Depuis 2020, Réseau Canopé, opérateur du ministère de l’éducation, propose une série de webinaires sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques. Alternant sessions théoriques et cas pratiques, ces webinaires ont pour but de présenter différents dispositifs et méthodes pour aider les enseignants à mettre en œuvre ces ateliers dans leur pratique pédagogique. Chaque session développe une thématique spécifique et accueille un praticien reconnu, présentant sa démarche issue de sa pratique des ateliers de philosophie menés avec des enfants et des adolescents. Au terme de ces deux années de webinaires en distanciel, il semblait souhaitable d’analyser l’impact du distanciel sur et entre les participants, mais aussi d’interroger les nouvelles modalités et problématiques spécifiques au distanciel pour réussir à créer de la présence à distance.
Depuis 2020, Réseau Canopé, opérateur du ministère de l’Education Nationale, propose chaque année un parcours d’une dizaine de webinaires sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques. Alternant sessions théoriques et cas pratiques, ces webinaires ont pour but de présenter différentes méthodes pour aider les enseignants à mettre en œuvre ces ateliers dans leur pratique pédagogique. Chaque session développe une thématique spécifique et accueille un praticien reconnu, présentant sa démarche issue de sa pratique des ateliers de philosophie menés avec des enfants et des adolescents.
Notre objectif était triple en concevant et en initiant ces parcours :
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ouvrir un espace dédié aux pratiques de la philosophie avec les enfants dans l’offre de formation à distance de Réseau Canopé afin de rendre ces contenus accessibles au plus grand nombre ;
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cartographier et mettre en lumière des dispositifs, des protocoles, des thématiques et des techniques d’animation, portés par différents intervenants reconnus dans leur domaine ;
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fournir aux enseignants des pistes diversifiées de mise en œuvre des ateliers philo pour les accompagner dans leur pratique pédagogique.
Pour ces 21èmes Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques nous souhaiterions analyser l’impact du distanciel sur et entre les participants lors des webinaires de philosophie pour les enfants proposés aux enseignants ces deux dernières années pour Réseau Canopé. Nous voudrions montrer comment le distanciel permet de créer de la présence à distance en palliant certains inconvénients du présentiel tout en introduisant de nouvelles problématiques spécifiques au distanciel.
Avec Muriel Briançon nous pouvons d’entrée nous questionner sur le fait que le distanciel vient bousculer le cadre scolaire classique et constater que " les formes d’éducation et de formation en présence et en ligne ne s’opposent plus si facilement : il y a même paradoxalement une certaine présence à distance et une certaine distance en présence. En miroir, l’idée de distance s’immisce même dans les formations présentielles parce que les modalités d’apprentissage sont de plus en plus distanciées, voire hybrides, que l’on (re)découvre qu’il y a aussi de la distance dans la relation éducative et que les développements technologiques et les usages des TICE brouillent les cartes rendant très floues les frontières entre présence et distance. Il n’y a plus de « dichotomie simpliste » entre distance et présence, mais un « continuum » si bien qu’il faudra questionner cette cohabitation présence-distance. Alors, après avoir remarqué que l’apprenant en présentiel pouvait ressentir une certaine distance, tandis que l’apprenant en ligne pouvait développer à l’inverse une certaine présence, nous avions interprété ce phénomène paradoxal grâce à une phénoménologie du désir grimaldienne comme étant la manifestation chez le sujet en formation d’un désir de ce qui n’est pas, ce désir pouvant être dépassé s’il est conscientisé. "[1]
Annie Jézégou rappelle de son côté les grandes caractéristiques de la présence à distance en e-formation que l’on peut résumer en trois grands points :
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La présence à distance résulte d’une dynamique relationnelle médiatisée au sein d’un espace numérique de communication. Telle est d’ailleurs la façon la plus simple et la plus large de la définir ;
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Elle peut se développer dans un cadre interpersonnel (apprenant-apprenant, apprenant-formateur) ou collectif (entre les apprenants, entre ces derniers et le formateur) ;
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La présence est à la fois ressentie (dimension subjective) et tangible (dimension objective).
