La philosophie et la littérature, chacune à leur manière, tentent de penser le monde. Elles posent les grandes questions humaines et choisissent de multiplier les angles de vue pour essayer d’amener des éléments de réponse à ce qui, sans cela, représenterait un tel vertige pour les humains qu’il deviendrait bien plus difficile pour eux de supporter leur condition.
Ainsi, à travers ces deux disciplines, l’être humain peut apaiser son angoisse existentielle relative par exemple à la mort, l’amour, la liberté et toutes les grandes questions qui n’admettent aucune réponse unique et définitive.
Comme l’indique François Galichet (2004), la philosophie aborde ces grandes problématiques à l’aide d’une dimension réflexive (qui amène à se poser des questions du type « Pourquoi est-ce que je pense cela ? »), une dimension herméneutique (« Qu’y a-t-il dans le monde, dans mon expérience et celle des autres, qui justifie ce que j’estime être vrai ? ») et une dimension pédagogique (« Comment réajuster ma pensée pour prendre en compte d’autres pensées que la mienne jugées valables ? »). Ces modalités amènent le philosophe à conceptualiser, créer des modèles, tisser des liens, problématiser, argumenter… Dans le meilleur des cas, la philosophie vise aussi une pratique de vie qui permet d’améliorer notre passage sur Terre en le rendant plus apaisé. En somme, elle n’est pas qu’un assemblage de mots et de concepts mais contient une dimension pratique. Dans cette visée, elle devient donc accessible dès le plus jeune âge.
La littérature, elle, fait le choix de la fiction, de l’identification aux personnages, de l’aventure par procuration et de l’imaginaire. En cela, elle multiplie les possibles pour le lecteur qui, parce qu’il est doté de cette capacité à vivre, le temps d’une lecture, une autre vie que la sienne en imagination, peut modifier son rapport à la vie réelle et concrète et l’ajuster, l’interroger, l’enrichir. On retrouve à nouveau cette dimension pratique mais à travers une modalité différente. Notons d’ores et déjà que le théâtre, la musique, le cinéma… et tout ce qui a trait à la culture en général peut jouer un rôle similaire.
En tant qu’animateur d’ateliers à visée philosophique auprès d’enfants et intervenant ponctuel dans une structure telle une médiathèque, j’avais l’habitude de sélectionner un ouvrage issu de la littérature jeunesse qui me servait alors de support pour aborder la thématique qu’on me demandait de traiter avec les enfants. Or, dans le cadre d’une exposition dédiée à Michel Foucault initiée par le réseau des médiathèques de Poitiers et pour laquelle les sections jeunesse ont voulu participer à leur niveau, il m’a été donné d’éprouver une nouvelle pratique sous la forme d’un partenariat avec des spécialistes de cette littérature spécifique. En effet, dans ce cadre, les bibliothécaires devaient choisir une problématique à aborder ainsi que trois ou quatre ouvrages jeunesse s’y référant. Cette participation active leur était imposée par leur hiérarchie qui voulait profiter de cette exposition pour mettre en valeur ce métier dans un cadre partenarial, ce que j’ai accepté.
De nombreuses questions ont alors émergé : le choix d’œuvres des bibliothécaires serait-t-il pertinent dans le cadre des ateliers à visée philosophique ? Que faire avec ce choix multiple ? L’animateur d’ateliers à visée philosophique peut-il s’approprier des outils qu’il n’a pas choisis ?
Après une description détaillée du contexte et en prenant un exemple concret, il me faudra apporter des éléments de réponse aux questionnements ci-dessus au regard de la pratique qui a été la mienne. Il me faudra ensuite aborder les aspects pouvant amener des modifications dans la pratique des animateurs tout en soulignant les difficultés qui persistent et les pistes d’amélioration possible.
Contexte
Initiation du projet :
Poitiers, le 8 octobre 2021 :
Dans une salle située à l’arrière de l’une des médiathèques du réseau de Grand Poitiers, une dizaine de bibliothécaires et moi-même sommes réunis pour un projet d’envergure : en effet, du 9 novembre 2021 au 22 janvier 2022, une exposition sera consacrée à Michel Foucault afin de rendre hommage au philosophe. Les sections jeunesse des médiathèques veulent participer également à leur niveau et m’ont contacté en apprenant que j’animais des ateliers philosophiques. On me demande d’intervenir 12 heures pour organiser des ateliers à visée philosophique dans les six médiathèques composant le réseau, à raison de 2 heures par établissement. Plusieurs formats sont envisagés :
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Des ateliers d’une durée d’une heure, parfois avec un « public captif » c’est-à-dire auprès de groupes d’enfants de centres de loisirs ou de périscolaire, parfois auprès de groupes « Tout public » sur inscription. Dans ce dernier cas, certaines médiathèques ont opté pour une intervention permettant aux parents de participer.
