revient-il pas à « barbariser l’autre » (B. Cassin, 2016) qui ne partagerait pas ces mêmes axiomes ? Qu’est-ce que notre raison a d’universel ? Nous ne raisonnons au fond toujours qu’au sein de notre système de pensée clos et nourri de nos valeurs, habitus, traditions et littératures occidentales.
Aussi nous parait-il essentiel de prendre conscience et de prendre acte des postulats qui sous-tendent nos paradigmes, ainsi que des biais subtils qui induisent nos théorisations. Elargir l’équipe de recherche à des membres d’autres milieux culturels facilite ce travail de fond. Pour éviter que le philosopher ne tombe dans les travers du dogmatisme ou du relativisme, il est important de modifier la focale, de moduler sa tranquille arrogance à penser que les problématiques qu’elle déploie auraient un effet d’universalité. Il existe un grand risque à hypostasier des concepts pour faire l’économie d’une pensée plus complexe. On ne peut se satisfaire du caractère auto-référentiel de la philosophie. Tel un ethnologue en atelier multiculturel, l’expérience du terrain nous l’enseigne.
Ce terrain multiculturel a un effet d’ébranlement. On arrive avec sa boîte à outils conceptuel de philosophe occidental mais on s’aperçoit vite, si on reste bien dans l’écoute attentive, que ces outils-là ne tiennent pas longtemps. Nous en voulons pour preuve l’expérience réitérée d’ateliers de philosophique pratique avec des groupes franco-japonais. Travailler avec des étudiants japonais nécessite de la part du médiateur une patience double. D’une part, ce public est peu accoutumé à prendre la parole pour extérioriser ses pensées sur de tels sujets. C’est un effort de verbalisation de celles-ci qu’il convient de mettre en branle, puis tout un processus de désinhibition à instaurer. D’autre part et surtout, on doit prendre garde aux présupposés cachés derrière nos questionnements et nos distinctions, qui nous semblent évidents mais qui ne le sont pas. Il est primordial d’aborder ces ateliers de façon vulnérable en nous désarmant de notre logique cartésienne et en s’abstenant de croire comprendre trop vite la teneur des propos des participants. Sinon, l’incapacité perçue à se faire comprendre chez ces étudiants risque de renforcer leur mutisme et on passe à côté de la considération d’un paradigme éclairant sur la question. Par exemple, questionner la thématique du sujet, en posant un dilemme de type « Imaginons transplanter des pensées de A dans le corps de B. A est-il encore A ? » risque de laisser nos participants perplexes dans un pays où corps et esprit ne font qu’un, où les maîtres d’arts martiaux sont aussi des penseurs et où l’individu est dilué dans un corps collectif qui éprouve un même sentir. Voir une manière différente de vivre ou de penser la condition humaine, c’est un électrochoc qui, en retour, nous confronte à toutes les impasses, les défauts, les biais du système dont nous venons nous-mêmes. Enquêter en milieu interculturel engage ce travail spontané de mise à distance critique et nous pourvoit avec les instruments critiques du contraste des façons de vivre. Il nous parait ainsi nécessaire de « complexifier l’universel », selon la formule consacrée par Barbara Cassin (2016).
Ce qui compte n’est pas de mettre en rapport d’une part un état du monde connaissable par la science, aspirant, de façon illusoire, à rendre un jour le monde dans toute sa complétude, et d’autre part des façons approximatives de représentations du monde. Non, d’ailleurs ce terme de « représentations du monde » présuppose lui-même une dichotomie à laquelle nous n’adhérons pas : le monde auquel la science donnerait accès et des façons plus ou moins symboliquement intéressantes, plus ou moins erronées, et plus ou moins superstitieuses de s’en approcher.
L’objectif consiste bien à viser l’humilité de sa pensée à travers l’ouverture d’esprit, à se distancier de son propre système de référence et admettre, com-prendre d’autres perspectives comme également valables et à remettre en cause ses biais implicites, inhérents à sa langue, plus naturellement grâce à l’hétérogène du groupe.
Ce faisant, les enquêtes interculturelles tendent vers la “fusions des horizons” telle que la décrit H.G. Gadamer, où chacun redéfinit son rapport au monde à la lumière de la reconnaissance de la pluralité de l’être au monde.