Elle attribue en plus trois grandes caractéristiques supplémentaires à la présence à distance en e-formation (Jézégou, 2019b, 2022) :
- La présence permet de réduire la distance qui sépare et de générer une proximité entre les interlocuteurs ;
- Cette présence est bien réelle et non virtuelle. L’espace numérique de communication dans lequel elle s’exprime est lui aussi bien réel et non virtuel ;
- La présence en e-Formation ne peut se créer et se développer qu’à deux conditions essentielles : une affordance des artéfacts socio-numériques de communication et une agentivité de la part des interlocuteurs. [2]
Ceci posé, et en dépassant l’opposition technophile/technophobe, nous pouvons nous interroger avec Michel Tozzi et François Galichet, qui ont expérimenté et mis en place des ateliers à distance et asynchrones bien avant la pandémie, sur les avantages et les combinatoires, les limites, voire les dérives que peut présenter le distanciel par rapport au présentiel et qui nous enjoignent à déterminer
si nous devons promouvoir ou non ces nouvelles pratiques. Si non pourquoi ? Et si oui, à quelles conditions techniques, pédagogiques et didactiques peuvent-elles être formatrices ? Et comment en fait introduire les pédagogies actives en distanciel ? [3]
Transcender les barrières de la distance
La distance physique : L’accessibilité
Notre projet de parcours de formation à distance est né dans un contexte de crise, le confinement, durant lequel l’absence de contact physique nous a contraint à repenser et à élargir l’accessibilité des formations en ouvrant le champ des possibles grâce aux nouvelles technologies de communication. Alors qu’il n’était plus possible de se réunir dans nos locaux pour organiser des animations ou des formations, cette contrainte s’est finalement transformée en opportunité pour nous affranchir des barrières physiques et logistiques inhérentes au présentiel. Là où une formation ne permettait de réunir qu’une vingtaine de personnes disponibles et pas trop éloignées de nos centres, le distanciel a permis de toucher un public beaucoup plus large en nous débarrassant simultanément des problèmes de mobilité et de capacité d’accueil des salles de formation. Il devenait également beaucoup plus simple d'inviter différents praticiens éloignés géographiquement pour leur proposer d’intervenir lors de ces webinaires.
La dématérialisation des échanges a permis de transcender les frontières physiques et géographiques en réunissant un plus grand nombre d’individus qui n’auraient probablement pas pu échanger ensemble s’ils avaient dû se déplacer dans un même lieu.
La distance humaine : Fédérer une communauté (d’intérêts, de pratiques)
En rendant ces webinaires accessibles au plus grand nombre, nous avons été surpris de constater que notre public s’étendait au-delà des frontières de l’hexagone auprès d’enseignants du monde entier issus notamment de la francophonie. L’abolition de la distance physique s’est donc accompagnée d’une ouverture culturelle favorisant une diversité des approches, des points de vue et des expériences de terrain de la part des participants. Au fil des différentes sessions nous avons commencé à voir émerger une communauté transfrontalière qui s’est fédérée autour d’une volonté commune d’enrichir sa pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents.
Cette situation a fait émerger un autre paradoxe : La distance nous relie.
La distance ne s’oppose pas à la relation mais en est la condition de possibilité, de même que la diversité est la condition de l’échange. Pour être reliés, deux éléments doivent d’abord nécessairement être distincts. Néanmoins, ce qui rend possible ce lien c’est l’existence d’un point de convergence, ici l’émergence d’une communauté de critique et de recherche autour d’un centre d’intérêt commun.
A travers ces webinaires, nous cherchons à présenter une diversité des approches (diversité des méthodes) en touchant différents types de publics (enseignants, associatifs, étudiants, parents), issus de contextes culturels variés (auditeurs du monde entier). La distance considérée comme diversité des approches, des publics et des cultures n’est donc pas un frein mais une richesse lorsqu’elle dispose d’un espace d’échange affranchi des contraintes spatiales.
Distanciel et distanciation
Quel est l’impact du distanciel sur la relation avec l’intervenant ?
Nous avons pu observer que la relation entre les participants et l’intervenant différait entre le présentiel et le distanciel. Le distanciel génère un effet d’horizontalité plus prononcé et les participants semblent plus à l’aise pour échanger avec l'intervenant que dans une discussion en présentiel. L’effet d'inhibition de la prise de parole en public est atténué par le fait de se trouver derrière un écran plutôt que devant une assemblée ou face à l’intervenant en personne. Lorsque le participant s’adresse à lui, il a l’impression d’une relation privée ou avec un nombre restreint d’interlocuteurs, car l’assemblée n’est pas visible et les visages sont filmés de près par la webcam, laissant transparaitre les expressions. La proximité entre l’intervenant et les participant est renforcée également par le fait que tout le monde se trouve à égale distance de l’intervenant, ce qui ne serait pas le cas dans un amphithéâtre ou dans une salle de conférence. De manière générale, la visioconférence, atténue considérablement l’effet de masse d’une assemblée réelle. Même si le public peut être parfois plus nombreux qu’en présentiel, le chiffre indiquant le nombre de présents reste abstrait. La perception globale du participant ou de l’intervenant se concentre sur la quantité limitée d’interlocuteurs qui apparaissent sur son écran. Cette limitation encourage l’expression naturelle et contribue à créer un climat de confiance voire de confidentialité.
