Introduction par Véronique Schutz
Mettre à distance ses conditions de vie, surtout quand elles sont dures, pour réfléchir dans un atelier de philosophie, cela peut paraître un challenge pas toujours réaliste ou réalisable.
L’AGSAS s’y est essayé et se propose de raconter trois histoires - parmi bien d’autres - d’Ateliers de Philosophie AGSAS® qui témoignent de cet effet « prise de distance ». Nous avons fait le pari que les Ateliers de Philosophie AGSAS®, en proposant à des personnes aux parcours de vie accidentés, pouvaient offrir les conditions favorables, par la réflexion personnelle et groupale, à cette prise de distance.
Les récits qui suivent sont des preuves que ce pari peut être gagné.
Les Ateliers de Philosophie AGSAS®, ont d’abord été conçus pour des enfants et des jeunes d’âge scolaire. Au cours des formations que nous organisons à Paris et en Province, nous avons vu arriver des publics issus d’horizons divers. C’est comme cela que nous nous sommes progressivement tournés vers la cité et vers d’autres publics comme les personnes âgées, des personnes en grande précarité (ATD Quart-Monde, café des petits frères), des personnes incarcérées.
Quel que soit le public, la méthode est quasiment identique. Au fil de notre présentation, vous pourrez repérer les grands invariants qui sont les nôtres, c’est-à-dire le cadre commun à toutes les expériences :
Le silence
Dans les Ateliers de Philosophie AGSAS®, le silence occupe une place importante. Il est présent à plusieurs reprises dans la séance.
-
Le silence du début :
Lorsque le cadre a été posé, le mot inducteur annoncé, les participants à l’atelier sont invités à réfléchir avant que le bâton de parole ne circule. C’est un temps qui va permettre aux pensées individuelles d’émerger.
-
Le silence des participants :
Au bout d’une ou deux minutes, le bâton de parole commence à circuler. Chacun sait qu’on ne parle que si on a le bâton de parole. On peut choisir de le passer à son voisin et d’exprimer sa pensée ou de garder le silence sans culpabilité puisque, dans l’exposé du cadre, l’animateur a précisé que l’on n’est pas obligé de parler, que c’est un atelier de pensée et pas un atelier de parole. Le participant peut être dans une réflexion personnelle à partir du mot inducteur, tout en écoutant les propos des autres membres du groupe.
-
Le silence de l’animateur :
Quelquefois, le bâton de parole circule de main en main dans le silence, sans que les participants ne s’expriment. L’animateur ne doit pas se sentir gêné par cette absence de paroles. Ça ne doit pas être vécu comme un échec, le silence ne veut pas dire absence de pensée. Il est confiant dans le cadre posé, et il se doit d’accueillir ce silence avec sérénité, sans chercher à le troubler par des paroles de relance.
Les participants sont invités à réfléchir de la place d’une « personne du monde »
Dans les ateliers philo AGSAS, chacun est implicitement confronté au défi de mettre de l’ordre dans ses pensées sur les grandes questions liées à la condition humaine. Il s’agit de permettre à chacun d’entrer dans une dynamique de pensée, de formuler une pensée personnelle et de la comparer à celles des autres pour la faire évoluer. Reconnu comme un « être de pensée », capable de penser à hauteur d’humanité, le participant va pouvoir dépasser les émotions suscitées par le mot inducteur pour exprimer une pensée personnelle, trouver auprès des autres la confirmation de sa valeur et prendre conscience de ses capacités de raisonnement. Il va à la rencontre d’autres modes de pensée, bouleverse ses représentations, développe son esprit critique et relativise son point de vue. Une distance critique entre sa pensée personnelle et celles des autres participants s’instaure alors. Le statut de personne du monde qui s’interroge sur la condition humaine à hauteur d’humanité favorise la confiance de chacun dans sa capacité à penser et contribue, par une prise de hauteur, à la valorisation de l’image de soi.
