Revue

Méditation, expérience de pensée et atelier à visée philosophique

Recherche 2 (2022) partie 2

Deuxième exemple de séance

Méditation guidée (par AM Lafont)

Corps de séance :

Prenons le temps de nous recentrer sur notre respiration, cette ancre qui nous permet d’être à l’intérieur de soi en toute sécurité. Inspirons, expirons.

1ère temps (Avoir une feuille de papier et un stylo)

Je me propose aujourd’hui de ressentir et de comprendre où se joue en moi, l’émotion de la joie.

Je ferme les yeux, je prends quelques grandes respirations.

Je prends le temps d’être dans ma respiration, sans vouloir la changer, en l’accueillant telle qu’elle est, avec une curiosité bienveillante.

J’inspire, j’expire, à mon propre rythme, sans vouloir changer ce rythme et j’essaie d’être à l’écoute de mon corps et de ce que je ressens.

Est-ce agréable ? désagréable ? Est-ce que c’est facile pour moi de ressentir mon souffle ? Je ne me juge pas, juste je constate.

Je prends un temps pour sentir ce que c’est la joie pour moi. Peut-être que la joie peut avoir l’aspect d’un objet ou d’une personne que j’aime ? d’un animal ? d’une couleur ? Peut-être que la joie, c’est manger, goûter quelque chose que j’aime ? Peut-être que la joie, c’est quelque chose que je peux toucher ? Peut-être que la joie, c’est quelque chose que j’aime sentir ?

Peut-être que la joie, c’est quelque chose que je peux entendre, écouter ?

Bref, quelles définitions puis-je donner de la joie, ici et maintenant ?

Je prends quelques instants dans le silence pour les laisser venir à moi.

A l’ouverture des yeux, j’inscrirai sur la feuille au milieu le mot « JOIE » que je pourrai entourer. Puis je ferai 5 flèches partant du cercle allant vers l’extérieur pour écrire au bout de mes flèches une définition que je donne au bonheur. Je réaliserai ainsi une carte mentale.

2ème temps

Je prends une grande respiration et je referme les yeux. Comment je me sens ?

Je laisse venir à moi un souvenir heureux, un instant de joie et je vais le revivre dans ses moindres détails. D’une grande fête ? d’une réussite ? D’un moment où j’ai été dans la joie et je peux ressentir de nouveau tout cette joie m’envahir : comment je me sens ? est-ce qu’il y a une partie de mon corps qui réagit plus qu’une autre ?

Je peux voir les personnes, les couleurs, le décor qu’il y avait ce jour-là. Je peux ressentir toutes les émotions et les sensations du moment. Peut-être que je suis seul.e aussi à cet instant merveilleux de joie.

Alors je me laisse envahir par cette joie et j’essaie de la ressentir dans tout mon corps, mon cœur et mon cerveau.

Comment je me sens ? où puis-je sentir le plus, dans mon corps, cette joie ?

A l’ouverture des yeux, je prends quelques instants, dans le silence, pour noter ce que j’ai ressenti, vu, mes émotions.

3ème temps

Je prends quelques instants pour me recentrer, respirer et je me prépare à vivre une expérience de pensée. Si jamais je sens que je suis dans l’inconfort, j’en sors bien entendu.

Si je le veux et le peux, je ferme les yeux.

Et si… la joie était de partout ? Et si, à partir de cet instant, la joie envahissait le monde ? Et si, la joie était la seule émotion à vivre et vécue à partir d’aujourd’hui : comment me sentirais-je ? Quel serait ce monde ?

Je peux prendre quelques instants pour vivre ce monde et être dans le ressenti.

A l’ouverture des yeux, je prendrai quelques instants pour noter mes ressentis, dans le silence.

Une fois fait, je peux reprendre ma posture, les yeux fermés, juste quelques instants.

Transition : pour sortir doucement de l’exercice, je vais faire de légers automassages avec un sentiment de gratitude pour mon corps et pour moi-même dans son unité.

Rituel de clôture : j’écoute le son du gong du bol tibétain jusqu’au bout (ou autre son) et je me remets dans le mouvement, en commençant par le bas, je remonte, j’ouvre les yeux en dernier.

  • DVDP - Questions possibles :

  • Est-ce que la joie est une émotion indispensable, nécessaire, utile ?

  • Quelle serait la différence entre avoir conscience de la joie et être conscient de la joie ?

  • Est-ce qu’il est nécessaire et indispensable d’être conscient de la joie pour la ressentir ?

  • Pourquoi « cultiver la joie » est-elle indispensable pour l’Homme ?

  • Est-ce que la joie est une émotion humaine ?

  • Est-ce que la conscience de la joie nous différencie de l’animal ?

  • Est-ce que la joie est l’antonyme de la tristesse ?

  • Pourquoi la joie est une émotion agréable ?

  • De quoi sommes-nous remplis quand nous sommes dans la joie ?

  • Qu’est-ce qui est « joyeux » en nous ?

  • La joie peut-elle être triste ?

  • La joie nous renvoie-t-elle nécessairement à un quelque chose de « joyeux » ?

Retour sur les ressentis

1.2.1 - 1er temps

Anaïs : liberté, complicité, amour, simplicité, rire.

JM : lumière, action ou mot justes, regard désirant, énergie circulante, visage rieur.

Alexandra : rire, ne pas souffrir, aimer, les arts, ma famille.

Evelyne : énergie, rayonnement, surprise, sourire, émerveillement, image heureuse.

Yann : bonheur sans limite sans ombre sans fin, être entouré, liberté, rigoler à plusieurs, possibilité d’exprimer sa joie.

Eva : sourire, chaleur, avoir le cœur qui accélère, énergie instantanée, esprit désencombré.

Frédérique : rien.

Michel : irradiation, dilatation du corps, exaltation, existence, augmentation du pouvoir d’agir.