Parallèlement, le tchat ouvre également un espace d’expression indirect ou différé pour les participants qui osent davantage s’exposer en soumettant leurs questions ou leurs remarques.
Ils n’interpellent pas directement l’intervenant, mais leurs questions sont relayées à l’intervenant par les modérateurs. La médiation du tchat offre ainsi le pouvoir d’interagir aux participants et leur garantit d'être entendu par l’intervenant.
Quel est l’impact du distanciel entre les participants ?
On observe parfois en présentiel des personnalités fortes qui peuvent avoir tendance à prendre l’ascendant psychologique sur les autres, cherchant à avoir raison à tout prix, souhaitant imposer leur idée, ou ayant peur de perdre la face, etc. La discussion entre les participants en distanciel paraît moins entravée par les jeux de personnalité et de domination liés aux caractères de chacun. La distance physique, semble atténuer l’impact des affects et des susceptibilités. L’espace visuel étant réduit à une fenêtre, la même d’ailleurs pour tout le monde, il est plus difficile pour les caractères un peu trop expansifs d’occuper tout l’espace.
De même le rapport entre espace privé et public est inversé. Dans une assemblée “réelle” l’individu est immergé dans un espace public et se trouve en position de représentation constante sans échappatoire. A l’inverse, en distanciel, l’espace public est réduit à la taille d’un écran d’ordinateur disposé au sein d’un environnement maitrisé et rassurant. Il est toujours possible et à n’importe quel moment de se réfugier dans le hors champ pour apaiser les émotions.
Les personnalités des uns et des autres tendent en conséquence à s’effacer au profit des idées. La limitation de la présence spatiale des participants dans le distanciel conduit à concentrer davantage l’attention sur les idées plutôt que sur les individus qui les expriment. Cette mise à distance de l’affect contribue à répondre aux exigences et à l’esprit de la communauté de recherche philosophique ; c’est-à-dire une communauté dans laquelle les interlocuteurs construisent ensemble une réflexion commune et non un débat dans lequel des adversaires s’affrontent pour faire valoir leur point de vue.
La distance de soi à soi ?
Si les individualités sont moins visibles et tendent à s’effacer en arrière-plan derrière les idées, le regard des autres est alors moins oppressant, et l’on ose peut-être prendre plus facilement la parole, tester des hypothèses, se tromper, commettre des erreurs. Le distanciel semble ainsi faciliter la distance de soi à soi, entre ce que je suis et l’opinion que j’émets à un moment donné.
La communauté de recherche philosophique part du postulat que le temps de la discussion est un chantier au cours duquel une pensée collective se construit et évolue au fil des interventions. Cela implique de la part du discutant une posture qui ne consiste pas seulement à vouloir convaincre, mais à accepter, voire désirer, que ses idées puissent être mises à l’épreuve de l’examen collectif et ainsi faire évoluer sa pensée le cas échéant. Pour que ce processus soit réalisable il est nécessaire d’opérer une distanciation, un certain détachement entre soi et l’opinion que l’on émet à un moment donné. Pour que ma pensée soit susceptible d’évoluer, je ne dois pas m’identifier complétement à l’opinion provisoire que j’exprime, ni être identifié comme tel par les autres, sans quoi tout contre-argument sera nécessairement perçu comme une attaque personnelle et rendra la discussion conflictuelle voire stérile. Pour instaurer un climat de confiance et de bienveillance, il est nécessaire que cette dissociation entre un sujet qui s’exprime et l’idée qu’il exprime soit admise implicitement de manière collective par tous les discutants au risque, sinon, de figer tout processus évolutif de la discussion. Une hypothèse doit pouvoir être ouvertement proposée pour elle-même à l’examen collectif, analysée dans ses présupposés, ses conséquences, sans risque pour la personne d’être assimilée à et d’être jugée pour cette proposition. En effet, certaines idées ne sont pas nécessairement le reflet de l’opinion de celui qui l’émet, mais peuvent être proposées pour les besoins de l’exercice, pour éprouver le fondement de leur rejet éventuel, c’est le rôle du fameux “avocat du diable”. Le cadre de la discussion doit permettre aux discutants d’évoluer librement et sereinement dans leur réflexion en même temps que le groupe.