Le mot inducteur
Dans la méthode AGSAS, l’animateur/trice donne le thème sous la forme d’un mot inducteur. Il n’y a pas de question. Ce mot inducteur permet aux participants à un atelier de philosophie d’entrer en relation avec l’image de ce mot. Pendant une ou deux minutes, en silence, les participants vont mettre le mot à distance, ils vont le laisser infuser et voyager dans leurs pensées. Ce n’est pas un mot du dictionnaire, c’est un dialogue qui s’installe, une mise en relation avec l’image de ce mot. C’est d’abord une rencontre individuelle, une conversation de soi à soi avant la rencontre avec la parole groupale. Ensuite les pensées exprimées par les uns et les autres, les multiples sens donnés vont enrichir la réflexion collective jusqu’à prendre la forme d’une construction, d’une œuvre collective, d’une méditation partagée. L’enjeu n’est pas de provoquer un débat, mais plutôt de favoriser l’écoute réciproque.
La place de l’animateur
Dans l’atelier de philosophie AGSAS, la posture de l’animateur est singulière et éthique. La condition préalable à la pratique d'un atelier de philosophie est son silence.
L’animateur installe un cadre rigoureux à travers la circulation de la parole (bâton de parole, à la demande des participants ou de mains en mains, dans le sens du cercle, selon un ordre prédéfini…). Il a confiance dans la méthode, qu’il s’installe dans le cercle avec les participants ou en dehors, il est à l’écoute des paroles prononcées. Il annonce qu’il n’interviendra pas, et sa présence, silencieuse et confiante, ouvre la possibilité de la parole du sujet.
Il donne à la distance physique qu’il semble mettre entre lui et le groupe, une autorisation à libérer la pensée, une pensée propre. Il a annoncé au préalable qu’il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse, il n’attend rien de particulier. Après les 10 minutes de réflexion collective du premier temps, il peut faire une relecture des différents propos. Dans le deuxième temps, il revient dans le cercle pour un temps « méta » et demande : « Comment ça s’est passé pour vous ? En dehors de ces règles de base, chaque animateur habite le cadre à sa manière et peut proposer les variantes qui lui conviennent.
La notion d’appartenance
Toute personne a besoin de compter à ses propres yeux et aux yeux des autres. Si elle se sent reconnue dans sa singularité, comme « interlocuteur valable », statut qui lui est donné par le cadre même de la méthode, alors elle va pouvoir affirmer sa pensée individuelle et écouter celles des autres. Dans une sorte de dialogue interne entre son Moi-Monde et cette Instance Monde - où selon Jacques Lévine, sont déposées les valeurs et les contre valeurs de l’humanité - chaque participant va prendre de la distance entre le statut avec lequel il arrive dans l’atelier et celui avec lequel il part.
En pensant avec les autres, en se relayant dans la parole, le participant à un Ateliers de Philosophie AGSAS®, va se dégager d’un « ici et maintenant » et modifier son regard sur lui-même et sur la société. La pensée individuelle va entrer en relation avec la pensée de tous et peu à peu, une œuvre collective va se construire et la solidarité entre ses membres va s’installer.
Trois ateliers dans la cité
L’atelier réalisé dans un centre médical pour personnes handicapées par Geneviève Chambard
La mise à distance de sa propre réflexion est indispensable pour ne pas être envahi par des émotions trop intenses ou des difficultés personnelles qui seraient les conditions d'un empêchement à penser et provoqueraient une impossibilité à aller à la rencontre d'autres points de vue. Il s'agit d'une mise à distance dans le désir d'aller interroger l'Instance Monde et de rencontrer d'autres pensées proches ou bien différentes. Mais le monde dans lequel on vit peut faciliter cette approche de l'universalité ou au contraire la rendre difficile d'accès.
Aujourd'hui, je voudrais surtout vous parler d'Alexandre.
