Revue

Que pensent les personnes âgées quand elles vieillissent et habitent ensemble ?

Retour d'expériences d'ateliers philosophiques en EPHAD. Analyse géographique.

Philosopher à plus de 99 ans, pourquoi pas ? Que pensent les centenaires quand ils habitent et vieillissent ensemble ? Est-il utile de philosopher lorsqu’on est pré-centenaire ? La communication propose de relater une expérience d'atelier philosophique auprès de 23 personnes âgées de 85 à 99 ans. Après la présentation du dispositif (Dvdp) et des outils d'animation (photo-langage) mobilisés, il est mis en l'accent sur les effets de la mise à distance de son domicile privé vers l'Ehpad, lieu d'accueil social et lieu d'habitat collectif (EPHAD), les effets du long temps vécu et in fine, l’identification des questions philosophiques de pré-centenaires ; qui n'ont pourtant jamais philosophé jusqu’à alors.

« Quand on est jeune, il ne faut pas attendre pour philosopher et quand on est vieux, on ne doit pas se lasser de la philosophie, car personne n'est trop jeune ni trop vieux pour prendre soin de son âme. Dire qu'il est trop tôt ou trop tard pour faire de la philosophie, cela revient à dire que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue ou qu'elle a déjà passée. Ainsi, le jeune homme comme l'homme âgé doit philosopher[1]. » Sur les bons conseils d’Epicure, j’anime des ateliers de philosophie auprès des enfants mais aussi des personnes âgées. Apprendre à faire des choix, c’est apprendre à décider pour soi, avec les autres. C’est devenir autonome. Entretenir son autonomie de décision, c’est prendre soin de son âme et tenter de demeurer heureux. Mais, que pensent les pré-centenaires quand ils habitent et vieillissent ensemble ? Comment la mise en mouvement de la pensée s’opère dans un lieu social contraint lié au grand âge telle une maison de retraite médicalisée ? L’objectif de cette recherche est d’identifier les concepts philosophiques mobilisés et le mouvement de la pensée de l’habiter lors de 10 séances d’ateliers philosophiques avec des personnes âgées dépendantes et vieillissant ensemble dans un même lieu. Le second objectif est de tenter d’apporter un éclairage sur le concept et le vécu de la distance lié au grand âge.

Méthode et outils d’animation philosophique. Exemples

Philosopher redresse les corps[2] ! La preuve ! « Vous avez oublié quelque chose, madame ? » La dame me regarde, étonnée puis éclate de rire, les mains jointes, épaules soulevées : « Mon déambulateur ! Vous vous rendez compte ! ? » À mon tour de rire : « Oh oui, je me rends compte ! » On se regarde à nouveau. On rit encore. Elle ajoute : « C'est incroyable ça. Vous avez vu ? La philo, ça me donne des ailes ! » Elle continue de rire en cachant sa bouche dans ses mains jointes en prière : « Pourtant, je ne suis pas une oublieuse ! ». Nous sommes en maison de retraite médicalisée, ce lundi de septembre. Il est midi. La séance de philosophie vient de se terminer. Depuis fin juillet, j'anime des ateliers philo avec une dizaine de personnes âgées dont certaines sont pré-centenaires. J'aime bien dire qu'ils sont pré-centenaires, ça fait pré-ados. J'aime les prémisses et les printemps, tout ce qui va advenir. Eux, à bientôt 100 ans, ils découvrent la philosophie pratique. C'est fantastique de découvrir de nouvelles choses, même quand on approche d’un siècle de vie. Il n'y a pas d'âge pour philosopher, ni pour vivre de nouvelles premières fois. Bientôt, nous fêterons notre centenaire philosophe. Où en serons-nous dans la discussion à visée philosophique ? En trois séances, ce groupe de philosophes pré-centenaires a construit sa question : peut-on être heureux quand on est seul ? Et puis, ce lundi, quelqu'un s'est exclamé : « pourquoi met-on tout le temps le bonheur au-dessus de tout ? Pourquoi s'arrêter au bonheur ? On peut aller plus loin que l'état de bonheur, non ? » Il ajoute comme pour s'excuser : « moi, je suis toujours contre les aprioris. Or, le bonheur est un apriori ».  Il continue son envolée : « moi, de toute façon, je suis toujours contre les pour. La dame le reprend : « oui, mais pourquoi toujours demander plus ? Le bonheur, c'est simple pour moi. Un sourire, un merci, un regard, c'est déjà le bonheur parce quand on ne l'a pas, ça nous rend malheureux pendant longtemps ». Les autres acquiescent de la tête. C'est sa première participation, il me demande alors : « C'est quand les ateliers philo… ? que je revienne ! C'est très intéressant. En fin de séance, il nous salue de la main : à dans la quinzaine ! » C'est réjouissant de philosopher avec des pré-centenaires. Je rejoins Michel Tozzi : Philosopher redresse les corps et bouscule les habitudes spatiales !

