Revue

Problématiser : quelles compétences ?

Problématiser est un processus philosophique complexe, difficile à comprendre et mettre en œuvre.

L'article tente de cerner ce processus et d'expliciter les compétences qu'il implique, avec de nombreux exemples et exercices proposés

Sommaire de cet article

  1. Problématiser, c'est être capable de rendre problématique son rapport à la certitude

  2. Problématiser, c'est la compétence à (se) poser des questions philosophiques, à pressentir un problème

  3. Problématiser, c'est être capable de questionner une question

  4. Problématiser, c'est chercher un problème derrière (ou sous) une question

  5. Problématiser, c'est trouver une difficulté à définir une notion ; c'est-à-dire être capable de chercher un problème dans la définition d'une notion

  6. Problématiser, c'est mettre en évidence une tension portant sur ce qui dévoile les enjeux philosophiques d'une notion, et en précise la portée anthropologique

  7. Problématiser, c'est être sensible à la complexité. C'est cultiver un « nuancier de la pensée », affectionner ces « petits mots » qui permettent de discerner l'intérêt ou la portée d'une notion ou de complexifier une question


Le point de vue ci-dessous se fonde sur une didactique de l'apprentissage du philosopher (DAP)[1], qui définit des compétences du philosopher, dont celle de problématiser. C'est peut-être la compétence philosophique la plus complexe à comprendre et mettre en œuvre. Il y a plusieurs façons dans une perspective didactique de problématiser, d'entrer dans la problématisation (sans prétendre à l'exhaustivité) :

Problématiser, c'est être capable de rendre problématique son rapport à la certitude

C'est la capacité à se distancier de sa propre pensée, de toute pensée : s'interroger, mettre en question, sous forme de question, douter, argumenter son doute, faire une objection, répondre à une objection. On voit là le lien entre la problématisation et l'argumentation.

Exercice: Objectez un argument aux affirmations suivantes, afin de les problématiser :

  • Les sens nous permettent de connaître le réel.
  • L'empathie, on en a ou pas !
  • On ne peut faire confiance à la science.
  • Le bonheur est inaccessible.
  • La nature humaine est mauvaise.
  • À chacun sa vérité !

Problématiser, c'est la compétence à (se) poser des questions philosophiques, à pressentir un problème

C'est être capable d'en élaborer à partir d'un vécu personnel, d'une notion, d'un texte. Et donc développer un habitus intellectuel à (se) questionner : c'est une posture d'ouverture, curieuse, propice à la recherche, à la différence, se méfiant des pseudo-évidences, des simplismes et simplifications, débusquant des préjugés, se confrontant à la complexité, affrontant la perplexité.

Ce n'est pas simple de trouver une question, car cela implique d'entrevoir un problème, une difficulté, à partir d'un texte, d'une histoire, d'un film, d'une notion. Ce n'est pas simple non plus de la formuler, de la mettre en mots : souvent on part d'une intuition vague, et on tâtonne, on cherche la meilleure expression, on rectifie, on a souvent besoin d'être aidé dans ce travail de textualisation, pour trouver dans la langue la précision conceptuelle qui nous satisfait. C'est aussi une démarche personnelle, à partir d'une perception singulière et d'une certaine pratique de la langue réflexive : les questions construites sont de ce fait différentes selon les personnes à partir de la même notion ou du même texte.

Questionner implique d'avoir compris ce qu'est une question philosophique : au niveau didactique, c'est une phrase courte, terminée par un point d'interrogation, de forme générale, dont le contenu interpelle tout le monde et chacun (par son rapport au sens et à la vérité) dans sa dimension humaine (universalité et existentialité). Elle traverse un ou plusieurs champs de la philosophie (métaphysique, épistémologie, éthique, politique, esthétique...), demande un temps de réflexion, et elle est susceptible de réponses variées, toujours réinterrogeables... Ces questions ont été généralement soulevées dans l'histoire de la philosophie, qui peut nous éclairer sur leurs enjeux et les réponses diverses des philosophes.

