Les normes de notre métier sont plurielles, divergentes, et parfois conflictuelles : elles nous mènent à devoir composer des préférences, qui peuvent s’avérer instables, et être révisées au cours d’une expérience professionnelle. Nous emprunterons à Georges Canguilhem sa conceptualité pour réfléchir normes, entre normalisation et normativité. Se soumet-on aux normes, ou bien cherche-t-on, lorsque l’on travaille, à les accommoder, ou bien à coconstruire son milieu de travail pour s’y retrouver ? Qu’en est-il des professeurs de philosophie ? Sont-ils traversés par des normes institutionnelles, adhèrent-ils aux normes et pourquoi, ou bien s’en déprennent-ils, s’en distancient-ils ? Nous explorerons ce travail de distanciation normative à travers la pratique du cinéphilosopher qui propose d’apprendre à philosopher à partir d’une analyse d’une œuvre cinématographique de fiction. De quoi ce détour pratique nous distancie-t-il, mais également de quoi nous permet-il de nous rapprocher ? Le cinéma offre une profondeur de champ au philosopher en instaurant des problèmes situés dans des narrations représentables, qui invitent les élèves à une analytique de leurs pratiques culturelles. Il invite également à explorer les dimensions affectives d’une pensée incarnée, loin des standards du discours philosophique « désincarné » de la leçon. Toutefois, cette distanciation normative n’est-elle pas au service d’une normativité plus essentielle, fondatrice d’un rapport au philosopher dont ils puissent faire usage ?
Ce travail s’inscrit dans un programme de recherche : aspirant à la coconstruction d’un IREPh (Institut de recherche sur l’enseignement et la formation de la philosophie), ou d’un GRREPh (Groupe de réflexion et de recherche sur l’enseignement de la philosophie), se déployant au moyen d’un séminaire au Collège international de philosophie, de collectifs de recherche-action, constituant progressivement et plus ou moins formellement un Observatoire de la pratique enseignante, et un Ouvroir de pratiques potentielles dans l’enseignement et la formation.
Peut-on se distancier des normes d’un métier que l’on exerce ? Comment concevoir les normes d’une pratique ?
De prime abord, ces normes renvoient au travail prescrit par l’autorité qui s’exerce au sein de l’institution, ce sont les normes qui définissent quelle est la nature de l’activité, et ce qu’est un travail bien fait. Mais dans le champ du travail, les normes renvoient également à la manière dont les travailleurs se réfèrent à leur propre activité pour l’investir, se l’approprier, et effectuer le travail réel, qui matérialise le jeu des normes, déplaçant le sens de l’activité.
Nous partons du postulat d’un primat de la pratique sur la théorisation, un postulat pragmatique, qui envisage donc moins la philosophie et son enseignement, que l’activité philosophante, un « philosopher » comme pratique de théorisation, de problématisation et de conceptualisation, et donc l’enseignement comme une activité qui vise à rendre accessible, et surtout à générer une telle activité chez d’autres sujets, plus ou moins volontaires et contraints de s’y soumettre, d’en construire les compétences.
Or cette pratique, paradoxalement, se trouve constituer l’un des angles morts de la réflexion philosophique, un point aveugle tantôt refoulé, tantôt déprécié par les collègues, comme si les philosophes pouvaient réfléchir à tout, sauf à leur propre pratique d’enseignement, préférant sans doute réfléchir à leur propre pratique philosophante, en oubliant qu’il s’agit d’une pratique. La plupart des professeurs de philosophie ont longtemps refusé de réfléchir philosophiquement à leurs pratiques. Ils obéissent ce faisant, et pour faire vite, à l’injonction platonicienne du primat du théorique sur la pratique et le sensible. Or il s’agit là d’une norme, énoncée et pratiquée, qui instaure une évaluation des pratiques, et qui tend à invisibiliser le caractère pratique de la philosophie, au nom d’un primat de la « vie contemplative » (théorétique) sur la pratique d’un métier, et également sur la philosophie comme manière ou art de vivre. Cette norme a connu diverses formulations, par exemple que « la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie », ou que la leçon (d’agrégation) et la dissertation sont les deux exercices philosophiques par excellence, faisant ainsi en sorte que le modèle du concours élitiste et exigeant devienne le modèle et la finalité de l’enseignement en vue d’un examen censé permettre à chaque jeune d’expérimenter ses puissances de réflexion philosophante. Ces normes n’ont en ce sens, rien de démocratique, et résistent dans leur aristocratisme à ce que le plus grand nombre possible pense le plus possible, à ce que philosopher devienne populaire.
