Pour dépasser l’exotisme de l’étrangeté et pour cesser d’essentialiser les cultures, Perspicosm organise des ateliers d’enquêtes réflexives interculturelles. Le croisement des perspectives bigarrées fait naturellement advenir les paradoxes au fondement même de l’échange discursif, fait émerger des questionnements riches et nuancées, nourris par la curiosité naturelle face à l’altérité linguistique. Cette approche, sans rien renoncer à l’exigence de rationalité et sans céder au relativisme, a l’avantage de construire dans la nuance un universel singulier : développer son empathie cognitive pour mieux comprendre l’autre, profondément, dans toute sa différence, aussi déstabilisante soit elle, et pour mieux définir en retour sa propre place dans le monde, de manière distanciée, raisonnée et créative.
A rester trop longtemps sur son île culturelle, on court le risque de dogmatiser nos prétentions à la vérité. C’est le postulat -mis à l’épreuve en réalité bien des fois en tant que professeur de FLE- à partir duquel notre projet d’enquêtes interculturelles est né. Être témoin d’un tel potentiel d’échange réflexif, nourri par la différence linguistique et culturelle, c’est enivrant. Partageons le flacon ! À l’heure des crispations identitaires, c’est une urgence d’utilité publique. Telle était notre ambition initiale.
Au sein d’une culture donnée, nous partageons effectivement des idéaux, des valeurs, des concepts, auxquels nous sommes accoutumés. Les choix évolutifs des sociétés font, certes, mouvoir au fil du temps ces représentations normées, mais de manière lente ou si insidieuse qu’ils échappent bien souvent à notre vigilance rationnelle, et on finit bien vite par les admettre, tels des axiomes au fondement de notre pensée, sans qu’ils soient passés au crible de notre esprit critique. Incognito ! Ces axiomes « masqués » de la pensée, nous les colportons parfois jusque dans notre langue ou dans notre langage dont la structure et la logique interne constituent une trace de ces représentations du monde. Un environnement conceptuel qu’il ne nous viendrait jamais à l’idée de remettre en question tant il nous parait d’une évidence quasi-tautologique. C’est le filtre à travers lequel on perçoit le réel, il est difficile de s’en extraire. Pour être tout à fait francs, ces représentations nous paraissent si évidentes qu’il nous semble logique que tout un chacun les partage, qu’elles soient universelles, ou à défaut, tout au moins universalisables. « Enfin, comment pourrait-il en être autrement ?! » nous rétorqueriez-vous. Ce à quoi nous répondrions : « et pourquoi pas ? » Ayons l’audace de mettre en branle ce chantier : que la pluralité nous aide à éclairer les tréfonds insoupçonnés des fondations de nos idées.
C’est ce même courage des idées, cette même empathie cognitive que l’on retrouve tantôt au sein de la pensée discursive des ateliers de philo, tantôt en classe de FLE.
L’interculturalité : Un terreau propice au développement de la disposition d’écoute, condition de l’ouverture d’esprit et de l’empathie cognitive
Pratiquer une langue : s’engager à corps perdu dans l’expérience de l’étrangeté
Prêtez-vous au jeu et prenez un instant la perspective inverse : Comment réagiriez-vous si quelqu’un de bonne foi vous déclarait que vos « Weltanschauungen »[^1] sont bizarres ou absurdes ? Si vous vous sentiez jugés inférieurs ou étiquetés d’un stéréotype, nécessairement réducteur ? Ou si, par peur d’être déstabilisé dans ses convictions par l’altérité que vous représentez pour lui, votre interlocuteur renonçait à vous comprendre et s’entêtait à conduire un discours parallèle, entravant ainsi toute possibilité de dialogue? Que ces remarques soient formulées ouvertement ou qu’elles soient implicitement perçues par vous, elles constituent autant de menaces à l’expression de soi et autant de défiances qui affectent les rouages de la communication, n’est-ce pas ? C’est ce qui peut arriver en contexte interculturel quand on manque d’écoute. Or, l’écoute est la condition nécessaire à tout échange.
Que se passe-t-il quand on interroge une classe de FLE et qu’on prend le temps de l’écouter vraiment ? J’insiste sur « vraiment », c’est-à-dire écouter en prenant le risque de perdre l’équilibre des repères, en acceptant le pari de ressentir le grand vertige. Écouter sans tenter de deviner le sens par précipitation, sans croire comprendre à la hâte. Écouter sans vouloir faire entrer de gré ou de force les idées de l’autre dans nos propres boîtes à concepts.
Cependant l’écoute, la vraie, ne va pas de soi ; c’est un travail qui requiert une fine concentration, un apprentissage, du temps devant soi. Avant de prendre la parole, l’écoute n’est-elle pas la principale garante de la qualité du dialogue ? Celle qui invite les locuteurs à dépasser la superficialité des propos et à ouvrir leur vulnérabilité, à faire face à la frustration et à prendre le risque de voir se déliter ce qu’ils tenaient jusqu’alors pour acquis pour le reconsidérer sous un nouveau jour. Ce qui se passe s’appelle l’émerveillement de la connexion, tout simplement.
Aussi fascinant que cela puisse être, tout le monde n’y est pas prêt. Qui veut cueillir la rose doit en supporter l’épine. L’écoute nécessite du courage. Dans nos cours de FLE (français langue étrangère), nous considérons que c’est une exigence première de la réussite : accepter de se détourner un moment de « sa norme » linguistique habituelle pour considérer une autre logique de pensée. C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’appropriation d’une langue étrangère, le voyage par les mots et l’émerveillement devant l’altérité. L’expérience montre que les étudiants attachés à la structure de pensée de leur langue maternelle pendant l’apprentissage progressent médiocrement. À l’inverse, ceux qui acceptent ce pari et se jettent à corps perdu dans le voyage conceptuel que propose la langue nouvelle se l’approprient vite avec aisance naturelle et plaisir. Une langue ne s’apprend pas, elle se pratique, elle se malaxe, elle se ressent, elle se vit, en contexte ; d’où la nécessité dans un premier temps de créer une bulle d’immersion. Cela nécessite d’accepter de se mettre à nu, de s’engager vraiment dans le voyage, d’être vulnérable, et de lâcher prise sur « sa » version de la réalité. Cela implique aussi de s’abandonner à s’exprimer avec les moyens du bord, c’est parfois intimidant puisqu’il faut surmonter la peur du jugement et surpasser la peur de prise de parole chez les jeunes et la peur de l’erreur chez les adultes. Mais le jeu en vaut la chandelle.
Ensuite seulement, ces deux types de pensée linguistiques – l’habituelle et la nouvelle - viendront se nourrir réciproquement, jetant ainsi des ponts linguistiques qui approfondiront la conceptualisation. Mieux, l’appropriation d’une pensée étrangère viendra éclairer notre logique habituelle d’une nouvelle teinte. « Qui ne connaît pas les langues étrangères ignore véritablement sa propre langue » : Goethe et nous sommes d’accord sur ce point.
D’ailleurs, un environnement mental multiculturel, étant plus riche, confronte les locuteurs à des situations socio-affectives plus diversifiées, à des changements de culture, de langue ou de milieu auxquels ils doivent s’adapter continuellement. Cette gymnastique les amène de facto à s’interroger sur la perception et l’identification de leurs émotions et de celles d’autrui, et donc à être aussi plus fins lors du choix de leurs mots (Etchepare, 2013).
S’approprier une langue étrangère (et non simplement apprendre un code linguistique) implique donc un désir de penser avec des modalités différentes. