Revue

Méditation, expérience de pensée et atelier à visée philosophique

Recherche 2 (2022) -partie 1

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Clarification de quelques concepts

L’expérience de pensée

L’expérience de pensée - thought experiment - (ou expérience par la pensée, ou expérience en imagination, ou encore expérimentation mentale), est convoquée dans nombre d’activités humaines : le romancier (Ex. : le naufrage de Robinson Crusoé de Defoe puis Tournier), l’auteur de fictions, d’utopies ou de dystopies sociales ou technologiques, l’architecte etc. On sait à quel point par exemple la fiction du roman peut nous permettre, par un « voyage dans un quasi monde », comme dit Ricoeur, d’approfondir le fonctionnement de l’âme humaine, et aussi nous donner des informations historiques, sociologiques etc. On peut également voir, littéralement, des « expériences de pensée » dans des films de science-fiction (pensons à ceux de Luc Besson, ou du Steven Spielberg évoquant « un autre monde » ou encore un personnage dont les capacités cérébro-intellectuelles seraient à 100%, etc.). On voit donc comment le roman d’anticipation et le film de science-fiction préfigurent parfois le monde de demain ou un monde parallèle.Mais l’expérience de pensée est aussi utilisée en sciences et en philosophie (pour l’expérience de pensée en science.

L’expérience de pensée en philosophie

On trouve nombre d’expériences de pensée en philosophie (ex. : l’hypothèse et la description de l’état de nature chez Hobbes ou Rousseau). Sont-elles fructueuses hors du domaine scientifique, où ces expériences ne peuvent pas trop s’éloigner de la réalité, et s’appuient sur des cadres théoriques définis (Galilée part de la théorie de la chute des corps dépendant de leur poids d’Aristote, pour l’invalider) ? Mais la philosophie n’a pas les mêmes démarches que la science. Arcangeli rappelle que « les critiques contre l’expérimentation de pensée philosophique peuvent être réduites à deux points. D’une part, l’expérimentation de pensée philosophique se fonde sur des intuitions douteuses et, d’autre part, elle fait appel à ces intuitions pour apporter des preuves en faveur d’un argument. Parler d’intuitions peut apparaître à première vue problématique, car il n’y a pas de consensus sur ce en quoi les intuitions consistent, ni sur ce que nous pouvons raisonnablement attendre d’elles ». L’argumentation de la fiabilité de l’expérience de pensée en philosophie est donc posée. Mais les philosophes en usent abondamment…

Par expérience philosophique de pensée, nous entendons la proposition d’un monde hypothétique faisant appel à l’imagination, fonctionnant analogiquement sous forme hypothético-déductive (si ceci… alors cela), que les philosophes formulent pour pouvoir réfléchir à un problème philosophique : pour le poser d’abord, et si possible le résoudre. Dans une méditation, cette expérience est rendue possible par le biais d’une visualisation portée par l’imagination.

L’expérience de pensée est utilisée dans plusieurs domaines philosophiques : en métaphysique et en épistémologie : « Et si un homme dans une caverne qui ne voyait jusque-là que des ombres accédait à la vérité… ») (Platon, République) ; « Et si un malin génie nous trompait chaque fois que nous pensons être dans le vrai ? », ou « Et si le monde dans lequel nous vivons était un rêve » ? (Descartes, Méditations métaphysiques). « Si nous avions les mêmes sens qu’un chat, nos théories scientifiques seraient-elles les mêmes ?  « Et si l’homme était immortel ? ».

En éthique. Pour savoir ce qui est juste ou bon, il semble parfois utile de clarifier nos conceptions morales à l’aide d’expériences de pensée. « Si quelqu’un n’est pas conscient de ses actes au moment du crime, peut-on le considérer comme responsable ? ». Les dilemmes moraux sont particulièrement sollicités dans les expériences de pensée : « Et s’il n’y avait plus assez de lits pour les malades du Covid, quels seraient vos critères de sélection ? ». « Et si personne ne mangeait plus de viande ? ».

En philosophie politique : « Et si Gygès, un berger au service d’un roi, trouvait un anneau qui le rendait invisible ? » (Platon, République) ; « Et si un gouvernement décidait de changer le sens des mots ? » (La novlangue d’Orwel, in 1984) ; « Et si vous deviez choisir les règles d’une société juste, lesquelles choisiriez-vous, sachant que vous ignorez la place que vous y occuperez (voile d’ignorance) ? » (Rawls, in Théorie de la justice).

Les philosophes analytiques considèrent l’expérience de pensée comme une méthode de recherche philosophique. Particulièrement en philosophie du langage (ex. : la signification du mot « coléoptère » pour Wittgenstein, c’est ce qui est dans la boite, et non ce que vous décrivez). Mais plus généralement. Ex. : « Vous êtes en train, sans le savoir, de flotter dans une cuve, avec des électrodes reliées à votre cerveau. Seriez-vous d’accord pour vous brancher à vie à une « machine à expérience », qui stimule votre cerveau, de façon à ce que vous ayez l'impression d'écrire un grand roman, de vous faire une nouvelle amitié etc. Alors que dans la cuve, vous ne savez pas où vous êtes, vous pensais juste que c'est en train d'arriver.… (Nozick).

La démarche générale qui préside aux expériences par la pensée se formule par la question : « Que se passerait-il si.… ? ». Par exemple : « dans un monde où tout le monde mentirait… » (Kant) etc. Elle donne lieu à un raisonnement sur un mode ou un cas imaginaire, dans le but d’accroître notre connaissance ou notre compréhension du monde : par exemple « si tout le monde mentait, il ne pourrait plus y avoir de confiance entre les hommes », dit Kant. C’est l’équivalent d’un raisonnement hypothético-déductif : si ceci … alors cela …. Ex. : « Si chacun accédait à tous ses désirs … ce serait le chaos ! « .

Les expériences de pensée en philosophie, qui font dialoguer la raison et l’imagination, peuvent avoir un rôle :

  • de découverte d’un problème. « Si toutes les planches du bateau de Thésée ont été remplacées au bout de 1000 ans, s’agit-il toujours du même bateau ? » (Plutarque) : on peut ainsi réfléchir sur la question de l’identité. « Si des machines travaillaient à ta place, serais-tu heureux ? » : c’est le problème de la place et de la valeur du travail dans notre vie (Arendt). « Si médecin, je sais que ce malade est incurable, vais-je le lui dire ? » : c’est le problème de la vérité et de l’annonce en médecine (Cf. Kant, Du prétendu droit de mentir). « Si seul ce médicament très cher peut sauver ma femme très malade, et que je n’ai pas assez d’argent pour l’acheter, ai-je le droit de le voler ? » (Kohlberg) : c’est le problème de la hiérarchisation des valeurs pour choisir. « Si on te proposait des prothèses qui font de toi un surhomme, accepterais-tu ? » : c’est le problème actuel du transhumanisme. « Si tu peux expérimenter sur des animaux pour sauver des humains, qu’est-ce que tu fais ? » : c’est le problème posé par les philosophes animalistes (Singer). Avec Gygès, si vous savez que vous ne serez pas puni, respecterez-vous les règles morales ? : c’est la question du fondement de la morale (L’intérêt personnel ?).