Le jeu des normes et sa distance dans la pratique du métier
Normes et normativité biologiques et sociales
Nous voudrions chercher à réfléchir la distanciation critique qui opère à partir de l’adhésion normative. Indiquons pour commencer que l’acception philosophique de la norme renvoie à un double sens de la normativité (classique et canguilhémienne) : la normativité désigne classiquement en philosophie la caractéristique générale (suffixe « ité ») de renvoyer à une norme, d’être normatif, de concerner les normes. C’est en ce sens que l’on parle en philosophie morale d’éthique normative, ou du caractère normatif de la philosophie au regard d’une forme (norme ?) de neutralité axiologique des sciences sociales ou humaines, soucieuses de décrire et observer, de documenter avant que d’évaluer. Cette signification descriptive de la normativité se distingue d’une autre, davantage technique, empruntée à la philosophie de la médecine, construite par Georges Canguilhem dans son Essai sur le normal et le pathologique. C’est cette deuxième acception que nous retiendrons, et interrogerons, pour caractériser le travail des normes et la distanciation aux normes, en nous appuyant sur la lecture philosophique qu’en a proposé Guillaume Le Blanc (Le Blanc, 1998).
Canguilhem est un philosophe médecin, historien de la médecine et de la biologie tout autant que philosophe de ces disciplines. C’est un successeur de Bachelard, articulant une histoire et une épistémologie des sciences du vivant. Nous nous intéresserons ici principalement à Le normal et le pathologique, qui réunit sa thèse de 1943, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, et les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966) qui interroge plus spécifiquement la différence entre les normes vitales et les normes sociales.
Dans le domaine de la médecine, Canguilhem refuse le positivisme (Comte, Bernard, Leriche) qui cherche à nier l’existence du pathologique, pour n’en faire qu’une variation quantitative du normal, et propose une analyse qui fait de l’expérience pathologique du patient le fondement d’une médecine conçue comme technique (correctrice, réparatrice, thérapeutique) et non comme science (diagnostic de l’écart du normal au pathologique). Son analyse des normes est tout à fait originale, puisque dans une perspective nietzschéenne, mais aussi à certains égards spinoziste, il propose de distinguer la normalité de la normativité : la santé comme la maladie témoignent de normes ; mais la santé est la capacité à changer de normes, c’est une certaine plasticité des normes, une puissance d’instauration de normes, là où la maladie enferme dans une certaine norme rigidifiée. Ainsi le vivant, à la différence de l’inorganique, est susceptible de différentes normes dans les échanges, les adaptations réciproques avec son milieu.
Qu’est-ce qu’une norme ?
La norme est fondamentalement un écart entre ce qui est (un donné) et ce qui est visé : elle confère « une valeur à quelque objet, événement ou acte dans leur rapport à quelque fin implicite ou explicite » (Canguilhem, Cours sur les normes et le normal, 1942-1943) Elle suppose l’abolition possible de cette scission dans l’expérience d’une normalisation future. Ce qui est premier, c’est le donné qui résiste au visé, l’anormal, qui appelle ainsi l’exigence du visé. « L’anormal logiquement second est existentiellement premier » (Canguilhem, 1966, p. 180).
Ce qui intéresse Canguilhem, dans sa perspective philosophico-médicale, c’est de réfléchir le rapport normal / anormal, normal / pathologique, santé / maladie. Si la pathologie peut paraître sortir de la norme qu’incarne la santé, elle n’est pas pour autant absence de normes : elle est allure réduite de l’existence. La maladie est la vie bloquée dans des normes diminuées et l’incapacité à changer de normes. A l’inverse, la santé est la capacité à changer de normes momentanément ou plus durablement. Pour l’expliquer, Canguilhem est conduit à élaborer le concept de normativité, qui inscrit le vivant, non plus comme un mécanisme mais comme une puissance d’agir, dans l’interaction avec son milieu, puisque le vivant ne fait pas uniquement que s’adapter au milieu mais le transforme. « L’homme normal, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non positivement » (Canguilhem, 1966, p. 87).