AM : la joie c’est sentir la chaleur du soleil sur ma peau ; la joie c’est aimé et être aimé ; la joie c’est se sentir et être vivant ; la joie, c’est être capable de changer son regard sur les choses pour trouver le bonheur aussi petit soit-il ; la joie, c’est un sourire !

1.2.2 - 2ème temps

Frédérique : rien

Yann : souvenir d’enfance (jeu à vélo à la campagne peu de voitures, ensemble, douane), sensation de sentir le vent, l’air et voir la nature autour de nous. Légèreté du corps, pas de douleur, penser à jouer. Oubli du corps, on ne ressentait pas le corps.

Ce qui est revenu c’est le rire, le vent ressenti, les arbres

Evelyne : grand sentiment de calme, unicité, unité, sérénité. Grand moment de réconciliation. Alignement, dans tout le corps, pas de douleur, pas de tension, pas de picotement, comme si tout était résolu.

Eva : du mal à évoquer un souvenir. Donc j’ai sélectionné le 1er, souvenir assez récent du tout jeune bébé de ma sœur qui a eu un fou-rire, j’étais au bord des larmes, et j’ai réussi à ressentir la même chose car je me suis revue à cet instant, j’ai eu toutes les émotions, elles sont revenues, je me suis contrôlée pour ne pas éclater de rire.

Jean-Marie : du mal à retenir un seul souvenir, j’en ai un permanent, la vision d’un groupe d’enfants entre 3 et 6 ans, se tenant la main, en file indienne, en allant assister à un spectacle de marionnettes (15 ans ce souvenir), autre souvenir avec mon grand-père maternel, énergie vitale (ancien de Verdun) extraordinaire. Les sensations : circulation d’énergie complète de la tête aux pieds qui revient facilement, sans obstacle, dans l’accueil qui fait du bien.

Alexandra : avoir donné la vie à mon fils, chaleur puissante, accomplissement personnel, explosion de joie / sensations présentes au niveau du cœur, tripes, cerveau (intensité moindre ici et maintenant).

Michel : une des plus grandes joies, c’est le jour où j’ai appris où j’étais nommé Prof à l’université, j’étais seul, curieux car moment d’agitation, V de la victoire, j’ai dansé, je me suis mis devant le miroir et j’ai crié, dansé. Contraste curieux : entre souvenir et le moment présent car j’étais plus serein ici et maintenant, j’ai ressenti de la chaleur au niveau de la figure.

AM : souvenir avec mon grand-père : sensations de plénitude, d’accomplissement, bonheur partagé. Picotements, frissons, larmes aux yeux, voix de mon grand-père. Couleur azur de l’eau, iode, chaleur. Toucher de l’eau chaude.

3ème temps

Frédérique : pour moi c’était joyeux, et très vite c’était qqch d’impossible, et donc c’était du délire. Sur quoi cela pouvait reposer ? Et puis pas nécessairement souhaitable.

Eva : j’ai imaginé un monde coloré, végétal, ensoleillé, puis je me suis sentie confuse car il y a tellement de choses tristes que si je réagissais de façon joyeuse ce serait étrange. J’ai ressenti donc beaucoup de confusion et je ne suis pas vraiment parvenue à imaginer.

Evelyne : un peu les mêmes impressions qu’au début : ça n’existe pas, impossible, puis est-ce que ce serait souhaitable, viable, et puis je me suis retrouvée dans un environnement totalement sécure où toutes les peurs étaient abolies où cela augmentait toutes mes capacités de faire des choses.

Eva : couleur jaune, monde jaune, j’ai ressenti de la chaleur, j’ai souri et puis il s’est estompé quand j’ai pensé à des moments tragiques de ma vie

Jean-Marie : la joie malgré tout. J’ai vécu des épisodes tragiques, mais quand on met tout dans la balance : quand je randonne à la montagne, quand j’écoute le Dalaï-Lama rire, la naissance de mon fils ! Je crois qu’on est malheureux car il y a une dimension dont on ne parle jamais, c’est l’âme. Mon grand-père, ancien Hussard, me disait « quelles sont les conséquences de toutes ces âmes ? sur nous, le poids ». Je suis persuadée que nous avons tous un diamant et qu’il suffit de le voir, de faire en sorte de le voir.

JM : légèreté, ballons de couleurs vives, liberté, se déplacer, voler dans l’air. Image centrale des ballons dans l’air qui s’élèvent et se déplacent.

Michel : dans un 1er temps, j’ai trouvé que c’était formidable, car on est heureux soi-même que les autres le sont aussi et qu’on a envie de le partager, tellement agréable que c’était un rêve. Du coup, ça a dégonflé la baudruche : caverne de Platon. La joie était omniprésente. Puis la position est devenue inconfortable, ce n’est pas la vie. Donc contraste : bonheur intense, mais impression « c’est trop beau pour être vrai ».

AM : tout le monde a le sourire, mais du coup scepticisme : robot ? clone ? hypocrisie ? Difficile du coup de savoir à qui tu es confronté, car les différentes émotions différencient justement les êtres humains (je suis intuitive, je lis les visages des gens et là ce serait difficile puisqu’il n’y aurait qu’une seule émotion exprimée). Donc, si que la joie : monde fade et sans nuances.

DVDP (Animée par M. Tozzi)

Michel :

Comment les émotions peuvent-elles nourrir la réflexion ? J’ai remarqué l’ambivalence de ce monde de joie.

Est-ce que le bonheur, c’est quelque chose de totalement souhaitable ? Faut-il cultiver la joie ?

Frédérique : s’il n’y a pas d’amour à la base, la joie n’est pas possible. Il faut donc créer ce monde et non le rêver.

Evelyne : de quel monde parle-t-on ? De quelle joie parle-t-on ? Il y a la joie collective, et notre monde individuel. Donc il y aurait deux sortes de joie : collective / individuelle. La 2nde pourrait exister, mais la 1ère démultipliée et durable me semble impossible, ou en tout cas difficile. Quel genre de question on ne se poserait plus si on était constamment dans un monde en joie.