  • de recherche d’une solution « Imagine les hommes à l’état de nature : comment échapper à la lutte de tous contre tous ? » Solution : par un contrat social pour pouvoir vivre ensemble (version autoritaire pour Hobbes, démocratique pour Rousseau).

  • Les expériences de pensée ont aussi une fonction pédagogique, par leur capacité d’illustration : avec Zénon, le mouvement n’existe pas, car Achille ne rattrapera jamais la tortue, et la flèche en vol reste immobile. Les paradoxes résultent souvent d’expériences de pensée. « Un tas reste un tas si on lui enlève un grain. Alors, considérant un tas, on peut en déduire par récurrence qu’un grain unique ou même l'absence de grains constitue toujours un tas ». Avec Buridan, un âne meurt de faim et de soif entre son picotin d'avoine et son seau d'eau, faute de choisir par quoi commencer. Ou bien : « Imaginez un tramway fou qui va écraser cinq personnes sur la voie, mais vous pouvez actionner un aiguillage où il y a une seule personne sur la voie : que faites-vous ? » (Foot, 1967). Si vous actionnez l’aiguillage, vous êtes conséquentialiste (je sacrifie une personne pour en sauver cinq, je vise le moindre mal) ; si vous ne faites rien, vous êtes kantien, car vous ne pouvez tuer personne (impératif catégorique). Ce type d’expérience fait un lien entre les théories philosophiques, souvent très abstraites, et leurs implications concrètes, dit R. Ogien. Il permet d’ancrer le questionnement et les raisonnements éthiques dans des cas pratiques, et non seulement dans des principes déconnectés du réels.

Une expérience de pensée philosophique particulière : l’exercice spirituel

Un exercice spirituel est une notion philosophique ou religieuse, qui désigne une pratique de transformation de soi, de conversion. C’est, comme dit Foucault, un « processus de subjectivation », une manière de construire un sujet éthique, façonné par différents exercices, qui relève du « souci de soi » (plus que de la connaissance de soi, comme chez Descartes, ou de l’introspection). Le philosophe s’annonce comme une figure de la sagesse, et non comme aujourd’hui, du savoir : il adopte une manière de vivre. Le soin de soi n'est pas égoïste, puisqu'il constitue une condition nécessaire du soin des autres. L’enjeu des exercices spirituels est d’être des moyens en vue d'une fin : la liberté intérieure, un état dans lequel le moi ne dépend que de lui-même.

Le terme d’exercice spirituel provient du titre d’un ouvrage de Ignace de Loyola (Les exercices spirituels) : « Les différents modes de préparer et de disposer l'âme à se défaire de toutes ses affections déréglées, et après s'en être défait, à chercher et à trouver la volonté de Dieu dans le règlement de sa vie, en vue de son salut, s'appellent exercices spirituels ». Mais le philosophe Pierre hadot, en référence à la philosophie antique, a repris le terme pour l'infléchir dans un sens philosophique : « une activité, presque toujours d'ordre discursif, qu'elle soit rationnelle ou imaginative, visant à modifier, en soi ou chez les autres, la manière de vivre et de voir le monde ». Michel Foucault et aujourd’hui Xavier Pavie[1] y accordent beaucoup d’importance. Certains parlent de « thérapie de l’âme », de pharmacopée, d’une cure de l’âme malade qui rend plus apaisé, heureux ou bon, dans la mesure où il faut en prendre soin, en avoir le souci. C’est un exercice, c’est-à-dire une pratique librement ordonnée par la volonté, qui implique souvent de l’effort et du courage ; renouvelée (souvent quotidienne), pour créer de bonnes habitudes, celles qui mènent au Bien, à la vertu, au bonheur, à la vérité. Et un exercice spirituel, et pas seulement intellectuel, théorique, car, provenant d’un sujet comme matière éthique qui se façonne dans un rapport à lui-même, aux autres et au monde, qui cherche à prendre soin de son âme, et pas seulement de son esprit, visant un genre de vie qui ouvre sur la contemplation, c’est-à-dire une connaissance en vérité qui accomplit le sujet.

Exemples d’exercices spirituels

  • L'articulation entre le corps, l'esprit et la transcendance peut être appelée « âme ». L’âme était considérée dans l’Antiquité comme un souffle, une réalité mobile et volatile qui peut être agitée par des éléments intérieurs ou extérieurs. Il fallait donc la purifier. Les exercices de concen­tration visaient par exemple à éviter que ce pneuma ne se disperse, qu’une passion l’envahisse. Il fallait le recueillir, le rassembler pour lui donner une consistance et une permanence résistante aux pressions de la vie, et pour qu’elle ne se disperse pas au moment de mourir. Autre exercice la retraite, qui permettait de s’absenter du monde. Cette entreprise nécessite un accompagnement, donc un maître.

  • P. Hadot considère le dialogue socratique chez Platon comme un exercice spirituel : on y dialogue avec autrui et en soi-même, dans le dialogisme de la présence à soi et à autrui ; on y apprend en maître ignorant l’humilité épistémologique (« Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien »), et on tente de transformer chez son interlocuteur son rapport à son prétendu savoir…

  • Les pratiques stoïciennes de « préparation aux difficultés de la vie », que sont la maladie, la pauvreté, l'exil, sont des exercices spirituels. Un exemple d'exercice est de « se préparer par la pensée à leur éventualité », c'est-à-dire l'anticipation mentale de ces difficultés. Comme l’écrivait Marc Aurèle, « dès le matin, on examinera à l’avance ce que l’on doit faire dans le cours de la journée et on fixera à l’avance les principes qui dirigeront et inspireront les actions ». C’est la prévision des maux à venir. « Le soir, on s’examinera à nouveau pour se rendre compte des fautes et des progrès accomplis » : c’est l’examen de conscience quotidien, qui consiste à se remémorer mentalement les événements de la journée, pour ensuite ranimer notre conscience avec un regard critique sur nos actes passés. Convoquer chaque jour la pensée de la mort permettra de nous habituer à celle-ci (« Philosopher, c’est apprendre à mourir »). Se concentrer sur l’instant présent évite la nostalgie du passé et la crainte de l’avenir. Et les souvenirs de ce qui est bien nous confortent dans une vie bonne. Le regard d’en haut, l’examen approfondi des choses qui dépendent de nous et de celles qui n’en dépendent pas évite d’être atteint par les premières. Car c’est par le détachement par rapport à ce qui nous est étranger que l’on donne à notre liberté un pouvoir d’agir. La contemplation de la nature provoque en nous le calme. Tout comme l’étude de la physique, qui nous montre que le cosmos est un tout dont nous sommes une partie, régi par l’interdépendance avec la nature et avec les autres, provoque de l’harmonie. La mémorisation et l’évocation de sentences édifiantes, pense-bête sur un carnet toujours sur soi, fortifient les bonnes pratiques. Tout comme la lecture de ses maîtres et l’écriture à autrui ou à soi pour soi. L’ascèse du corps, la maîtrise de soi par rapport à l’aveuglement et au dérèglement des désirs, la thérapie des passions, permettent d’atteindre, dans sa « citadelle intérieure », la sérénité, l’ataraxie etc.

