Revue

La notion de prudence intellectuelle peut-elle aider à conceptualiser la distance propre à l'activité philosophique ?

Tantôt décriée, tantôt sacralisée, la distance associée à l’activité philosophique nous donne à penser. Que l’on en dénonce les limites ou que l’on en souligne les bienfaits, on admet son existence. Mais de quelle distance parle-t-on précisément quand on l’associe à la philosophie ? Nous proposons de penser cette distance inhérente à l’exercice philosophique à partir de la notion de prudence intellectuelle. Nous faisons l’hypothèse que cette notion, dont on trouve l’origine dans la philosophie morale d’Aristote, pourrait éclairer le type de distance propre à l’activité philosophique, sa nature mais aussi son sens et ses limites. À partir de cette notion nous proposerons de penser comment un enseignement de la philosophie révisé pourrait contribuer au développement de cette juste distance de la pensée.

Introduction

Cette année, les journées de rencontres autour des nouvelles pratiques philosophiques portaient sur le thème de la distance et nous proposaient de penser les différentes formes de distances dans les pratiques d’initiation à la philosophie. À travers cette communication, j’ai proposé de contribuer à ces réflexions en commençant par essayer de penser la notion de distance telle qu’elle est associée à la philosophie comme activité. Comprendre en quoi consisterait la distance que l’on associe à la philosophie me semblait une première étape nécessaire pour ensuite pouvoir interroger la distance dans les pratiques éducatives qui cherchent à initier à la philosophie.

J’ai donc voulu revenir à cette notion de distance et essayer de penser sa place dans l’exercice philosophique, interroger les liens entre distance et philosophie, pour ensuite penser la distance dans les pratiques d’initiation à la philosophie. Pour ce faire, j’ai proposé de mettre à profit une dimension de mon travail doctoral, la notion de prudence intellectuelle, qui me semble pouvoir contribuer à éclairer la nature de la distance associée à l’exercice philosophique

Mes intentions ainsi dessinées à grands traits, il reste à déterminer les contours et limites de mon propos. Dans l’espace qui m’est imparti, il me semblait difficile d’effectuer ce travail de conceptualisation de la notion de distance en philosophie et de réfléchir déjà à la distance dans les pratiques qui nous intéressent durant ces journées : de penser la distance en philosophie prise de façon large, et de chercher à en définir les implications pour la philosophie entendue cette fois de façon plus étroite, telle qu’elle est associée aux pratiques éducatives qui nous intéressent ici. Difficile de faire les deux dans cet espace restreint, j’ai donc fait le choix de commencer par une réflexion plus théorique sur la distance en philosophie parce qu’il me semblait intéressant, et peut-être même nécessaire, de commencer par penser la distance que l’on associe à la philosophie. À partir de cette réflexion, je me suis attachée à dégager les questions que cette articulation de la philosophie à la distance pose précisément au regard de ces pratiques initiatrices. Enfin, j’ai convoqué la notion de prudence intellectuelle pour éclairer la distance philosophique et proposé de grandes pistes de réflexions pour l’appliquer aux pratiques d’initiation à la philosophie avec les enfants et adolescents.

L’association de la philosophie et de la distance

Une association commune

Philosophie et distances

Lorsqu’on cherche à penser la philosophie, il semble difficile de ne pas en passer par l’idée de distance tant la philosophie se trouve couramment associée à l’idée d’une pratique qui s’exerce en créant des distances avec plusieurs dimensions du monde :

  • la philosophie aborderait des grandes questions à distance des préoccupations pratiques ou quotidiennes,

  • la philosophie s’occuperait des concepts abstraits et des idées théoriques à distance de la dimension concrète de notre « monde sensible »,

  • la philosophie s’attacherait à l’universel, à distance du point de vue particulier et de ce qu’il implique, de l’expérience personnelle vécue et sensible,

  • enfin, la philosophie serait un exercice de la raison à distance des émotions et affects.

Ainsi, la philosophie semble communément appréhendée comme une activité qui suppose de la distance et même des distances avec le monde : philosopher impliquerait d’être à distance, à la fois des préoccupations quotidiennes, du concret, du particulier, de l’expérience personnelle.