Beaucoup de questions ne répondent pas aux critères ci-dessus, qu'il faut donc avoir en tête ou mobiliser pour évaluer la « philosophicité » de la question : « Yacouba est-il courageux ? » est une question trop particulière et contextualisée, « Qu'est-ce que le courage ? » est plus générale. « Vieillir me rend-il pessimiste ? » est très personnellement impliquée, « Vieillir rend-il pessimiste ? » ou « Comment rester optimiste en vieillissant ? » est plus général, désingularisé, et s'adresse à chacun.

« Les passions ne sont-elles pas un aveuglement ? » a une forme interronégative, elle n'est pas ouverte, elle incite à répondre oui car la réponse est dans la question. « Peut-on avorter en France ? » est une question non discutable, fermée, juridique, qui trouve sa réponse, sa bonne et unique réponse dans le droit français ; alors que « Peut-on avorter ? » est une question morale ouverte, et controversée.

Les questions peuvent être aussi reformulées par l'animateur pour les rendre plus courtes, plus claires : « La religion est-elle une croyance qui élève ou un frein au progrès de l'humanité ? » est un sujet éminemment discutable, mais qui pourrait être reformulée, pour réduire le nombre de notions incluses : « La religion est-elle une élévation ou un frein ? ».

Une question philosophique classique (telle par exemple qu'on la trouve formulée au baccalauréat), comprend dans son intitulé une ou plusieurs notions. Mais au-delà de trois notions, cela complexifie beaucoup la réflexion -- trop pour certains élèves.

La formulation précise de la question est importante, car c'est sur elle qu'un groupe va discuter : on change un mot, une notion et ce n'est plus forcément ou pas/plus du tout la même question (Ex. : « Une société (vie) sans risque (épreuve) est-elle possible (souhaitable)) ? ».

Rappelons aussi, par ailleurs, qu'une question sans apparence philosophique (au sens défini ci-dessus), peut être traitée philosophiquement[2] (selon l'expertise de l'animateur !) ; inversement une question apparemment philosophique peut ne pas être traitée philosophiquement, s'il n'y a pas d'exigence intellectuelle dans la discussion.

Ce qui ouvre sur une autre question, non abordée ici : « Qu'est-ce que traiter philosophiquement une question ? ». Il est évidemment plus facile de traiter philosophiquement une question formulée philosophiquement, car elle s'y prête mieux...

Exercices

  • (Se) poser une (ou plusieurs) questions philosophiques à partir de son vécu personnel (ex. mon histoire, un amour, une amitié, une erreur, un échec, une réussite, sa profession, ses valeurs...). Justifiez en quoi elles sont philosophiques, dans leur forme et leur fond ...

  • Poser une (ou plusieurs) question philosophique sur les notions suivantes : liberté, autrui, vérité, temps, imagination, réel, morale, démocratie, beau, justice etc. Justifiez en quoi elles sont philosophiques ...

  • Poser une (ou plusieurs) question philosophique soulevées par les textes suivants : l'allégorie de la caverne, l'anneau de Gygès, le bateau de Thésée, l'androgyne ; le loup et le chien, le loup et l'agneau, la cigale et la fourmi, la chèvre de Monsieur Seguin... Justifiez en quoi elles sont philosophiques ...

Problématiser, c'est être capable de questionner une question

Une question appelle une réponse. Mais le philosophe, avant de tenter de répondre, peut s'interroger sur la question elle-même : est-elle pertinente ? (Ses enjeux indiquent leur importance, leur urgence : le « sexe des anges » par exemple, capital pour saint-Thomas, ou le fait de savoir « si les indiens ont une âme » - controverse de Valladolid -- sont de peu d'actualité aujourd'hui ...). Contient-elle des présupposés[3], qui font qu'elle ne « tient » sa consistance que de leur acceptation (« Dieu est-il bon ? » n'a de sens que si Dieu existe) ? D'où l'intérêt de les pointer et les expliciter. Ces présupposés sont-ils des préjugés ? Il faut alors les critiquer, car ils biaisent la question. On peut même trouver en philosophie qu'une question est mal posée, et vouloir la déplacer (Par exemple « Peut-ou être responsable après sa mort ? » n'a de sens que s'il y a une vie après la mort !).