Installation spatio-temporelle du salon philosophique

Le salon du deuxième étage de la résidence Korian surplombe le rond-point Bollée-Chanzy du centre-ville du Mans. Au départ, au mois d’août 2022, les ateliers avaient lieu le matin de 11h à 12h. Seulement, les transferts de lits sur les trois étages et les déplacements pour se rendre au restaurant situés au rez-de-chaussée débutent à 11h30. Or, le salon se situe sur le palier du deuxième étage. C’est une pièce en forme d’arc de cercle semi-ouvert, proche de l’ascenseur et des couloirs. Le matin est également consacré aux rendez-vous médicaux ou de soins du corps (pédicure, coiffure, …) qui se terminent avant 11 heures. Participer après un rendez-vous médical à un atelier de philosophie, nouvelle activité de surcroit au sein de l’établissement et jamais exercée jusqu’alors par les participants, ne rend pas aisée la disponibilité d’esprit nécessaire à l’attention et à la réflexion. Certains résidents arrivaient angoissés et absorbés par leurs soucis médicaux. Ils avaient besoin d’un temps de répit. À cela, s’ajoutent les déficiences auditives et locutoires. En accord avec les participants, les horaires sont décalés les après-midis, d’abord après le gouter à 16h30 puis finalement de 15h à 16h, entre la sieste et le goûter. Ensemble, nous avons trouvé l’espace-temps propice à la réflexion. Les ateliers ont commencé autour d’une grande et longue table de réunion. Je me suis installée dans leurs habitudes et la manière d’utiliser cet espace. Une fois, le climat de confiance installé, j’ai pu disposer les fauteuils en cercle sans la table. Les participants apprécient cette disposition et ces nouveaux horaires. Le salon philosophique du deuxième étage est installé désormais un lundi sur deux, de 15h à 16h, jusqu’en décembre puis jusqu’en juin 2023. Le cercle a l’avantage d’insérer les personnes en fauteuil et en déambulateur plus aisément. Un carnet philosophique a été distribué ainsi que des porte-noms. J’utilise un tableau de papier pour noter les propos énoncés. Certaines personnes ayant une vue faible ou une cécité avancée, le fait d’écrire me permet de répéter plus lentement les propositions de manière à ce que tout le monde entende et comprenne correctement ce qui est exprimé. L’écriture donne une valeur aux propos philosophiques des personnes. Ils sont tous attentifs à ce qui est écrit au tableau. Il permet aussi d’assurer un suivi de leurs réflexions. En fin de séance, nous prenons le temps de regarder le tableau, que je lis à nouveau. J’élabore une première synthèse orale. C’est un temps très apprécié. Les feuilles me servent ensuite de support pour établir une synthèse écrite et la préparation de la séance suivante.

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Figure 1. Le salon philosophique du deuxième étage. Ephad Korian Bollée-Chanzy, Le Mans.

Les dispositifs d’animation philosophique, une démarche In itinere

Sur l’ensemble des 10 séances (août à décembre 2022), 23 personnes ont pu assister à ces ateliers avec un noyau de 6 à 10 personnes âgées de 88 à 99 ans dont 8 autonomes physiquement (sans fauteuil, ni déambulateur). Une dame alitée dans un fauteuil-coque participe régulièrement. Le journal Le Monde est déposé sur son ventre, ses mains reposent dessus. Elle ne peut parler. Elle vient écouter. Une autre dame assiste. Elle est muette. Elle vient écouter, également. Je tiens à ce que tout le monde puisse venir. Écouter, c’est aussi penser. Ce n’est pas parce qu’on ne parle pas, qu’on ne pense pas. Je leur attribue le rôle d’observateur et les invitons à donner leur avis sur la tenue de l’atelier. Nous employons le langage non verbal, un hochement de tête pour signifier un accord et un balancement de droite à gauche pour un désaccord. Parfois, la dame alitée avec son journal tapote son cœur et nous sourit. C’est un signe de remerciement. Au fur et à mesure des ateliers, j’essaie petit à petit, à la manière des DVDP (Tozzi, 2012)[3], à ce que chacun ait un rôle. Il en va ainsi du vivre ensemble dans la société, fusse-t-elle au sein d’un EPHAD.