Lorsque je viens animer les ateliers de philosophie hebdomadaires, Alexandre est en rééducation. Je ne l'ai jamais rencontré. Les enseignants et animateurs m’expriment leur regret qu'il ne puisse participer à ce moment de réflexion et de partage, chaque fois très riche et très intéressant. J'accepte donc de changer le jour de ma venue.
Je rencontre Alexandre dans sa classe, à la fondation Poidatz. Il a dix ans. C'est un beau garçon, gracieux et aimable, assez grand pour son âge. Il est aimé de tous dans son école, élèves comme enseignants. Tétraplégique, il est sanglé dans un grand fauteuil qui lui maintient le dos et la tête, mais qu'il ne peut manipuler lui-même. En effet, seuls sa tête et ses avant-bras ne sont pas paralysés. Il sourit en permanence, bouche entrouverte d'où un filet de bave qu'il ne peut retenir, s'écoule. Ce n'est pas un sourire béat. Sourire et regard semblent exprimer de la joie. Il n'a accès ni à la parole, ni à l'écriture. Il peut toutefois, avec la gorge, émettre quelques sons qui me paraissent tous identiques et qu'il semble utiliser sans raison apparente.
Malgré leur désir constant et les différentes stratégies mises en place lors des jeux, des temps libres, des repas ou des nombreuses activités que les animateurs et enseignants mettent en place durant toutes les journées, jamais ils n'ont réussi à communiquer avec Alexandre.
Que va-t-il alors se passer durant l'atelier ?
Lorsque le bâton de parole arrive à sa portée, l’enfant qui l'a, va le porter à Alexandre et l'enfant suivant va le rechercher après un certain temps d'attente en lui posant la question : « Tu as fini ?». Alexandre répond par un mouvement de tête. Il semble planer dans ce lieu, durant les Ateliers de Philosophie, un climat de confiance mutuelle, de fierté groupale et individuelle, de reconnaissance de chacun comme un interlocuteur valable.… même de celui qui ne peut pas s'exprimer. J'en suis émue et fière, moi aussi.
Que pense Alexandre ? Nous ne pouvons le savoir. Il exprime durant tout l'atelier une grande passivité, rien de particulier dans son regard et toujours le même sourire.
Un jour, je décide d'utiliser une variable en fin d'atelier. Je donne à chacun des enfants une feuille de papier sur laquelle je leur demande d'écrire, s'ils le souhaitent, les mots ou les phrases qu'ils aimeraient garder de l'échange qui vient d'avoir lieu. Je les informe que c'est anonyme, mais que je lirai au groupe tout ce qui est écrit. Sans réfléchir, j'ai déposé une feuille et un crayon sur la tablette du fauteuil d'Alexandre qui ne peut écrire. Après quelques minutes, un des enseignants se déplace et s'approche de lui. Leurs regards se sont croisés… Pour la première fois depuis qu'Alexandre est dans cet établissement, une discussion s'engage entre eux : l'enseignant utilise le langage verbal et l'enfant agite la tête de haut en bas ou de droite à gauche, toujours avec le même sourire. L'adulte écrit.
Après avoir ramassé les feuilles, je les lis à l'ensemble du groupe. Lorsque je lis celle d'Alexandre, il éclate d'un rire sonore, tout en regardant ses camarades, toujours installés en cercle. Il semble traduire ainsi un bonheur extrême ! Les autres lui sourient.
A chacun des ateliers de Philosophie qui vont suivre, la même scène va se reproduire. On peut penser qu'Alexandre manifeste ainsi son plaisir de communiquer, mais que se passe-t-il durant ces ateliers qui ne peut pas avoir lieu à d'autres moments ? Que nous dit-il avec cette manifestation d'une joie extrême ? Quelle découverte a-t-il faite ?
Être une personne du Monde permet-il de prendre de la distance avec son handicap pour révéler l'essentiel, sa place d’interlocuteur valable ? Permet-il de découvrir ce qui constitue sa vraie valeur ? Permet-il de prendre conscience qu'au-delà du handicap, on peut réfléchir et se constituer un capital nécessaire pour aborder l’avenir ?