Les normes vitales sont toutefois très différentes des normes sociales que les Nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique cherchera à préciser en 1966. Les normes vitales sont immanentes, individuelles, tandis que les normes sociales sont transcendantes à l’individu, elles sont instituées, visées. Le concept de normativité doit être articulé à celui de normalité et de normalisation.
Les normes sociales entre normalisation et normativité
Pour Canguilhem, le « normal n’est pas un concept statique et pacifique, mais un concept dynamique et polémique » (Canguilhem, 1966, p. 177). Les tensions ou divergences sociales sont d’abord pensées comme conflit de normes. En ce sens, « normer, normaliser c’est imposer une exigence à une existence, à un donné dont la variété, le disparate s’offrent, au regard de l’exigence, comme un indéterminé hostile plus encore qu’étranger » (Canguilhem, 1966, p. 177). L’intention normative et la décision normalisatrice cherchent à modifier une situation première insatisfaisante. « Une norme se propose comme un mode possible d’unification d’un divers, de résorption d’une différence, de règlement d’un différend » (Canguilhem, 1966, p. 177) ». Le Blanc précise ainsi la distinction entre normalisation et normativité sociale :
La normalisation apparaît comme la tentative d’une rationalisation du social comprise comme épreuve régulatrice, axiologique et disciplinaire. Ce faisant la normalisation vaut pour son extériorité, son arbitraire et sa transcendance tandis que la normativité vitale se caractérise au contraire par l’intériorisation des valeurs, leur nécessité et leur immanence à la vie (Le Blanc, 1998, p. 86).
Pour le vivant, « l’ordre social » est un ordre aléatoire et problématique au contraire de l’« ordre vital » constitué « d’un ensemble de règles vécues sans problèmes » (Canguilhem, 1966, p. 186). La régulation vitale est intrinsèque à l’organisme alors que la régulation sociale n’apparaît que comme le terme visé par l’organisation.
Récapitulons les caractéristiques de cette normalisation sociale : elle est arbitraire, transcendante, polémique, rationalisante, uniformisante. Mais ce différentiel des normes vitales et des normes sociales permet-il de penser une normativité des normes sociales, ou bien avons-nous commis une erreur de raisonnement, une analogie abusive en exportant le concept de normativité du vivant vers le social ? Une lecture un peu rapide des Nouvelles réflexions semble l’indiquer. Toutefois, dès 1947, dans un article consacré à un ouvrage de Georges Friedmann qui critique le taylorisme, Canguilhem introduit une perspective de normativité au travail, donc dans la vie normative sociale, qui ne se réduirait pas alors à une normalisation effective (et à une normativité fantasmée).
La normativité du social
Si les normes sociales sont arbitraires et polémiques, le normal social est fragilisé par cette faiblesse des normes. La normativité du vivant humain ne se réduit pas à la normalité de la vie sociale. Il existe une normativité du social qui transforme, recrée le social. Concevoir une « normativité sociale » (Canguilhem, 1966, p. 102) ou une « vie socialement normative » (Canguilhem, 1966, p. 103) c’est envisager la création d’écarts au sein des normes existantes, par les individus ou les collectifs.
Le Blanc précise en quel sens l’on peut parler de normativité du social, dans le jeu que l’individu instaure avec les exigences du milieu social.
Les normes existantes, constitutives de la vie sociale, peuvent être confirmées mais aussi infirmées par l’expérience du vivant humain qui puise dans sa normativité interne la capacité d’élaborer des contre-normes ou des micro-normes nouvelles. Une micro-norme est une norme qui s’insère dans la norme existante et la personnalise. [.…] La norme sociale, expression d’une volonté collective peut toujours être interrompue par une normativité individuelle pour laquelle la valorisation d’un état de choses autre engendre une nouvelle possibilité qui bouleverse le terrain déjà existant de la vie sociale. Le vivant humain peut ainsi renverser la norme logique de prévalence du vrai sur le faux en norme esthétique de prévalence du faux sur le vrai, la norme éthique de prévalence de la sincérité sur la duplicité en norme politique de prévalence de la duplicité sur la sincérité (Canguilhem, 1966, p. 188) (Le Blanc, 1998, p. 90).