JM : amour oui, mais ce sont les preuves d’amour qui comptent. J’ai écouté pendant 40 ans les ados parler de leurs désirs d’avenir. Et si on prenait un temps d’écoute avec eux, il pouvait se passer beaucoup de choses. L’occasion de leur permettre d’exprimer leurs ressentis, leurs espoirs, etc. ce serait l’occasion de ressentir cette joie intérieure. Si l’on pouvait ressentir personnellement cette joie intérieure, on serait prêt à diffuser cette joie sur le collectif. Je conseille de lire Michel Fromaget (problème de la dichotomie entre âme et corps). On peut avoir quelqu’un qui nous rassure et donc nous remettrait en joie. Donc ce monde en joie est en puissance, potentiel. Donc ce n’est pas un monde rêvé, mais une espèce de ligne continue de l’existence. Ce qui manque c’est le manque d’appartenance à un groupe.

Frédérique : je suis d’accord par rapport à l’âme. Mais je reviens toujours sur l’amour, car pour écouter quelqu’un, il est nécessaire d’avoir un petit quelque chose d’amour. La preuve, quand on est énervé, on a du mal à écouter la joie. Et que donc quand on arrive à toucher une âme, on peut avoir ce mélange d’amour et de joie.

Michel : est-ce qu’il ne faudrait pas cultiver cette joie en soi-même pour garder cette joie en réserve ?

Frédérique : il faudrait arrêter de s’entrainer à la négativité, l’âme apparaît dans le silence.

Michel : à l’expression d’un monde de joie, il a été opposé un monde de joie à bas-bruit. Peut-être qu’un monde de joie pourrait être dangereux ?

Anaïs : pas dangereux, mais très utopique, dans le sens où dans une vie il y a toujours des moments qui viennent altérer la joie (disparition d’un être cher), donc du coup on serait tourné vers nous, avec égoïsme.

Yann : expansion de soi, qu’on ressent seul ou avec un groupe choisi autour de nous. Donc le danger que je vois c’est d’être égoïste. Absence d’effort. Un des objectifs serait de reproduire ces moments de joie (d’en profiter de façon égoïste). Comment étendre la joie autour de nous, à des personnes qu’on ne connaît pas. Et puis être complètement dans la joie, on tomberait dans la facilité, sans effort. Donc deux joies possibles : une qui nous tombe dessus comme le coup de foudre, et celle méritée, qui se travaillerait.

Alexandra : l’Homme va devoir trouver des ressources pour continuer de vivre et donc sa joie serait plus proche de la plénitude. Donc c’est la rétrospection qui nous permet de comprendre les petits moments de joie et de constater qu’on n’est pas dans l’accomplissement. Donc il y a des degrés dans la joie.

Michel : joie / plaisir / bonheur à distinguer. La joie serait l’aboutissement d’un certain trajet.

Evelyne : comment reconnaître la joie si on n’avait pas son contraire ? Une chose ne peut exister que si son contraire existe.

Michel : dans un monde où l’on n’éprouverait pas d’autres émotions, le nuancier serait réduit.

JM : l’amour et la joie sont des constructions. Ce ne sont pas des données d’emblée. L’énergie vitale est l’arrière-plan. Et donc il faut des efforts, un travail. Cette joie est forcément liée à un ressenti d’énergie. Personnellement j’ai fait le choix de m’investir aux marges de notre société, de faire un travail avec les personnes en situation de rupture, etc. Quel est notre défi ? Arriver à faire partager ce qu’on ressent comme étant une nécessité. Le bonheur, l’amour et la joie : ça se construit. Cultiver la joie c’est donner l’occasion de s’exprimer et contacter son désir intérieur en tant qu’énergie vitale.

Frédérique : quand on est dans le bonheur, on sait qu’on est dans le bonheur. Et être dans le bonheur ça donne des ailes et l’envie d’y travailler encore plus. L’expérience de la joie m’est venu au bout d’années de yoga. On est dans un monde qui sait créer des malheurs.

Anaïs : j’ai du mal avec l’idée que l’amour se construit. Mais je pense que les sentiments de l’amour sont primaires, comme par exemple les enfants. Du coup j’ai du mal avec la joie qui se construit, je pense que c’est une vision d’adulte. La joie et l’amour sont ancrés de façon primitive.

Michel : joie spontanée, ou bien quelque chose qui se construit dans la temporalité.

JM : la joie peut être initiale chez un jeune enfant, mais très vite notre système économique et social atténue notre sentiment de joie. La joie s’éprouve à travers la circulation d’énergie vitale. Et donc en tant qu’adulte il y a un travail à faire pour recontacter cette joie.

Michel : la joie passerait par des efforts et un travail.

Méta-analyse

Michel : en quoi notre expérience de pensée a-t-elle alimenté notre débat ?

Repartir de notre expérience pour voir l’intérêt de penser à partir de l’expérience de pensée et de nos émotions.

Alexandra : difficile de parler de choses intimes. Le fait de ressentir la joie de l’accouchement m’a permis d’en parler. Mais questionnement : je suis face à des élèves, que faire ?

AM : on ne le fait pas avec des enfants.

Michel : c’est la même objection que lorsqu’on fait vivre des émotions désagréables. Donc est-ce que ce sont les émotions qui posent problème ?

Eva : je pense que dans toute réflexion, il est impossible de penser sans les émotions. J’ai fait des études de droit, et on m’a dit de mettre mon humanité de côté. Du coup, c’est une des raisons pour lesquelles je suis partie du monde juridique. Du coup c’est l’humanité qui l’emporte à chaque fois.

Michel : l’Antiquité disait que les émotions empêchent de penser. C’est l’usage uniquement de la raison qui alimente la réflexion. Donc deux pistes : l’émotion qui empêche la réflexion et l’émotion qui nourrit la réflexion.