Les ateliers ont lieu tous les 15 jours. Les personnes n’assistent pas régulièrement. De manière à donner un point de repère rassurant, les séances sont établies selon un protocole identique. À chaque séance, j’installe les règles de conduite démocratique d’un atelier de philosophie que sont le respect et l’écoute attentive des propos de chacun. Ceci implique de demander la parole, de laisser exprimer le fil de la pensée de son voisin sans l’interrompre. Il est important que la personne qui parle puisse aller jusqu’au bout de sa pensée sans être interrompue. La démarche d’animation est une démarche « in itinere ». Elle se fait chemin faisant. Les questions et les réponses philosophiques s’élaborent au fil des séances et j’adapte les conditions de l’expression philosophique aux besoins et capacités du groupe. L’objectif des séances est d’apporter des réponses à des questions philosophiques construites ensemble. Pour ce faire, j’utilise la maïeutique (Socrate) qui consiste à faire naître une question philosophique, les dispositifs DVDP (Tozzi, 2012)[4] pour les mettre en débat et apporter des réponses et enfin les habiletés de pensée et des expériences de pensée (Chirouter, 2016[5] ; Hawken, 2019[6]). En fin de séance, je mets en valeur un ou deux propos en indiquant une ou deux habiletés de pensée.

Trois temps principaux scandent donc chaque atelier avec une :

  • installation en réflexion avec le 1… 2… 3… Pensez !

  • discussion démocratique à visée philosophique dans lequel s’insère un dispositif d’animation arts et littérature

  • synthèse / conclusion avec une mise en valeur d’une ou deux habiletés de pensée

Les échanges se sont portés autour des concepts philosophiques choisis par les participants tels que la sérénité, le bonheur, la solitude, la liberté, l’argent, l’amitié, l’égalité autour du questionnement central : Qu’est-ce que le bonheur ? Ce concept a été problématisé et débattu au rythme de deux ateliers par mois environ.

  • Séance 1. Présentation de l’activité. Ateliers de philosophie. 28 juillet

  • Séance 2. Philosopher. Qu’est-ce que philosopher ? 1er août

  • Séance 3. Questionner. Construire, choisir et débattre d’une question philosophique commune. 8 août

  • Séance 4. La sérénité. La sérénité est-elle une sorte de bonheur ? 29 août

  • Séance 5. Le bonheur. Peut-on être heureux quand on est seul ? Le bonheur, c’est .…12 septembre

  • Séance 6. La solitude. Peut-on être heureux quand on est seul ? La solitude, c’est … 26 septembre

  • Séance 7. La liberté. Le bonheur est-il faire ce que l’on veut ? 31 octobre

  • Séance 8. Le pouvoir. Si j’étais invisible, je .… 7 novembre

  • Séance 9. L’argent. L’argent contribue-t-il vraiment au bonheur ? 21 novembre

  • Séance 10. L’amitié. Faut-il s’aimer pour se ressembler ? 5 décembre

  • Séance 11. L’égalité. Sommes-nous tous égaux face au bonheur ? 12 décembre

  • Séance 12. Synthèse. Conclusion. Bilan. 23 décembre

La mise en réflexion se fait avec le 1…2…3… Pensez (Hawken, 2019)[7]. Elle permet à tous de s’installer dans la séance. Une première ronde d’ouverture s’effectue alors par une collecte des premières réflexions. S’ensuit, le cœur-même de la séance, qui est établi sur le protocole de la DVDP. À ce jour, seuls les rôles de discutant et d’observateur sont mis en place. Le rôle de secrétaire est difficile à exercer car, pour des raisons de psychomotricité, l’écriture est difficile. Nous effectuons, en fin de séance, une synthèse collective ainsi que la conclusion qui doit ouvrir sur une nouvelle piste philosophique à explorer.

À l’intérieur de la DVDP, j’insère des dispositifs d’animation philosophique que je varie selon le thème abordé, les aptitudes de psychomotricité (articuler, parler, s’exprimer devant tous) et enfin la recherche d’habilités de penser (argumenter, critiquer). Sont mentionnés ici, les principaux dispositifs d’animation philosophique, en fonction de la compétence cognitive à mobiliser : lire, voir, parler, écouter.