  • On trouve aussi des exercices spirituels chez les épicuriens. Certains communs avec les stoïciens : méditer ; faire son examen de conscience ; étudier la physique (L’univers est fait d’atomes, donc nous n’avons pas à craindre les dieux) ; contempler la nature (pour en jouir) ; méditer des sentences et des résumés, bien utiles pour accéder au bonheur (ex. : « La mort n’est rien, elle n’existe pas, avant c’est trop pour y penser, après c’est trop tard »). Et d’autres plus spécifiques : examiner en situation si notre présent désir est naturel et nécessaire (et non naturel mais non nécessaire, ou ni naturel ni nécessaire), pour vivre pleinement le plaisir qu’il procure sans conséquence préjudiciable. Fixer nos regards sur les plaisirs, revivre le souvenir des plaisirs du passé et jouir de ceux présents. Pratiquer l’amitié, exercice spirituel par excellence. Avouer publiquement ses fautes dans la communauté épicurienne des amis. Pratiquer le dialogue socratique en commun…

  • Les exercices spirituels des cyniques visent à transmettre la philosophie par des paroles et des actes impertinents, un dire-vrai et un franc-parler sans précaution et sans crainte, qui s’affranchissent du jugement d’autrui. Et même du besoin d’autrui. En vivant par exemple en autarcie (dans un tonneau comme Diogène, sans même un bol pour boire), à l’image des animaux qui ont des besoins très restreints. Ils cherchent à renverser l'ordre établi ; à dénoncer les dévotions et superstitions religieuses ; à cultiver l’apathie, état suffisamment serein pour affronter les aléas du quotidien sans éprouver de souffrance ; à transgresser les conventions sociales et morales, à l'endroit d'une civilisation où la réussite sociale, la gloire et la richesse sont des valeurs dominantes. Ils abandonnent les fausses pudeurs, les faux respects d’autrui. D’où leurs exercices : jeter une expression, une réflexion, une remarque mettant à mal l'interlocuteur ; provoquer (« Alexandre, ôte-toi de mon soleil », s'exhiber faisant l'amour, se masturber sur la place publique…), pour montrer que nos conventions sont ancrées dans des habitudes dont on ne se demande pas si elles sont utiles et légitimes. C’est la volonté et le courage qui permettent d'acquérir par ces exercices les qualités du cynique pour vivre le mieux possible : l'endurance, la maîtrise de soi, l'impassibilité,

  • On retrouve ses exercices spirituels inspirés de l’Antiquité chez Montaigne, et on peut considérer le doute cartésien comme un exercice non seulement intellectuel, mais spirituel, dans la mesure où il a une dimension existentielle très déstabilisante pour notre rapport à la vérité et à la réalité…

Nous n’approfondirons pas les exercices spirituels religieux, notamment dans le cadre des monothéismes, car notre recherche se donne un cadre laïque. Notons simplement que nombre d’exercices spirituels chrétiens se sont inspirés de ceux des philosophes de l’Antiquité.

Exercices spirituels et expériences de pensée

Il peut y avoir un lien entre exercice spirituel et expérience de pensée.

Mais tout exercice spirituel n’implique pas une ou des expériences de pensée. Exemples : la concentration sur l’instant présent, l’examen de conscience, la mémorisation de sentences, l’aveu public des fautes, la pratique de l’amitié…

Par contre certains exercices spirituels ont recours aux expériences de pensée : dans le dialogue socratique (Exercice spirituel) mené dans La République, Platon imagine et fait imaginer (Expérience de pensée) un homme dans une caverne qui ne voit que des ombres et, libéré de ses chaînes, peut sortir et voir le monde réel, pour réfléchir sur la difficulté du chemin pour accéder à la vérité ; ou raconte l’histoire de Gygès dont l’anneau invisible lui permet de tuer le roi, pour poser le question du rapport du pouvoir avec le Bien.

D’autres sont d’authentiques expériences de pensée : se représenter tous les jours une mort hideuse pour s’y habituer. Méditer sur un crane pour comprendre la fragilité et la brièveté de la vie. On peut aussi penser à l’hypothèse du malin génie (Expérience de pensée) dans le doute cartésien (Exercice spirituel).

Compte rendu d’une séance

L’objectif de la première séance de cette seconde étape de la recherche: partir d’une méditation avec expérience de pensée, puis dans un atelier philo comprendre ce qu’est une expérience de pensée, tenter de définir cette notion.

  1. Méditation sur l’arbre avec une expérience de pensée, puis retour sur les ressentis.

  2. DVDP : représentation et définition d’une expérience de pensée (passer du vécu de la méditation proposée à une réflexion essayant de définir ce qu’est une expérience de pensée).

  3. Réflexion méta sur le dispositif

Méditation de l’arbre (par AM Lafont)

Premier temps

La méditation où l’on a fait pousser ses racines et bouge ses bras-branches et feuilles.

Méditation dite « classique » que l’on retrouve généralement dans les intentions d’ancrage.

Je me propose aujourd’hui de sentir mon ancrage, mon équilibre.

Pour cela, les yeux fermés, dans la posture assise dans laquelle je me trouve, je vais prendre quelques grandes respirations.

Je vais à présent, à chaque expiration, faire pousser des racines de la plante de mes pieds, qui vont partir dans le sol et se nourrir de la terre. Je peux sentir, à chaque expiration, mes racines pousser, grossier, s’élargir et aller encore plus profondément dans la terre. Je peux, si je le veux, sentir la terre, la voir et à chaque expiration, je pousse encore plus mes racines dans la terre.

A présent je vais également grandir vers le ciel : mes bras sont mes branches, mes mains – mes feuilles. Je vais alors monter les bras vers le ciel et commencer à les balancer comme des branches qui se balancent car il y a un peu de vent. Puis le vent s’intensifie, mes branches dont dans tous les sens, mes feuilles aussi mais je reste ancré.

Le vent se calme et cesse. Je remets les bras le long de mon corps et mes mains sur mes genoux.

Comment je me sens ? A quel endroit de mon corps je sens ma stabilité, mon ancrage ?

Second temps

Et si mes racines n’existaient pas, et si les arbres n’existaient pas, comment me sentirais-je ? Comment serait le monde ?

A présent, je prends quelques grandes respirations et je me prépare à vivre une expérience de pensée et si je me sens dans l’inconfort, je peux sortir de l’exercice à tout instant.

Et si mes racines n’existaient pas ? comment me sentirais-je ?

Et si les arbres n’existaient pas ? Que se passerait-il ? Comment serait le monde ? Commet me sentirais-je ? Quel monde serait en place ? Quel serait le décor ? Comment me sentirais-je ?