Evelyne : pas d’accord avec le courant qui dit qu’il ne faut pas se fier à ses émotions. C’est à partir de notre expérience qu’on nourrit sa réflexion. Donc c’est à partir de nos ressentis qu’on alimente notre réflexion. C’est donc ce pas de côté qui est difficile à faire. Si on reste dans l’émotion, le raisonnement sera parasité.

JM : A partir d’une émotion ce qui est important c’est mettre des mots pour arriver sur une étape positive. Il me parait important d’avoir des moments où des mots peuvent être mis (Précision des mots).

Michel : 3 temps, émotion / verbalisation / méta…

Frédérique : les philosophes parlaient d’émotions très fortes.

Yann : partir pour réfléchir d’émotions et d’imagination ça permet d’avoir une pensée moins abstraite. Quand j’ai imaginé des situations de joie, j’aurais oublié un moment du réel : par ex en le revivant, j’ai vu qu’il y avait une notion d’être avec les autres. Pour qu’elle soit pleine, il faut qu’elle soit partagée. Partir des émotions ça permet de penser à la complexité des choses.

Michel : partir des émotions permet de partir du corps et donc d’avoir une appréhension plus riche après dans la réflexion.

L’imagination nous permet de créer des mondes. Donc ici, c’était d’imaginer un monde de joie et l’explorer. A votre avis, cette expérience de pensée, en quoi cela peut stimuler la réflexion ?

Frédérique : mon expérience de ce jour, pour moi c’était pas juste pour les deux premières expériences, car c’était entrer dans mon intériorité et aller vers du raisonnement, ça n’allait pas. Par contre, de l’imagination vers la réflexion, c’était simple.

Eva : ça nous aide à développer une réflexion différente que celle qu’on aurait eue. Ça nous force à sortir de nos croyances.

JM : sentiment de ne pouvoir fonctionner qu’à partir du moment où on se projette dans l’imaginaire (conscient / rêve). Apport des pédagogies où l’on part de l’imaginaire des enfants.

Yann : l’imagination en expérience de pensée permet de vivre des situations non vécues et par exemple développe l’empathie.

Michel : déplacement de notre monde qui permettrait de comprendre d’autres mondes.

Qu’y a-t-il dans l’émotion, en quoi l’émotion a-t-elle un potentiel réflexif ?

Commentaire de Michel Tozzi

Nous avons rencontré l’objection de (ne) proposer aux participants (que) des expériences de pensée à partir de l’absence, du manque (« Imagine un monde sans arbre… ; imagine un monde où le bonheur n’existe pas…). Elles peuvent engendrer parfois des « passions tristes » (Spinoza), et poser de ce point de vue un problème déontologique.

  1. C’est pourquoi nous avons proposé à cette séance une expérience de pensée joyeuse, pour voir ….

  2. Nous voulions par ailleurs tester comment l’émotion peut nourrir la réflexion à partir d’une expérience de pensée, et travailler dans l’animation le délicat passage de l’émotion à la raison…

Il est utile de distinguer soigneusement, pour notre réflexion sur cette séance, « expérience » et « expérience de pensée ».

Une méditation fait vivre une expérience. Par exemple une expérience de « pleine présence » (premier temps), lorsque l’on concentre son esprit sur la conscience de sa respiration et de ses sensations corporelles internes, avec un ressenti de ce vécu. Mais cette expérience n’est pas à proprement parler une « expérience de pensée », qui a un sens précis en philosophie (ou en science).

De même faire appel à des souvenirs dans une méditation (deuxième temps), c’est une expérience qui sollicite la mémoire, mais ce n’est pas une expérience de pensée, car on mobilise du réel antérieurement vécu. On évoque, on se remémore. Bergson parlerait « d’imagination reproductrice », qui « présente les choses en leur absence », avec la référence au réel, ici le passé de la personne.

Par distinction, l’expérience de pensée philosophique, qui est un type bien particulier d’expérience, contient deux éléments caractéristiques :

  1. L’appel à l’évocation d’un monde imaginaire, issu de « l’imagination productrice ou créatrice » (Bergson) (Exemple kantien : « Supposons un monde où tout le monde ment… »), que l’on explore pour en comprendre le fonctionnement. C’est une hypothèse de pensée que l’on fait ainsi ;

  2. L’incitation à tirer des conséquences d’un tel monde (Ex. : « Si tout le monde mentait …, alors on ne pourrait plus avoir confiance en personne »). L’attitude est ici plus réflexive : on raisonne sur l’hypothèse pour en tirer une conclusion, processus analogue à un raisonnement hypothético-déductif (« Si …, alors … »).

Dans une méditation qui inclut une expérience de pensée (troisième temps de la séance), c’est le premier élément qui est sollicité, celui de l’évocation d’un monde imaginaire.

Ici : « Et si la joie était de partout ? Et si à partir de cet instant la joie envahissait le monde ? Et si la joie était la seule émotion à vivre et vécue à partir d’aujourd’hui : comment me sentirai-je ? Quel serait ce monde ? »

J’imagine le monde que l’on me propose, et, selon les consignes données (« Comment me sentirai-je ? … Je peux prendre quelques instants pour vivre ce monde et être dans le ressenti. »), je suis attentif à ce que je ressens à l’évocation de ce monde dans mon corps, mes émotions. L’intérêt de ce monde imaginaire par le biais d’une méditation, c’est que son appréhension n’est pas faite de façon de façon intellectuelle, d’un point de vue rationnel, mais par une exploration conjointe de l’imagination et de la sensibilité, qui « colore » cette expérience de pensée.

On me demande ensuite d’exprimer, de verbaliser mes ressentis (« A l’ouverture des yeux, je prendrai quelques instants pour noter mes ressentis, dans le silence »). Mais non de tirer des conclusions réflexives d’un tel monde, ce qui est dévolu à l’atelier philo, qui opère une reprise rationnelle des émotions.