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Des ateliers d’une durée de 2 heures auprès de groupes « Tout public » sur inscription. Dans ce cas, une activité manuelle était proposée afin d’engager le corps dans la réflexion, soit pour illustrer les idées amenées durant la phase de discussion, soit pour initier la réflexion.
Une à une, ces professionnelles érudites en matière de littérature jeunesse m’indiquent le questionnement qu’elles aimeraient aborder : qu’est-ce qu’être sage ?, Sommes-nous libres de faire ce que nous voulons ?, Les enfants peuvent-ils gouverner ? Qu’est-ce que réussir ? etc.
Nous échangeons longuement sur les différentes dimensions de chacun de ces grands concepts. J’essaie d’évaluer ce qui peut être abordé ou non en fonction de l’âge des enfants notamment. Les bibliothécaires me proposent finalement pour chaque thème une sélection de plusieurs ouvrages qu’elles enverront dans la médiathèque la plus proche de mon lieu d’habitation afin que je puisse les étudier plus en détail avant le début des animations.
Entre temps, je commence à travailler et constitue une carte mentale afin de faire le point sur les différentes problématiques qu’on me demandait d’aborder avec les enfants.
Préparation des séances :
Prenons l’exemple de l’une des problématiques : « ça veut dire quoi réussir ? »
Voici le résultat du travail que j’ai mené en amont afin de faire le point sur ce concept :
Quelques jours plus tard, j’ai en ma possession les albums jeunesse choisis par les bibliothécaires et particulièrement pour cette problématique :
Quelques jours plus tard, j’ai pu récupérer les ouvrages choisis par la bibliothécaire pour accompagner cette problématique. Ils étaient au nombre de trois. Vous trouverez leurs résumés ci-dessous :
Plusieurs constats :
Avant tout, il faut rendre hommage à l’immense connaissance des bibliothécaires spécialisées en littérature jeunesse. Si j’avais dû chercher par moi-même des titres pertinents pour alimenter les diverses problématiques, je n’y serais probablement pas parvenu ou avec difficulté. Deuxièmement, il fallait noter qu’à travers ces choix, les professionnelles bibliothécaires mettaient au jour leurs propres conceptions des concepts qu’elles me demandaient d’aborder. Faire un choix de ce type est signifiant dans le sens où la personne choisit selon son propre système de valeurs. Il est fort probable que la bibliothécaire ayant sélectionné les ouvrages sur la réussite a parallèlement écarté les fictions mettant en scène des personnages un peu plus égocentriques, qui « réussissent » au détriment des autres. Pour cette professionnelle, il y a d’ailleurs fort à parier qu’on ne puisse employer le terme de « réussite » dans ce cas. Et pourtant, c’est typiquement le genre de problématique pouvant apparaître durant un atelier avec les enfants. Comment faire dans ce cas ? Il est bon de rappeler à ce stade que l’atelier à visée philosophique n’a pas vocation à transmettre une morale. Elle a pour tâche de faire le tour d’une notion en en envisageant divers points de vue, en cherchant les tensions entre eux et en argumentant ou exemplifiant afin de donner du poids aux idées.
Je me suis alors demandé s’il était pertinent de contacter à nouveau la bibliothécaire afin de savoir si elle avait connaissance de tels ouvrages, l’idée sous-jacente étant de disposer du plus grand nombre de livres afin de balayer le plus largement possible les sous-dimensions ayant trait au concept de réussite (voir carte mentale ci-dessus). J’ai abandonné l’idée pour plusieurs raisons : la première tient au fait que les bibliothécaires avaient déjà passé beaucoup de temps à sélectionner ces ouvrages et qu’elles étaient engagées dans d’autres projets, chronophages eux aussi. Deuxièmement, il me semblait que ma possible ingérence allait à l’encontre des directives qui avaient été les leurs. En outre, fallait-il être si exhaustif concernant les supports disponibles ? J’interrogeais là mes propres attitudes et notamment celle consistant à vouloir contrôler de nombreuses variables en amont de l’atelier pour ne pas être pris au dépourvu. Enfin, je voulais éprouver ce que pourrait être la pratique au vu de ces contraintes sans chercher à en modifier les paramètres, par simple curiosité scientifique.