Un trait caricatural du philosophe

Cette association de la philosophie à l’idée de distance semble tellement répandue que l’éloignement du monde est même devenu un trait caricatural du philosophe. Que l’on pense à Descartes retiré dans son poêle pour écrire les Méditations métaphysiques, à Heidegger écrivant en retrait dans sa maisonnette au milieu de la forêt ou encore Wittgenstein isolé dans sa cabane loin de toute activité humaine ; chacun illustre cette image du philosophe solitaire qui s’éloigne et se retire du monde pour exercer sa pensée.

Le philosophe serait cet humain capable de s’extraire du monde sensible pour penser abstraitement au point même d’en oublier son inscription dans ce monde commun. Cette image du philosophe et de sa place dans la cité a comme paradigme la figure de Thalès tombant dans un puits en observant les étoiles. Cette célèbre anecdote donne à penser sur cette distance caractéristique du philosophe avec le monde. Dans le Théétète, Socrate raconte comment Thalès, contemplant les astres, finit par tomber dans un puits, une servante se moquant alors de lui qui, désirait connaître les choses du ciel mais, ignorait les choses qui se trouvaient devant lui, à ses pieds. Socrate donne cette anecdote comme exemple de plaisanterie qui s’appliquerait à tous ceux qui consacrent leur vie à la philosophie : les philosophes seraient ces hommes qui, pour s’intéresser aux idées abstraites, se tiendraient à distance des choses concrètes de la cité au point de parfois méconnaître cette dernière. On associe ainsi le philosophe à la contemplation des idées et cette contemplation le tient à distance du monde commun.

Une caractéristique devenue dépréciative

Le penseur spéculatif

Nous comprenons aussitôt que cette distance caractéristique ait pu devenir péjorative ou dépréciative. Le philosophe, loin du monde commun, devient penseur spéculatif et, effectivement, on lui reproche d’être perdu dans les nuées, de rester dans le monde des idées et, ce faisant, de ne pas tenir assez compte de la réalité, de ne pas être conscient des préoccupations concrètes et premières de ses concitoyens.

La philosophie inaccessible

Cette image d’une philosophie à distance du monde semble même se retrouver dans l’appréhension commune de la philosophie, notamment au lycée. La philosophie à distance des préoccupations courantes est souvent considérée comme peu accessible. Combien d’entre nous n’ont pas été confrontés à cette idée selon laquelle la philosophie serait « perchée », trop loin de ce monde commun, bien trop distante justement et de ce fait, peu accessible ? L’association de la philosophie à la distance semble ainsi même se retrouver dans la façon dont la philosophie est appréhendée. Nous apercevons à la fois comment cette association semble répandue et comment cette distance devenue péjorative dessert l’appréhension et l’accès à la philosophie.

Critiques internes à la philosophie

Cette distance philosophique est devenue motif de raillerie, objet de critiques externes mais elle a aussi fait l’objet de critiques internes à la philosophie. On trouve certains de ces reproches sous la plume de Hannah Arendt, qui a plusieurs fois dénoncé les travers de ceux qu’elle nomme les « penseurs professionnels », ces philosophes qui ont fait de la pensée leur demeure et se sont, de cette façon, complétement retirés du monde commun. Ce qu’elle dénonçait ce sont les implications de ce retrait excessif du monde : par l’usage de la pensée, ces philosophes se sont éloignés de la pratique, ils se sont coupés de l’effectivité de la vie politique et cette distance est devenue dangereuse au moment où, complétement coupés de cette dimension, ils ont prétendu pouvoir la penser (Arendt, 1986, p. 320).

Tentation d’une philosophie sans distance : position du problème

Face à la considération des méfaits que peut avoir la distance en philosophie, nous pourrions être tentés de défendre une philosophie sans distance, un philosopher qui se déploierait dans le monde, au cœur du mouvement et resterait rivé à l’expérience, collé à son objet. Par répercussion nous pourrions vouloir développer une pratique éducative d’initiation à la philosophie qui justement s’attacherait à empêcher ou limiter cette distance. Il m’a semblé que cette perspective révélait, par contraste, son importance et son sens en philosophie : envisager les conséquences d’une pratique d’initiation à la philosophie qui voudrait se passer de distance(s) révèle ce qu’elle permet en philosophie. Face aux problèmes que pourrait poser une telle approche et contre cette tentation, cette communication voulait revenir au sens de cette distance en philosophie.