Retour des ressentis

Yann[2] : je sentais les racines sous les pieds, chaleur sous les pieds, j’ai senti le besoin de me lever et de me tourner vers une source lumineuse (la vitre, le soleil), faire face au soleil. S’il n’y avait plus d’arbres, je me sentirais coupé du monde extérieur, dans un état de solitude, monde où il n’y aurait plus d’êtres, plus de choses.

Chloé : j’ai été étonnée du fait qu’on puisse bouger pendant la méditation, ça me donnait une sorte de présence dans le corps / c’est assez perturbant de passer du premier temps au second, c’est douloureux. Expérience du manque, de façon générale et donc qui fait écho à des inquiétudes qui me concernent sur la situation actuelle. Sentiment de tristesse. Peut-être que le fait d’avoir vécu l’identification à l’arbre me fait vivre une tristesse particulière que l’on peut ne pas avoir de façon habituelle en soi. C’est comme si j’avais perdu un membre de ma famille.

Frédérique : j’étais heureuse de sentir la terre, je faisais appel à la mémoire pour le vent, et le moment où je parcours mon corps, j’ai eu la sensation que j’étais transformée en tronc / puis je suis allée dans le mental, des endroits où il n’y a pas d’arbres, émotion de la tristesse et sentiment fraternel envers les arbres. Conclusion : oui, on peut vivre sans les arbres, car il y a des lieux sans les arbres.

AC : j’ai revécu ce que je peux vivre avec les petits / puis je me suis sentie encore arbre, mais je n’ai pas senti de souffrance particulière car les endroits que je connais sans arbres sont beaux.

Claire : j’ai commencé à avoir bcp de peine pour ancrer mes racines, je n’arrivais pas à sentir mes racines, cela restait au niveau de mes chaussures. Par contre, pour les branches et les feuilles, j’ai été étonnée de sentir les odeurs et le vent, la lumière à travers les branches et les feuilles / Puis la nudité et là c’était un peu étonnant et bizarre pour moi.

Evelyne : le premier temps j’ai eu du mal à rentrer dans la peau de l’arbre. Je visualisais mais je n’avais pas le kinesthésique / par contre, pour le monde sans arbres, épouvantable, les larmes sont montées, pas agréable, funeste, pas bien du tout, c’est inimaginable.

Définir ce qu’on peut entendre par expérience de pensée à partir de l’expérience qu’on vient de vivre

Travail individuel pendant 5’ en silence.

MT : On peut mettre des mots par rapport à ce qu’on a vécu et on va prendre du temps dans le silence pour construire sa définition d’une expérience de pensée. Donc on part de notre expérience et on chemine de la notion vers son concept.

On note ce qui aura été dit, pour tout à l’heure revenir sur la définition qu’on aura donné.

Frédérique : En fonction de ce que je viens de vivre, pour moi une expérience de pensée c’est faire appel aux souvenirs, aux émotions et sentiments pour envisager quelque chose. Cela questionne la validité de cette expérience (un monde sans arbre). Cela fait fonctionner l'imaginaire.

Yann : s’imaginer vivre pendant un temps dans un monde fictionnel qu’on s’est construit en imagination ou qu'on nous a suggéré.

Nathalie : En fonction de ce que je viens de vivre, une expérience de pensée est : grâce à un corps maitrisé et calmé, guidée par des descriptions de ce que je dois penser, grâce à l'imagination, l'évocation de ressentis, les motions, la mémoire.…je suis amenée à une identification à un objet, l'arbre, à ce que nous en pensons, jusqu'à ressentir ce que je vivrais si je l'étais.

C’est un cheminement qui mobilise le corps en le maîtrisant et qui fait appel à l’imagination, aux ressentis, à la mémoire et qui permet une identification à un objet et à ce que nous en pensons. Et comme nous nous ressemblons, cela donne une possibilité de nous voir comme une métaphore de la vie/ puis nous avons fait appel à qqch de l’ordre du choc : la disparition de la Nature. Et comme cela fait appel à des infos que j’ai (réchauffement climatique etc.), cela n’a pas questionné de la même façon. D’abord questionnement intellectuel puis ressenti, alors que la 1ère forme était d’abord le ressenti et ensuite l’intellectuel.

Thibault : envisager une situation qui interroge mon rapport à l’existence à partir d’une approche sensible et d’une vision intellectuelle de l’ensemble. Un environnement dans lequel je ne pourrai pas vivre comme je vis dans celui actuel.

AC : moment de conscience de ce que je pense et ce que je ressens émotionnellement et intellectuellement. Film se déroulant dans mon esprit. Et qqch que je ressens dans mon corps.

Evelyne : c’est une pensée physique, dans le sens où elle investit mon corps (son, corps, activité cérébrale, image). J’imagine qqch mais ça passe par le corps. Même mon activité cérébrale je l’associe à qqch de chimique.

Chloé : idée d’un double chemin avec attention au corps et pouvoir de l’imagination. Pensée qui se concentre sur le corps et la pensée qui fait sentir aussi. Pouvoir de la pensée qui va nous faire sentir comme un arbre puis aller vers l’abstraction. Pensée qui est à l’origine de l’acte.

Michel : peut-on à présent faire une synthèse de ce qui a été dit ?

Chloé : crise : peut-être que le moment de crise nous surprend.

Thibault : peut-être que prendre le temps de bien installer les moments de sensibilité permet d’interroger ce moment de crise. La réflexion suite au fait d’enlever les racines est plus percutante que si l’on interrogeait directement sans l’expérience du sensible.

Michel : quelle différence vois-tu entre poser la question avec la méditation en étape 1 et la question sans la méditation ?

Thibault : Sans la 1ère méditation, on interrogerait notre intellect, l’idée de l’écologie, etc. Alors qu’avec cette méditation, on va chercher le savoir, mais avec le choc de cette expérience. L’expérience de pensée sans cette intégration cherche à interroger son savoir.

Nathalie : L’expérience de pensée, parce qu’elle est incarnée, laisse la place à une confusion. Un concept est beaucoup moins riche qu’une expérience de pensée proche du corps et qui valorise les apports différents. L’expérience de pensée est riche parce qu’elle n’est pas simple. Et on essaie toujours de clarifier et simplifier quand on cherche à conceptualiser

Evelyne : j’ai l’impression entre la question posée et l’expérience posée cela influence le milieu (donc nous) car nous nous vivons l’immersion en direct avec les images. C’est le fait d’être dans le décor et cela influence notre propre milieu.

Frédérique : avec cette expérience, cela était concevable pour moi de vivre sans les arbres. Donc si on m’avait posé la question sans le visuel, j’aurais peut-être dit le contraire. Cela vient donc bouleverser mes idées car sans cette expérience je n’aurais pas réagi ainsi… j’ai été étonnée donc de pouvoir concevoir un monde sans arbres.

Claire : j’ai ressenti en effet des choses importantes et si l’on m’avait posé la question je ne pense pas que j’aurais eu la même sensation et les mêmes pensées.

Michel : donc les choses ne se passent pas de la même façon si l’on imagine des choses à froid, avec le savoir. Donc il faudrait cerner en quoi précisément l’expérience que nous vivons, parce qu’elle fait appel à nos sensations, peut apporter un intérêt particulier ?