Il m’a alors semblé pertinent d’essayer de voir quelles dimensions de la problématique – présentes sur la carte mentale constituée en amont – ces ouvrages permettaient d’aborder. Voici le résultat :
Plusieurs constats :
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Les trois albums abordaient une grande majorité des sous-dimensions pensées en amont.
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Cela peut être en grande partie attribué au fait qu’on puisse considérer qu’un album aborde une dimension s’il traite d’un sujet explicitement ou si ce sujet peut apparaître en filigrane voire en négatif. Par exemple, dans l’album Cache Lune, le personnage reçoit l’aide de très nombreux individus pour lui permettre d’atteindre la Lune. Explicitement, l’ouvrage interroge donc le rôle d’autrui dans la réussite mais implicitement, il est tout à fait possible d’interroger l’idée selon laquelle parfois, les autres représentent un obstacle à cette réussite. En effet, de nombreuses tentatives initiées par les autres pour aider le personnage échouent et, pourrait-on dire, lui font perdre son temps. Une fois que l’on prend conscience de cette caractéristique, le nombre de dimensions abordées augmente très sensiblement. Il faut alors contempler la richesse que représente la littérature jeunesse pour ce type d’ateliers.
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Certaines sous-dimensions ne sont abordées par aucun des trois ouvrages. Faut-il remédier à cela en cherchant l’exhaustivité d’autant que l’une de ces sous-dimensions est très souvent abordée par les enfants durant les ateliers, celle consistant à interroger le rapprochement réussir et posséder ?
Ayant en tête les possibilités et les limites des outils dont je disposais mais également un nombre important de questionnements en suspens, j’ai décidé d’arrêter là mes préparations et d’animer les ateliers.
L’épreuve du terrain
Avant cette expérience auprès des médiathèques, j’utilisais bien souvent la littérature jeunesse comme un outil permettant d’initier la réflexion philosophique. Ainsi, je lisais une œuvre aux enfants (ou la leur faisais lire), m’assurais qu’ils l’avaient comprise puis, par un subtil jeu de questionnement, les incitais à quitter peu à peu la « matérialité » de la fiction pour interroger plus globalement un concept philosophique. Ensuite, des allers-retours avaient lieu, leur permettant de venir puiser à nouveau dans l’œuvre de quoi alimenter leurs réflexions et, à l’inverse, de trouver dans la réflexion de quoi changer de regard sur l’œuvre et leur vie.
Or, au vu des contraintes à l’œuvre durant ce cycle d’interventions, il m’a fallu réinterroger la place de la littérature jeunesse dans ma pratique. Je souhaitais valoriser ce choix érudit de la part des bibliothécaires et m’en servir. Conformément à ma façon de pratiquer, j’aurais pu choisir parmi la sélection d’ouvrages un titre à partir duquel organiser mon intervention mais cela engendrait de facto l’élimination des autres œuvres. Or, au vu de la diversité des dimensions abordées toutes œuvres confondues, il m’a semblé intéressant de n’en exclure aucune. En outre, tout animateur de ce type d’ateliers sait que deux séances à partir d’une même thématique mais avec deux groupes différents ne sont jamais identiques. Les groupes nous « emmènent » à la rencontre de dimensions différentes et n’empruntent jamais les mêmes chemins pour y parvenir. Ainsi, il m’a semblé intéressant d’éprouver cette idée selon laquelle le choix multiple des ouvrages en amont pouvait permettre de s’adapter au mieux au groupe en face de moi, de « coller » au plus près de leurs questionnements et du cheminement de leur pensée. Dans ce cas, la littérature ne viendrait plus uniquement initier la réflexion au début de la séance mais illustrer ou permettre un appui à un moment donné de la réflexion.
J’ai justement choisi de vous présenter cette thématique de la réussite car j’ai pu animer deux ateliers à visée philosophique dans cette médiathèque, l’une auprès d’un groupe parents-enfants sur inscription et l’autre auprès d’un groupe provenant d’un CLAS (Contrat Local d’Accompagnement Scolaire) venant soutenir les actions éducatives d’une école classée REP+. La thématique « Qu’est-ce que réussir ? » était identique ainsi que la durée de l’atelier.
Les questions que je me suis posées étaient les suivantes : quel peut être l’impact du changement de statut de la littérature jeunesse dans un atelier à visée philosophique ? Y a-t-il un intérêt à prévoir plusieurs œuvres en amont de l’atelier ?