« Ce qu’en pensent les philosophes », lire à voix haute pour s’exprimer

Lire à voix haute en Ephad n’est pas une pratique régulière comme dans une classe d’élèves. Mais il m’a semblé que pratiquer la lecture à voix haute de citations de philosophes pouvaient donner de l’assurance. Cela a effectivement permis de débloquer certaines personnes réticentes à parler. Le dispositif « ce qu’en pensent les philosophes » propose à chacun de lire intérieurement puis à voix haute devant tout le monde. Elles se sont ensuite surprises elles-mêmes à exprimer leur pensée en indiquant leur accord ou leur désaccord. Des petits formats de papiers sur lesquelles sont inscrites des citations de philosophes extraites de l’ouvrage « La tranquillité » de Benhamou (1998)[8] sont distribuées de manière aléatoire mais les personnes gardent seulement celles où elles sont d’accord. Ceci implique de lire à voix basse dans un premier temps tout en se faisant sa propre opinion sur la proposition du philosophe. S’ouvrent une première ronde de lecture, à tour de rôle. Un temps de calme est proposé afin que chacun se forge son opinion première. À la deuxième ronde de lecture, les personnes expriment en quoi, elles sont d’accord en commençant par une formulation relative à trois habiletés de pensée (définir, argumenter, illustrer) : « Je suis d’accord avec le philosophe Untel » / « je suis d’accord avec cette citation parce…par exemple… » Leurs propositions sont notées sur le tableau de papier et redites au fur et à mesure de l’avancée dans le cercle philosophique. Nous obtenons ainsi une collecte de d’affirmations sur la définition du bonheur.

« L’effort qu’on fait pour être heureux n’est jamais perdu. » ; « Le bonheur s’apprend, demande du temps, se travaille, s’acquiert. Le bonheur n’est pas immédiat. Il y a les petits et les grands bonheurs. » ; « Je cherche le bonheur dans le bonheur d’autrui. Je cherche à être agréable avec tout le monde mais parfois, je n’ai pas de retour alors je me sens délaissée, seule. » ; « Un sourire peut faire beaucoup de bien : un sourire, c’est suffisant. » ; « Partager sa peine peut rendre heureux parce que ça fait du bien de pouvoir partager sa peine, sa joie aussi. » ; « Le bonheur, c’est d’en donner. » ; « Oui sans calcul, sans intérêt, sans en attendre. » ; « C’est un merci, un sourire, un regard, un petit geste de gentillesse. Il y a tout de même la recherche d’un retour » ; « Le bonheur, on y croit à partir du moment où on fait l’effort pour y accéder, même quand on est seul. » ; « Le bonheur peut être un souvenir, des retrouvailles, vivre avec des gens que l’on aime. » ; « Pourquoi toujours chercher le bonheur ? N’y-a-t-il pas mieux que le bonheur ? » ; « Le bonheur, c’est d’être libre. »

Chacun est reparti avec la citation des philosophes, pliée dans son carnet ou dans sa poche. Il m’est donc impossible de les mettre en corrélation.

Le photolangage, voir pour décrire et argumenter

Le dispositif du photolangage met les capacités visuelles à l’œuvre et permet de s’exprimer à partir d’un œuvre d’art. Le photolangage permet de choisir et d’argumenter son choix. Les œuvres d’art sélectionnées sont issues du catalogue de Citadelles et Mazenod[9]. Chaque image choisie est présentée en répondant aux questions : Qu’est-ce que je vois ? En quoi, cela m’évoque la question du bonheur comme étant une sorte de sérénité ? Pourquoi ? Sont mises en couleur rouge, les habiletés de pensée mobilisées spontanément. Ressortent, la définition, l’argumentation, l’explication, l’illustration, l’affirmation et la contre affirmation.

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Figure 2. Collecte Photolangage. Atelier philo - Ephad, Le Mans. Conception, réalisation. Buchot, N. (2022)

Les expériences de pensée, écouter pour émettre des hypothèses

L’expérience de pensée du mythe de Gygès s’est déroulée avec une séance préparatoire intitulée « Si le bonheur était un paysage, il y aurait.… » Il s’agit d’imaginer, de supposer et in fine de proposer des hypothèses. En supposant que l’invisibilité pouvait être un bon moyen d’accès à l’état de bonheur, j’ai pu introduire lors de mes séances, un support littéraire, le mythe de Gygès sans qu’il soit un album jeunesse. Je cherchai effectivement un support littéraire qui ne soit pas essentiellement adressé aux enfants. Le mythe de Gygès m’a semblé approprié. De même, une relecture lente et approfondie a permis à tous de s’approprier le texte de Platon. La discussion sur le pouvoir et la justice autour du mythe de Gygès nous a amené au thème de la liberté, puis celle de l’argent, l’amitié, comme agent contributeur du bonheur. L’amitié a été débattue à partir de la poésie « L’enfant et le tilleul » de Maurice Carême (2017)[10] où chacun croit qu’il est seul mais apprécie néanmoins la présence de l’autre sans le lui dire. Le bonheur a été discuté à partir d’une chanson de Félix Leclerc (1965)[11] « Le p’t bonheur », une chanson très connue. À la fin de la séance, un participant nous l’a chanté a cappella. C’est à partir de cette chanson qu’il a été finalement conclu que le bonheur ne pouvait exister tant que les humains restent vivants, il est possible d’être heureux ; sans compter que les êtres chers disparus continuent à vivre dans leurs pensées !