La distance : condition de possibilité de l’activité de pensée

Avant même de défendre les vertus de la distance philosophique, avant de nous demander en quoi et pourquoi celle-ci est souhaitable, il semble que nous pouvons interroger la possibilité même d’une philosophie qui se passerait de distance(s). Une philosophie sans distance(s) est-elle possible ? La philosophie n’implique-t-elle pas inévitablement de la distance voire des distances ? Il semble qu’à plusieurs égards, la distance peut être considérée comme une condition de possibilité de la pratique philosophique.

La distance inhérente au processus de pensée

En un premier sens, la philosophie semble bien supposer une distance avec ce qui pourrait empêcher l’activité même de penser. La philosophie implique de penser, et penser suppose une certaine disponibilité intellectuelle. Pour philosopher, ne faut-il pas se trouver libéré de ce qu’Aristote appelle les « nécessités de la vie » (Aristote, 1962, p. 18) ou encore de ce qu’Arendt nomme les « préoccupations humaines » (Arendt, 1986, p. 315) qui peuvent justement empêcher cette activité ? Lorsque nous sommes préoccupés par la faim, la soif, par la douleur ou encore par des problèmes premiers, pouvons-nous philosopher ? La philosophie ne requiert-elle pas une certaine disponibilité intellectuelle qui suppose une forme de distance par rapport à nos besoins primaires ou préoccupations quotidiennes ? Pour penser il semble indispensable qu’il existe une certaine distance avec le monde tel qu’il nous affecte et nous préoccupe. Nous retrouvons cette idée d’une séparation essentielle de la pensée avec le monde chez Arendt elle-même (Arendt, 1986, p. 316) : la philosophie requiert un travail de la pensée et la pensée semble s’exercer en retrait du monde. En un premier sens, la philosophie semble bien impliquer une distance minimale avec le monde dans ce qu’il a de préoccupant et qui empêcherait l’activité même de penser.

La distance inhérente à la rationalité

En un deuxième sens, la philosophie suppose une distance avec ce qui empêcherait l’exercice de la pensée rationnelle. Il nous faudrait être à distance de ce qui empêche de penser, mais il semble aussi que, pour philosopher, il faille être à distance de ce qui empêcherait de penser rationnellement. Réfléchir de manière rationnelle suppose de pouvoir mettre à distance les émotions associées à l’objet que l’on veut penser. Cette distance permet de nous détacher de ce que cet objet représente pour nous seulement, et de nous ouvrir à ce qu’il peut être pour autrui. Cela ne signifie pas qu’il faille nier ou dénier l’existence de ces émotions mais davantage qu’il faille pouvoir les tenir suffisamment à distance pour pouvoir ouvrir notre appréhension du sujet abordé à d’autres perspectives que la nôtre. C’est en ce sens qu’Edwige Chirouter défend le recours à la littérature dans les pratiques d’initiation à la philosophie : elle les considère comme pouvant introduire la « bonne distance » (Chirouter, 2008, p. 110) avec ce qui, du monde, peut nous affecter et nous empêcher de penser sereinement.

La distance : condition de possibilité de la pensée critique

Fermons ici la parenthèse ouverte sur la possibilité d’une philosophie sans distance(s). S’il n’est pas possible de l’éviter, on pourrait tout de même s’attacher à la réduire au maximum et défendre une philosophie qui procéderait avec le moins de distance possible et resterait au plus près de l’expérience vécue. Par répercussion, nous pourrions défendre une pratique éducative d’initiation à la philosophie qui limiterait la distance déployée avec l’expérience personnelle. C’est ici qu’au-delà de l’impossibilité, l’abandon de la distance semble peu souhaitable malgré les reproches qu’on peut lui faire.

Si on peut débattre encore et toujours sur ce qu’est la philosophie, la dimension critique semble bien communément attribuée à la réflexion philosophique. La philosophie se caractériserait en partie par sa dimension critique, qui définit à la fois sa méthode et sa prétention. En effet, la philosophie se veut critique, critique de ce que l’on sait et de ce que l’on croit savoir, et pour cela elle procède par examen : examen des limites et de la validité des opinions, des croyances, des connaissances. L’examen critique renverrait donc à la méthode d’analyse par laquelle la philosophie s’attacherait aux contradictions et aux limites de ce qu’elle prend pour objet. Or, la distance semble une condition de possibilité du déploiement de la dimension critique de la pensée. Nous rencontrons ici, le point sur lequel cette communication voulait inviter à penser.