Quelques exemples d’ouverture des « mondes »
Les normes culturelles
Nos subjectivités sont façonnées par la culture. Les modalités des relations interpersonnelles, le respect de la hiérarchie, le rapport au religieux, le rapport à soi-même, l’organisation des temps de vie, la perception et l’agencement de l’espace et du temps, etc. voilà autant de variables culturellement normées. Ces principes constituent malgré nous un rapport au monde particulier et donc une base à la réflexion qui infléchit la manière d’aborder nos sujets philosophiques, qu’il s’agisse des critères d’évaluation du jugement moral (intention ou résultat), de la conscience, du rapport à la mort et au deuil, de la signification de la peur et du courage, de la distinction entre croire et savoir, etc. À titre d’exemple concret, lors d’un photo-langage sur la mort, la couleur noire omniprésente dans la sélection d’illustration a donné lieu à la problématisation suivante d’une participante : « Pourquoi dit-on que la mort est sombre ? » Ce à quoi un enfant sinophone a rétorqué que la question ne faisait pas de sens pour lui, étant donné qu’il assimilait la mort à la couleur blanche, effectivement couleur du deuil en Chine. Son camarade mexicain a d’ailleurs opiné du chef, attribuant d’emblée des couleurs flamboyantes à l’idée de la mort. Mentionnons aussi comment l’expérience de pensée typique du bateau de Thésée, rencontrée dans nos ateliers franco-japonais, est d’emblée envisagée diversement selon que nous adoptons un raisonnement typiquement occidental, où prime la politique de conservation en l’état et l’intervention minimale, ou une logique traditionnelle japonaise, pour laquelle la politique de restauration ne pose pas l’identité du monument en ces termes, puisqu’au Japon, il est effectivement d’usage de remplacer annuellement tous les matériaux du bâtiment dans un but de préservation préventive.
Les intraduisibles
Un intraduisible, notion largement explicitée par B. Cassin dans son Dictionnaire philosophique des intraduisibles, est d’après ses propres termes, « ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire ». C’est que l’art de la traduction, qui consiste tout compte fait à faire état de ce qu’il y a entre les mots, est semé de difficultés syntaxiques et sémantiques qui ont de lourdes répercussions philosophiques. On s’attache à (re)traduire ces mots, qui ne vont pas de soi, et qui représentent comme autant de « symptômes de différences des langues ». A titre d’exemple, que Barbara Cassin cite souvent dans ses allocutions, *mind/Geist/*esprit, qui pourraient être présentés comme synonymes, n’induisent cependant pas la même chose. Quand on essaie de passer d’une vision du monde à une autre, à travers la traduction, on est déjà de plein pied dans une réflexion philosophique.
Ne serait-ce que dans le mot « bonjour », « on n’ouvre pas le monde de la même manière », comme le rappelle Barbara Cassin (B.Cassin, 2016), selon qu’on se trouve en français ou en arabe, langue dans laquelle on souhaite la paix « salam » en guise de salutation. De même, la distinction conceptuelle entre un copain et un ami, à laquelle les ateliers de philosophie font souvent référence, est moins naturelle dans certaines langues, comme le roumain, vu qu’elles n’ont tout simplement pas de mot pour nommer deux entités différentes. Le même type de constat a d’ailleurs aussi été tiré par Anne-Sophie Cayet à travers sa recherche-action (A.S.Cayet, 2022, p252). L’absence de mot ne signifie pas nécessairement l’absence de concept ; mais indéniablement une nécessité moindre d’un peuple d’opérer cette distinction conceptuelle. De même le “Heimat” allemand ne saurait être tout à fait rendu ni par le « chez soi » ni par la patrie. Chaque culture se forge ses propres catégories d’appréhension du monde. On sait aussi que l’expression des sentiments est sujette à des écarts conséquents: par exemple, la “dor” roumaine n’équivaut pas la "saudade" portugaise qui ne peut être rendue tout à fait à travers le “Sehnsucht” allemand et dont la “nostalgie” française ne saurait traduire toute la profondeur et les aspérités. En Allemagne, on ne dira jamais un équivalent de l’idée “bon courage” avant de commencer le travail. Dans ce contexte, on préférera systématiquement l’expression “Viel Spass” qu’on peut traduire maladroitement par “amuse-toi bien” en France, “aie du fun” au Québec. Est-ce à dire que le travail est appréhendé différemment ? Sans doute, les mots qu’on utilise portent à conséquence, d’autant plus s’ils font partie d’un usage inconscient quotidien. Et c’est un privilège de croiser nos approches pour remettre en question ces usages qui passent inaperçus en contexte homogène. Le philosophe n’a-t-il pas pour mission de nous aider à prendre du recul ; n’est-il finalement pas aussi « celui-là qui pour nous rompt l’accoutumance », pour paraphraser Saint John Perse à propos du rôle du poète ? Pour vous donner un aperçu des questionnements qui prennent vie à partir de la distance et des résonnances entre les langues, de leurs équivoques et de leur intraduisibilité, un dispositif interactif mis en place en décembre 2022 proposant un voyage philosophique en langues, est consultable en ligne, et reprend sous forme narrée certaines problématiques rencontrées dans nos ateliers et soulevés par la mise en regard des langues les unes face aux autres.