Il poursuit en dégageant les conditions d’une subjectivation dans le jeu des normes sociales :
Si du point de vue de la vie, la normalité se confond avec la normativité, un nouveau rapport s’élabore désormais, dans la normalisation sociale, entre normalité et normativité. Les normes sociales existantes définissent une certaine normalité sociale. Cette normalité sociale est transformée à tout moment par la normativité sociale des individus. Ainsi la normalité sociale se rapporte à la société, la normativité sociale à l’individu. Les normes sociales existantes ne déterminent qu’en partie l’action de l’individu dans la vie sociale ordinaire. Ce dernier peut toujours opposer à ces normes d’autres normes. [.…] Il existe donc à côté d’une normativité vitale une normativité sociale qui consiste dans la libre confrontation entre des normes existantes du système social et les normes valorisées, individualisées du sujet social. Il n’y a sujet que parce qu’il y a, simultanément, assujettissement à des normes sédimentées et subjectivation de ces mêmes normes. Le sujet est un effet des normes mais il est un effet original : il est un effet qui s’effectue lui-même. Les normes sociales n’échappent donc pas à la logique créatrice du vivant. (Ibid., 1998, pp. 90-91).
Enfin, il précise le statut de l’écart au normes dans la subjectivation, entre normativité vitale et sociale, normalité et normativité sociale. La distanciation aux normes y apparaît comme centrale dans les processus sociaux.
L’écart devient alors la condition normative du sujet lui-même. S’écarter des normes, tel apparaît l’acte de subjectivation par excellence. La sédition vis-à-vis de l’institué, du réglementé, du codifié maintient une scission originaire entre normalité et normativité. L’originalité de Canguilhem revient à articuler entre elles deux manières de s’écarter des normes existantes, une manière interne où l’écart se donne dans le système normatif et une manière externe où l’écart résulte d’une altérité profonde aux normes sociales, en écho à la puissance de la vie elle-même. […] Canguilhem […] s’attache à distinguer l’autorégulation organique définie comme coïncidence avec soi (Canguilhem, 1966, p. 194-195) des procédures sociales caractérisées cette fois par des antagonismes sociaux éclairant l’impossibilité d’une « homéostasie sociale ». Ce déficit d’une régulation interne du social révèle le caractère inventif et conflictuel des normes sociales. (Ibid., pp. 92-93).
Le travail de Guillaume Le Blanc sur la conceptualisation des normes chez Canguilhem, en explorant la dimension normative du social, autorise une réflexion sur des conflits de norme au sein de la subjectivation par la socialisation. Il contrecarre ainsi une impression initiale que la lecture des Nouveaux essais pouvait laisser entendre.
Les normes du travail et de l’activité
Les normes sociales instituent des écarts sous forme d’exigences. En retour, le vivant humain peut s’écarter des normes en vigueur dans la société. De même que vivre pour un organisme, c’est préférer et exclure, vivre au sein du social c’est préférer certaines normes et en exclure d’autres. La normativité sociale conduit ainsi à penser le travail non en termes d’adaptation à un milieu extérieur, mais dans un certain rapport inventif à soi. Le travailleur se rapporte à son travail par l’écart inventif qu’il entretient vis-à-vis des normes existantes.
Le travail devient le rapport du vivant humain à son milieu de vie, rapport non exclusivement subi mais aussi orienté par le vivant lui-même […] Faire, à quelque distance de ce qu’il est prescrit de faire, c’est, à la lettre, faire usage de soi, se prendre pour sujet micro-participant inévacuable des opérations productives . (Canguilhem, 1988, cité par Le Blanc, 1998, p. 99).
L’expérience subjective du travail permet de formuler un usage de soi, qui traduit un souci de soi. Être à distance ne signifie pas se situer au dehors mais inventer la distance nécessaire à cet accomplissement de soi. Aux normes sociales d’un travail prescrit, l’ouvrier oppose les normes personnelles qu’il puise dans le registre de sa vie quotidienne.
La vie de l’individu travaillant, en exprimant d’autres polarités que celles du travail (affectives, culturelles, intellectuelles…), le détourne de la seule polarité du travail qui devient alors l’expérience d’une multi-polarité propre au vivant humain. L’individu se construit comme sujet lorsqu’il interrompt la logique adaptative de la macro-polarité au profit d’une inspiration inventive par laquelle il fait usage de soi, dans l’expérience des micro-normes qu’il institue. (Le Blanc, 1998, p. 100).
Quelle normativité de l’enseignement de la philosophie ?
Revenons à l’enseignement de la philosophie, éclairé de ces réflexions sur la normativité sociale, mais également sur les tensions des couples normalité / normativité ou normalisation / normativité.