Si au contraire, le sujet s’identifie ou est associé par le groupe, de façon trop prononcée, à l’opinion qu’il exprime à un moment donné, l’objet du jugement se transfère alors des idées aux personnes et fige le processus évolutif de réflexion individuelle et collective. Cet effort de distanciation ou de dissociation est nécessaire pour réaliser une communauté de recherche philosophique délibérant sur des idées, sans quoi le risque serait d’aboutir au final à un tribunal des personnes. Pour garantir la qualité de l’échange, il faut rester vigilant à ce que ce soit toujours l’idée et non la personne qui la propose, qui soit jugée et examinée de sorte à ce qu’elle soit libre de la garder ou d'en changer après délibération. Si la personne a le sentiment d’être jugée, voire condamnée pour ce qu’elle propose, elle cherchera soit à se défendre en se radicalisant dans ses opinions, soit optera pour des propositions beaucoup plus consensuelles. Dogmatisme et démagogie sont dans les deux cas des obstacles à la dialectique, à l’éthique et à l’effort de problématisation que réclame une discussion philosophique. Aucune de ces postures ne permet de produire de la pensée. Les pratiques d'atelier en distanciel ont semble-t-il permis d'instaurer un climat de bienveillance entre les participants. Cette situation a peut-être encouragé les participants à remettre en question leurs idées et à se détacher de leurs opinions, car ils se sentaient moins exposés grâce à la médiation de l'écran. Le fait de ne pas être physiquement présent dans la même pièce peut également avoir permis aux participants de se sentir plus à l'aise pour s'exprimer et pour partager leurs points de vue sans craindre d'être jugés ou critiqués. En somme, les pratiques d'atelier en distanciel ont favorisé un environnement propice à la discussion, à l'échange d'idées et à la remise en question, ce qui a permis aux participants de mieux comprendre les perspectives des autres et d'enrichir leur propre réflexion.
L’utopos : nulle part et partout en même temps
L’abolition des barrières physiques dans le distanciel a permis à de nombreux auditeurs de plusieurs pays issus de cultures variées de participer à ces échanges. Cela a contribué à enrichir les points de vue au cours des discussions.
Mais au-delà de la pluralité des points de vue, ce qui attire notre attention c’est la spécificité du distanciel comme espace virtuel, une sorte de non-lieu, un οὐ-τόπος : qui n'est en aucun lieu
Si l’on organise une discussion en présentiel à l’Unesco, dans une école, dans le bar du coin ou à l’université, les spécificités du lieu dans lequel on se trouve pour échanger influencent notre comportement, notre façon d’être et d’entrer en relation. On ne sera pas tout à fait les mêmes en fonction de l’environnement. Peut-être même que certains milieux ne se côtoieront jamais car les différences socioculturelles sont malheureusement telles que certains mondes évoluent en parallèles sans jamais se rencontrer.
Sans affirmer pour autant que le distanciel abolit ces catégories, il permet néanmoins à des personnes évoluant dans des réalités différentes de se retrouver dans un espace neutre, non contraint par les données culturelles ou sociales induites par un environnement déterminant.
Une des particularités de cet utopos, c’est qu’il permet de côtoyer l’ailleurs chez soi. Il est nulle part et partout en même temps. J’accueille les autres, les différents participants, chez moi, dans mon salon, sur mon canapé, dans l’endroit qui me convient pour les recevoir, sans qu’ils viennent violer pour autant mon intimité, car l’environnement dans lequel je les reçois, le champ de ma caméra, est maitrisé. Et moi je suis en même temps chez eux dans leur environnement propre mais sans sortir du mien. On est chez Nadia à Abu-Dhabi, il fait 30° il est 20h, il faut coucher les enfants, mais Nadia est aussi chez Matthieu à Montréal, 8h30, -1°, la cheminée chauffe dans le fond de la pièce et le grille-pain annonce que les toasts sont prêts. Le temps du webinaire n’est donc pas le même non plus pour chacun, et on ne réfléchit pas de la même façon selon l’heure de la journée. Parfois cela demande une certaine motivation de la part des participants pour s’adapter aux horaires. Et pourtant tous ces mondes, ces temporalités, se côtoient dans un même espace-temps virtuel à la fois commun et relatif à chacun.