Lors d’un projet de chaîne de réflexion épistolaire qui a regroupé une quinzaine de participants de langues différentes début 2022, tous les témoignages que j’ai pu recueillir témoignaient de la conscience des locuteurs de l’impact de la langue sur leur manière de penser. Les praticiens travaillant en contexte bilingue au Maghreb qui nous ont également confirmé qu’en proposant leurs ateliers en français ou en arabe, ils se trouvaient face à « d’autres discutants » ! On ne peut ni minimiser ni déplorer cet aspect essentiel. On doit au contraire s’en réjouir.
La nécessaire déconstruction qu’exige une honnête enquête
Ce que la philosophie a à apprendre de l’anthropologie et de l’ethnologie
Ce qui va de soi en Occident, ce sur quoi reposent les fondements les plus évidents de nos théories peut être ébranlé au contact de l’altérité. La délocalisation opérée par les anthropologues et ethno-psychologues, l’humilité et le travail de défamiliarisation dont ils font preuve sont autant de lignes de conduite qui devraient guider l’exercice honnête du philosopher. En premier lieu, il nous parait donc essentiel de se déprendre.
L’exemple de la perception du temps
Le temps qui fuit, qui passe, qu’on suspend. Le temps retrouvé, celui que l’on gagne ou que l’on perd ou que l’on tue. Notre vocabulaire traduit assez notre relation compliquée au temps qui nous échappe. Cette conception linéaire, objectivé voire morcelé, individuel et dirigé vers l’extérieur nous donne l’impression que ce temps peut être quantifié, maitrisé, contrôlé. C’est pourquoi il est si facilement corrélé à l’argent. Le processus du temps qui passe nous semble tangible car nous pouvons lui attacher une valeur numérique.
L’anthropologue Edward T. Hall (1992) a pourtant noté que "[le temps appartient au niveau de culture primaire], ces données fondamentales qui structurent notre mode de pensée et nous fournissent des ensembles d’hypothèses de base pour arriver à la “vérité”. Et… qu’il n’est pas perçu et vécu uniformément de par le monde. Notre environnement culturel conditionne notre perception du temps. Ne serait-ce qu’à travers le vieux continent, la perception « monochrone » qu’ont les Européens du Nord n’est par exemple pas celle, « polychrone », des cultures du Sud : de cet écart dans le rapport au temps découlent bien des conséquences (procédures, organisation, relations interpersonnelles, échanges verbaux riches ou pauvres en contexte, délai de réaction, rapport à la mémoire, etc.) et les malentendus qu’occasionnent ces différences sont légions.
Dans d’autres cultures, aucun mot n’existe pour appréhender le temps. Si les Hopis devaient en parler, ils diraient certainement que c’est une danse: seul rythme significatif de leur culture. Chez les Indiens américains, l’inachevé est la norme. Aussi, toute planification reste incomprise de leur part et suscite des mouvements de résistance. Au contraire, ce même Indien peut mettre à exécution une menace vieille de plusieurs années tandis qu’un Occidental la croirait depuis longtemps éteinte. Au Japon, le temps n’a jamais été considéré comme un absolu digne de lui octroyer une réflexion philosophique. D’ailleurs, ils ne l’imposent pas à leur musique comme nous le faisons à la nôtre à travers le fin contrôle du rythme. En réalité, loin d’être considéré comme une notion extérieure, leur temps est si intériorisé qu’ils synchronisent leur respiration.
La grammaire de la langue que nous parlons témoigne de notre perception du temps. A ce propos, nous vous invitons à consulter une synthèse video que nous avions réalisée en décembre 2021.
A travers un photo-langage ou un jeu philosophique, il peut être tentant de poser au départ comme allant de soi la notion de temps en tant que flux linéaire externe à nous, en tant que fuite, faisant l’objet d’une gestion personnelle (comme on le conçoit d’emblée en Occident). Mais dans les ateliers que nous avons menés, à chaque fois que nous sommes tombés dans ce type de piège sans s’en apercevoir, le déclin d’attention d’une partie des participants nous a mis la puce à l’oreille et nous a fait prendre conscience des malheureux biais induits par les supports utilisés. Procéder ainsi réduit considérablement les potentialités du sujet et la tournure du dialogue n’entrera pas en résonnance avec l’expérience du temps que se font par exemple certains jeunes philosophes du sous-continent indien ou d’Afrique sub-saharienne.