Exercice 1

On peut ainsi se demander si une question est ou non philosophique[4], sur la forme et le fond. Car nombre de questions ne sont pas philosophiques : elles émanent des sciences « dures » (« La terre est-elle plate ? »), ou des sciences économiques et sociales (« Avons-nous un inconscient ? » ; « Combien de chômeurs de catégorie A au 1er trimestre ? »), et ont une réponse précise.

Exercice : S'agit-il ci-dessous de questions philosophiques ou pas ? Justifiez votre point de vue.

Gygès est-il mauvais ? Versus : Qu'est-ce que le mal ?

Est-ce que c'est l'anneau qui a rendu Gygès mauvais ? Pourquoi faisons-nous le mal ?

Quand Napoléon est-il mort ? Les grands hommes font-ils l'histoire ?

La démocratie n'est-elle pas le meilleur système politique ?

A quoi sert un marteau ? La technique est-elle une bonne chose pour l'homme ?

Puis-je aider à mourir en France ? A-t-on moralement le droit d'aider quelqu'un à mourir ?

Qu'est-ce que la beauté pour les anciens ? Qu'est-ce que le beau ?

Qu'est-ce que l'inconscient d'après Freud ? L'existence de l'inconscient supprime-t-elle notre responsabilité morale ?

Ne pensez-vous pas qu'il faut utiliser sa raison pour éviter la bêtise ?

Exercice 2

On peut se demander si ces questions contiennent des présupposés. Quels seraient-ils ?

Dieu est-il amour ?

Le sida a été envoyé par Dieu aux homosexuels pour les punir de leur vice ?[5]

La valeur d'une civilisation se juge-t-elee au développement de sa technique ?

La raison suffit-elle à définir l'homme ?

N'y a-t-il que la raison pour atteindre la sagesse ?

Peut-on atteindre le bonheur sans modérer ses désirs ?

Problématiser, c'est chercher un problème derrière (ou sous) une question

Une question philosophique manifeste un étonnement, un désir de savoir, de sens, de vérité, un goût de comprendre, une curiosité, une ignorance qui cherche à être comblée. Elle est appel vers une réponse. Mais pour enquêter, cheminer vers une réponse, il faut - en philosophie - bien comprendre la question, son intérêt, ses enjeux, et surtout identifier la difficulté à y répondre, le problème à affronter... Car s'il n'y avait pas de difficulté à répondre, il n'y aurait pas nécessité d'y réfléchir avec attention, d'examiner plusieurs solutions possibles, d'argumenter la solution qui nous semble la plus pertinente, et les philosophes eux-mêmes ne donneraient pas des réponses différentes voire divergentes entre elles... C'est le « petit caillou » (problema en grec) qui entrave le cheminement...

Exercice : En partant des questions ci-dessous, en quoi consiste selon vous la difficulté à les traiter, et le (ou les) problème(s) philosophique(s) qu'elles soulèvent ?

  • Peut-on connaître autrui ? Oui car il me ressemble, non si c'est un étranger. Alors ?

  • Le mérite peut-il être un critère de la justice ? Il semble juste que le mérite soit récompensé. Ce faisant, n'est-il pas inégalitaire ?

  • L'amour est-il une illusion ? Difficile de répondre si on ne conceptualise pas les notions : car on ne répondra pas de la même façon à la question si l'amour est défini comme un coup de foudre éphémère ou comme le projet d'un couple voulant fonder une famille ; et si on confond l'illusion (qui peut persister quand on la connait ex. : le soleil continue à tourner autour de la terre même quand je sais que c'est l'inverse) avec l'erreur (que le sais éviter si je la connais !).

Problématiser, c'est aussi soulever une (réelle ou apparente ?) tension ou une contradiction entre deux notions :

  • Le techniquement possible (Par la science) est-il moralement souhaitable (Pour la conscience) ?