Frédérique : mon intérêt c’est que cela me fait me questionner sur mes propres pensées. Pourquoi dans mon imaginaire j’ai pu l’avoir, et donc pourquoi en soi un monde sans arbre ne serait pas possible ? Est-ce que mon affect ne serait pas un présupposé et donc il y a une possibilité de remise en question ?

Nathalie : ce qui m’a frappé c’est moi. Dans l’expérience intellectuelle, il n’y a pas vraiment de place pour moi (le moi est haïssable, on ne philosophe pas pour penser à soi) ; alors que là, on s’identifie à l’arbre et ça c’est la place qui m’est donnée et c’est ce qui fait la différence. Cette expérience est donc totalement valorisée car elle me met au centre de l’expérience en question. Et cette expérience est actuelle, présente, alors qu’il y a quelque chose d’atemporel dans la pensée intellectuelle pure. Je peux même oublier les autres et être entièrement dans mon expérience, alors que la philo c’est un dialogue avec autrui perpétuel.

Michel : c’est ce qui donne à l’expérience un caractère existentiel.

Thibault : il y a une faculté du cerveau qu’on découvre : lorsqu’on imagine quelque chose, on ne fait pas la différence et donc on ressent exactement quelque chose de réel, comme si c’était factuel. Dans l’expérience de pensée, on ne va pas opposer une approche sensualiste et une approche plus philosophique. On va prendre le chemin de la philosophie et interroger l’environnement. L’expérience de pensée va être une sorte de manipulation du réel pour venir interroger. Et donc l’idée de Frédérique nous permet de bien voir que le sensible rend nos conclusions possiblement douteuses. Et tout le jeu de la philo va être de clarifier ce qu’on aura ressenti et les conclusions à partir de nos ressentis et puis faire appel à nos savoirs pour tout remettre en question. C’est donc de la philo au niveau originel : la philo est née à partir de l’interrogation de nos sens. Donc on va arriver à des concepts non plus seulement à partir de notre savoir en philo, mais à partir de ce qu’ont vécu les philosophes.

Frédérique : je remarque que les vécus sont différents : des personnes qui se sont transformées en arbre, et d’autres, dont je fais partie, qui ont eu des visions. Donc les perceptions sont différentes.

Claire : je voudrais revenir sur ce que disait Thibault : est-ce que ça veut dire qu’on repart de la naissance de la philo sans être influencés par ce qu’on a appris de la philo ?

Michel : cela nous ramène au questionnement philosophique fondateur devant le monde. Thibault confirme ce mouvement qui est celui de la philosophie.

Nathalie : le problème, c’est qu’on ne peut pas faire semblant qu’on ne sait pas certaines choses, les différentes théories philosophiques. Donc on est malgré tout brouillé par ce vécu. Je ne sais pas comment les digérer tout en gardant la richesse et la profondeur de l’expérience de pensée. Et donc comment ne pas être schizophrène ?

Thibault : je pense qu’il y a un effort à faire pour oublier ce que je sais. Puis en interrogeant l’expérience sensible, je viens ramener mes savoirs et donc ce ne sont plus mes fondations, mais des directions. Si je développe l’expérience dans un sens, j’arrive à une idée d’un philosophe. Donc le savoir vient multiplier mon expérience.

M.T. : A partir de cette tentative de conceptualisation, de la définition de l’expérience de pensée, comment maintenant pourrait-on définir le type d’expérience de pensée que nous avons vécu ?

Frédérique : Une expérience de pensée prend sa source dans les souvenirs, les émotions, les sentiments et se dévoile par le biais sensitif dans une palette plus ou moins large de sens, qui vont remettre en question les présupposés acquis. Ce qui a changé c’est la palette plus ou moins large des sens puisque moi j’étais plus sur le visuel.

Nathalie : L'expérience de pensée faite dans et grâce à la méditation, est une expérience personnelle et intérieure, d'une dimension du réel. Cette expérience mobilise beaucoup de nos facultés, permettant de revivre l'expérience dans sa complexité et sa confusion, ainsi que sa force émotive mais comme une pensée. Elle est donc révélatrice du moi, tout en étant révélatrice du réel. Elle diffère de la pensée philosophique par son incarnation dans un moi pensant et expérimentant.

Le fait que cela mobilise nos facultés, que c’est perso, dans un corps maîtrisé et pacifié. Fondamentalement c’est une pensée et que la finalité c’est de me faire penser ce que le réel est pour moi, donc c’est vraiment une pensée philosophique.

AC : pas de définition à proprement parlé. J’ai posé bcp de mots : cheminement, richesse de la complexité, j’ai senti bcp d’empathie car chacun faisait de l’effort pour accueillir les mots de l’autre. Notion de recul et de prise de conscience m’a frappée.

Thibault : je l’appellerai « épreuve de pensée ». Mise à l’épreuve de la pensée. Interrogation qui part de nos affections. Expérience créée une distance, alors que là on l’éprouve. Physique de la pensée, pensée charnelle. On mélange le tout et on obtient une nouvelle substance

Chloé : de type incarnée, sensoriel, qui engage toute la personne du fait de son ancrage corporel et ainsi elle garde intacte une forme première spontanée du moteur émotionnel de toute pensée y compris philo. Cette expérience a une couleur propre.

Claire : cette expérience est un voyage entre soi et soi, interrogeant entre ce que je sais, je vois et que j’interroge à nouveau.

Méta analyse : que penser de ce dispositif : conceptualisation d’une notion à partir d’une méditation avec expérience de pensée

Michel : une expérience de pensée est une hypothèse amenant à un raisonnement hypothético-déductif (si… alors). Et ce dernier passe par notre intellect mais s’enracine dans les sensations, les émotions, l’imagination. La visualisation est importante car c’est ce qui va permettre de mettre en images, de construire un monde imaginaire.

Dans cette méditation, il y a un contenu (une expérience de pensée) qui nous permet ensuite une reprise réflexive, conceptuelle : définir en quoi elle consiste.

Thibault : L’expérience de pensée présente un caractère risqué. Il y a une possibilité qui engage le « Moi » et donc on doit être vigilant pour un atelier philo.

AM : précise que ce ne sont pas des expériences qu’on proposerait dans le cadre de Seve, où on ne fait pas de visualisation.

MT : Ce qui nous a motivés pour cette recherche justement, c’est d’une part de ne pas simplement juxtaposer méditation et atelier philo, mais chercher une étroite articulation entre les deux, et d’autre part d’introduire des visualisations, en particulier sous forme d’expériences de pensée.

Evelyne : ça m’a enrichie mais beaucoup de difficulté à répondre ainsi.

Claire : ce que j’ai apprécié, c’est le temps donné pour qu’on puisse se poser. Ce temps pour se mettre en arbre, c’est justement un temps nécessaire pour ce qui suit. On saute habituellement tout de suite sur le faire, et le temps pour « se remplir » est important. Mais la méditation comme support, je ne saurais pas faire.

Nathalie : merci car je n’ai jamais fait ça. Et la dimension métacognitive est très importante. Donc il est important pour moi de participer à ces séances.