Nous sommes convaincus que l'atelier de philosophie permet à chacun et chacune de se vivre comme un interlocuteur valable, capable de réfléchir sur des sujets universels, en toute autonomie. Le handicap n’est alors pas un empêchement à penser, et ce moment de réflexion permet à chacun de prendre de le mettre à distance.
Au-delà des murs de la prison et de la Maison d’arrêt, rompre la distance entre Soi et le monde extérieur par Maryse Métra
Nous sommes plusieurs à animer des ateliers de philosophie AGSAS dans les maisons d’arrêt et les prisons. Avec l’épidémie de Covid 19, les détenus vivent régulièrement de nouvelles mesures de confinement pendant lesquelles les parloirs sont interdits. Ils ont pu témoigner à plusieurs reprises que les ateliers de philosophie, comme d’autres temps d’animation, leur avaient permis de surmonter les mesures de « distanciation sociale » imposées par l’incarcération et doublées par l’absence de liens avec l’extérieur.
La communication entre la prison et le monde extérieur est essentielle pour les détenus, et certains peuvent participer à des activités sportives et culturelles, parmi lesquelles des ateliers de philosophie. Je m’appuie aujourd’hui sur ce que j’ai pu proposer durant quatre demi-journées dans une maison d’arrêt de la région Nouvelle Aquitaine.
L’invitation à faire de la philosophie autorise une mise à distance psychique remobilise la pensée des détenus sur des thèmes beaucoup plus larges que leur vie carcérale. Grâce au cadre contenant et rassurant de l’atelier de philosophie, les détenus peuvent s’exprimer en toute confiance, à partir d’un mot inducteur.
La notion de distance a été très présente sur l’ensemble de nos ateliers et m’a permis d’échanger avec eux sur la notion de cette triple appartenance. Jacques Lévine soulignait l’importance pour tout sujet, enfant, adolescent, adulte, de se vivre comme un Petit Tout, dans un Moyen Tout et un Grand Tout.
Les ateliers de philosophie proposent à chaque participant, par le non-jugement, d’être un « interlocuteur valable », une personne du monde, capable d’apporter sa participation à la réflexion collective, de se vivre comme sujet pensant, capable de dire Je, à l’intérieur de ce groupe, pour réfléchir à des questions philosophiques universelles.
C’est là que la notion de distance intervient. Même en prison, chaque individu ne doit pas se sentir coupé de la vie sociale. Si, en prison, on oppose dedans à dehors, par une mise à distance physique, bien réelle, l’atelier de philosophie permet de rompre cette représentation clivée, en invitant chacun à réfléchir à des problématiques universelles.
Si c’est l’être pensant qui est au centre de l’atelier, la philosophie a les mêmes repères à l’intérieur et à l’extérieur de la prison, alors que les relations humaines sont bien différentes à l’intérieur et à l’extérieur de la prison.
Dans ce lieu où la prise d’initiative est particulièrement restreinte, les personnes rencontrées nous ont dit qu’en perdant leur liberté, elles avaient l’impression aussi d’avoir perdu leur autonomie de pensée.
Voici ce qu’a déclaré Linda : « Ça m’a fait un bien fou lorsque vous vous êtes adressée à nous en tant que des personnes du monde, nous n’étions donc plus seulement un numéro d’écrou, nous étions à nouveau considérés comme sujets dans un espace de pensée au cœur même de la Maison d’arrêt ».
Les Ateliers de Philosophie AGSAS font partie de ce que nous appelons les Ateliers de Réflexion sur la Condition Humaine, ce qui prend tout son sens dans ce que nous vous présentons aujourd’hui.
Parmi les mots inducteurs proposés, l’amitié, la mémoire…, le temps a fait l’objet de nombreux échanges. Si les détenus décrivent un temps souvent vécu comme monotone, contraint par les rythmes répétitifs des règles carcérales, ils se disent aussi « débordés » et se plaignent parfois de n’avoir le temps de rien. « Les pensées tournent en rond, disent-ils, comme nous dans la cour de la maison d’arrêt ».