  • Faut-il opposer ou allier, comme le propose Gramsci dans ses Cahiers de prison (1920), « le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté ? ».

  • Peut-on concilier liberté et sécurité ? Difficile à répondre, car ma liberté tend à empiéter sur la sécurité des autres, et la sécurité de tous se fait au détriment de la liberté de chacun... A moins que la sécurité soit la première des libertés, ou leur condition !

  • Peut-on articuler égalité et liberté ? Ou égalité et équité (Voir la solution de Rawls) ?

  • Peut-on penser sans langage ?

  • Peut-il y avoir pardon sans oubli ?

  • Le capitalisme peut-il être moral ?

  • L'intérêt particulier peut-il aller dans le sens de l'intérêt général (A. Smith versus Marx) ?

  • Peut-on être optimiste individuellement et pessimiste collectivement ?

Problématiser, c'est trouver une difficulté à définir une notion; c'est-à-dire être capable de chercher un problème dans la définition d'une notion.

Pourquoi est-ce si difficile de définir autrui, la justice ? La liberté ? Le temps ?. La problématisation est ici au cœur de la conceptualisation. De fait, c'est souvent une tension ou une contradiction interne à une notion qui la rendent difficile à définir :

  • soit parce qu'elle a plusieurs sens que l'on a tendance à confondre, alors qu'ils indiquent des directions différentes pour l'enquête (mémoire ou histoire : au sens individuel ou collectif ? Homme : genre humain ou sexué ? Temps : objectif ou subjectif ? Personne : quelqu'un versus quiconque ou aucun ? Citoyenneté étatique, européenne, mondiale ? Culture et cultures : universalité, ou particularités ? Clarifier, c'est alors configurer la notion, distinguer ses différents sens (ex. : sens = sensation, orientation et direction), trier et préciser le champ d'application que l'on choisit pour l'analyse.

  • soit parce que ses définitions peuvent être en tension ou en contradiction entre elles, ou partielles (autrui d'un côté semblable, de l'autre différent), et plonger de ce fait dans la perplexité. Un des moyens de problématiser, c'est alors de proposer une alternative entre des points de vue contradictoires, qui font bien ressortir la difficulté d'une définition, et la perplexité qui en résulte

Ex. Justice : égalité ou équité ? Temps : même vitesse ou plus ou moins lent ?

On peut alors critiquer une définition, choisir l'autre, et la justifier. Ex. : L'existence ne peut être joie, comme le soutient Spinoza dans L'éthique. Au contraire elle est douleur, vallée de larmes : « souffrir est l'essence de la vie » dit Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation, Livre IV, p. 403) -, à cause de notre vulnérabilité : successions d'erreurs, d'échecs, d'accidents, de maladies, et mort... Le désir ne peut être puissance d'affirmation, « volonté de puissance » célébrée par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra, puisque si nous désirons quelque chose, c'est que nous ne l'avons pas, et donc que nous en manquons (Thèse de Platon dans La République, reprise en psychanalyse par J. Lacan dans son séminaire Le transfert -1960-1961). La liberté ne peut être faire tout ce qu'on désire, sinon on l'identifie à une pulsion, elle cherche plutôt dans sa maturité à se donner sa propre loi, comme le soutient Kant en morale, et Rousseau en politique) ?

Ou montrer qu'apparemment opposées, elles peuvent s'articuler, car la tension n'est pas contradiction, elle se surmonte, on fait avec (autrui est à la fois le même et le différent, ego alter et alter ego, le proche et l'étranger selon le point de vue, et là est le problème ! La science est à la fois considérée comme fiable - reconnue à un moment donné par la communauté scientifique - et pourtant elle évolue, elle est à la fois relative et non arbitraire, ce qui est difficile à penser et comprendre ! Le moi a une identité à la fois stable et changeante, d'où la difficulté de le cerner).