La distance critique

La pensée critique a une place particulière dans l’enseignement de la philosophie en général et précisément en philosophie pour enfants. Le développement de la pensée critique figure parmi les finalités que l’on donne à ces pratiques éducatives, elle peut être même la finalité la plus emblématique. En effet, elle trouve une place importante dès l’origine de la philosophie pour enfants dans les travaux de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp[1] et elle figure, par la suite, parmi les principales finalités de la philosophie pour enfants et adolescents dans de nombreux modèles (Gagnon et Michaud, 2021, p. 46). Or, il semble précisément que la pensée critique telle qu’on l’associe à la philosophie requiert une forme de distance.

La pensée critique est un concept complexe qui a fait l’objet de nombreuses propositions de définition. Plus particulièrement, Marie-France Daniel et Mathieu Gagnon ont œuvré à éclairer cette notion en éducation et notamment dans le contexte spécifique des pratiques de philosophie pour enfants[2]. Nous allons, sans entrer dans la définition complexe de cette dimension de la pensée, nous arrêter sur sa facette principale : le processus évaluatif. Il s’agit pour Mathieu Gagnon du mode propre de la pensée critique : « penser de manière critique, c’est s’engager dans divers processus d’évaluation : fournir mais surtout évaluer des raisons ; évaluer les/nos processus ; évaluer les sources d’information ; évaluer des arguments/raisonnements » (Gagnon et Michaud, 2021, p. 55). Transposé au contexte des pratiques éducatives qui nous intéressent, cela signifierait que l’on développerait la dimension critique de la pensée à partir du moment où on s’engagerait dans l’examen des idées, en évaluant les raisons qui les soutiennent, les arguments qui les renforcent, les objections qu’elles rencontrent. Cette dimension critique demande un pas de plus que celui de fournir des raisons, des arguments, elle suppose qu’on les évalue.

Évaluer, dans ce contexte, revient à interroger ces éléments selon des mégacritères comme la cohérence, la validité, la justesse, la pertinence, etc. Dès lors, nous pourrions imaginer qu’il y aurait trois grandes phases successives : l’expression des idées, la recherche d’arguments et d’objections et, ensuite, l’évaluation de ces arguments ou objections en termes de pertinence, cohérence, justesse, etc. Ce processus d’évaluation permet de ne pas accorder la même valeur à toutes les idées : de la valeur est attribuée à une idée selon la cohérence, la pertinence, la validité, la justesse, la force des raisons, arguments ou raisonnements qui la soutiennent.

La distance critique : prise de recul par l’examen et l’évaluation

La pensée critique suppose donc que l’on puisse examiner et évaluer ce à quoi l’on pense, ce que l’on en pense mais aussi, comment on le pense. Elle suppose en ce sens une mise à distance des préjugés, des représentations et des conceptions de ce qu’elle prend pour objet afin que ceux-ci puissent être examinés et évalués. En ce sens que la distance semble décisive afin de permettre l’émergence de la dimension critique de la réflexion philosophique. Cette distance est celle que l’on prend avec les pensées elles-mêmes en les examinant et en les évaluant.

C’est précisément cette forme de distance qui semble important de ménager dans les pratiques d’introduction à la philosophie car sans elle, on risquerait de favoriser l’écueil antagoniste au dogmatisme, mais tout autant dommageable, qu’est le relativisme. Cette position souvent exprimée sous l’expression « à chacun sa vérité », qui consiste à accorder à toute idée la même validité ou encore à considérer que toutes les opinions se vaudraient. Ainsi, cette distance critique semble donc indispensable à la pratique de la philosophie et menacée par la tentation de mettre en place une pratique éducative sans distance. C’est pourquoi, j’ai voulu penser plus concrètement en quoi pourrait consister cette distance, comment elle pourrait être mise en place, pour que l’on puisse veiller à sa mise en œuvre dans les pratiques éducatives d’initiation à la philosophie qui nous intéressent.