En décembre, la synthèse collective de l’ensemble des séances aboutit à ce texte :

  • Nous avons défini le bonheur comme étant une sorte de sérénité à atteindre avant la mort

  • Nous nous sommes demandé si on pouvait être heureux quand on est seul parce que parfois la sérénité, on y arrive quand on est seul. Mais la solitude nous pèse aussi.

  • Nous avons affirmé que la solitude était différente de l’isolement parce que parfois, être seul permet de contempler des paysages et de savourer des souvenirs heureux et de penser surtout à nos proches aimés lointains ou disparus

  • *Nous avons expliqué pourquoi le bonheur n’est pas forcément une quête suprême. *

  • Nous avons affirmé par exemple que la liberté est plus importante que le bonheur car elle y contribuer alors, nous nous sommes demandé à nouveau ce qui contribuait au bonheur : par exemple, l’argent, l’amitié et l’égalité.

  • Nous avons compris surtout … que le bonheur, c’est la vie !

Analyse géographique du mouvement de la pensée

Que pensent les pré-centenaires quand ils habitent et vieillissent ensemble ? Que propose la distance liée à l’âge lorsqu’on habite et vieillit ensemble dans un espace contraint à des règles sanitaires et médico-sociales ? Si la philosophie s’attache principalement à la question du « Pourquoi ? », la géographie a pour question centrale le « Où ? ». Quels sont les repères spatio-temporels et sociaux qui sont mis en jeu dans l’argumentation et l’illustration à visée philosophique ? Comment s’opère le concept de la distance ? Le système d’analyse de mobilité contextuelle élaboré dans le cadre de ma thèse sur les mobilités résidentielles contraintes (Buchot, 2012)[12] est proposé ici comme outil d’identification du mouvement de la pensée de l’habiter. Ainsi, durant les ateliers, j’ai identifié les lieux mentionnés en adoptant la méthode d’observation flottante[13] en l’adaptant à l’écoute flottante. Cette analyse est à considérer comme un premier travail de recension.

Le système de la mobilité contextuelle, outil d’observation de la mise en mouvement de la pensée

L’analyse géographique basée sur la contextualité repose sur un ensemble dynamique et rétro-actif composé des trois dimensions étudiées en géographie sociale que sont l’espace, le temps et la société. L’ensemble de ces trois dimensions forme le contexte d’habitat et les manières d’habiter au sens du vivre ensemble et d’y être mobile par le corps, première unité mobile de tout individu. Cette analyse de la mobilité contextuelle est ici utilisée pour identifier les mobilités philosophiques en tant que mouvement de la pensée de l’habiter. Où les pensées des résidents philosophes se localisent-elles ? Quels contextes mobilisés appuient leurs raisonnements ? À quelle distance et quel type ? Si la pensée des pré-centenaires peut être habile, est-elle pour autant mobile ? Pour tenter d’apporter une réponse, je m’appuie sur mes travaux de thèse.

« Être mobile contextuellement consiste à être en capacité de se déplacer corporellement, mentalement dans le temps et l’espace, vers et avec les autres. Les mobilités spatiales répondent aux questions : Où et comment (avec quoi ?). Elles impliquent un déplacement de x à y. Les mobilités temporelles répondent aux questions : Quand et pourquoi ? Elles impliquent une projection de t0 à t1. Les mobilités sociétales répondent aux questions : Avec qui ? Pour qui ? Elles impliquent un déplacement de A vers B. L’ensemble de ces mobilités forment un contexte vivant. (…) Par analogie et par étymologie du mot contexte, « avec le texte », il a donc été choisi de définir l’ensemble des trois mobilités par une seule mobilité : la mobilité contextuelle. Celle-ci fait ainsi référence tout à la fois à un lieu, à une situation donnée, à la prise en compte de différents éléments ou évènements mais aussi au discours, au vécu, à l’expression et au langage ».