L’expérience de pensée se déroule donc en deux temps : dans la méditation, l’évocation sensible d’un monde imaginaire, puis dans l’atelier philo les conclusions rationnelles que l’on en tire. L’atelier philo, autour d’une question (Ex. : « Faut-il toujours dire la vérité ? » pour reprendre le questionnement de Kant), part de l’expression de ces émotions pour enclencher la réflexion sur la question. C’est là où se noue l’articulation entre méditation et atelier philo, et où dans les deux temps de l’expérience de pensée, coopèrent imagination, sensibilité et raison.

Par rapport à notre idée de travailler sur une émotion joyeuse, l’expression du ressenti sur un moment de joie intense vécu (Deuxième temps) a paru très agréable : sentir une légèreté avec le vent, calme, sérénité, unité, unicité, alignement, réconciliation, larmes d’un fou-rire, émerveillement dans les yeux d’un enfant, euphorie d’avoir donné la vie, chaleur, plénitude…

Par contre dans l’expérience de pensée (Troisième temps), l’évocation d’un monde joyeux génère vite des inquiétudes, ne parait pas forcément souhaitable, et même à certains dangereux. L’évocation dans une expérience de pensée d’émotions agréables comme la joie ne provoque pas que de la joie, comme on aurait pu le penser de prime abord !

Exemples de conclusions tirées de l’évocation d’un monde joyeux (plusieurs expériences ici rassemblées), certaines très affectives, d’autres plus rationnelles, d’autres mêlées, certaines positives, d’autre négatives :

  • Une vie sans « passions tristes », sans peur de l’échec, la maladie, la mort, ce serait le pied !

  • Ce serait un monde chouette, car être dans la joie, c’est « augmenter sa puissance d’agir » (Spinoza).

  • Je me réjouirai d’être en permanence en joie.

  • Je me sentirais heureux et j’aurais envie de partager cette joie avec d’autres.

  • Extraordinaire de ne rencontrer que des gens joyeux et sans problème: optimiste, dynamisant !

Mais :

  • La brillance de la joie risquerait de pâlir, de s’user avec l’habitude.

  • Si je n’avais qu’un seul type d’émotion, je n’en aurais pas conscience, car on ne prend conscience de la joie que par rapport à son contraire, la tristesse, le tragique. Je serais de fait dans une neutralité affective.

  • Peut-être qu’une petite joie me semblerait triste par rapport à une très grande.

  • Cette surabondance de joie occulterait la seule joie qui vaille : celle d’exister.

  • Vivre en permanence dans la joie serait un monde d’illusion et de mensonge, le monde de la caverne, car la vie est selon certains une douleur d’être (Lacan), une vallée de larmes (Schopenhauer), avec « l’inconvénient d’être né » (Cioran).

  • Être joyeux dans certaines circonstances peut paraître décalé, inapproprié, déplacé, irrespectueux. Par ailleurs, être joyeux de commettre le mal, c’est le règne consacré de l’immoralité. Un monde sans interdit, sans culpabilité, serait pulsionnel, dangereux pour autrui … et moi-même.

  • Puisque l’on est heureux, on est satisfait de sa condition : pourquoi donc changer quoi que ce soit ? C’est un monde uniforme, ennuyeux, de stagnation, fataliste, sans perspective de progrès, d’amélioration, d’effort.

  • Une seule émotion, fut-ce la joie, quel appauvrissement du nuancier de la sensibilité ! Je ne serais plus dans la condition humaine, avec la joie, mais aussi la tristesse des échecs et les épreuves. Je serai comme lobotomisé, drogué dans un paradis artificiel de bisounours, sans liberté, comme un robot programmé pour une seule attitude, un clone parmi ses clones, comme mort, sans auto-construction, sans exercice d’un pouvoir d’agir.

  • On rêve d’être toujours dans la joie ! Mais à examiner les conséquences de ce rêve réalisé, on devient plus modeste dans ses rêves !

Première conclusion

Ce n’est pas l’évocation d’émotions désagréables ou non (Séance I et II) qui est déterminante, puisqu’une expérience de pensée à partir d’une émotion agréable peut devenir désagréable. On peut se demander si dans une expérience de pensée ce n’est pas l’évocation d’émotions, qu’elles soient agréables ou non, qui amène une certaine déstabilisation chez le sujet. Entrant ainsi dans l’ambivalence, certains ont parlé de « confusion » (joie et inquiétude mêlées), on rentre dans la complexité, toujours intéressante pour la réflexion ultérieure.

Deuxième conclusion

  • Dans l’atelier philo, la traversée de l’émotion vers la raison, de l’affect au concept est délicate pour l’animateur. Car il faut d’une part choisir une question qui se prête à la réflexion sur les émotions ressenties (ici par exemple : « Le monde tout en joie que l’on vient de vivre et d’explorer est-il ou non souhaitable ? ». « Faut-il cultiver la joie dans la vie ? »).

  • Et d’autre part orienter à partir de l’expression des émotions la réflexion collective pour traiter philosophiquement la question. La formulation des questions de l’animateur/trice est alors déterminante. Exemple : « En partant de l’émotion que tu as exprimée, quelle conclusion peux-tu tirer d’un tel monde ? » (Il faut alors garder trace de qui a exprimé quelle émotion pour le (la) solliciter). On voit clairement ici comment l’émotion peut nourrir la réflexion, alors que la position antique affirme que l’émotion est un obstacle à la réflexion… « Que penses-tu d’un tel monde tout en joie ? » ouvre sur des positions diverses, et peut-être une controverse. « Ce monde te semble-t-il souhaitable ou dangereux ? » amène à prendre position par un jugement critique, qui peut être rationnellement argumenté.