En posant le cadre de l’atelier de philosophie AGSAS, l’animateur annonce que l’atelier se déroulera en deux temps : un premier temps de dix minutes ou au moins deux tours du bâton de parole, suivi d’un deuxième temps d’environ dix minutes aussi, introduit par la question : « Comment ça s’est passé pour vous ? ». Cette proposition permet d’envisager dès le début de l’atelier un déroulement de l’activité de pensée.
Je vais partager avec vous quelques extraits de leurs propos qui, témoignant de la prise de distance au cours d’un même atelier, comment avec la notion de temps, ils ont pu témoigner de cette triple appartenance et prendre de la distance pour passer de la vie carcérale à l’universel.
Au début de l’atelier, il n’y a pas de prise de distance :
Depuis que je suis ici, je ne réfléchis pas trop au temps. Pourvu qu'il passe vite, c'est tout ce que je demande. Avec le temps que l’on perd ici, on perd la notion même du temps. En parler dans cet atelier permet d’en reprendre la maîtrise, d’en reprendre conscience.
Au début de l'emprisonnement, le temps nous paraît plus long. Quand on est en prison et qu'on pose un regard sur sa vie, on se rend compte qu'on a gâché son temps, qu'on n'a pas su profiter des bons moments qui s'offraient à nous. On ne s'en rend compte que lorsqu'on est à l'écart.
Après ces quelques exemples, d’autres prises de parole qui montrent que les participants prennent progressivement de la distance :
Le temps est relatif, on a une perception du temps qui varie, que ce soit dans des moments positifs ou des passages difficiles. Le temps est élastique. Quand nous vivons des choses difficiles, le temps s'étire. Mais le temps est inexorable. Rien, ni personne ne peut l'arrêter. Il passe. Le temps est indomptable, il ne connaît personne. Mais c’est aussi un guérisseur, il guérit les blessures enfouies.
Il faut laisser du temps au temps, Une blessure ne se cicatrise pas du jour au lendemain.
On parle parfois de « temps suspendu ». Quand on se sent bien, quand on est concentré sur une tâche, on n'a plus conscience du temps qui passe. C’est ce que les ateliers de philosophie nous permettent de faire.
On ne prend plus le temps de vivre, notre société semble pressée. Selon les moments, on peut dire « Dépêche-toi » ou « Prends ton temps », comme si la relation au temps n'était jamais ajustée !
Le temps, c'est comme un magicien illusionniste, il nous fait croire qu'on va comprendre, maîtriser, et il s'échappe. Plus on croit l'atteindre, moins on l'atteint. On ne peut l'attraper. Le temps nous glisse entre les doigts, on n'arrive pas à en profiter comme on voudrait.
Et nous arrivons progressivement au grand Tout, à l’universel :
C'est bizarre, peut-on ralentir, faire évoluer notre relation au temps ? Si on regarde le déroulement d'une vie humaine, nous sommes tous mortels, ça vaut peut-être le coup de prendre le temps de vivre !
Pour chacun d'entre nous, il y a le temps de notre vie. Mais le temps continuera après nous, après notre mort, pour les autres, pour le monde.
Une expérience philosophique au Café des Petits frères par Michèle > Sillam
Le Café des Petits frères, situé dans le 17e arrondissement de Paris, au 47 rue des Batignolles, est un lieu convivial, ouvert à tous. Destiné à accueillir en priorité ceux qui se trouvent en situation d’isolement ou de précarité, ce bar sans alcool, chaleureux, est aussi le café le moins cher de Paris. On peut y lire des journaux ou des revues en libre consultation, des livres aussi, y écouter de la musique ou se servir d’un ordinateur. De nombreuses animations y sont organisées et ce sont des bénévoles qui font tourner l’établissement. Les diverses animations culturelles et récréatives qui figurent au programme sont également toutes proposées par des intervenants bénévoles.