L’activité d’enseignement de la philosophie, comme toute pratique, est normative, mais surtout elle est constituée de tensions entre ses normes, de conflits de normes, et de formes de dominations normatives. On pourra se référer aux travaux d’Hervé Boillot (2012) dans une approche historico-sociologique qui emprunte ses outils à Bourdieu ; de Serge Cospérec (2019) dans une approche historique d’archiviste de la « guerre des programmes » qui divisa le métier entre 1975 et 2005 principalement ; et de Sébastien Charbonnier (2013), dans une approche philosophique de l’enseignement de la philosophie (tous trois ont participé au Séminaire du Collège international de Philosophie : Enseigner la philosophie : Dilemmes et normes de métier, à retrouver en vidéo sur www.ciph.org). Les normes y fonctionnent comme un modèle idéalisé auquel les pratiques des enseignants devraient se conformer, car s’y joue, dans ses effets de normalisation et de domination, la distribution de la conception légitime de la philosophie, ou plutôt d’un enseignement légitimement philosophique, légitime car philosophique, à sévère distance de tout « pédagogisme », de toute considération didactique. Ces normes interdisent de se demander de quelles pratiques l’enseignement philosophique est-il le nom car la pratique y devient tellement transparente qu’elle s’y dissout. Leur approche consiste à interroger la valeur de ces normes, leur pertinence et certains de leur fonctionnement.
Mais ces normes qui témoignent de rapports de pouvoir dans la conception de la pratique n’épuisent pas la réalité normative de la pratique. Les normes ne sont pas uniquement prescrites et imposée, elles sont également issues de la pratique elle-même, voire immanentes à la pratique. Mais qu’est-ce à dire ?
Comment fonctionne cette normativité interne à la pratique ? Comment différencier les habitudes des normes et peut-on véritablement parler de normes ? La normativité et les renormalisations qui l’accompagnent distancient-elles réellement, et de quelle manière, ou bien ne font-elles que confirmer une adhérence, une croyance en ce qui nous anime secrètement ou explicitement, qui nous fait, ou nous permet de, fonctionner ?
La reprise d’une approche canguilhémienne des normes dans le champ de l’analyse de l’activité – par Yves Schwartz, fondateur de l’ergologie (1988, 1992), par exemple – dégagera un certain nombre de concepts à même de nous éclairer concernant le travail enseignant.
Tout d’abord, le travailleur a affaire avec des normes antécédentes (qui lui préexistent), et se trouve confronté à des normes discutables et discutées, à l’inverse des normes biologiques, qui fonctionnent de manière immanentes et silencieuses. Ces normes antécédentes se présentent comme des normes prescrites, mais elles entrent en débat, voire en conflit, avec d’autres normes, qui peuvent émerger de la pratique, de son efficace notamment mais pas exclusivement, d’une préférence d’activité car elle procure davantage de satisfaction, certaines marges de manœuvre, moins de résistance, un sens accru de l’activité, des relations de meilleure qualité, etc. Ce débat de normes n’oppose pas seulement certains positionnements dans le métier, il traverse les professionnels eux-mêmes, créant parfois jusqu’à des dilemmes professionnels. Deuxième trait caractéristique, c’est que travailler c’est également faire un usage de soi, c’est resubjectiver les normes pour faire avec, c’est donc renormaliser. Cet usage de soi se dédouble, entre usage de soi par autrui, et usage de soi par soi.
Il y aurait beaucoup à dire sur la spécificité de l’enseignement, qui est une activité dont la finalité est de produire des subjectivités émancipées, dans une relation à des pratiques et des savoirs. Il s’agit moins de simplement normer au sens de discipliner, que de permettre à chacun de se repérer dans, et de se construire ses propres normes. Tentons de clarifier ces enjeux à partir de l’examen d’une pratique spécifique d’écart à la norme, le cinéphilosopher.
Quel jeu avec les normes dans la pratique du « Cinéphilosopher » ?