Reposition du problème

Nous voyons que le problème que nous donne à penser cette articulation de la philosophie à la distance est plus complexe que celui que l’on pouvait d’abord imaginer. La distance que l’on associe à la philosophie semble avoir des dérives reprochables mais, sans elle, il ne semble pourtant pas possible de philosopher. La question est alors moins de trancher entre deux alternatives d’une fausse dichotomie qui demanderait de choisir entre une pensée surplombante et une pensée rivée à son objet, que de savoir comment faire pour que cette distance inhérente au déploiement de la pensée ne devienne pas une retraite du monde ou même une fuite qui laisserait place au surplomb et au solipsisme. Dans notre cadre d’initiation à la philosophie, la question serait de savoir comment développer ce qu’on pourrait appeler une juste distance : celle qui permette l’exercice de la pensée, et spécifiquement de sa dimension critique, sans qu’elle ne conduise à un trop grand détachement du monde pour autant.

La prudence intellectuelle pour penser une juste distance ?

Pour répondre à cette question, j’ai proposé de convoquer et d’explorer la notion de prudence intellectuelle supposant que cette notion pouvait nous renseigner sur ce en quoi peut consister concrètement la distance en philosophie et la façon dont elle peut se prémunir des dérives aperçues plus tôt. Je propose donc de considérer ce en quoi la prudence pourrait éclairer la forme de distance inhérent à l’activité philosophique et, par extension, la forme que peut prendre cette distance dans l’initiation à la philosophie.

La notion de prudence intellectuelle

Une vertu articulant la pensée et l’action

Bien entendu, la prudence dont il s’agit n’est pas à entendre comme ce qu’on peut désigner couramment par ce terme : cette tendance à s’abstenir pour éviter le danger, la faute ou l’erreur, cette tendance à l’inaction qui préserverait de la prise de risque. La prudence à laquelle je propose de faire appel est une attitude intellectuelle qui consiste justement à mettre la distance de la pensée au service d’une meilleure inscription dans le monde. C’est une attitude intellectuelle qui articule penser et agir.

Pour redonner toute sa consistance à cette notion, je propose de faire un détour par Aristote qui est, dans l’histoire des idées, le premier et le principal penseur de la prudence (Aubenque, 2014). On découvre avec lui que la prudence se trouve à l’articulation de la pensée et de l’action (Aristote, 2012), elle est la vertu qui articule les deux sphères – penser et agir, celles de l’expérience et de la connaissance, mais aussi, celles de l’universel et du particulier – d’une façon qui peut nous permettre d’envisager un dénouement du problème que l’on apercevait, d’une philosophie qui s’exerçant dans la distance se couperait du monde commun. La prudence est un usage de la pensée qui permet de guider l’action : elle est cette suspension avant l’action dans laquelle la pensée peut s’exercer pour permettre un choix raisonné, une prise de décision plus juste. Parce qu’elle aboutit à la formation d’un choix, la prudence n’est pas seulement une retenue ou une abstention, elle reste reliée au monde. Loin de l’idée du prudent qui serait celui qui s’abstient, qui n’agit pas ou ne juge pas pour se préserver du danger, le prudent est celui qui se met à distance du monde pour pouvoir mieux s’y réinsérer. Le prudent d’Aristote est à la fois un homme de pensée et un homme d’action.

Une vertu délibérative

La prudence pourrait être considérée comme une attitude intellectuelle, une façon de se comporter intellectuellement, qui consiste à s’arrêter pour délibérer en vue de prendre la décision la plus juste possible. La lecture d’Aristote nous apprend que la forme que prend la prudence est celle de la délibération : la discussion des différentes possibilités, la pesée des pours et des contres, l’examen des arguments et contre-arguments en vue de nourrir et de construire le jugement. La délibération renvoie à une action collective - une pratique qui était associée à l’assemblée où les Grecs tranchaient des questions par l’examen critique des arguments pour et contre, l’évaluation du poids de chacun, la discussion des différentes parties et prenaient une décision à la majorité des voix - dont elle est la généralisation des procédures pouvant être pratiquées seul ou à plusieurs.

La prudence serait donc cette attitude intellectuelle qui consisterait à prendre le temps de délibérer avant de choisir. Face à une question, elle impliquerait d’envisager les différentes possibilités et de les examiner avant de former un jugement. Ainsi conçue cette notion me semble pouvoir éclairer à la fois la formation du jugement et le déploiement de la dimension critique de la pensée, tous les deux constitutifs de l’activité philosophique :

  • Relativement à la dimension critique de la pensée, la délibération donne forme à l’examen et l’évaluation qui font le mode opératoire de la pensée critique. La délibération donne une forme concrète de distance critique, celle de l’examen des différentes positions ouvertes par la question abordée.