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Figure 3. Système de la mobilité contextuelle. Conception, réalisation. Buchot, N. (2012)

Le système de la mobilité contextuelle permet dans un premier temps d’effectuer un premier classement des données géographiques recueillies lors des discussions à visée philosophique.

Ainsi, les termes spatiaux évoqués sont ceux principalement du domicile, du lieu de vie où on y parle très peu de la nature ou d’un environnement végétal. On peut donc supposer que les habitats vécus sont principalement urbains ou périurbains. Les pièces des domiciles mentionnés le plus souvent sont celles de la cuisine ou du salon. Il s’agit d’espaces domestiques communs où l’on partage le repas, le repos et la conversation. Ce sont des espaces domo-géographiques. Les lieux de travail sont également mobilisés. Il s’agit le plus souvent de lieux de commerces ou d’artisanat « quand je tenais mon magasin… », mais aussi de grandes entreprises ou encore d’établissements scolaires. On parle de services, de syndicats, de luttes, de collègues, de lycée, d’enseignements. D’un point de vue temporel, les temps évoqués sont des temps partagés apportés par le bonheur et des temps personnels apportés par le concept de la sérénité, tranquillité, la solitude. D’un point de vue sociétal, sont mentionnés deux types de relations sociales, les relations sociales avec les proches où le conjoint nommé le plus souvent par l’être aimé disparu, les enfants mais aussi les voisins, les collègues et les amis. Les êtres aimés disparus continuent à exister dans les esprits.

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Figure 4. Analyse géocontextuelle. Atelier philo - Ephad, Le Mans. Conception, réalisation. Buchot, N. (2022)

Ils rassurent. Ainsi, en pensée, un réseau de relations sociales ayant existé continue à perdurer. Sont souvent utilisés les faits de société pour illustrer les moments douloureux et difficiles à vivre, étant l’antithèse du bonheur tels que les guerres, les grèves, les crises économiques et sanitaires (Covid, la tuberculose). Les participants sont extrêmement touchés par la guerre en Urkraine et le Covid, ce qui rappelle les guerres mondiales et la tuberculose. Ainsi, il y a comme une sensation que l’être humain s’il vit individuellement dans de meilleures conditions matérielles (électricité, chauffage, eau courante, téléphone, internet, travail, voiture et avion, vacances et voyages) n’a pas encore trouvé une manière de vivre heureux collectivement.

L’Ephad, un espace-temps rythmé et contraint

La mise en œuvre des ateliers le matin a montré qu’une maison de retraite médicalisée est un espace-temps contraint, rythmé et lent dans lequel le vécu ou la perception des résidents ou du personnel est différente. Un rendez-vous médical est anxiogène, aller à la salle de restauration également car il y a une file d’attente devant les ascenseurs. Même s’il y a des bancs pour s’asseoir, le temps d’attente peut parfois sembler long. Dans cet espace contraint, rythmé, les corps vivent et se déplacent lentement. Les ateliers philo favorisent l’accès à la mémoire et montre pour certains un long et (douloureux) passé à (re) vivre. Visiblement, l’on se souviendrait plutôt des moments difficilement vécus. Certains de nature plus optimiste ou positive témoignent de l’importance des petits moments de bonheur. De fait, les ateliers de philosophie mettent tout autant en action la mémoire des faits analysés, perçus ou vécus, actuels et à vivre.

Par exemple, l’atelier sur la liberté a amené à discuter de la sécurité. Cela a permis de démontrer que certaines règles (horaires de sortie, horaires de visite et horaires des repas) étaient nécessaires pour assurer la sécurité et le bien-être de toutes et tous, autant pour les résidents que pour le personnel.

Philosopher en Ephad pour oublier ses soucis

La séance du 23 décembre a porté sur la présentation d’un bilan des 11 séances avec la présentation des différents dispositifs et outils d’animation. Un tour de cercle a permis le recueil des appréciations de chacun.