Un carnet de voyage : la distance parcourue
Le Support d’accompagnement est conçu comme une sorte d’arche qui s’enrichit au fil de l’eau des expériences recueillies au cours de ces escales en territoires de philosophie avec les enfants. Chaque webinaire embarque de nouveaux passagers qui nous accompagnent pour un temps dans ce voyage sur des distances plus ou moins longues. Le cheminement est l’important, le work-in-progress collectif.
Finalement l’enjeu consiste à toujours repréciser avec les experts et intervenants comment permettre aux participants d’ossifier, de cheviller par et malgré le distanciel, l’empowerment, l’encapacitation des enfants au sens du déploiement des capabilités telles que définies par Martha Nussbaum et Amartya Sen, soit la possibilité effective de choisir divers modes de projection dans le monde, tout en garantissant les principes de la collaboration intellectuelle et de la coopération concrète.[4]
L’autre impératif, inchoatif, consiste à favoriser et permettre l’expression des émotions démocratiques des enfants et d’une interculturalité d’échanges ouverte et dense caractérisant la pensée pluraliste et les remédiations fécondes. Par l’élaboration des questionnements, la pratique de l’enquête et de l’ironie, la capacité de discernement et d’interprétation, l’attention au non-résolu.
En proposant en libre accès tous les supports vidéo et écrits (les documents peuvent être imprimés) des intervenants depuis plus de trois ans, nous espérons pouvoir permettre des retours réfléchis et analyses de pratiques, des interactions, des combinatoires, des retours d’expériences et des contre-plongées utiles aux participants.
La présence à distance implique ainsi de pouvoir assimiler la distance parcourue pour se métamorphoser ensuite en présence effective lors des animations avec les enfants.
“Si tu es si peu dégoûté du métier, ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tous petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine.” (Graine de Crapule, F. Deligny).
Le tchat : singularité et paradoxe
À mi-chemin entre l’oral et l’écrit, le tchat emprunte à ces deux modes d’expression des caractéristiques différentes, parfois même opposées. Spontanéité de l’oral (bavardage, informel) d’un côté et réflexivité de l’écrit (synthèse, organisation de la pensée) de l’autre, font du tchat un dispositif singulier et paradoxal à la fois.
Ce que le tchat emprunte à l’oral
Lors d’un webinaire, la prise de parole des participants est en générale assez réglée, mesurée et réfléchie. Que ce soit au cours d’une discussion animée par l’intervenant ou simplement pour poser des questions, chacun a bien conscience qu’il ne peut pas dire n’importe quoi lorsqu’il s’exprime en public. Parallèlement à ce premier plan de discussion, le tchat introduit un espace d'échange secondaire, mais non formel cette fois ci, qui laisse libre court à la spontanéité des idées et autorise les réactions affectives. Il y a plus de bavardage dans le tchat que dans la discussion elle-même. On ose se permettre de prendre facilement la parole, parce qu’il n'est pas nécessaire de la demander. On peut s’exprimer librement sans perturber pour autant le cours de l’intervention, on peut réagir sans interrompre. C’est comme si ce qui se disait dans le tchat ne comptait pas vraiment ou était sans conséquence sur le déroulé de l’intervention.
Cette discussion à deux niveaux ne pourrait exister dans un dispositif classique en présentiel, sans menacer sérieusement le bon déroulé de la discussion. Une des singularités du tchat est d’autoriser l’existence d’un brouhaha silencieux en marge du discours.
Le tchat emprunte donc à l’oral cet espace de parole libre et spontanée non contraint par le nombre d’interlocuteurs, dans lequel chacun peut s’exprimer, réagir librement, sans déranger pour autant.
Ce que le tchat emprunte à l’écrit
D'un autre côté et le plus souvent en même temps, le tchat emprunte à l’écrit le temps de réflexivité imposé par cette médiation. En écrivant dans le tchat on peut choisir ses mots, poser sa pensée.
L’écrit oblige à un effort de synthèse car l’espace de dialogue, le format d’expression est court et doit être percutant, il faut donc choisir ses formules.
Là où l’oral nous oblige à répondre ou à réagir immédiatement, le tchat introduit une distance, une temporalité asynchrone. Ce délai est certes court, mais suffisant pour canaliser et déployer une réflexion. Contrairement à l’oral, le tchat permet de prendre le temps de formuler sa pensée avant de l’exprimer.