Atelier parents-enfants :
L’atelier s’est déroulé un mercredi après-midi. Il a réuni cinq enfants et cinq adultes qui s’étaient inscrits quelques jours plus tôt. Ils étaient informés de la thématique. Plusieurs phases ont ponctué l’atelier :
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La première a consisté à installer le cadre. Les règles, peu nombreuses mais non négociables sont présentées : respecter ce que disent les autres, attendre son tour pour parler, être attentif. Les adultes sont informés qu’ils devront laisser la priorité à l’expression de leurs enfants mais qu’ils pourront s’exprimer bien entendu.
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Ensuite, j’ai amené les enfants à distinguer ce qu’est une question philosophique et à la différencier de questions scientifiques[^1] (Pourquoi y a-t-il des marées ?), juridiques (À quel âge a-t-on le droit de conduire ?), historiques (Qui était Epicure ?) ou explicatives (Quel est le chemin le plus court pour se rendre à l’école ?) par exemple. Selon Matthew Lipman (2011), le père de la philosophie pour enfants et sa règle des trois C, une question est philosophique si elle est Centrale (c’est-à-dire si elle revêt un aspect existentiel), Commune (c’est-à-dire si tous les humains, partout dans le monde et de tous temps, sont concernés par cette question) et Contestable (ce sont des questions ouvertes qui n’admettent pas de réponse définitive).
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À partir de là, j’ai imaginé une situation permettant de souligner l’intérêt du dispositif groupal : je demande à deux enfants, appelons-les par souci de clarté A et B, de venir au centre du cercle composant notre communauté de recherche. Je leur demande de se positionner face à face et je dépose entre eux un tissu de sorte qu’A voie un M tandis que B voie un W. Je demande à chacun de me dire ce qu’il perçoit tout en faisant remarquer que l’objet est pourtant identique. Je demande ensuite à un enfant placé derrière A (c’est-à-dire percevant un M) de me dire ce que voit B. Il me répond généralement que B perçoit un W. Nous remarquons alors ensemble qu’il nous est possible de nous mettre à la place de l’autre, que l’on peut ne pas être d’accord avec lui sans pour autant le rejeter. À ce stade, l’âme de l’atelier à visée philosophique vient d’être dévoilé aux enfants : aborder un objet selon divers points de vue en essayant de se mettre à la place des autres, tout en engageant sa propre réflexion.
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La question a alors été présentée aux participants bien qu’ils en aient déjà eu connaissance : Qu’est-ce que réussir ? J’ai écrit cette question sur une grande affiche et laissé les enfants s’exprimer librement. J’ai noté chacune de leurs idées sur l’affiche autour de la question et nous avons constitué une carte mentale. Les parents ont ensuite été invités à préciser les idées déjà amenées ou à en donner d’autres.
À ce stade de l’atelier, nous avions de nombreuses dimensions de ce qu’est la réussite à notre disposition. Ne pouvant toutes les aborder dans le temps imparti, j’ai demandé aux enfants et leurs parents de voter pour choisir une de ces idées évoquées afin de pouvoir l’aborder comme ils avaient aborder le tissu en forme de M ou W.
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Le groupe a finalement choisi la dimension suivante : quel est le rôle des autres dans ma réussite ? En négatif, la question quel peut être le rôle des autres dans mes échecs ? était également prégnante. À partir de là, les participants ont avancé diverses idées dont voici le cheminement :
Les autres peuvent nous aider à réussir mais les méthodes pour y arriver peuvent différer. Les enfants en appellent à la bienveillance absolue des tuteurs tandis que les adultes pensent que parfois, il faut contraindre les enfants pour qu’ils réussissent, quitte à passer pour sévère voire « méchant ». L’exemple de l’école a été évoqué : « on n’apprend pas les tables de multiplication par plaisir mais il faut pourtant les savoir pour compter ». Nous nous sommes demandé si on pouvait contraindre et être bienveillant ou au contraire laisser faire par méchanceté ou malice. En précisant cela, une autre idée a émergé : les autres peuvent parfois ne pas avoir intérêt à vouloir notre réussite (le rôle du sport encadré par des règles a été convoqué). Un enfant a également imaginé une situation durant laquelle, à l’école, un élève pourrait ne pas vouloir aider un autre élève voire à lui donner les mauvaises réponses pour pouvoir rester le premier de la classe. Il m’a alors semblé pertinent de questionner le groupe sur la possibilité ou non de savoir comment discerner les intentions bienveillantes souhaitant notre réussite des intentions néfastes. Peu de réactions ont suivi. Cela m’a paru être le moment idéal pour amener un ouvrage et le lire afin d’alimenter la réflexion. J’ai choisi Allez mémé. Dans cet ouvrage, la grand-mère est terriblement sévère envers sa petite fille. Elle veut lui apprendre à faire du vélo mais ne l’encourage pas, semble fermée. Et puis la petite fille, à force de persévérance, parvient à rouler seule. C’est à ce moment-là que mémé se met à pleurer. C’est qu’elle n’a jamais appris à faire du vélo et elle est très fière de sa petite fille. Cette dernière, pour remercier son aïeule, va lui apprendre à faire du vélo à son tour.