Voilà quelques notions avec des ouvertures de problématisation à développer :

  • La justice : définie par l'égalité (inéquitable) ou l'équité (inégalitaire) ? Être juste, c'est donner la même chose à tout le monde. Même à ceux qui ont déjà beaucoup ? C'est inéquitable ! Être juste, n'est-ce pas plutôt donner plus à ceux qui ont moins ? Mais c'est alors inégal !

  • Le mérite : effort ou résultat ? Est-ce l'effort fourni, même avec un moindre résultat ? Ou le résultat, ce qui l'emporte à la comparaison ?

  • Le temps : point ou ligne ? On peut symboliser l'instant par un point. Mais il se déplace. La ligne n'est-elle pas plus adéquate ? Mais l'instant lui échappe ! Le temps passe-t-il à la même vitesse, comme sur ma montre, ou plus ou moins vite ou lentement, comme je le ressens (temps objectif de la science/subjectif de la conscience) ? Qu'est-ce qui caractérise le mieux le temps : maintenant, avant ou après ? Maintenant, car c'est le seul qui est réel (avant est passé et après n'est pas encore !).

  • Le légal : ce qui doit être obéi (parce qu'émanant d'une autorité), ou ce qui peut être contesté (lorsqu'il semble illégitime par rapport à des valeurs) ?

  • L'individu : un atome isolé (individualisme) ou la partie d'un tout (holisme, stoïcisme) ? Comment faire société avec des individus ? Une « société d'individus » (M. Gauchet, « À la découverte de la société des individus », Le débat, 2020/3, pages 155 à 168) peut-elle tenir ?

  • Le beau : plait à tout le monde (universel, comme l'affirme Kant dans La Critique du jugement)), ou à certains et pas d'autres (relativisme du goût) ?

  • Le moi : conscient ou/et inconscient (Freud), le même ou avec l'autre en moi ?

  • La nature : ce qui m'entoure (L'environnement) ou me constitue (Je suis un être naturel, une espèce) ? Ce que je domine (Par la technique) ou qui me domine (Par sa force) ?

  • Le devoir : ce que l'on m'impose (éducation) ou que je m'impose (Kant, dans La métaphysique des moeurs) ?

  • Le corps : ce que je suis (Merleau-Ponty, dans La phénoménologie de la perception) ou dans quoi je vis (Descartes dans Les méditations métaphysiques) ?

  • L'Etat : monstre froid qui soumet (Hobbes dans le Léviathan), ou cadre régulateur du vivre ensemble (la démocratie) ?

  • La passion : promesse du désir (romantisme) ou folie aveugle (Stoïciens) ?

  • La sagesse : des désirs modérés par la raison (Epicure, Lettre à Ménécée) ou des passions éliminées, l'ataraxie (Epictète, Le Manuel) ?

  • La discussion : recherche du consensus ou confrontation des désaccords ?

  • La conscience morale : éthique personnelle (Ricoeur, Soi-même comme un autre ; ou Lévinas Totalité et infini) ou influence d'autrui ?

  • Le hasard : rencontre de chaînes causales (Sadi Carnot, Réflexions sur la puissance motrice du feu), ou absence de déterminisme ?

  • La création artistique : intuition ou travail ? Travail ou jeu ?

  • Le lien social : est-il naturel (« L'homme est un animal social/ politique », dit Aristote) ou résultat d'un contrat (Grotius, Le droit des gens ; Hobbes, Léviathan ;  Rousseau, Le contrat social) ?

  • La mort : fin de la vie (matérialisme) ou commencement d'une autre vie (religion) ?

  • La certitude : reconnaissance d'une vérité objective (l'évidence) ou sentiment subjectif (et donc relatif) d'une vérité ?

  • L'ignorance : croyance illusoire que l'on sait ou conscience que l'on ne sait pas ?

  • Liberté insécurisante ou sécurité liberticide ? Quelle articulation possible ?