C’est justement pour éviter de glisser vers cet écueil si insidieux que nous avons développé des outils assurant l’expression de chaque idée ou paradigme contradictoire sans induire aucun biais au départ, ou du reste, le moins possible. Un procédé particulièrement opportun consiste à recourir à l’expression non-verbale, corporelle ou à l’improvisation théâtrale d’une partie du groupe, tandis qu’une autre partie -des philosophes spectateurs- observe, décrit et interprète ce qu’il voit à travers le jeu de leurs camarades. Le croisement de ces interprétations fait émerger de nouvelles idées, les élargit et les approfondit. Comme la mise en scène authentique de soi nécessite de dévoiler sa vulnérabilité, le dispositif instaure un climat de confiance d’emblée qui renforce la cohésion du groupe et facilite les échanges bienveillants et le climat d’enquête par la suite. Il permet au médiateur de s’assurer que les représentations inconscientes que chacun avait sur le sujet sont en train d’advenir à la conscience à travers la spontanéité du corps, du geste et de la parole, et garantit qu’aucune idée dans le groupe n’a été laissée pour compte.
Des dualismes à déconstruire
Considérons à titre d’exemple le dualisme extrêmement puissant qu’est le couple émotion/raison, ainsi que toutes les autres polarisations qui en sont arrimées : subjectif/objectif, nature primitive/culture, corps/esprit, non-contrôle/maîtrise, passivité/activité. Des distinctions conceptuelles très codées dans notre tradition intellectuelle et dans nos filets sémantiques et à partir desquelles sont conduites nombres de recherches scientifiques. La prétendue évidence pour nous que représentent ces dualismes nous autorise-t-elle à prétendre à leur universalité ?
A cette question, l’ethno-psychologue Catherine Lutz répond par la négative. Amenée à étudier la société matriarcale des Ifaluk en région Pacifique, elle nous invite à reconsidérer la manière dont nous théorisons les émotions dans notre tradition occidentale. Il est impossible de comprendre la société Ifaluk si on reste arrimé à ce dualisme émotion/raison. Dans leur langue, il n’existe même pas de concepts pour les opposer. Quand l’évidence de ce dualisme s’effrite au contact d’un système de pensée différent, il devient possible de le questionner. Nos questions relatives au genre, les relations de pouvoir, l’identité, la responsabilité, la propriété, etc. sont toutes biaisées et rendues simplifiées par nos évidences et peuvent toutes voir leur problématisation amplifiée par l’altérité culturelle et linguistique.
Il en est de même de la distinction on ne peut plus éculée entre nature et culture. Combien de problématiques sont formulées à partir de ce postulat selon lequel nature et culture sont distincts : la substance, le sujet, la conscience, etc. ? Pourtant on sait que cette distinction, quoique bien commode, n’est qu’une forme de rapport de l’homme au monde parmi d’autres et ne saurait être le gabarit conceptuel qui permettrait de penser la totalité. Ce modèle, arrimé à une conception d’origine européenne, est qualifié de naturaliste par l’ethnologue Philippe Descola. Les fruits de son long travail de terrain ont effectivement mis en évidence un pluralisme ontologique. Etudiant les rapports de continuité et de discontinuité entre humain et non humain, il atteste de manière empirique une pluralité de manière d’habiter le monde, qu’il théorise en quatre ontologies : le naturalisme, l’animisme qui rendrait le solipsisme nul et non avenu, l’analogisme et le totémisme. La notion d’une humanité générale serait erronée tant il existe de nombreuses manifestations de manières d’être humain. Seuls les Européens ont posé l’existence de l’homme comme une totalité. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que chaque population partage une socialisation commune, une éducation et des expériences communes qui utilisent un filtre pour détecter ou non dans leur entourage des choses pertinentes ou pas. N’est-ce pas une raison suffisante pour infléchir le concept de naturalisme ?
Notre universalisme, en tant qu’il est indexé sur l’existence de la nature, repose sur une construction métaphysique qui suppose qu’il y a des choses à connaitre et que les sciences positives peuvent les connaitre. En somme, il ne s’agit plus d’opposer universalisme et relativisme, mais de considérer notre propre rapport au monde comme un mode d’être au monde parmi d’autres.
Si l’idée de faire descendre la notion d’universalisme de son piédestal peut nous mettre parfois mal à l’aise, demandons-nous donc pourquoi cela nous gêne tant.