C’est dans ce cadre qu’une fois par mois, de septembre à juin, pendant huit ans, se déroulait un Atelier de Philosophie AGSAS® que j’animais avec beaucoup de plaisir.
Cela se passe ainsi : la plupart des participants et participantes sont assis autour de petites tables de bistrot, avec leur consommation, comme dans un café classique. Quelques-uns sont debout près du comptoir.
L’atelier se déroule portes ouvertes, pas d’inscription préalable, aucune préparation puisque le thème du jour n’est pas connu d’avance, pas même de moi. Il sera déterminé par un vote à main levée à partir des mots proposés par les clientes et clients présents à ce moment-là. Certaines personnes habituées viennent avec des mots gribouillés sur un petit papier, qu’elles proposent au vote.
La règle au bar, c’est que pendant l’atelier, on ne sert pas de café, le percolateur est trop bruyant. Mais les autres boissons sont servies sans restriction.
Dans la salle, les joueurs et joueuses de scrabble, de cartes ou de dominos peuvent continuer à jouer, celles et ceux qui consomment peuvent continuer de le faire. Pour participer à l’atelier et partager sa pensée il faut juste me faire un signe pour que je vienne présenter le micro qui amplifie les paroles. Pendant l’atelier, pas d’aparté car même à voix très basse, cela peut casser l’envie de parler de celles et ceux qui le souhaitent. Mais on n’a aucune obligation à s’exprimer.
Pour se « chauffer l’esprit », et entrer dans le monde de la philosophie, on commence toujours, selon le protocole, par la question préalable : « Qu’est-ce que la philosophie pour vous ? »
Je précise alors, comme à l’accoutumé, qu’en philosophie, il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse, que personne ne sera autorisé à se moquer de ce que dit quelqu’un, que je ne vais pas intervenir sauf pour apporter le micro à celui ou celle qui le demande, et que la première partie de l’atelier va durer dix minutes, et démarrera après une première minute de silence.
Les clients et les clientes proposent des thèmes sous la forme de mots inducteurs : l’espoir, le pardon, croire puis, ce jour-là, une dame qui vient d’arriver, bien fatiguée semble -t-il, lance le mot « repassage » en s’écroulant sur la banquette.
Les mots inducteurs, on y avait bien réfléchi au moment où nous avons écrit le livre l’enfant philosophe, avenir de l’humanité ? on les avait même classés en trois catégories :
-
La nature et les valeurs des structures qui organisent la vie
-
Les grandes valeurs qui nous guident dans la vie et les contre-valeurs qui font obstacles
-
Les sentiments
mais jamais on n’avait pensé au repassage ! Car c’est en effet, le mot qui remporte, démocratiquement, le plus de suffrages ce jour-là.
L’aventure, car c’en était une, commence pour moi avec des interrogations remplies d’une certaine inquiétude quant à la tournure que va prendre cet atelier. Après la minute de silence traditionnelle, j’ouvre le micro et un premier doigt se lève. Je me dirige vers la personne : « Ici, au café des petites frères, on passe et on repasse » dit-elle, puis une autre main se lève : « Oui, on vient ici, au chaud, et on repasse sa vie », une 3ème personne renchérit : « Je me demande si en repassant sa vie, on peut enlever les faux plis ? »
Je sens l’inquiétude de départ devant le choix de ce mot inducteur me quitter au fur et à mesure des paroles que j’entends. A sa place, en plus de la confiance inconditionnelle que je fais au cadre de cette méthode, vient s’ajouter la confiance que désormais je fais au choix du mot inducteur. Une nouvelle croyance s’installe en moi, celle que tout mot, à partir du moment où on l’installe comme « mot inducteur » dans le cadre particulier de l’Atelier de Philosophie AGSAS® devient un sujet philosophique.