Description du dispositif
Le cinéphilosopher est une certaine pratique du cinéma pour engager une réflexion philosophique collective à propos de la réflexion sur une œuvre cinématographique (ou éventuellement sérielle). Elle consiste à analyser une œuvre, en la découpant scène par scène afin que les élèves puissent la conserver en mémoire et en dégager les enjeux. Ces enjeux concernent la structure et la dynamique de la narration cinématographique, mais subordonné à une recherche de questionnement philosophique. Une fois la scène épuisée par la diversité des prises de parole, nous visionnons la scène suivante, et l’analysons pour philosopher ensemble. L’activité est essentiellement orale, mais elle donne lieu à une prise de notes au tableau qui permet de fixer les points problématiques, les tensions et les concepts, pour pouvoir y revenir. Trois questions guident cette analyse scénique : qu’avons-nous vu ensemble ? Qu’avons-nous compris de ce que nous avons vu ? Que nous invite à questionner, à réfléchir, cette scène ? Les élèves sont amenés à témoigner, et se construit une représentation réflexive commune du film, incluant désaccord et arguments.
Le dispositif « consomme » donc du temps car le film n’est pas vu en une seule fois, sur le mode d’un cinéclub philosophique. Cela investit le film d’une propriété qui est celle de la lecture romanesque, par étapes : une découverte progressive, différée, comme chapitre après chapitre.
La deuxième étape du dispositif consiste à demander aux élèves, à partir des notes qu’ils ont récoltées, qui constituent une analyse diachronique, suivant la ligne diégétique du film, d’en construire une synthèse réflexive, à partir d’un court questionnaire qui cherche à les laisser relativement « libres » de leur synthèse (mais on pourrait imaginer des questions plus directives) :
-
Que vous a permis de questionner, de réfléchir, ce film ? Il s’agit de leur permettre de réfléchir le film dans une perspective transversale déconnectée des impératifs du programme.
-
Que nous permet-il de penser des notions au programme ? Cela permet de les recentrer sur un usage scolaire de ce travail, et contribue ainsi à leurs fiches de révision, en inscrivant les problématisations, les concepts dans une approche scolaire. Ils ne peuvent se contenter de nommer une notion ou une thématique : il faut préciser ce que cela permet de questionner, de réfléchir de la notion et de ses concepts.
-
En quoi cette approche cinéphilosophique est-elle formatrice ? Ils réfléchissent ainsi aux gestes intellectuels, aux compétences, aux postures, mais également s’interrogent sur les finalités d’une telle pratique, dans une dimension réflexive.
-
Avez-vous aimé ce film ou pas ? Expliquer pour quelle raisons. L’appréciation du film est corrélée à l’approche analytique et bénéficie de sa complexité et de ses nuances.
Les élèves rédigent à la maison (au moins une demi page par réponse). Certains textes sont partagés, voire publiés dans le Journal de Philo du lycée, afin de profiter à la communauté éducative[1].
En fin d’année, en général au troisième trimestre, les élèves sont invités à choisir un film qui les fait philosopher pour le partager avec la classe, dans l’idée d’une contribution collaborative à leurs révisions, en renvoyant leurs fiches à chacun des autres élèves, pour qu’ils puissent les mobiliser lors de l’épreuve du Bac[2].
Enjeux éducatifs et pédagogico-didactiques des écarts avec les normes
Ce dispositif propose résolument un écart avec bon nombre de normes en vigueur dans la conception des pratiques de notre métier. Il s’écarte des pratiques « normales » des enseignants de philosophie, y compris celles qui mettent en avant l’activité des élèves, sous forme d’exercices, de dispositifs de jeux de rôles ou autres.
Le premier principe, qui conduit à une posture d’animateur, c’est de se positionner en adulte amateur qui partage une expérience de ce que nous fait le cinéma : c’est un premier décentrement vis-à-vis de la posture d’expert en philosophie : se positionner en passeur d’expérience, qui passe par un plaisir, voire une passion, pour le cinéma, comme objet pensé et matière à penser. Nul besoin d’être formé à l’analyse filmique, d’avoir une connaissance très intellectualisée du film, et une érudition filmique, mais il faut s’autoriser une pratique d’animation d’une réflexion collective, qui passe par la confiance en ce qui va se passer, par l’écoute de chacun. Cette posture va de pair avec une certaine déprise d’un cours préparé et délivré, une distance avec la version discursive de l’enseignement, pour qu’émerge un philosopher ensemble. La norme de maîtrise professorale, fantasmée plus qu’effective, est désamorcée pour s’ouvrir à la proposition de l’œuvre, moins abstraite qu’un texte, pour qu’advienne un philosopher. Il s’agit de s’ouvrir à un certain Kaïros, en vivant ensemble une expérience risquée.