Problématiser, c'est mettre en évidence une tension portant, non sur la définition d'une notion (Cf. V), mais sur ce qui en dévoile les enjeux philosophiques, et en précise la portée anthropologique (importance, évaluation positive ou non)

Exemple : problématisation d'un problème philosophique. « Un problème est-il à éviter ou affronter ? »[6]. Dans la vie courante, un problème est ennuyeux, il nous préoccupe : on a envie de le résoudre au plus tôt, de l'oublier ou de le contourner. Au contraire en philosophie, on l'affronte, plus on le cherche et même on l'aime, car il stimule la réflexion (Sébastien Charbonnier parle dans son livre  L'érotisme des problèmes  d'un « apprentissage du philosopher au risque du désir » chez le philosophe). On a renversé la perspective spontanée sur le problème.

On peut ainsi soulever l'ambivalence d'une notion.

Ex. : - le concept apparait positivement par sa précision configurante (Derrida, Qu'est-ce que la philosophie ?), qui permet de cerner rationnellement le réel, mais aussi négativement comme clôture réductrice pour Bergson, dans sa limite à comprendre le monde, à réduire tout mystère à un problème.

  • La religion est-elle émancipation ou soumission ? Question difficile, car la religion a lutté contre l'oppression des pauvres en Amérique du Sud (Ce fut le cas de l'évêque brésilien Don Helder Camara), mais elle a engendré au Moyen-Age l'Inquisition... Comment trancher quand on a des exemples aussi contradictoires ?

  • La passion apparait comme ce qui colore la vie, est un moteur essentiel de l'histoire individuelle et collective (Hegel : « Rien de grand ne se fait sans passion »), un pouvoir de créativité ; mais elle aveugle la raison, rend jaloux et haineux, est l'obstacle fondamental à la sagesse selon Platon et les Stoïciens).

  • La technique, par sa maîtrise du monde, est émancipatrice (Positivisme à la fin du XXe ; Serres, La petite poussette), mais aliénante par ses dégâts (Jonas, Le principe responsabilité ; Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé), son « oubli de l'Être » dira Heidegger.

  • Vivre ensemble : un problème (Car coexister engendre des conflits), ou une solution (Car l'homme n'est pas fait pour vivre seul) ?

  • Le langage : communication (quand langue commune) et/ou malentendu (Polysémie du langage) ? Expression (le mot désigne la chose) ou trahison du réel (le mot n'est pas la chose) ? Expression (Poésie) ou trahison des sentiments (manque de fluidité, Bergson) ?

  • La science et la philosophie s'occupent-elles de problèmes (Ce dont on ne fait pas mystère), et la religion de mystère (Ce qui ne peut pas être réduit à un problème) ?

  • Le travail : émancipation (Le Marx des Manuscrits de 1844) ou aliénation (Le Marx du Capital)

  • La raison : explique tout (Idéologie des Lumières/positivisme) ou limitée (Pascal/Kant/Simon)?

  • La religion : élévation spirituelle (Pascal dans Les pensées) ou opium du peuple (Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel) ?

  • Le bonheur : accessible (Pour les sages antiques) ou pas ( pour Schopenhauer) ?

  • Le réel : connaissable (Descartes, Les méditations métaphysiques) ou inconnaissable (Kant, Critique de la raison pure ; D'espagnat, Le réel voilé) ?

  • Dieu : punit ou pardonne ?

  • La science : source de connaissance (par la preuve) ou d'inquiétude (Posthumanisme) ?

  • La croyance : point d'ancrage pour Wittgenstein ou illusion qui se passe de justification ?

  • L'opinion : fiable ou critiquable (La caverne de Platon) ?

  • Le mystère : inexpliqué (Rationalisme) ou inexplicable (Irrationnel) ?

  • L'âme : partie subtile de l'esprit ou invention religieuse ?

  • Le pouvoir : une responsabilité (par l'autorité qu'il confère, Arendt, La crise de la culture) ou une tentation d'abus (Anarchisme) ?

  • La violence : expression ou abus de la force ?

  • La vérité : contraignante (Par la preuve) ou libératrice (Par sa lumière) ?

  • L'Etat : maintenir l'ordre (Hobbes) ou établir la justice (Platon) ? Assurer notre bonheur (utopies) ou garantir la liberté (Rousseau) ?

  • La morale : innée (Rousseau) ou acquise (Education) ?