Après la lecture de l’histoire, les enfants sont en désaccord sur le fait de savoir si la grand-mère est bien intentionnée ou non à l’endroit de sa petite fille. La question est tranchée par l’enfant qui explique que la grand-mère ne pleurerait pas si elle n’était pas heureuse que sa petite fille ait réussi à faire du vélo toute seule. Le groupe s’interroge alors sur le discernement à avoir pour distinguer des personnes pouvant nous aider à réussir des personnes mal intentionnées. Grâce à la lecture et d’autres exemples et arguments, ils admettent que l’apparence ou l’attitude ne sont pas des repères fiables. Ils évoquent alors la famille, forcément bienveillante à leurs yeux. J’attire leur attention sur la possibilité qu’une famille soit malveillante, même sans faire exprès. Un adulte parle du ressenti : « on peut écouter notre intuition pour sentir si une personne est bien intentionnée et à même de nous aider à réussir ou au contraire si une autre est malintentionnée ». Certains en concluent qu’on ne peut se fier qu’à nous-même et qu’il est préférable de se passer des autres à chaque fois que cela est possible. Un désaccord apparaît et nous recensons dans un tableau sur une affiche les choses que l’on peut apprendre seul(e) et celles pour lesquelles les autres sont indispensables. Cette expérience a été l’occasion de prendre conscience que l’immense majorité de nos apprentissages donc de nos réussites trouve son origine dans une ou plusieurs relations avec autrui. Pour terminer l’atelier dont la fin approchait, j’ai demandé aux participants d’imaginer ce qu’aurait été l’histoire si la mémé avait été malveillante envers sa petite fille. Les enfants ont alors imaginé là une pierre mise sous une roue du vélo, ici une humiliation, là encore une privation de goûter.
La notion de respect est alors ressortie comme étant le dénominateur commun à toutes les situations dans lesquelles autrui veut notre bien, que ce dernier soit sévère ou avenant, exigeant ou laxiste.
D’autres idées ont émergé mais je n’ai ci gardé que la trame principale.
L’atelier groupe CLAS :
C’est le lendemain de l’atelier parents-enfants qu’a eu lieu l’intervention auprès du groupe périscolaire du CLAS. Une dizaine d’enfants a pris place au centre de la médiathèque accompagnée par un animateur, juste après l’école.
Les étapes i) à iv) sont identiques à celles ayant été décrites pour l’atelier parents-enfants. Lors de l’étape v), ce groupe a choisi d’aborder la question suivante : vaut-il mieux avoir beaucoup d’argent quitte à ne pas trop apprécier son travail ou être contents de se lever le matin quitte à avoir moins d’argent ? Les avis divergent beaucoup sur cette question. Certains, ceux qui défendent l’idée qu’il est préférable de gagner beaucoup d’argent, disent que grâce à cet argent, ils pourront se faire plaisir en achetant de belles voitures ou une maison sublime. Ils pourront aussi faire plaisir aux autres en donnant de l’argent à leurs proches. Cette nouvelle idée paraît intéresser le groupe qui admet que réussir, c’est peut-être aussi faire plaisir aux autres. Je leur ai alors demandé si on trouvait aussi cette dimension dans les arguments de ceux défendant l’idée selon laquelle l’épanouissement au travail prévalait sur la quantité d’argent gagné. Les défenseurs de cette idée indiquent que oui, que quand on est heureux d’aller au travail, on est moins stressé donc plus disponible pour jouer avec ses enfants par exemple, on est de meilleure humeur.