Le potentiel réflexif de l’imagination nous semble acquis : elle a un potentiel réflexif parce qu’elle ouvre à un monde imaginaire, un quasi-monde (Ricoeur), avec des identifications aux personnages, qui donne un matériau pour la réflexion : c’est vrai pour un album consistant, un roman, comme pour une expérience de pensée. Mais ce potentiel est moins évident pour l’émotion, qui a été traditionnellement en philosophie décriée par la raison …

  • D’où la question qui fait suite à cette séance : « L’émotion a-t-elle un potentiel réflexif ? », « Et si oui, en quoi consiste-t-il ? ».

Hypothèse : l’émotion est enracinée dans notre corps et notre sensibilité, a la consistance d’un vécu concret. Elle illustre combien une idée – ici une expérience de pensée – nous affecte, fait naître des émotions, résonne en nous, ce qui rend sensible notre réflexion, plus incorporée, plus riche et plus complexe car plus près du réel de notre corps. Irait-on jusqu’à parler de « raison sensible » ?

Remarques d’Anne-Marie LAFONT

Quelques réflexions sur la séance concernant la joie et les réponses des participants

La question de la joie induit également une question sur la dépendance : est-ce que je suis maître de ma propre joie ? ou bien est-ce que ma joie est dépendante de l’extérieur (facteur humain ou pas) ?

On note un élément nouveau parmi les réflexions apportées : celui de la spiritualité. En effet, il a été à plusieurs reprises question d’âme, et la joie peut également être perçue comme un besoin collectif : celui de travailler en termes de confiance en soi et d’estime de soi, donc de développer la bienveillance et l’altruisme. C’est d’ailleurs ce que nous retrouvons dans la 2nde partie du programme PEACE de l’AMLE.

On note également des réflexions tournées vers soi : comment sentir de la joie au départ d’un être cher ? Se pose la question de la liberté et de l’Amour inconditionnel (Agape).

Aujourd’hui, le « culte du bonheur » peut être perçu comme culturel et superficiel. Devenu très à la mode dans le développement personnel, il est néanmoins aussi un but ou le chemin selon la tradition philosophique à laquelle on se place. Mais l’on peut aussi penser que la joie, l’amour est un acte de don de soi, de générosité pure : ce serait de fait une façon généreuse de laisser partir quelqu’un qu’on aime, de lui rendre cette liberté par amour et d’être même heureux pour lui/elle. Dans le cas d’une mort, il y a des croyances qui disent que dans l’au-delà, il y a absence d’émotions (celles-ci étant le propre de l’Homme). Alors, la souffrance n’existant plus, il serait bon de donner la possibilité de partir à l’être cher, sans le retenir. On peut également se rappeler des traditions antillaises où la Toussaint est fêtée dans la joie, dans un moment de partage nostalgique et non mélancolique, un verre de rhum à la main !

On en viendrait à l’idée de « cultiver la joie », avec par exemple la psychologie positive : c’est alors du travail ! Il faut s’en donner les moyens et agir. De même, il est bon d’avoir tout un nuancier car s’il n’y avait que de la joie, elle serait moins savoureuse. C’est parce qu’il y a aussi d’autres émotions moins agréables que nous pouvons reconnaître la joie et donc la conscientiser davantage. Il apparait alors que la joie ne pourrait exister qu’en conscience : c’est la conscience qui fait qu’on peut savoir si on est heureux ou pas. Un bébé est heureux quand il regarde sa maman, mais est-il pour autant conscient de l’être ? C’est ce qui fait que nous pouvons également être dans un instant de bonheur, mais le conscientiser plus tard. On connait tous cette citation qui dit que nous nous rendons compte du bonheur quand il est passé… En soi, la méditation de pleine conscience permettrait alors de prendre conscience de chaque instant passé et donc de savourer pleinement les meilleurs.

De fait, il y aurait plusieurs étapes : celle de l’émotion, de la reconnaissance des ressentis dans le corps, de sa verbalisation et puis de cette méta-analyse, sorte de retour réflexif où se joue la prise de conscience.

Quelques réflexions sur la différence entre méditation, visualisation et expérience de pensée

On objecte souvent le problème de la pensée trop forte lorsqu’on médite. Il est important en ce sens de bien distinguer la MPC, de la visualisation et de l’expérience de pensée.

En effet, en MPC, il s’agit de se « déconnecter » de la pensée et de n’être, autant que faire se peut, que dans les ressentis, les émotions et comprendre où tout se joue dans son corps. Est-ce que j’ai des picotements, des frissons, du chaud, froid, etc. quand je pense à la joie, ou bien quand j’ai un souvenir joyeux.

En ce sens, la MPC et la visualisation ont un point commun puisque dans la visualisation, je vais faire remonter en moi mes ressentis éprouvés le jour du souvenir dit heureux. Une question évidemment peut se poser : qui peut garantir et comment garantir que ce que je ressens dans mon corps, mon cœur et mon cerveau le jour où je me souviens de l’instant de joie correspond trait pour trait à ce que j’ai ressenti le jour J ? Si les sensations peuvent être bien présentes et concrètes, elles peuvent aussi être complètement différentes du jour J : je peux être heureuse dans mon souvenir et avoir des frissons, et en me souvenant de cet instant peut-être que des larmes de joie couleront. De même, qui me garantit que les larmes que je ressens sont la conséquence UNIQUEMENT de la convocation dudit souvenir ? N’y a-t-il pas quelque part, de façon inconsciente, une part de nostalgie qui ferait venir ces larmes ?

Quelques remarques sur le lien émotion et raison

Etant méditante, mais aussi ayant une pensée dite « arborescente », je me rends compte que le travail en MPC au début a été très difficile car la pensée venait systématiquement parasiter les émotions.

La condition sine qua non pour que la partie méditation se passe au mieux est d’expérimenter le lâcher-prise total. C’est chose difficile quand on sait que le terreau de notre réflexion pour la DVDP se fertilise pendant la méditation.