  • Concernant la formation du jugement, la délibération est la phase qui précède et permet la formation d’un jugement instruit qui met fin à la distance et permet de rester attaché au monde.

Que peut apporter ce concept pour penser les pratiques d’initiation à la philosophie ?

Que peut-on tirer de cette notion pour penser la mise en place d’une juste distance dans les pratiques d’initiation à la philosophie ? Il y aurait beaucoup à dire et à penser de cette attitude intellectuelle, de son lien à la philosophie et des perspectives qu’elle peut ouvrir pour penser l’enseignement de la philosophie. Dans le cadre de cette communication je me suis attachée à dessiner les chemins du modèle délibératif de la prudence, pour penser la distance critique au sein des pratiques d’initiation à la philosophie. La délibération, en se distinguant de la discussion, peut donner un modèle d’incarnation de distance, de juste distance. En effet, la délibération semble pouvoir préciser comment dans la discussion, une mise à distance des représentations, des préjugés et conceptions peut être mise en place pour permettre le développement de la dimension critique de la pensée.

Le modèle délibératif

La délibération n’est pas équivalente à la discussion. On pourrait la considérer comme une forme spécifique qui se distingue par son processus et sa finalité.

  • D’abord relativement à son processus : la délibération procède par examen des éléments relevant d’une question. Délibérer c’est discuter une question en examinant les différentes positions qu’elle peut ouvrir. Alors qu’il n’y a pas toujours de la distance dans une discussion, la délibération, elle, l’impose : en délibérant, nous prenons de la distance avec l’objet que nous pensons par la découverte et la considération des différents points de vue que l’on peut avoir sur celui-ci. Mais surtout, en délibérant, nous prenons de la distance avec ces idées elles-mêmes puisque nous les soumettons à l’examen et l’évaluation collectifs.

Nous pourrions nous dire, au premier abord, que la pratique de la philosophie avec les enfants ou adolescents relève de la délibération du fait même qu’elle permette de recueillir au cours de la discussion différentes idées, mais il s’agit là d’une dimension minimale de la délibération, d’une première étape. La délibération consiste à recueillir plusieurs perceptives à partir d’une question, mais ces différentes perspectives doivent être examinés. Si l’on s’arrête avant, les avis s’additionnent, se succèdent, avec l’idée qu’ils peuvent coexister. La délibération impose une deuxième phase qui est l’examen de ces idées.

  • Ensuite relativement à sa finalité : la délibération se distingue de la simple discussion par la finalité associée à cet échange oral. En effet, la délibération implique un aboutissement, une fin qui est la décision juste, le jugement réfléchi. Délibérer c’est, à partir d’une question ou d’un sujet, discuter des différentes positions possibles, les examiner et les évaluer en vue de construire un jugement plus instruit. Dans le cadre d’une délibération, les participants discutent pour en arriver à un résultat, la discussion est un moyen de permettre l’examen d’arguments en vue de la décision collective. S’agissant de la prudence chez Aristote, les participants délibèrent pour parvenir à une décision, la plus juste possible. Dans notre cadre de la pratique de la philosophie, ou plus exactement de la pratique d’initiation à la philosophie, cette finalité ne serait pas la décision mais l’élaboration d’une pensée réfléchie ou la formation d’un jugement construit.

Conséquences pour penser la philosophie pour enfants :

Transposer ce modèle au cadre des pratiques d’initiation à la philosophie aurait plusieurs conséquences. Nous relevons ici celle qui pourrait rencontrer le plus d’objections. Dans le cadre d’une délibération, nous l’avons aperçu, les participants ne discutent pas pour échanger des idées, ils discutent avec l’objectif d’aboutir à quelque chose : un jugement réfléchi sur le sujet abordé, une pensée plus élaborée, ou encore une réflexion plus structurée. On envisage les différentes possibilités et on les argumente dans le but de sortir de cette discussion en ayant une réflexion plus nourrie sur le sujet abordé. Cet enjeu pragmatique peut interroger : cela signifierait que les enfants auraient à trancher sur l’objet de la discussion, ce qui peut sembler contraire à certains principes de la philosophie pour enfants. Pourtant, on le trouve dès l’origine de la philosophie pour enfants, dans les travaux fondateurs de Lipman et Sharp (Lipman et al., 1980). Je propose de l’envisager davantage comme une visée, une exigence régulatrice. Cela ne signifie pas qu’on devrait finir par aboutir à une réponse stricte mais davantage qu’on attend qu’à l’issue, on puisse sortir avec une réflexion plus nourrie sur le sujet abordé. Nous pouvons faire le parallèle avec la dissertation : cet exercice comporte une exigence quant au résultat à atteindre, il suppose que le processus d’exploration qui le constitue permettra d’arriver à une pensée plus aboutie sans que toutefois, cette pensée soit unique ou prédéterminée.