À ce moment, il me semble que le groupe s’intéresse moins à la manière dont autrui peut m’aider à réussir qu’à la façon dont on peut aider l’autre à parvenir à ses fins ou à devenir heureux. Il me semble alors pertinent de lire Cache-Lune, cette histoire dans laquelle Timoléon, fraîchement diplômé, a perdu la pilule lui permettant de regagner la lune pour y exercer son nouveau travail : cacher plus ou moins la lune et sa lumière avec un drap. Plusieurs passants le voient si tristes qu’ils décident de l’aider de façon souvent assez loufoque. Ces tentatives échouent le plus souvent jusqu’à la fin où la tour humaine formée par l’empilement de tous les personnages rencontrés durant l’histoire parvient à hisser Timoléon jusqu’à l’astre.
Suite à la lecture de l’histoire, une petite fille considère que cette fiction vient confirmer qu’il est préférable de miser sur des valeurs comme le bonheur ou l’amitié pour réussir sa vie plutôt que sur la possession. Son argument s’appuie sur l’idée que les divers personnages qui viennent aider individuellement Timoléon au fil de l’histoire lui amènent à chaque fois des objets symbolisant donc une possession : un avion en papier, des ressorts à mettre sous les chaussures, un cerf-volant… Or, toutes les tentatives échouent. À l’inverse, elle fait remarquer que ce n’est que quand les personnages allient leurs forces qu’ils arrivent à parvenir à leur objectif. Un autre enfant, en désaccord fait remarquer que les objets que l’on possède nous aident à réussir. Il donne l’exemple de l’ordinateur à partir duquel on peut faire des recherches pour apprendre des choses ou encore du GPS du téléphone qui permet d’atteindre notre destination. Je demande alors aux enfants s’ils pensent que Timoléon aurait finalement préféré réussir tout seul ou s’il a obtenu une quelconque satisfaction à rencontrer tous ces gens, malgré les nombreux échecs. Le groupe est d’accord pour dire que quand c’est possible, c’est mieux de réussir avec les autres que de réussir tout seul. Je me fais l’avocat du diable et évoque le cas des sports individuels où la réussite partagée n’est pas possible. La question du travail revient alors sur le devant de notre scène réflexive et un enfant avance qu’il serait plus juste que chaque métier soit bien payé et qu’on y soit heureux. Une discussion s’engage alors sur ce qu’est le travail. Certains pensent qu’il est inévitable que certaines missions soient plus difficiles que d’autres – ce à quoi d’autres répliquent que ce n’est pas parce que c’est difficile qu’on ne peut pas prendre de plaisir. En revanche, le groupe s’accorde à penser qu’une tâche difficile, physiquement ou psychologiquement, devrait être plus payée. La question de la pénibilité est abordée. Je leur propose alors un petit jeu de rôle durant lequel je décerne des métiers à chacun et, de façon plus ou moins arbitraire, je décide de ceux qui pourront gagner plus d’argent parce que je considère que leur travail est plus pénible et de ceux qui, à l’inverse, gagneront moins d’argent. À chaque fois, je donne des raisons exagérées. Comme je l’espère, les laissés-pour-compte expriment leur sentiment d’injustice en arguant des difficultés rencontrées dans leur pseudo-métier.
Nous nous arrêtons sur cette réflexion en concluant que nous n’avions pu trancher la question de savoir s’il était préférable d’avoir beaucoup d’argent ou un travail plaisant, probablement un juste équilibre quand on a la chance de pouvoir avoir ce choix. En revanche, tout le monde s’était rejoint sur l’idée qu’il fallait œuvrer pour que le travail soit bien payé et que ses conditions s’améliorent.
Analyse : intérêts et limites
Réaliser deux ateliers rapprochés sur la même thématique mais auprès de groupes différents m’a permis une comparaison intéressante :
je n’avais pas choisi les œuvres en amont des ateliers et n’étais donc pas sûr d’avoir en ma possession des ouvrages présentant les caractéristiques que je recherche généralement : une résistance à même d’initier une interprétation, un questionnement et une discussion, des personnages favorisant une identification, une situation chaude mais pas brûlante pour reprendre les termes de Boimare, pas de leçon de morale trop lénifiante… Or, force est de constater que tous les choix des bibliothécaires étaient pertinents selon ces critères. Cela a fait naître un nouveau questionnement : il me semble en effet, sans que je me l’explique précisément, que les critères permettant de juger de la pertinence d’une œuvre soient les mêmes pour les personnes qui cherchent à mettre des œuvres culturelles de qualité entre les mains ou sous les yeux des enfants. Cela mériterait il me semble un approfondissement et permettrait de répondre à ces questions : quels critères permettent d’évaluer la qualité d’une œuvre ? La qualité est-elle reliée à des critères objectifs ? Qu’est-ce qui différencie une œuvre qualitative d’une autre qui le serait moins ? Quel est le rôle de la réception du lecteur dans cette évaluation ?