-
Educativement, le dispositif se propose comme objectifs d’engager une éducation au regard ; une introduction à l’analyse filmique ; le travail d’une œuvre culturelle en tant qu’œuvre de pensée, de réflexion, une ouverture au philosopher, et une pensée commune. Le rapport esthétique et intellectuel aux œuvres culturelles est souvent supposé construit dans le parcours antérieur des élèves, mais n’est pas spécifiquement travaillé en cours de philosophie. Or les élèves sont démunis pour mobiliser des œuvres esthétiques ou culturelles dans leur réflexion philosophique, leur raisonnement. De trop nombreux élèves semblent même handicapés pour parler d’une expérience esthétique, exprimer ce qui a été ressenti, compris, ce qui rend quasiment nécessaire de prendre en charge une telle formation du regard qui constitue un enjeu éducatif central pour ces jeunes qui vivent dans une culture des écrans généralisés.
-
La suspension du discours philosophique surplombant pour produire une réflexion collective interroge la norme d’une pensée individuelle pour renormaliser une pensée commune, expérimentant que nous sommes plus intelligents (et sensibles) à plusieurs. Le mythe d’un philosopher individuel, d’un « penser par soi-même » se déconstruit, pour expérimenter un penser ensemble. Ainsi le philosopher n’est pas simplement donner son opinion pour continuer à penser ce que je pense déjà (par « moi-même »?), mais altériser ma pensée en pensant avec, et souvent contre (dire non, et dire oui).
-
Se joue ainsi un écart à la norme « purement rationnelle » des démonstrations philosophiques : l’expérience est d’abord sensible, éprouvée, passant par l’image, le son. Il s’agit de philosopher le sensible, en le partageant ensemble, et en partageant le sensible en ce sens de départager ce qui est visible ou invisible, audible ou inaudible ou tu, et de ce qui reste hors champ, non représenté, mais bien présent à l’esprit. Apprendre à percevoir, à déceler, à se rendre sensible aux nuances et aux évolutions, aux silences, tout cela enrichit la réflexion de modalités expérientielles non discursives.
-
Expérimenter des affects, et les réfléchir : que nous fait ce film, cette scène, ce personnage ou cette situation problématique ? L’affect, ainsi que la réception (être « regardeur » du film) devient objet de réflexion, donc d’écart avec son appréciation, ses affects. S’opère un partage du sensible parce que nous sommes tous affectés, et que nous pouvons en parler, nous en étonner, y résister ou s’en délecter. Le suspens, le sentiment d’injustice, la colère, l’euphorie, la peur, l’empathie, tous ces puissants affects sont mobilisés par le cinéma pour émouvoir les spectateurs, les mettre en mouvement. C’est l’énergie de cette mise en mouvement que nous tentons d’utiliser pour philosopher, car le mouvement nous éloigne de ce que nous pensions auparavant ; mais également les ressources d’un écart avec elle, en travaillant une posture réflexive afin d’interroger ce que le film nous fait, la manière dont il nous touche. Les normes de réception dans le champ privé du cercle familial ou amical deviennent ainsi des ressources pour philosopher, usuellement conçu comme une activité réservée, non quotidienne : on peut faire alors le pari qu’il devient possible d’inverser le rapport : les élèves pourront philosopher en dehors de la classe, prolonger les questionnements et les raisonnements construits en classe dans des cercles non scolaires,et user du philosopher comme ressource existentielle.
-
S’y ajoute l’écart aux normes du discours réflexif désincarné et « objectivé », en empruntant au processus de réception littéraire : l’identification à certains personnages, le plus souvent absente des textes philosophiques. Cette expérience identificatoire conduit la réflexion à s’incarner, et à se subjectiviser plus aisément. On s’éloigne de la norme de « dépersonnalisation » dont le discours dissertatif est porteur. En outre, certaines œuvres invitent à construire un perspectivisme subjectif, en faisant passer d’un personnage à un autre, ouvrant le champ du questionnement sur une possible (ou impossible) synthèse de cette dissémination.
-
L’écart ou la distance au concept, pour retourner à l’image, à une pensée sensible, afin de leur montrer que leur expérience peut devenir objet de philosopher, et notamment leurs pratiques narratives sur écran – parce qu’il rend sensible, incarné, un problème, et montre également que les problèmes sont vivants, et non seulement abstraits et intellectuels, et qu’il nous faut les penser pour les résoudre, et pour ce faire les conceptualiser. Cette renormalisation inductive aboutit au concept, ou instaure un processus qui conceptualise, au lieu d’en partir de façon déductive.