J’en arriverai presque à l’hypothèse suivante : n’y a-t-il pas différentes formes de pensées et donc de raisons ? Si les ressentis et les émotions surgissent en fonction du souvenir, ou bien de ce qui est convoqué à l’instant T, la raison elle me semble diversifiée. Il y aurait ce qu’on pourrait appeler l’entendement (au sens kantien), à savoir la faculté de penser les objets de la connaissance ; cette rationalité cartésienne qui fait la connaissance précède la raison et puis cette « méthode expérimentale » évoquée par exemple par Claude Bernard qui explique qu’elle repose sur un « trépied » : le sentiment (qu’il y a quelque chose à comprendre dans un phénomène observé mais encore inexpliqué – intuition ?) ; la raison (qui permet d’inventer des hypothèses explicatives) ; l’expérience (dispositif élaboré en vue d’infirmer ou de vérifier les hypothèses).

Dans tous les cas, ce qui semble intéressant dans notre recherche, c’est que nous découvrons finalement tous nos mécanismes de pensée et d’émotions et que nous VIVONS littéralement ce que certains philosophes évoquaient en théorie. Donc : NOUS EXPERIMENTONS.

Synthèse de la recherche et conclusions (provisoires)

Dans notre première recherche, il s’agissait de chercher et tester s’il pouvait y avoir une articulation non juxtapositive, mais interactive, entre une méditation et un atelier philo. Ce que nous pensons avoir établi. (Voir le compte rendu de la recherche dans le padlet : https://padlet.com/amlafont1379/swklxcgvnbkyourf)

Dans cette deuxième étape de la recherche, nous avons introduit pour mieux travailler cette articulation la médiation d’expériences philosophiques de pensée.

  1. La recherche a ainsi tenté – première piste de cheminement - d’expérimenter puis de formaliser plusieurs séances contenant chacune une méditation et une expérience philosophique de pensée, exploitée ensuite philosophiquement dans un atelier philo sous forme de DVDP.

    Les séances se sont tenues en distanciel. Les méditations se sont référées à la « méditation de pleine conscience », ou mieux de « pleine présence » ; les expériences de pensée avaient un objectif philosophique ; l’atelier philo était référée au dispositif de la DVDP, adapté au distanciel.

    Précisons qu’il s’agissait pour nous d’introduire spécifiquement dans les séances des expériences philosophiques de pensée. Car toute expérience n’est pas une expérience de pensée (la méditation est en soi une expérience, un vécu situationnel, qui peut au plus près des sensations, vouloir tenir à distance les pensées) ; et par ailleurs toute expérience de pensée n’est pas forcément philosophique (Elle peut être notamment scientifique ou littéraire). Définissons cette notion :

    Par expérience philosophique de pensée, nous entendons la proposition d’un monde hypothétique faisant appel à l’imagination, fonctionnant analogiquement sous forme hypothético-déductive (si ceci… alors cela), que les philosophes formulent pour pouvoir réfléchir à un problème philosophique : pour le poser d’abord, et si possible le résoudre. Dans une séance, cette expérience est rendue possible par le biais d’une visualisation portée par l’imagination.

    Elle ouvre ainsi sur un « Et si c’était comme », c’est-à-dire un autre monde, imaginaire, fictionnel, même s’il emprunte au réel, et interpelle sur un : « Et alors, comment ce serait dans ce monde, que ressentiriez-vous ? », pour déboucher dans l’atelier philo sur un : « En définitive, que pensez-vous rationnellement d’un tel monde ? ».

    Certains exercices spirituels des philosophes de l’Antiquité, stoïciens, épicuriens ou cyniques par exemple, avaient recours à de telles expériences de pensée, ce qui ancre notre recherche dans la tradition de l’histoire de la philosophie (la philosophie analytique contemporaine en raffole d’ailleurs…).

    La seconde piste de notre recherche, c’est la mise au travail de l’hypothèse d’un « potentiel réflexif » de l’émotion. Prenant acte d’une possibilité d’articuler émotion et raison dans la réflexion, comme le suggèrent les récents travaux en neurosciences, et certains courants philosophiques, nous sommes partis des ressentis éprouvés dans les expériences de pensée pour exploiter en atelier philo les idées qu’ils suggèrent.

  2. Nos principaux acquis

    Nous avançons au terme de notre recherche les idées suivantes, tirées de l’expérimentation et de sa tentative de formalisation :

    • Les séances doivent être guidées (méditation et atelier philo), soit par une personne soit par un binôme complémentaire, car elles répondent à des objectifs précis.

    • Il n’est pas facile pour tout le monde d’entrer dans une expérience de pensée : il y a des conditions favorisantes, à la fois individuelles et collectives. Il faut par exemple s’impliquer dans l’expérience, être installé et bien « s’installer » dans l’hypothèse proposée, l’imagination d’un monde. Il faut donc faire preuve d’un lâcher-prise total pour avancer avec une « bonne foi », et sans attente particulière.

    • Les expériences philosophiques de pensée présentes dans les méditations ont alimenté de fait les discussions à visée philosophique. En nous déplaçant par leur caractère hypothétique, elles ouvrent des points de vue inédits propices à la réflexion.

    • Elles montrent l’apport de l’imagination et des visualisations à la construction d’une pensée plus abstraite.

    • La méditation permet à l’expérience philosophique de pensée de développer l’exploration de son hypothèse, corporelle, sensorielle, imaginaire et affective, incarnée et non abstraite. L’intérêt de partir d’un vécu comme support de la réflexion est de ne pas être d’emblée dans l’intellect, les idées, le savoir, mais d’ancrer l’expérience dans le sujet, dans sa personnalité globale, et pas seulement cognitive : être de chair, de sensation, de sensibilité, d’émotion, d’imagination, de raison. Le vécu, dans son aspect qualitatif, rend compte de la complexité de l’appréhension du monde, alors que l’intellect rationalise, c’est-à-dire schématise, simplifie… La reprise conceptuelle d’une expérience vécue est imprégnée de la richesse de celle-ci. Ce qui veut dire également que ce genre d’expérience peut être vécue par toute personne, qu’elle soit « non-méditante », « non-philosophe » (aucun prérequis n’est ainsi attendu).