Le statut d’interlocuteur valable que ce cadre fait vivre à toute personne, quel que soit le statut social avec lequel elle arrive au Café, cette invitation qui lui est faite de « réfléchir de la place d’une personne du monde » au milieu d’un groupe sans qu’une personne de la place d’animateur ou animatrice ne vienne poser de question, reformuler, lancer une idée, n’est-il pas le socle-même sur lequel chaque personne pourra s’appuyer pour réfléchir, philosopher et prendre de la distance par rapport à la dure réalité que sa propre vie lui impose ?
D’autres paroles continuent de remplir l’espace du Café : « Puisque la vie n’est qu’un passage, je pense qu’il faut mourir pour pouvoir repasser », « Il faut aussi dépasser et se dépasser », « Le sujet c’est repasser, pas dépasser, pourquoi pas trépasser ? », « En fait c’est la résurrection », « Mourir oui, mais mourir à quoi ? »
Puis, dans le 2ème temps de la méthode, que l’on peut appeler le temps « méta », pour répondre à la question rituelle, « Comment ça s’est passé pour vous ? », la dame qui avait lancé le mot « le repassage » a pris la parole pour dire « quand je suis entrée dans le café je ne savais pas trop bien ce qui s’y passait, j’ai entendu des personnes lancer des mots, alors, j’ai fait comme eux et comme je venais de faire trois heures de repassage pour une dame, j’ai lancé le mot repassage, je ne savais pas ce qui allait se passer. C’est fou ce qu’on peut dire d’intelligent sur ce mot. Je ne pensais pas qu’on pouvait penser tout ça sur ce qui m’a fait transpirer. Merci »
Si j’ai voulu présenter cette expérience dans le cadre de ces 21èmes Rencontres Internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques sur le thème de la distance, c’est qu’elle est, à mon avis, une belle expérience de prise de distance par l’action de philosopher.
Après chaque atelier de philosophie, le Café des Petits Frères n’est plus du tout le même.
Lorsque j’arrive, les clients sont séparés les uns des autres, à part les joueurs de cartes. Il y en a qui dorment sur leurs bras croisés posés sur les tables, il y en a qui griffonnent inlassablement des papiers, il y en a qui rêvent. Mais après l’atelier, tout est différent, on se parle, on prolonge les échanges, on déclare à ceux dont les paroles nous ont touché que c’était bien ce qu’ils ont dit. L’atmosphère est chaude de fraternité, c’est comme si ces dix minutes de réflexion sur un thème concernant la condition humaine leur avaient permis de prendre de la distance sur leurs propres conditions de vie, parfois si rudes.
Malheureusement, j’ai dû mettre fin à cette expérience à la suite d’un changement de direction qui, par inquiétude que je puisse avoir à gérer des attitudes parfois agressives de certains clients, voulait que cet atelier se fasse portes fermées et avec inscription préalable. J’ai quand même tenté l’expérience mais juste avant la fermeture des portes, le café s’était vidé.
Illustration : Edgar Degas 1869 La repasseuse
Conclusion par Véronique Schutz
Ces témoignages nous ont permis de voir comment la méthode pratiquée à l’AGSAS permet aux participants à ces ateliers de prendre de la distance par rapport au statut avec lequel ils arrivent dans l’atelier.
Nous avons mis en évidence la façon dont chaque point du cadre de la méthode - que nous avons voulu quasiment identique à celle utilisée avec les enfants - favorise la confiance de chacun dans sa capacité à penser et contribue, par une prise de hauteur, à l’élargissement du Moi identitaire tout en développant une valorisation de l’image de soi des participants.
Nous avons vu comment les participants, invités à réfléchir de la place d’une « personne du monde » peuvent dépasser les émotions suscitées par des défaites que la vie a pu leur infliger, modifier leur relation au monde et se sentir restaurés dans leur individualité. Les témoignages permettent d’affirmer qu’après un tel atelier, de nombreux participants ont le sentiment d’une « restauration » de l’image d’eux-mêmes, de leur place dans la société : ils se sentent reliés aux autres et à l’humanité.