AM : je publierai certainement en 2023 dans un livre des séances inédites et sur mon site perso il y aura toutes les séances faites avec mes élèves[3].

Michel : diversité du groupe intéressante. Praticien ou pas de la méditation, spécialiste de la méditation, philosophes professionnels ou pas.

Quelques remarques sur la séance (Michel Tozzi)

  1. Dans la Méditation, il y a eu en fait, à la réflexion, une méditation dite classique et une expérience de pensée :

    1er temps). L’expérience de la méditation d’identification à un arbre. Mon corps est comme un arbre, avec des racines poussant sous mes pieds et mes mains devenant des branches et feuilles secouées par le vent. Mes bras bougent.

    Cette méditation était incarnée, suggérant mon corps en transformation, avec des racines s’enfonçant sous terre et mes bras s’agitant. Je pouvais visualiser, imaginer mon corps mutant depuis un regard extérieur (la vue est un sens « à distance »), ou/et ressentir de l’intérieur des sensations corporelles diverses (la terre humide et fraiche autour des racines, l’effleurement et le bruit du vent), ainsi que des émotions (plus ou moins agréables). Cette expérience consistait en une approche sensible de mon corps en rapport dynamique avec son environnement. Elle touchait à l’identité par le biais d’un corps qui se transforme (d’où une prudence, car cette métamorphose pourrait donner lieu chez un adolescent fragile à une bouffée délirante).

    Beaucoup d’éléments de l’analyse ont insisté sur cet aspect incarné de l’expérience, orientée vers le corps et sa transformation, et provocant du coup des sensations, des émotions. Ce qui a notablement influencé le contenu des définitions. Il s’agit d’une expérience particulière, impliquant la personne dans son corps, son intimité, son identité.

  2. « L’expérience de pensée » qui suit est plus conforme à une expérience de pensée philosophique. Elle évoque un monde où les arbres ont disparu. Elle ouvre ainsi sur un « Et si c’était comme », c’est-à-dire un autre monde, imaginaire, fictionnel, et interpelle sur un « Et alors ? », comment ce serait, que ressentiriez-vous ? (On suggère alors d’être attentif au ressenti devant la situation évoquée). La disparition des arbres, alors que je venais de m’identifier à un arbre créait un basculement propre à provoquer des émotions (ex. : tristesse). Avec les connaissances que nous avons sur la nécessité de l’oxygène des arbres pour perpétuer la vie, cette perspective pouvait effrayer, ce qui s’est passé pour certains. On voit que le savoir et l’intellect peuvent interférer dans le vécu d’une méditation avec des sensations ou des émotions.

    Une participante au contraire a trouvé l’expérience intéressante, car elle a pu imaginer un monde sans arbre avec sérénité parce qu’il s’agissait d’un monde imaginaire, ce qu’elle n’aurait pas vécu de la même façon avec sa raison réfléchissant au monde réel. Notons que la même expérience de pensée peut être vécue subjectivement très différemment selon les sujets.

    L’atelier philo qui a suivi, a choisi comme question de départ, conformément à l’objectif de la séance : qu’est-ce qu’une une expérience de pensée ? Mais ça aurait pu être par exemple, s’agissant d’arbres et de leur disparition : « Comment situer notre rapport à la nature ? » ou « Les arbres nous sont-ils nécessaires ? » … Le choix fait a priorisé non le contenu de l’expérience de pensée, mais le « genre » de l’expérience de pensée elle-même, à un niveau métacognitif. Une même méditation peut, dans l’atelier philo qui la suit, être orienté réflexivement dans des sens différents par son animateur.

  3. Il s’agissait ensuite, dans l’atelier philo, de définir, à partir de son vécu, une expérience de pensée. C’est une démarche particulière que de tenter d’appréhender une notion après et à partir d’un vécu préalable. Un vécu est concret, contingent, subjectif, toujours particulier. Une définition est abstraite et générale, elle tend à l’universalité. Le passage d’un vécu à une définition, du concret à l’abstrait, du particulier au général est osé et risqué. Ne risque-t-on pas de généraliser indûment ?

    L’objection épistémologique est forte, et il faudra revisiter notre définition à la lumière d’autres expériences (ce que nous ferons dans les autres séances), en modifiant certaines variables : celui/celle qui mène la méditation, l’expérience de pensée proposée, le thème choisi … Cette approche de la première séance n’est donc qu’un premier essai à affiner ensuite pour enrichir notre définition. Il est certain que la méditation, première expérience proposée (identification à l’arbre) était singulière, par l’implication du corps, le surgissement de sensations et d’émotions. Qu’en est-il lorsque l’implication est moindre ? L’originalité de l’expérience de pensée qui a suivi était de faire appel à l’imagination, et de susciter des sensations et des émotions. Est-ce toujours le cas ? Est-ce constitutif d’une expérience de pensée incluse dans une méditation, ou propre à cette méditation ?

    Par ailleurs l’intérêt de partir d’un vécu comme support de la réflexion est de ne pas être d’emblée dans l’intellect, les idées, le savoir, mais d’ancrer l’expérience dans le sujet, dans sa personnalité globale, et pas seulement cognitive : être de chair, de sensation, de sensibilité, d’émotion, d’imagination, de raison … Les participants ont d’emblée reconnu que poser à froid et rationnellement la question de la disparition des arbres, et les conséquences de cette situation, aurait immédiatement mobilisé des connaissances biologiques (besoin d’oxygène pour survivre), des considérations écologiques (les dégâts dans la forêt amazonienne etc.), et la situation aurait été traitée par l’intellect sans que soient forcément, et peut-être pas du tout, convoquées des sensations, des émotions, et même peut-être l’imagination. Ce qui n’a pas été le cas dans la méditation contenant l’expérience de pensée… L’approche est donc plus riche, multidimensionnelle. On introduit ici (c’est une façon partielle de répondre à l’objection épistémologique), une intelligence plus globale. Le vécu, dans son aspect qualitatif, rend compte de la complexité de l’appréhension du monde, alors que l’intellect rationalise, c’est-à-dire schématise, simplifie… La reprise conceptuelle d’une expérience vécue est imprégnée de la complexité de celle-ci.

  4. La méthode de définition de la notion d’expérience de pensée a consisté en un processus de conceptualisation : partir d’une représentation initiale de la notion (construire une première définition), et cheminer vers une autre définition, plus fouillé, complète, qui configure, comme dirait Deleuze, un concept (construire une seconde définition, à partir de tout ce qui a été dit, et notamment ce qu’il y avait de nouveau par rapport à la première définition, et qui parait pertinent). Le chemin se fait en groupe, dans l’intellectuel collectif, où chacun est une ressource pour tous les autres. En un premier temps, des volontaires lisent et commentent leur définition, l’animateur (ou un reformulateur) pointant les attributs nouveaux qui apparaissent. L’animateur demande ensuite s’il y a des éléments nouveaux à ajouter, assurant ainsi une progression à la discussion. Il procède par accumulation d’attributs. Quand il n’y en a plus, c’est que l’information (les ressources du groupe) est saturée. On peut aussi et alors demander s’il y a des désaccords sur certains aspects des définitions.