    • Pour ancrer corporellement cette hypothèse de pensée d’un monde imaginé, une consigne d’exploration sensible de cette expérience de pensée est souhaitable : « « Dans ce monde imaginé, comment ce serait (Appel à la description, aux sensations), et que ressentiriez-vous (Appel aux émotions) ? » Chaque expérience de pensée est dès lors vécue subjectivement très différemment, contrairement à la neutralité affective de la raison abstraite.

    • Les ressentis éprouvés dans les expériences de pensée suggèrent des idées : il nous semble y avoir un « pouvoir réflexif » de l’émotion, une capacité de l’émotion à « catégoriser » le monde.

    • Certes, les émotions peuvent empêcher de penser, surtout quand elles sont désagréables et trop intenses (les neuroscientifiques diraient que l’amygdale bloque dans ces cas l’accès au cortex frontal .…). C’est cet aspect envahissant et déstabilisant de l’émotion (dénommée alors passion), qui a été condamné comme obstacle à la pensée réflexive par tout un courant philosophique depuis l’Antiquité.

    • Et il est même difficile d’affirmer que l’émotion peut penser par elle-même, ne serait-ce que parce qu’une pensée réflexive ne peut se construire que dans et par le langage, et en particulier une langue. C’est pourquoi il faut sortir de l’émotion, par exemple par sa verbalisation, pour aller vers la réflexion. D’où la nécessaire expression des ressentis après la méditation, pour prendre un minimum de recul. On constate d’ailleurs qu’il n’est toujours pas facile d’identifier et de nommer ses émotions.

    • Mais nous avons pu constater que l’émotion est un support inducteur pour la pensée, contrairement à sa condamnation par certains philosophes. Certains parlent d’ailleurs d’« intelligence émotionnelle » (cf. Goleman).

    • Ensuite, si l’on veut pouvoir tirer des conséquences rationnelles du monde imaginé, il faut, après l’expression verbale du ressenti, et pour amorcer l’atelier philo, une question qui part du ressenti et demande quelle idée il suggère : « Cette émotion de tristesse que tu as ressentie, que t’amène-elle à penser, à affirmer sur le monde que tu as imaginé ? » (Exemple de réponse recueillie en forme de thèse : ce monde est détestable et ne mérite pas d’exister !)

    • Car les émotions colorent notre perception du monde, et donc de cette expérience : une émotion agréable suggère une idée plutôt positive, optimiste, et inversement. De ce fait, l’émotion « oriente » nos idées.

    • Pour cette raison, cette suggestion doit être passée au tamis de la controverse rationnelle dans l’atelier philo, pour éviter « l’effet-séduction » de l’émotion agréable (Ou « l’effet repoussoir » quand elle est désagréable). On rejoindrait alors ce qui « enseigné » dans la MPC : aucune attente particulière, l’émotion est à comprendre, identifier, accueillir et accepter (cf. Christophe André).

Suggestion pour un schéma de séance

Nous proposons pour les praticiens, en fonction de ce qui précède, une matrice de séance à adapter.

  • Un premier temps de méditation de pleine présence centré sur la respiration et les impressions sensorielles (déconnection des pensées).

  • Un deuxième temps d’expérience philosophique de pensée où il est proposé d’imaginer un certain monde (qui peut se prêter à une réflexion ultérieure). Il s’agit de lancer une hypothèse, l’expérience de pensée d’un monde à explorer avec son corps, ses sensations, ses émotions.

  • Un 3ᵉ temps d’expression de ses ressentis (sans discussion) lors de cette exploration (accueil des ressentis de chacun, sans jugement, sans analyse). Ce temps est généralement fait par la personne qui guide la méditation/expérience de pensée.

  • Un 4ᵉ temps d’atelier philo où l’on se demande à partir de ces ressentis, ou tel ressenti, quelles idées nous suggère ce monde, ce que nous en pensons, lorsque nous tirons les conséquences de ce monde imaginé sur nous, autrui, la société, la nature.…

  • Un 5ᵉ temps de controverse en atelier philo, où l’on discute contradictoirement des idées proposées par les participants.

  • Un 6ème temps possible de méta-analyse qui peut s’avérer intéressant car les participants auront vécu une expérience parfois inédite.

Discutabilité de cette recherche

Ces conclusions sont provisoires et demandent de la controverse, venant d’une part des spécialistes de la méditation, d’autre part de philosophes. Elles ont été tirées d’expérimentations en nombre limité, dont on a tenté de conclure (hâtivement ?) quelques affirmations. Elles sont un artefact pédagogique, un dispositif ad hoc pour tester des hypothèses de recherche pouvant déboucher sur de nouvelles pratiques philosophiques. Tout reste discutable : les présupposés, la problématique de la recherche et ses hypothèses de travail, la méthodologie utilisée, innovante en sciences de l’éducation), les conclusions tirées…

On pourrait notamment :

  1. Au niveau théorique :

  2. Approfondir la notion et la pratique d’une expérience philosophique de pensée, en s’appuyant notamment sur les philosophes qui en utilisent.

  3. Ensuite, le « pouvoir réflexif de l’émotion » : rend-il la raison sensible ? Demeure la question cruciale : « Les émotions pensent-elles ? », que nous avons (à tort ?) tranché négativement…

  4. Enfin qu’est-ce que l’introduction d’une expérience philosophique de pensée dans une méditation change à l’esprit, au déroulement d’une méditation ? Est-ce un détournement, une trahison, un enrichissement ?

  5. A un niveau pratique : la recherche n’ayant concerné que des adultes volontaires, quid de l’expérimentation de telles séances avec des enfants et des adolescents, et quid par exemple des garde-fous, notamment déontologiques, nécessaires à mettre en place (AM Lafont en a testé certaines avec ses élèves de lycée).

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