En outre, en modifiant la place que je donne habituellement à la littérature de jeunesse, c’est-à-dire un support induisant une réflexion philosophique, je craignais, dans le cas décrit, que ladite réflexion peinerait à émerger. Il n’en fut rien. Au contraire, les enfants ont pu se concentrer sur le questionnement abstrait en faisant l’expérience parfois déconcertante du vertige que cela pouvait induire. Pour compenser l’absence de matériel concret, le rôle de l’animateur est alors primordial : en effet, il faut aider les enfants à « redescendre au ras de la vie » en les incitant à reformuler, donner des exemples, imaginer des situations, résoudre des dilemmes moraux. On peut également utiliser le photolangage ou des jeux de société pour cette phase. Cela permet de réduire les inégalités entre les enfants qui se sentent à l’aise avec la pensée abstraite et ceux qui ont besoin du concret pour s’engager dans la pensée réflexive.
De même, la place donnée à la littérature de jeunesse dans cette expérience me semble tout à fait intéressante car elle se met au service de la réflexion des enfants en épousant au plus près et subtilement les sinuosités prises par le chemin singulier de la pensée du groupe à un moment précis. Ainsi on remarque que dans les deux ateliers la question du rapport à autrui et son lien avec la réussite est centrale mais pour l’un, l’interrogation consiste à interroger la façon dont autrui peut et veut (ou non) m’aider à réussir tandis que pour le second, la question porte sur la façon dont je peux aider les autres à réussir, moi y compris. Ces postures subtiles, qui s’entrecroisent parfois, sont prises en charge par la diversité des œuvres jeunesse choisies en amont.
Cela s’est vérifié plusieurs fois durant les 12 heures que j’ai eues à animer dans les diverses médiathèques : en fonction de l’orientation donnée par le groupe et des dimensions de la problématique abordées, on pouvait amener un matériau beaucoup plus pertinent à la réflexion groupale que si nous n’avions pas choisi plusieurs ouvrages.
Rappelons tout de même que cela n’est rendu possible que par la grande connaissance des bibliothécaires et doit nous permettre de nous interroger sur la meilleure façon d’accéder à ce savoir en tant qu’animateur d’ateliers à visée philosophique. Que faire quand nous ne collaborons pas avec ces professionnelles ? Il reste bien sûr possible de se déplacer dans la bibliothèque ou médiathèque la plus proche pour être conseillé. Les libraires représentent également une source de connaissances importante mais le coût des livres peut représenter un frein important. En dernier recours, il reste possible d’utiliser des moteurs de recherche que proposent certains sites pour trouver des livres en fonction d’une thématique précise. Il faudra alors ensuite trouver une manière de se les procurer (médiathèques, librairies). La question de la formation des animateurs est également importante. Il faudrait pouvoir étendre ses propres connaissances en matière de littérature de jeunesse.
Bien que j’aie souligné plus avant que les œuvres choisies par les bibliothécaires me paraissaient pertinentes du point de vue des critères que j’utilise habituellement, je dois tout de même admettre que je n’aurais pas forcément choisi les mêmes ouvrages, pour plusieurs raisons :
Des raisons subjectives tout d’abord, parce que l’histoire ne résonne pas chez moi, parce que les illustrations ne me plaisent pas, parce que je m’identifie difficilement aux personnages et que j’imagine mal les enfants s’identifier à eux…
Des raisons plus objectives ensuite, parce que l’histoire me paraît complexe du point de vue des caractéristiques narratives notamment (la prise en charge du temps ou de l’espace, le niveau de langage, la psychologie des personnages…). Je craignais alors qu’utiliser un outil que je ne me serais pas approprié pouvait représenter un frein à la réflexion. Mais, au fur et à mesure des ateliers, j’ai découvert une immense qualité à cette méthodologie. En effet, le fait de ne pas avoir choisi ces outils me permettait d’activer cet étonnement devant le monde nécessaire lors des ateliers. Je pouvais interroger ces ouvrages comme les enfants, au même niveau, en m’étonnant de ce choix et en transformant cet étonnement en questionnement philosophique. Paradoxalement, dans ce cas, je dirais que s’autoriser à ne pas choisir les outils permet d’être plus présent à ce qui se joue dans la rencontre entre le groupe et l’œuvre. En effet, comme je l’indiquais plus