  • L'obéissance : par respect (Confucius) ou par servitude volontaire (La Boétie) ?

  • La dignité : valeur intrinsèque de l'homme (Kant) ou ce que je perçois comme tel (Mourir dans la dignité) ?

  • L'avenir : ce que j'espère ou ce que je crains ?

  • La fraternité : ce qui rassemble (L'humanité) ou ce qui exclut (Le communautarisme) ?

  • Le droit : la reconnaissance de droits (1789) ou la loi du plus fort (Marx) ?

  • L'existence : une douleur de vivre (Lacan) ou une joie de vivre (Spinoza) ?

  • Le progrès : un changement réel positif (Les Lumières/le positivisme) ou une idéologie illusoire (L'écologie profonde) ?

  • Le dogme : vérité absolue et définitive (Religion/fondamentalisme) ou sens à déplier (Herméneutique) ?

En théologie - Le Christ : homme ou/et dieu ?

Exemples d'autres notions à problématiser :

L'amour. L'amitié. L'individu. La personne. La société. La communauté. L'humanité. Le langage. La langue. La parole. Le silence. L'esprit. Le corps. L'intérêt général. Le Bien commun. La citoyenneté. La légitimité. Le pouvoir. La force. La violence. L'Etat. La souveraineté. La démocratie. Le totalitarisme. La volonté. L'autonomie. La connaissance. Le savoir. L'expérience. L'expérimentation. La preuve. Le jugement. L'esprit critique. L'évidence. Un présupposé. Un préjugé. Le doute. Le mensonge. L'erreur. L'apparence. La culture. La civilisation. L'histoire. L'art. Le beau. Le goût. La création. La contemplation. La mémoire. L'oubli. La sensation. La perception. L'imagination. L'illusion. Le désir. Le plaisir. Le bien. La responsabilité. La culpabilité. La sanction. La confiance. Le pardon. Le destin. Le fatalisme. Le déterminisme. La mort. L'immortalité. L'éternité. La religion. Dieu.

Problématiser, c'est être sensible à la complexité, à la nuance. C'est cultiver un « nuancier de la pensée » : affectionner ces « petits mots » utiles à la problématisation, qui permettent de discerner l'intérêt ou la portée d'une notion ou de complexifier une question

Quelques-uns de ces petits mots :

Possible/ Souhaitable. Plutôt. Peut-être ? Condition nécessaire ou suffisante ? Nécessaire ou contingent ? Nécessaire/contraint ou obligatoire ? Légal ou légitime ? Dans quelle mesure, jusqu'à quel point, dans quel cas, à quel niveau, dans quel registre, de quel point de vue ? Est-ce impossible, possible, probable, certain, évident, vrai, douteux, faux ? Idéal, imaginaire ou réel ? Absolu ou relatif ? Définitif ou évolutif ? Objectif, subjectif, intersubjectif ? Peut-on (possible ou souhaitable ?) ? Naturel/artificiel ; naturel-conventionnel/contractuel ? En fait ou en droit ? En théorie ou en pratique ? Légal ou légitime ? Métaphorique, analogique, symbolique ? Identique, semblable, le même, égal, ou différent ? Immanent ou transcendant ? Spirituel ou matériel ? Affectif/émotionnel/passionnel ou rationnel ? Rationnel ou irrationnel/mystérieux ? Essentiel ou accidentel/secondaire ? Universel/général ou particulier/singulier/original ? Intuitif ou discursif ? Jamais, quelquefois, toujours, déjà ? Temporel/historique, ou in(a)temporel/anhistorique ? Un peu, ou beaucoup ? Concret ou abstrait ; vécu ou pensé ?

Quelques exemples de l'intérêt de ces expressions :

  • Peut-on avorter ? Deux sens très différents par leur registre : est-ce possible (Problème technique, dans les faits, à quelles conditions, avec quelle méthode ?) ; ou est-ce souhaitable (Problème éthique de la conscience morale) ? Quelque chose peut être souhaitable mais impossible, ou possible mais non souhaitable... Il faut donc bien distinguer les deux pistes, quitte à les articuler.