En empruntant à ces deux modes d’expression, oral et écrit, le tchat bénéficie d’un statut paradoxal puisqu’il est à la fois un flux et une trace.
Un flux, parce qu'il s’organise en fil de discussion, mais un flux moins rapide que celui du dialogue oral. Il est en même temps une trace, car ce qui est dit ne s’évapore pas comme à l’oral, mais demeure toujours accessible et consultable à tout moment. Il est toujours possible de remonter le fil de discussion.
Un second niveau de discussion pour prendre le pouls du groupe
Le tchat se présente comme un espace de liberté inédit qui n’existe pas dans une discussion orale classique. Alors que dans un dialogue oral toute pensée qui s’exprime se situe au premier plan, le tchat introduit un second plan ou arrière-plan à mi-chemin entre l’intériorité (pensée, idées, émotions) et l’extériorité (la parole qui s’exprime dans la discussion) des participants. C’est un espace intermédiaire à mi-distance entre le formel et l’informel, entre la pensée et les émotions.
Cet arrière-plan donne le ton, le climat d’un groupe qui resterait imperceptible autrement. Par l’intermédiaire du tchat les participants réagissent, témoignent de leur adhésion, de leur incompréhension, de leur préoccupation, n’hésitent pas à faire des traits d’humour, disgressent, se répondent entre eux, etc. Le tchat est à un dispositif distanciel ce que l’expression non verbale est au présentiel. Il permet de mesurer l’impact du discours sur les auditeurs, d’évaluer leur niveau de présence et d’attention, leurs états d’âmes. Ce n’est pas un espace neutre mais un espace de vie, effervescent, qui apporte une chaleur et donne corps au groupe. Un tchat silencieux est d’ailleurs souvent mauvais signe.
Le modérateur
La spécificité du tchat dans les dispositifs distanciels, introduit un personnage nouveau dans la discussion, le modérateur. En effet, il est impossible pour l’intervenant d’animer à la fois une discussion et d’en suivre une autre en arrière-plan. Le tchat suppose de recourir à une tierce personne ayant pour rôle d’opérer une médiation entre le public et l’intervenant. Le tchat est bouillonnant, à la fois chaotique et riche en potentialités, en créativité mais aussi en bruit. On y trouve le pire comme le meilleur. Le rôle du modérateur est alors de faire remonter à la surface les perles parfois enfouies, en donnant la parole aux expressions discrètes, pour les faire émerger au premier plan de la discussion et les relayer à l’intervenant. Le modérateur trie, synthétise, relève les réflexions et interrogations du public pour l’intervenant. En tant que facilitateur, il accompagne également les participants en difficulté, leur répond directement, clarifie certains propos et garantit les bonnes conditions de leur écoute. Enfin, il complète et étaye les propos de l’intervenant en fournissant au public de la documentation et des références complémentaires ajoutées au fil de l’intervention. Ces trois modes de médiation assurés par la fonction du modérateur sont essentiels pour que les deux niveaux de discussions (le discours de l’intervenant et le tchat) ne soient pas en rupture, ne se déploient pas en parallèle, mais se nourrissent l’un et l’autre par intermittence.
Le tchat est un espace, d’information, d’échange, d’interactivité et donc de vie d’abord entre les participants eux-mêmes, mais aussi entre les participants et l’intervenant, et enfin, entre les modérateurs et les participants.
Il crée du liant entre les différents rôles. C’est en quelque sorte l’âme (la psyché) du webinaire.
L'irréductibilité de la distance, malgré tout
Là où le présentiel consacre un espace-temps dédié à la pratique ou à l’échange, dans lequel les participants sont investis, avec le distanciel, en revanche, les frontières avec les activités du quotidien sont plus poreuses. On ne sait jamais ce que les auditeurs font réellement derrière leur écran. L’implication des auditeurs est variable (position de spectateur, passivité, ou réelle attention ?). Si la présence physique facilite l'implication mentale des participants, le distanciel peut conduire à des formes de dilettantisme, de dispersion de l’attention.
La fluidité des échanges est aussi aléatoire. La certaine froideur du distanciel peut faire ressentir une sorte de pesanteur dans les silences que l’on s’empresse de vouloir combler alors que ces mêmes silences peuvent être riches et profonds lorsque l’interlocuteur est présent physiquement en face de soi. A vouloir maintenir un rythme contraint par le média utilisé, la réflexivité et l’introspection peuvent en pâtir.