Cette finalité permet le développement d’une réelle délibération : c’est parce que l’on cherche la construction d’une pensée plus aboutie que l’on va entrer dans un réel examen des différentes idées. C’est ainsi que va pouvoir se mettre en place la distance avec les idées et le processus critique permettant de ne pas en rester à la simple superposition des idées qui pourrait nourrir un relativisme dommageable. Plus encore, cette exigence d’aboutissement permet d’initier à la reconstruction de sens et de ne pas en rester à une déconstruction du point de vue personnel qui peut se produire avec l’exposition de plusieurs points de vue.

Application à un terrain d’exercice de pratiques d’initiation à la philosophie

Je finis ce chemin en exposant les conséquences concrètes de la transposition de ce cadre théorique à mes pratiques de terrain. Concrètement, quand j’ai voulu le mettre en pratique dans les séances d’initiation à la philosophie que je menais, quelles conséquences cela a impliqué ?

D’abord, l’exigence d’examen des hypothèses de la délibération m’a conduite à abandonner le « tour de parole » pour favoriser la soumission de chaque idée à l’examen critique. Nous l’avons compris, la délibération commence avec l’examen des hypothèses, elle exige que les différentes réponses à la question posée soient examinées : la pratique du « tour de parole » m’est apparue incompatible. J’entends ici par « tour de parole » cette pratique répandue en philosophie pour enfants qui consiste à aborder une question en laissant d’abord chaque participant, à son tour, exprimer son avis sans qu’aucune intervention, de l’adulte comme des autres enfants, ne soit permise. Il s’agit d’un moment où la parole circule de participant à participant qui, un à un, la saisissent sans que personne n’intervienne pour commenter, reformuler, discuter ces idées exprimées. Ce « tour » est effectué lorsque chaque participant a été invité à formuler une première idée sur la question abordée. Dans un second temps alors, certaines réponses peuvent être discutées. Cependant, toutes ne pourront pas être examinées. Pratiquement, la mise en œuvre de cette pratique dans le cadre scolaire implique que ce premier temps « d’expression » occupe la plus grande partie d’une séance : le grand nombre de participants, souvent plus de vingt, induit un long moment où l’on ne fait qu’accueillir ces différentes « idées » et très peu ne peuvent finalement être discutées dans le temps restant. J’ai donc renoncé à cette pratique pour deux alternatives qui laissaient plus de place à cette dimension évaluatrice : la première consiste à faire se succéder immédiatement l’expression et l’examen pour chaque hypothèse (ce qui implique que moins d’hypothèses pourront être partagées et par suite, moins de participant pourront s’exprimer) ; la seconde consiste à partir de la question pour rechercher collectivement les grandes positions possibles et les examiner.

Dans un second temps, cette transposition m’a conduite à ralentir, découper et étaler mes séances. Les différentes étapes de la délibération requièrent du temps : formuler et explorer la question, envisager des positions différentes, argumenter et objecter, examiner les arguments et objections. Je disposais alors de créneaux d’environ une heure, et ces différentes étapes de la délibération ne pouvaient pas être mises en œuvre en une seule et même séance. J’ai donc étalé ce processus en composant des séquences de plusieurs séances.

Dans un troisième temps, cette transposition m’a conduite à développer une pratique de l’écrit. L’exigence pragmatique d’aboutir à un jugement plus instruit m’a conduite à chercher différents moyens d’inciter à la prise de position après délibération. L’écrit s’est présenté comme un moyen permettant de revenir, après la délibération, à la question initiale.