  • Distinguer dans une question si elle est posée du point de vue légal ou légitime est important. Car le registre du droit (Est-ce légal d'avorter en France ?) amène une réponse factuelle, indiscutable. Mais la question de la légitimité (Est-il légitime d'avorter ?) introduit une discussion philosophique ouverte, controversée, car le légal peut être illégitime, et inversement l'illégal légitime. Je peux d'ailleurs lutter politiquement pour une légalisation de l'avortement, et ne pas utiliser plus tard cette possibilité légale pour moi...

  • Le techniquement possible est-il moralement souhaitable ? Si j'ajoute « toujours », je spécifie la question, m'oblige à parcourir des cas, faire une enquête au lieu d'être trop général dans ma réponse.

  • Une condition nécessaire peut n'être pas suffisante. Je dois donc poursuivre ma recherche des conditions.

  • Dans quelle mesure, jusqu'à quel point, dans quel cas, à quel niveau, dans quel registre, de quel point de vue ? C'est ce genre de précision qui amène à faire des nuances, car on varie la focale, du global au local, du balayage au plus précis, on déplace la perception, la perspective, on fait des distinctions, on amène des conditions, on contextualise. Se place-t-on au niveau de l'opinion ou de la science, au niveau des sens ou de la raison, au niveau juridique ou moral, au niveau moral ou politique, au niveau individuel ou collectif, au niveau historique ou présent, au niveau psychologique ou philosophique, au niveau théorique ou pratique, dans le registre athée ou religieux, métaphysique ou épistémologique, esthétique ? Et d'un point de vue philosophique, du point de vue moniste ou dualiste, de Descartes ou Damasio, de l'empirisme ou du rationalisme, des Anciens ou des Modernes etc. ?

  • L'utilisation du peut-être ou du conditionnel (On pourrait peut-être penser que...) modalise la pensée, la rend plus prudente, plus hypothétique, moins dogmatique ; elle laisse du jeu dans une piste empruntée, admet plus facilement une concession ultérieure...

  • Est-ce impossible, possible, probable, certain, évident, vrai, douteux, faux ? On parcourt ici les différentes modalités du jugement qui permettent de nuancer ses questions. De balayer des niveaux d'opinion ou de croyance, le degré d'assentiment accordé à tel ou tel propos : l'impossible barre l'accès au réel, le possible lui donne une chance, mais est moins prévisible que le probable, qui est lui-même moins affirmatif que le certain ; l'évident laisse peu de place au doute, qui dégonfle sa prétention à la vérité ; le faux rend gorge par rapport à la vérité...

  • Les dimensions métaphorique, analogique ou symbolique donnent de la profondeur aux notions ou questions, appellent une autre dimension, celle de la connotation, du monde imaginaire, de celui des signes : en changeant de niveau, on peut décoller du réel, invoquer l'herméneutique, la pluralité des significations et le conflit des interprétations...

NB — Je l'ai dit en introduction, cet inventaire n'est pas exhaustif. J'ai par exemple exploré une nouvelle voie : Problématiser la réflexion sur un objet. Voir le n° 91 de Diotime, Mai 2022.

Notes
  1. Voir mes sites : http://www.philotozzi.com et http://www.micheltozzi.com ↩︎

  2. Je me souviens dans un café philo d'une question : « T'as pas un euro ? », qui nous avait mené loin sur l'analyse économique et sociale de notre société ! ↩︎

  3. Tozzi M., « Les présupposés », Diotime 90, janv. 2022. ↩︎

  4. Tozzi M., « Qu'est-ce qu'une question philosophique ? », Diotime 90, janv. 2022. ↩︎

  5. Pardonnez-moi pour cette question choquante que je choisis volontairement pour les présupposés criants qu'elle contient. ↩︎

  6. Jeanmart G., (2018) « La problématisation » chap. 3 dans Perspectives didactiques en philosophie (coord. M. Tozzi), Edit. Lambert-Lucas, Limoges. ↩︎

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