-
Les films sont surtout une formidable machine à problématiser : ils permettent d’incarner ce qu’est une situation problème, en l’ayant sous les yeux, et ainsi de sortir de problèmes normaux très intellectualisés, qui exigent de partager trop de présupposés sur ce que c’est que philosopher, et comment le faire, ouvrant de ce fait une figuration sensible, perceptible de problèmes ancrés dans des situations concrètes.
De manière plus convenue mais qu’il importe de rappeler, l’approche cinéphilosophique propose une certaine distance aux normes épistémiques classiques de vérité, en proposant un pacte fictionnel, qui suppose de jouer le jeu fictionnel, de considérer qu’un récit « faux » (en ce sens qu’il ne se fonde sur aucune existence empirique historique) vaut d’être réfléchi comme s’il était vrai. Le régime du « comme si », qui régit la norme fictionnelle ne s’oppose pas ici à une norme de vérité, quand bien même elle ne correspondrait à aucune réalité historique ou sociale.
Conclusion
Avec le cinéphilosopher, on prend la mesure de la puissance de l’expérience sensible comme force de dénormalisation, puissance normative de renormalisation au sein d’une expérience qui fait davantage sens, pour l’enseignant comme pour ses « bénéficiaires » en leur donnant un autre accès, problématique et réflexif, à ce qu’ils ont l’habitude de pratiquer dans un champ non scolaire, non éducatif, afin de les former à leurs propres pratiques. L’ampleur de la renormalisation est telle que l’on peut parler de configuration normative, qui cherche à créer un nouveau rapport des élèves à l’apprentissage du philosopher, des professeurs à leur objet de travail proposés aux élèves, et également un écart à l’usage du cinéma ou des films, y compris de manière rétroactive dans l’usage familier des narrations filmiques. Sortir la philosophie de ses normes permettra-t-il aux jeunes qui nous sont confié de mieux et plus philosopher, de penser dans leur quotidien ? Si c’était le cas, si cette renormalisation permettait d’étendre le philosopher, alors il s’agirait d’une distanciation réussie, d’un écart pour mieux y adhérer.
Par cette pratique du Cinéphilosopher, on s’est proposé de rapprocher la philosophie des élèves, de la rendre plus accessible et quotidienne, en les distanciant de leur manière d’aborder en adhésion le mouvement de pensée que propose la narration filmique.
On l’aura compris, à distance des normes ne signifie pas en dehors d’elle, mais dans le jeu (au sens mécanique) des normes, le jeu avec les normes, des normes entre elles, les unes contre les autres. C’est dans cet écart et cette distanciation que naît l’autorisation, ou peut-être l’émancipation des normes héritées ou imposées pour penser et expérimenter, par exemple un philosopher autrement, ou de nouvelles pratiques philosophiques, philosophantes ?
-
Boillot, H. (2012). Enseigner la philosophie dans les lycées en France : un métier immuable ? 1945-2003. Thèse soutenue à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Piotet F.
-
Canguilhem, G. (1947). Milieux et normes de l’Homme au Travail, Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 3 (1947), pp. 120-136, PUF.
-
Canguilhem, G. (1966). Le normal et le pathologique. PUF.
-
Canguilhem, G. (1988). Préface au livre d’Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail Éditions sociales.
-
Charbonnier, S. (2012). Que peut la philosophie ? Être le plus nombreux à penser le plus possible. Le Seuil.
-
Cospérec, S. (2020). La guerre des programmes (1975-2020). Lambert-Lucas.
-
David R. (2020). Quels dilemmes de métier à l’œuvre dans le cinéphilosopher ?. Pratiques de la philosophie n°13.
-
David R. (2022). Le travail de l’œuvre en cours de philosophie. Diotime 91.
-
Durrive, L. (2015). L’expérience des normes. Comprendre l’activité humaine avec la démarche ergologique. Octarès Editions.
-
Le Blanc, G. (1998). Canguilhem et les normes. PUF.
-
Schwartz, Y. (1988). Expérience et connaissance du travail. Messidor.
-
Schwartz, Y. (1992). Travail et philosophie. Convocations mutuelles. Octares.