    Chacun doit ensuite construire une deuxième définition, issue de son expérience puis de l’échange collectif. Ces définitions sont toutes différentes. Il ne s’agit en effet nullement d’aboutir à une définition consensuelle, mais que chacun ait approfondi sa conception de ce qu’est une expérience de pensée, grâce à la discussion. On peut demander aussi ce que chacun a ajouté de nouveau dans sa deuxième définition, parce qu’il le trouvait pertinent.

    L’animateur ressaisit en conclusion l’ensemble des apports. Il remarque que la notion d’hypothèse n’a pas été mentionnée, et a été frappé par l’importance dans les vécus des sensations et émotions. Certainement que le caractère vécu, et de façon incarnée, a facilité cette émergence, qui aurait peut-être été moins prononcée si l’expérience était abordée plus intellectuellement. Il propose sa propre définition, comme les autres participants (et donc qui n’est pas un « corrigé » qui donnerait la vraie définition !) : Une expérience de pensée philosophique est une hypothèse faisant appel à l’imagination, qui fonctionne analogiquement à un raisonnement hypothético-déductif (si… alors ; ici s’il n’y avait plus d’arbre, alors…), que le philosophe formule pour pouvoir réfléchir à un problème philosophique : pour le poser d’abord, et si possible le résoudre. Dans une méditation, cette expérience est rendue possible par le biais de la visualisation (Le problème posé est ici : « Qu’est-ce qu’une expérience de pensée ? », et la réponse est la définition donnée). On remarquera que dans cette définition le corps, les sensations et les émotions sont absents ! La séance amène donc Michel à affiner lui-même sa représentation…

Conclusion sur cette première séance

La séance me semble avoir tenu sa promesse d’innovation et de découverte :

  • vécu d’une expérience de pensée incluse dans une méditation.

  • Passage d’un vécu dans une méditation à un concept dans un atelier philo.

  • Approche plurielle et multidimensionnelle de la définition d’une expérience de pensée

  • Processus progressif et cohérent de la conceptualisation de la notion au centre de la recherche.

Pour la suite, il faut bien réfléchir à l’expérience de pensée que l’on va proposer dans la méditation ; suggérer un monde imaginaire, c’est-à-dire un « quasi-monde » qui fait « comme si » et appelle à penser. Et garder un point de vigilance sur les conséquences possibles de l’expérience sur les sujets.

Quelques remarques sur la séance (Anne-Marie)

Sur la méditation

Il me semble important de distinguer les différents temps de la méditation proposée.

Le premier temps est celui d’une méditation dite « classique » de pleine conscience, connue par tous les praticiens de MPC, Mindfulness. Comme toute méditation de pleine conscience, elle est en « mouvement ». Christophe André précise bien que la MPC est par définition une pratique active et en mouvement, puisqu’on porte son attention sur la respiration par exemple en début de « formation ». Quoi qu’il arrive, il y a toujours une activité neuronale, cérébrale, donc on est toujours en mouvement. Dans ce sens, il n’existe pas de méditation « immobile » (même si, en apparence, le corps peut être « immobile », notre respiration à elle seule montre un mouvement). Cette pratique vise à développer son ancrage : s’enraciner telle un arbre permet de sentir davantage son équilibre et, de fait, en portant son attention sur cet équilibre, mieux le développer. C’est une pratique courante qui permet de se relier à la terre qui est notre point d’appui, notre point d’ancrage.

Par ailleurs, la partie reliée cette fois au ciel permet de mettre en mouvement le haut du corps et de le sentir bouger. Métaphoriquement, on aura aisément compris que même si nos branches et nos feuilles sont parfois déséquilibrées par le vent, nos racines, elles, peuvent rester bien ancrées au sol et donc que notre équilibre est construit à partir d’elles. Les enfants et adolescents auront tôt fait le rapprochement avec un moment de déséquilibre en classe (une mauvaise note, une critique, une dispute, etc.) qui peut déséquilibrer mais ne déracine pas pour autant. Une façon donc de travailler l’équilibre émotionnel.

L’analogie de l’arbre reste donc de l’ordre du rapprochement symbolique et non de l’identité. C’est « comme si » nous étions un arbre, de la même façon que le processus d’analogie que nous pouvons trouver lors de l’étude d’un texte lorsque nous demandons aux élèves de faire « comme si » ils étaient tel ou tel personnage. Même si l’identification s’opère, il n’y a cependant pas d’identification permanente et constante et donc un quelconque danger.

Le vécu de cette méditation permet de travailler l’équilibre corporel, la prise de conscience de notre posture également. Le fait d’être debout par exemple, ou bien assis et ressentant bien les points d’appui au sol ou sur notre chaise, nous permet de ressentir notre poids et donc de l’équilibre à 50/50. Certains participants, lors de cette méditation, prennent par exemple conscience d’un certain déséquilibre de la hanche et vont alors prendre RDV chez leur ostéopathe !

La présence du corps est donc totalement prise en compte, ce qui permet la naissance des ressentis, des émotions et donc la dimension globale de l’individu qui n’est plus seulement un être pensant.

A ce titre, je reviendrai sur ce qu’écrit Fabrice Midal[4] : « Prendre conscience, au sens où nous entendons ce mot depuis Descartes, c’est s’empêcher de coïncider avec la vie – se regarder faire. A l’inverse, méditer, c’est coïncider avec la vie, ce qui n’exige pas d’être « conscient », mais d’être ouvert. Pour toutes ces raisons je me suis érigé contre le diktat de la « conscience ». Et, afin d’être plus juste, plus précis dans mon expression, je donne à la méditation que j’enseigne le nom de « pleine présence » plutôt que celui de « pleine conscience », dans la mesure où il ne s’agit pas de mettre à distance des choses pour pouvoir les saisir mais, au contraire, d’essayer de se mettre en rapport avec elles, de les intégrer à mon être. » (Midal, 2016)

C’est peut-être là où réside, pour moi, l’une des différences avec l’expérience de pensée…

Sur l’expérience de pensée (2nd temps)

Qu’est-ce qui « expérimente » la pensée quand je fais une « expérience de pensée » ? Est-ce mon corps ? ma pensée ? ma conscience ?

Quand je médite, je sens et ressens. Quand je fais une expérience de pensée, je suis dans la pensée, et donc la conscience est modifiée. Je prends de fait déjà une certaine distance avec mon corps et l’ici et maintenant. Ce qui veut dire que je dois définir la « conscience », « la pensée ».