Les échanges sont limités à ceux qui s’expriment, les autres participants restent invisibles et quelque part inexistants. A l’inverse d’une assemblée réelle, dans laquelle on peut observer des réactions non verbales, des expressions qui témoignent de l’activité silencieuse, le distanciel limite le faisceau d’indices, le feedback, aux quelques-uns qui communiquent dans le tchat, s’expriment en ouvrant leur micro ou leur caméra, à l’exclusion de tous les autres. Il est alors difficile de mesurer l’impact du discours sur les auditeurs. L’impression générale d’une séance est donc biaisée car considérablement restreinte par le prisme limité de ceux qui se sont exprimés ou qui se sont affichés à l’écran de la réunion.
Si ces webinaires donnent à voir autant qu’ils le peuvent, des méthodes diversifiées, cartographient (au sens des lignes d’erre de Deligny) des sujets permettant d’enrichir la pratique des participants et leur fournissent des ressources qu’ils puissent exploiter, ils n’ont pas prétention à apporter la même richesse qu’une formation certifiante ou universitaire en présentiel. Une fois la session terminée l’apprenti praticien se retrouve seul devant son groupe et sa pratique ne sera enrichie qu’à la mesure de ce qu’il aura pu assimiler et transposer en atelier. L’accompagnement d’un formateur in situ, en coanimation ou apportant conseils et appuis de façon individualisée, ne peut être comblé par un dispositif distanciel seul. À l’instar de tout savoir-faire, la présence du maitre d’apprentissage, même ignorant ou en retrait, pour guider les gestes professionnels de l’apprenti demeure, à notre avis, essentielle.
Conclusion
Ainsi ces parcours de webinaires (et leur support en ligne)[5] tentent de proposer un outil de cartographie des modèles d’interventions en francophonies et un voyage au long cours parmi les (très) nombreuses propositions d’entrées en atelier, dans le prolongement du programme de la Chaire Unesco qui considère les pratiques de la philosophie avec les enfants comme une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale[6].
Ils cherchent à interroger et à faciliter, sur les temps de formation synchrone, la compréhension et l’appropriation de dispositifs d’émancipation et de résonance, à partir des expériences contemporaines d’aliénation précoce[7] et de dissonance cognitive, notamment au cours de la scolarité, ainsi que les possibilités d’émergence de la créativité intellectuelle visant à appuyer le devenir-auteur de l’enfant sur la longue distance (“des poubelles aux étoiles”).
En plus d’une présence à distance sur les temps de webinaires, l’alternance entre temps de formation synchrone et asynchrone permise par la mise en ligne de l’intégralité des supports d’intervention, favorise ensuite l’activité didacticielle des participants mais aussi la prise d’initiatives et la capacité à réfléchir différemment.
Les formations synchrone et asynchrone ne s’opposent pas, bien au contraire. Elles se complètent, afin de garantir un apprentissage impactant. Au regard de nouvelles contraintes techniques et didactiques, la formation asynchrone est une modalité d’apprentissage très souple, qui renforce la teneur d’une formation (même en synchrone à distance). Le travail en asynchrone peut ainsi aider à la montée en compétences des apprenants, leur permettant de progresser durablement, en portée et en profondeur par un retour sur les supports et enregistrements.
En effet, nous avons pu éprouver au cours de ces webinaires ces moments où la raison résonne, “crépite”, et de ces interstices, de ces expériences de pensée, de ces cercles de parole, émergent, même à distance, des variations de rythmes quasi-musicales, “élaborant asymétriquement des questions hypothétiques comme fenêtres ouvertes vers des mondes possibles, la recherche d’alternatives, le doute critique, le jeu conceptuel, l’aventure expérimentale” (Hawken, 2019).[8]
Comme le souligne Lipman dans Philosophy goes to school la communauté de recherche peut être perçue comme une orchestration de l’esprit et de ses facultés : " la pensée philosophique a ses allegros et ses adagios : ses mouvements rapides sont probatoires et spéculatifs, en quête de cohérence et d’exhaustivité ; ses mouvements les plus lents sont analytiques et critiques, en quête d’intégrité et de responsabilité conceptuelle."[9]
Ces variations de rythmes caractérisent ainsi également les modulations de la présence à distance.