Contrer le risque de relativisme
On pourra nous rétorquer que nous faisons le jeu du relativisme, que la tradition platonicienne voudrait assimiler au mépris de la raison et de la vérité. Au contraire, loin de nous l’idée d’occulter le principe d’universalité. Nous le distinguons par contre nettement de l’universalisme. Il nous tient à cœur de dépasser la dichotomie universalisme/relativisme en prenant en considération l’“universel singulier” grâce à la philosophie herméneutique. (Abdallah-Pretceille, 1999). Il ne s’agit absolument pas de dire que tout se vaut. Nous recourons à l’exercice de la raison avec d’autant plus d’honnêteté intellectuelle que nous nous méfions de la tendance de l’universalité à devenir un absolu dogmatique, idéologique, comme un « nationalisme ontologique » (B. Cassin).
En effet, comme le constate aussi Anne-Sophie Cayet (A.S.Cayet, 2022, p322), la pratique de la philosophie avec les enfants n’est pas sans risques:
-D’une part, la recherche de “la” vérité peut conduire à ériger un universalisme de surplomb qui mène à l’assimilation et à ses dérives. L’altérité, dans sa différence, est niée.
-D’autre part, le risque de relativisme culturel mène au culturalisme et au différentialisme, c’est-à-dire à voir l’altérité à travers une grille déterministe.
Reprenant en ce sens la thèse de Barbara Cassin (B.Cassin, 2016), nous défendons que l’universel n’est pas nécessairement Un. « L’universel est toujours l’universel de quelqu’un. » Nous ne partons pas d’un principe ontologique, mais bien logologique. « À la pensée de l’être au-delà des mots, nous préférons celle du langage en-deçà des choses. » La Vérité avec un grand V nous apparait d’ailleurs effrayante : on préfère se battre contre un langage unique qui vaut pensée unique. Nous lui suppléons donc l’idée d’un « universel dédié » ou d’un « relativisme conséquent », terme que nous empruntons à l’analyse de la linguiste Barbara Cassin. Cette approche a le mérite de rendre au contexte une place légitime. Une chose n’est pas vraie ou fausse en soi, mais « meilleure pour ». (Cassin B., 2016)
Ouvrir les langues les unes sur les autres, solliciter la pratique concrète de la traduction, déployer ses équivoques et expliciter les discordances nous invite à poser le problème de l’universel sous une forme complexifiée.
Conclusion
La langue, en tant que trace culturelle d’une certaine manière d’être au monde, apporte un éclairage de bon aloi, dont on aurait tort de se passer, qu’on aurait tort de considérer comme marginal. Habiter une langue étrangère, c’est comprendre le réel à travers la diversité des mots et leur évolution. Plutôt que de simples expériences de pensée désincarnées, on s’autorise alors un pas de côté pour voir comment des expériences de vie menées collectivement par une culture peuvent infléchir, réflexivement, notre propre système : on se tourne ensuite de nouveau vers son monde et on le redécouvre avec un regard décalé, un regard opportun pour l’exercice de la pensée critique.
En instaurant des conditions propices pour se comprendre, au sens tant réflexif que réciproque, en visant l’honnêteté intellectuelle, les ateliers de philosophie pratique plurilingues apportent des outils pertinents dans le cadre des politiques d’inclusion. Ils invitent à reconnaitre avec courage que toute pensée est située dans un cadre contextuel et conceptuel propre et encouragent un voyage de cette pensée dans l’ « inter-» et la rencontre authentique, pour mieux co-construire.
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ABDALLAH-PRETCEILLE, M. (1999), L’Education interculturelle, Puf
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BIALYSTOK E. (1987). Influences of bilingualism on metalinguistic development.
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Second Language Research, 3, 154-166.
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BOAL, A. (2004), Jeux pour acteurs et non acteurs
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CASSIN, B. (2016). Eloge de la Traduction. Compliquer l’universel. Fayard
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CAYET, A-S. (2022). La pratique philosophique avec des adolescents plurilingues: penser en langues dans une perspective interculturelle, Thèse de doctorat en didactique des langues et des cultures
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DESCOLA, Ph. (2005). Par-delà Nature et culture
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NEVEUX J. (2020), Je parle comme je suis, Ce que nos mots disent de nous. Enquête linguistique sur le XXIe siècle, Points
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SHAHINI G., RIAZI, A. M. (2011). A PBLT approach to teaching ESL speaking, writing, and
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thinking skills. ELT Journal, Volume 65/2, April. 170-178.
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