Le mot « conscience » vient du latin cum scientia qui signifie « accompagné de savoir ». Être conscient, c’est en effet agir, sentir, ou penser et savoir qu’on agit, qu’on sent ou qu’on pense. Hegel parlait d’une « double existence » expliquant que « parce qu’il est esprit, l’homme a une double existence » (in Esthétique). On voit donc ici qu’il y a bien un temps différent entre le fait de sentir, par exemple, et d’avoir conscience de sentir. La frontière de « l’ici et maintenant » est certes étroite, mais bien présente. Par ailleurs, on peut aussi se poser la question éternellement philosophique : qui sent en moi ? Est-ce « je », « moi » ? Mais aussi : Est-ce que quand « Je » pense et me perçois comme conscience pensante, je peux mieux me connaitre ? Kant à cette question répondait que la conscience de soi n’est pas et ne peut pas être connaissance de soi (in Critique de la raison pure). Il y aurait donc une différence entre la conscience immédiate et la conscience réfléchie. La première serait celle qui accompagne les actes du sujet (celle de la MPC) et la seconde celle dans laquelle le sujet se ressaisit lui-même comme conscience (celle de l’expérience de pensée). D’un autre côté, toute conscience de quelque chose est aussi en même temps conscience de soi. Autrement dit, comme l’affirme Husserl, « toute conscience est conscience de quelque chose » (cf. Méditations cartésiennes). Se rapporter à quelque chose (comme c’est le cas de l’expérience de pensée) suppose donc une distance irréductible du sujet à l’objet qu’il vise : en « imaginant » un monde dans lequel je n’ai plus de racines, dans lequel les arbres n’existeraient plus, je mets immanquablement une distance entre « moi » qui pense et imagine et ce monde potentiel et qui n’existe pas. Cet espace de distance me permet justement de penser. Je ne suis plus à cet instant même totalement dans le ressenti. Bien que le ressenti revienne au galop car mon imagination aura été plus ou moins intense et m’aura permis de ressentir dans un autre temps la tristesse, l’étonnement, la détresse, etc.

De fait, l’expérience de pensée serait un moyen non plus seulement de voir les choses à travers un « concept », (ce qui serait le cas d’une question philosophique posée sans méditation sur l’arbre par exemple dans notre cas), mais aussi de les voir par tout ce qui constitue l’intérieur de ce monde (cf. Kant). Kant nous invite en effet à découvrir l’arbre de l’intérieur, dans son vivant. C’est ce que l’expérience de pensée permet à mon sens.

Dernières remarques

Quelques questions restent à poser : lorsque je prends le temps de revenir par la parole sur mes ressentis, n’y a-t-il pas aussi de l’indicible ? Est-ce possible de dire tout ce que j’ai ressenti et pensé ?

Comment se passerait une expérience de pensée du type « Et si l’arbre n’existait pas », « Et si le langage n’existait pas », « Et si le bonheur n’existait pas », sans la 1ère phase de MPC dite classique ? Quelle serait la différence dans la teneur des propos de la DVDP ?

Comment construire une expérience de pensée par la présence et non plus par l’absence ? Ce qui engendrerait moins d’émotions dites désagréables pour les participants. Serait-ce possible de « remplir » un monde imaginé par une notion qui n’existe pas ?

Quoi qu’il advienne, il semble intéressant de se penser sur la question des différents temps de conscience, sur la place du corps, du cœur et de la pensée dans les différents temps de la méditation (MPC, visualisation le cas échéant et expérience de pensée).

Annexe — Quelques exemples des deux définitions

Nathalie

Pour mes définitions, ce sont plutôt des descriptions. Les voici :

  1. En fonction de ce que je viens de vivre, une expérience de pensée est : grâce à un corps maitrisé et calmé, guidée par des descriptions de ce que je dois penser, grâce à l'imagination, l'évocation de ressentis, les motions, la mémoire, .… je suis amenée à une identification à un objet, l'arbre, à ce que nous en pensons, jusqu'à ressentir ce que je vivrais si je l'étais.

  2. L'expérience de pensée faite dans et grâce à la méditation, est une expérience personnelle et intérieure, d'une dimension du réel. Cette expérience mobilise beaucoup de nos facultés, permettant de revivre l'expérience dans sa complexité et sa confusion, ainsi que sa force émotive mais comme une pensée. Elle est donc révélatrice du moi, tout en étant révélatrice du réel. Elle diffère de la pensée philosophique par son incarnation dans un moi pensant et expérimentant.

Frédérique

  1. Déf
    En fonction de ce que je viens de vivre, pour moi une expérience de pensée c’est faire appel aux souvenirs, aux émotions et sentiments pour envisager quelque chose. Cela questionne la validité de cette expérience (un monde sans arbre). Cela fait fonctionner l'imaginaire.
  2. Déf
    Une expérience de pensée prend sa source dans les souvenirs, les émotions, les sentiments et se dévoile par le biais sensitif dans une palette plus ou moins large de sens, qui vont remettre en question les présupposés acquis.

Evelyne

1ère définition :

En fonction de ce que je viens de vivre, pour moi une expérience de pensée c’est une pensée physique dans le sens où elle investit, mobilise mon corps : sons, émotions, une activité cérébrale par une production d’image. J’imagine quelque chose mais ça passe par le corps. Même mon activité cérébrale, je l’associe à quelque chose de chimique.

Et j’ajoute aujourd'hui avec du recul, une pensée physique, comme des idées non verbales. Quant à la chimie, c’est celle des émotions produites.

2ème définition :

Une expérience de pensée, c’est s’immerger (ou être immergé) dans un décor ou une situation qui permet de s’interroger, de se questionner sur la situation donnée à voir dans un futur supposé plausible.

Yann

Première définition :

"S'imaginer vivre durant un temps dans un monde fictionnel qu'on s'est construit en imagination ou qu'on nous a suggéré"

Deuxième à la fin de la séance :

"Activité consistant à vivre ("expérience") par la pensée, avec toute sa personnalité - intellect (savoirs acquis, raisonnements) mais aussi sentiments, émotions, sensations, souvenirs, réflexions spontanées - au présent, dans l'immédiateté, une situation et un récit fictionnels (recourant à l'imagination voire à l'identification de soi ou non), qui doit nous permettre par la suite d'examiner de façon personnelle (retour à soi) et "à nouveaux frais" (réflexion  et cheminement "originel") des questions philosophiques grâce aux hypothèses incluses dans la construction de la situation fictionnelle".

Thibault

Expérience de pensée :

  1. procédé spécifique qui consiste à imaginer un environnement différent de celui de l'existence commune afin de venir interroger les règles et principes à l'œuvre dans le réel tel que vécu au quotidien

  2. une manière de ramener l'existence à seulement quelques principes afin de mieux comprendre les mécaniques sous-jacentes à l'agir humain.

  3. se décontextualiser afin de réfléchir une situation ou une autre avec distance.

  4. envisager un phénomène dans son expression extrême afin de mettre en perspective les biais cachés.

  5. penser un filtre mettant en évidence les raisons profondes qui conduisent à tel ou tel choix.

A suivre dans l’article suivant…

Notes
  1. Voir : Dans son ouvrage Exercices spirituels, leçons de la philosophie antique, publié en 2012. ↩︎

  2. Yann est animateur pour l’Association SEVE et formateur en méditation. ↩︎

  3. Site : www.annemarielafont.com ↩︎

  4. Dans son ouvrage intitulé Comment la philosophie peut nous sauver ?, publié en 2016 aux éditions Pocket. ↩︎

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