Mais comme l’analysent très justement, et avec originalité, Michel Jeltsch et Nicolas Laurens, tous deux professeurs de philosophie, il faut pouvoir aborder le numérique à contre-emploi pour pouvoir insuffler ces variations et ces modulations avec les élèves :
Le numérique “doit en effet pouvoir contribuer à réactiver le potentiel d’être du sujet, levier indispensable d’une plus haute individuation. Dans ces conditions trois priorités semblent se faire jour : interrompre le flux, en fixant un point ou en marquant un arrêt ; placer une verticalité, en sélectionnant des contenus et en fixant ainsi une hiérarchie ; entrer dans une logique d’intensité et non plus d’extension.”[10]
Comme le précisent les auteurs de l’ouvrage collectif récemment paru : “Les ateliers de philosophie peuvent préfigurer un paradigme de ce que devrait être l’école et l’éducation : une “oasis de pensée”, un lieu et un temps de développement de l’esprit critique, de la coopération intellectuelle et de l’acceptation de sa vulnérabilité pour entrer en résonance avec soi et le monde.”[11]
Nous continuerons à proposer ces parcours de présentation de dispositifs, à nourrir la formation à distance (synchrone et asynchrone) dans ce vaste domaine de l'éducation philosophique, à co-élaborer avec tant d’autres une anthropologie critique de l’enfance et une éducation au doute, à l’enquête prospective, à la délibération, qui considèrent et cherchent toujours par quelles voies physiques et psychiques, holistiques, l’enfant conquiert sa liberté et son émancipation en saisissant la puissance affective du développement conceptuel et de l’action réciproque, mais en cultivant aussi la sérendipité.[12]
« Toute une vie ne suffit pour désapprendre » rappelait Michaux, avant d’ajouter « Ne désespérez jamais, faîtes infuser davantage. »
Annexes
Parcours de webinaires 2022-2023
https://www.reseau-canope.fr/notice/des-pratiques-philosophiques-pour-penser-la-citoyennete.html et Support d’accompagnement
Briançon, M. « Peut-on apprendre à philosopher en ligne ? », Distances et médiations des savoirs
[En ligne], 9 | 2015, https://journals.openedition.org/dms/975 ↩︎
Jézégou, A. (2021). La « présence à distance » en e-Formation : comment la créer et à quelles conditions ? Plusieurs éléments essentiels de réponse. Portail de la fonction publique, carrière et parcours professionnel, rubrique « paroles d’experts ». ↩︎
Voir : Revue Diotime, Table ronde, (2020). Nouvelles pratiques philosophiques : le temps de penser en distanciel ? Opportunités et limites. https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/088/020/ ↩︎
Nussbaum, M. (2012) Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? Climats. Et Nussbaum, M. (2011) Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ? Climats. ↩︎
Ce que Hannah Arendt appelait « la chancelante équivocité du monde », en en faisant la caractéristique de notre condition humaine. ↩︎
Dans Pédagogie de la résonance (Le Pommier, 2022) Hartmut Rosa précise : « Si l'école joue un rôle constitutif dans le développement de la capacité de résonance subjective, alors cette inégalité de traitement pourrait entraîner des répercussions considérables sur la qualité de vie des futurs adultes : si le système scolaire et éducatif actuel paraît si critiquable, ce n'est pas seulement parce qu'il bloque systématiquement l'accès des enfants des couches défavorisées à des axes de résonance essentiels. Ce qui est décisif à cet égard, ce n'est pas tant l'ouverture ou la fermeture d'axes de résonance spécifiques que la création structurelle d'une résonance dispositionnelle chez les uns et d'une aliénation dispositionnelle chez les autres. » ↩︎
Hawken, J. (2019). 1.…2.…3.…Pensez ! , Chronique Sociale. p. 76. ↩︎
Lipman, M. (1988). Philosophy goes to school, Temple University Press. p. 173. ↩︎
Dans le cadre des TraAM 2019/2021 de l’académie de Toulouse : https://pedagogie.ac-toulouse.fr/philosophie/system/files/2021-06/TraAM Philosophie 2019-2021 L’information.pdf slide 20 notamment ↩︎
Ouvrage collectif dirigé par Chirouter, E. (2022). La philosophie avec les enfants : un paradigme pour l’émancipation, la reconnaissance et la résonance, Raison publique. ↩︎
Séverac, P. (2022). Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza. Vrin. Et Perreira, I. (2017) Paulo Freire – pédagogue des opprimés. Une introduction aux pédagogies critiques. Libertalia. ↩︎