Enfin, dans un quatrième et dernier temps, cette transposition m’a conduite à penser une véritable progressivité dans cette initiation à la philosophie. La délibération implique plusieurs savoir-faire (formuler des hypothèses, formuler des arguments, évaluer des raisonnements, etc.) qui requièrent, chacun, un apprentissage. C’est ce qui m’a amenée à penser une progression qui permette de distribuer ces apprentissages dans le temps et rende possible leur acquisition par étape (apprendre d’abord à formuler une hypothèse, puis à argumenter, puis à évaluer un argument). Cette progressivité a été permise par la possibilité de pratiquer cette initiation dans le cadre scolaire qui offre une régularité. Par suite, cette pensée de la progressivité m’a conduite à considérer le cadre scolaire comme décisif pour permettre ce développement.

Conclusion

Voulant penser les rapports entre philosophie et distance, et interroger la possibilité d’une pratique de la philosophie qui se passerait de distance(s), j’ai fait retour à la fonction critique de la distance en philosophie qui permet de prendre du recul sur notre rapport au monde afin de penser les limites et contradictions des idées construites pour le penser. Afin de penser cette distance critique essentielle à la philosophie, j’ai convoqué la notion de prudence qui nous fournit le modèle d’une pensée ancrée dans le monde et permet d’explorer le modèle de la délibération dans lequel la distance critique peut prendre acte. Enfin, j’ai dessiné de premiers éléments que le modèle de la prudence me semblait pouvoir apporter pour penser la forme que pouvait prendre la distance critique dans la pratique d’initiation à la philosophie. Ce chemin parcouru m’amène à considérer l’importance de la régularité et de la progressivité dans l’initiation à la philosophie pour permettre ce déploiement de la distance critique caractéristique de l’activité philosophique, et rendre possible la culture des habitudes intellectuelles individuelles qui lui sont associées.

  • Arendt, H. (1986). Vies politiques. Gallimard.

  • Aristote. (1962). Métaphysique (traduit par J. Tricot). J. Vrin.

  • Aristote. (2012). Éthique à Nicomaque (traduit par J. Tricot). J. Vrin.

  • Aubenque, P. (2014). La prudence chez Aristote. PUF.

  • Chirouter, E. (2008). À quoi pense la littérature de jeunesse ? : portée philosophique de la littérature de jeunesse et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire. Montpellier 3.

  • Daniel, M.-F. (2005). Pour l’apprentissage d’une pensée critique au primaire. Presses de l’Université du Québec.

  • Gagnon, M. et Michaud, O. (2021). Le développement de la pensée critique des élèves : dans quelle mesure la pratique du dialogue philosophique se suffit-elle à elle-même ? Studia Universitatis Babeș-Bolyai Philosophia, 66, 45‑70.

  • Lipman, M. (2003). Thinking in Education (Second ed). Cambridge university press.

  • Lipman, M., Sharp, A. M. et Oscanyan, F. S. (1980). Philosophy in the Classroom. Temple University Press.

Notes
  1. La pensée critique est l’une des trois dimensions de la pensée d’excellence théorisée par Lipman et Sharp. L’étude de cette dimension de la pensée fait l’objet du dixième chapitre de Thinking in Education (Lipman, 2003, p. 205‑243). ↩︎

  2. Nous renvoyons aux définitions de la pensée critique à laquelle aboutissent les travaux de Mathieu Gagnon et Marie-France Daniel. « Penser de manière critique, c’est s’engager dans une pratique évaluative et justificative fondée sur une démarche réflexive, autocritique et autocorrectrice impliquant le recours à différentes ressources (connaissances, habiletés de pensée, attitudes, personnes, information, matériel) dans le but de déterminer ce qu’il y a raisonnablement lieu de croire (conceptions épistémologiques) ou de faire (interventions d’ordre méthodologique et éthique) en considérant attentivement les critères de choix et les diversités contextuelles. » (Gagnon et Michaud, 2021, p. 54)

    « La pensée critique dialogique est le processus d'évaluation d'un objet de la pensée, en coopération avec les pairs, dans une visée d'éliminer les critères non pertinents dans une perspective de contribution à l'amélioration de l'expérience. La pensée critique dialogique est un processus de recherche en commun qui se manifeste dans des attitudes et des habiletés cognitives reliées à la conceptualisation, la transformation, la catégorisation et la correction. » (Daniel, 2005, p. 137‑138) ↩︎

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