avant, choisir un ouvrage n'est pas anodin : plus ou moins consciemment, nous opérons des choix en fonction de nos valeurs, notre histoire personnelle, notre propre conception de la notion, nos affinités… Si l’on n’y est pas suffisamment attentif, ce choix peut s’avérer être un frein à la réflexion du groupe car il peut être difficile d’envisager d’autres regards. Dans ce cas, l’on tombe dans l’écueil de l’ouvrage visant un objectif peut-être moralisateur et cela n’est pas souhaitable. Au contraire, quand on ne choisit pas l’œuvre – mais en s’assurant tout de même que cette dernière remplisse les critères indispensables pour être présentée durant un atelier – on neutralise cette partie de nous trop automatisée pour être interrogée aisément. Or, l’on sait que cette partie influence grandement notre posture d’animateur, nos remarques, les questions de relance adressées aux enfants…
Conclusion :
Les divers travaux, d’Edwige Chirouter (2016) notamment, montrent les nombreuses affinités qui existent entre la philosophie pour enfants et la littérature jeunesse. Ceci est dû au fait que la littérature, à travers la fiction, propose une situation singulière et illustre en même temps un questionnement plus global. Il est ainsi possible de partir du singulier pour atteindre l’universel puis opérer des allers-retours féconds entre ces pôles pour enrichir la pensée, développer l’esprit critique, rencontrer l’altérité… La littérature permet donc une rencontre à bonne distance entre les enfants et les concepts philosophiques.
L’expérience qu’il m’a été donnée de vivre auprès du réseau des médiathèques de Grand Poitiers a cependant remis en question ma conception du statut de la littérature jeunesse au sein même des ateliers. En effet, grâce à la grande expertise des bibliothécaires responsables des sections jeunesse dans les diverses médiathèques de Poitiers, j’ai eu à envisager les ouvrages comme des « outils chirurgicaux » précis étant à même de nourrir une réflexion singulière pour l’épouser au mieux. L’intérêt de cette précision a été dévoilée lors de deux ateliers portant sur le même questionnement mais avec des groupes et des modalités différents. En effet, bien que globalement, les mêmes sous-dimensions aient été relevées par les deux groupes (la réussite par l’argent ou par le bonheur, la réussite avec ou sans les autres, les sentiments associés à la réussite comme la confiance en soi…), des subtilités dans la réflexion et le cheminement de cette dernière méritent d’être prises en compte et de les aborder distinctement. Or, la diversité des œuvres choisies par des professionnelles expertes et érudites permet d’atteindre cet objectif qui m’apparaît dorénavant comme étant très important. En effet, épouser au plus près le cheminement de la pensée d’un groupe en proposant des ouvrages adaptés, c’est permettre à cette pensée de résonner avec la culture de façon plus approfondie et, par conséquent, de répondre au mieux aux attentes du groupe en termes de réflexion.
La littérature jeunesse peut être utilisée comme support inducteur à une réflexion philosophique. Dans ce cas, elle entretient avec la pensée qu’elle induit un rapport intéressant mais potentiellement vague, à tel point que lorsqu’on l’utilise ainsi, on observe une distance parfois importante entre l’histoire, sa thématique et la réflexion du groupe lorsque l’atelier prend fin. À l’inverse, et c’est le cas dans l’exposé qui vient d’être fait, la littérature de jeunesse peut intervenir avec précision pour soutenir une réflexion. Pour cela, il faut opérer en amont de l’atelier une sélection de plusieurs ouvrages abordant des sous-dimensions différentes.
Être accompagné par l’expertise de bibliothécaires est précieux et, bien que ce choix soit imparfait et porte en lui des conceptions singulières et subjectives qu’il faut interroger, il est possible, à condition que l’animateur accepte de ne pas viser l’exhaustivité et le contrôle sécurisant que peut représenter l’utilisation d’outils familiers choisis par ses soins, de tirer parti d’une telle collaboration.
- Galichet, F. (2004). Pratiquer la philosophie à l’école. 15 débats pour les enfants du cycle 2 au collège. Nathan.
- Blond-Rzewuski, O. (2018). Enseigner à l’école primaire, Pourquoi et comment philosopher avec des enfants ? De la théorie à la pratique en classe. Hatier.
- Lipman, M. (2011, 3è éd.). A l’école de la pensée. De Boeck.
- Chirouter, E. (2016). Ateliers de philosophie à partir d’albums de jeunesse. Hachette éducation.