« L’atelier philo a été une découverte, je continuerai à venir » ; « Ça permet de modifier sa pensée sur un problème. Après l’atelier, je réfléchis tout seul et j’y repense. » ; « Ça permet de développer sa pensée, de la faire travailler. Parfois, c’est assez difficile, j’ai buté plusieurs fois et puis j’ai franchi, j’ai trouvé des idées nouvelles. » ; « Parfois, c’est perturbant mais ça permet de travailler des idées nouvelles. » ; « C’est intéressant parce qu’on part de nous et on élargit son éventail de connaissances. » ; « Ça permet de mémoriser, d’entretenir sa mémoire. » ; « Ça permet de faire un grand écart avec les choses matérielles de tous les jours. » ; « ça demande un effort de dérouler l’esprit, d’écouter les autres et de relativiser les problèmes. » ; « Moi, je suis venu par curiosité, j’attends encore des réponses. » ; « C’est un groupe de paroles où il faut savoir écouter l’autre tout en travaillant nos propres neurones. » ; C’est un moment où la parole est importante. Chacun peut la prendre et chacun est écouté. »

On notera que les ateliers avec support littéraire, images et chansons sont les plus appréciés.

Philosopher en Ephad, distance et distanciation

La pratique de l’étonnement comme forme de distanciation

Le déplacement de la pensée de l’individu (Je – moi, personne résidente) à un groupe d’individus (On, nous personnes résidentes) participant à un atelier de philosophie invoque le ici-présent faisant écho aux travaux de Henri Bergson sur le temps local (During, 2020). De ce point de vue, nous pouvons évoquer la notion de distance au sens géographique du temps présent.

Les expériences vécues par l’activation de la mémoire via le Je/ Nous/ Humains sont vécues comme de moments de solitude malgré la proximité humaine qu’impose la vie collective d’une résidence médicalisée. Pour lutter contre ce sentiment de solitude, une mise en distanciation se révèle nécessaire. La distance et la distanciation sont à différencier. La distance est une mesure géographique dès lors que l’on peut la mesurer en unité spatiale, temporelle ou sociale. La distanciation, quant à elle s’inscrit dans une dimension philosophique. La distance n’est alors pas matérialisable, elle se déroule par l’acte de penser. Elle est énonçable et mobilisable par le raisonnement logique spatial, temporel et sociétal. On parlera alors de spatialité, de temporalité et sociabilité.

L’analyse géographique contextuelle empruntée à la géographie mobilisée comme mode d’observation de l’animation philosophique est à explorer dans d’autres ateliers. Ce retour d’expériences montre que philosopher permet une mise à distance de soi mais est aussi un mode de distanciation qu’est l’accès à l’universalité de la pensée.

La dame vient désormais aux ateliers philo sans son déambulateur. Les participants se mettent sur le 31. Ils viennent de plus en plus régulièrement assidument. Ils apprécient de venir et invitent d’autres personnes. D’autres s’excusent de leur absence. Certains font repousser le rendez-vous médical ou même une visite car « C’est bien agréable, ça nous change de nos pensées qui tournent toujours en rond ». Le groupe s’étoffe et se consolide. Ils se réinstallent au moment de l’histoire, de la chanson ou du poème. Mais surtout, ils s’étonnent eux-mêmes d’eux-mêmes. Leur étonnement propage à la fois une atmosphère sérieuse et joyeuse. Le mot étonnement m’a ramené à une citation d’Alexandre Chollier[14] dans un ouvrage « Géographie Buissonnière » dans un article « de plain-pied dans la géographie paru en 2016 aux éditions Héros-Limite géographie(s). L’ouvrage se présente ainsi : Faisant feu de tout bois, cette géographie immédiate, hors les cadres, à la fois érudite et buissonnière, nous ramène toujours à son point de départ. Au vécu sans lequel il n'y a pas de connaissance, pas de connu." L'étonnement préside à bien des impulsions de la pensée et de l'imagination. Son travail d'ébranlement à peine opéré, le voilà qui nous lâche tout aussi abruptement. Mais l'étonnement peut "s'installer" et devenir outil. Si nous rusons avec lui, il peut même s'inscrire un peu plus profondément dans nos manières d'aborder les choses et de les travailler par la pensée. Penser, n'est-ce pas, comme nous le confie le géographe, s'étonner : "s'étonner de ce qui n'étonne pas les autres, (.…) n'être point étonné par ce qui étonne les autres"? Penser n'est-ce pas, en définitive penser en dehors des cadres habituels et recouvrer notre autonomie ?

La pratique de l’étonnement est une pratique nécessaire à l’acte de philosopher, il met et maintien en éveil constante. C’est pourquoi philosopher permet le maintien de l’autonomie de la décision des personnes vieillissantes. L’activité cérébrale, le raisonnement logique doivent s’entretenir et les ateliers de philosophie le permettent parce que comme l’a dit Michel Tozzi : « Philosopher redresse les corps ». Maintenir la mise en mouvement de sa pensée, c’est rester autonome, c’est continuer à être mobile tant par les corps qu’en pensée car si pour Epicure : philosopher, c’est prendre soin de son âme ; c’est aussi en rester le capitaine[15] !

  • Benhamou, O. (1998). Le livre de la tranquillité. Calman-Lévy.

  • Buchot, N. (2012). La mobilité contextuelle à l’épreuve de la mobilité résidentielle contrainte : Dans le cadre de la rénovation urbaine des quartiers d’habitat social à Angers et à Trélazé [Thèse de doctorat]. Espaces et sociétés. https://theses.hal.science/tel-00770299/document. p. 53

  • Carême, M. (2017), L’enfant et le tilleul in Melis, L. L’arbre philosophe. Presses du Châtelet.

  • Chirouter, E. (2016). L’enfant, la littérature et la philosophie. l’Harmattan.

  • During, É. (2020). Bergson, Einstein, et le temps des jumeaux : une singulière obstination. In Compagnon, A., & Surprenant, C. (Eds.), Einstein au Collège de France. Paris : Collège de France. doi :10.4000/books.cdf.9392

  • Epicurus, & Pénisson, P. (1999). Lettre à Ménécée : Épicure et l’épicurisme. Hatier.

  • Galichet, F. (2019) Philosopher à tout âge, Approche interprétative du philosopher. Vrin.

  • Hawken, J. Chirouter, E. & Kerovpyan, M. (2019). 1.… 2.… 3.… Pensez ! Philosophons les enfants ! : 10 règles d’or et outils pédagogiques ! Chroniques sociales.

  • Leclerc, F. (1965). Le petit bonheur. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i08028091/felix-leclerc-le-petit-bonheur

  • Pétonnet, C. (1982). L'observation flottante. L'exemple d'un cimetière parisien. In: L'Homme, 1982, tome 22 n°4. Etudes d'anthropologie urbaine. pp. 37-47. DOI  : https://doi.org/10.3406/hom.1982.368323.

  • Raffestin, C. & Chollier, A. (2016). Géographie buissonnière. Héros-limite.

  • Tozzi, M. (2012). Nouvelles pratiques philosophiques. Lyon. Chroniques sociales.

Notes
  1. Epicurus, & Pénisson, P. Epicurus, & Pénisson, P. (1999). Lettre à Ménécée : Épicure et l’épicurisme. Hatier. ↩︎

  2. Expression de Michel Tozzi prononcée lors de la séance d’ouverture des RNPP 2023 à la maison de l’Unesco. Paris. ↩︎

  3. Tozzi, M. (2012). Nouvelles pratiques philosophiques. Lyon. Chroniques sociales. ↩︎

  4. ibid ↩︎

  5. Chirouter, E. (2016). L’enfant, la littérature et la philosophie. l’Harmattan. ↩︎

  6. Hawken, J. Chirouter, E. & Kerovpyan, M. (2019). 1.… 2.… 3.… Pensez ! Philosophons les enfants ! : 10 règles d’or et outils pédagogiques ! Chroniques sociales. ↩︎

  7. ibid ↩︎

  8. Benhamou, O. (1998). Le livre de la tranquillité. Calman-Lévy. ↩︎

  9. François Galichet a sur son site publié de nombreux albums photolangages. Je n’en ai eu connaissance qu’après l’atelier. Le photolangage est une technique que j’utilise dans les ateliers d’écriture créative. ↩︎

  10. Carême, M. (2017), L’enfant et le tilleul in Melis, L. L’arbre philosophe. Presses du Châtelet. ↩︎

  11. Leclerc, F. (1965). Le petit bonheur. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i08028091/felix-leclerc-le-petit-bonheur ↩︎

  12. Buchot, N. (2012). La mobilité contextuelle à l’épreuve de la mobilité résidentielle contrainte : Dans le cadre de la rénovation urbaine des quartiers d’habitat social à Angers et à Trélazé [Thèse de doctorat]. Espaces et sociétés. https://theses.hal.science/tel-00770299/document. p. 53 ↩︎

  13. Pétonnet, C. (1982). L'observation flottante. L'exemple d'un cimetière parisien. In: L'Homme, 1982, tome 22 n°4. Etudes d'anthropologie urbaine. pp. 37-47. DOI  : https://doi.org/10.3406/hom.1982.368323. ↩︎

  14. Raffestin, C. & Chollier, A. (2016). Géographie buissonnière. Héros-limite. ↩︎

  15. Invictus est un poème William Ernest Henley a fortement inspiré Nelson Mandela, enfermé pendant 27 ans à la prison de Robben Island. ↩︎

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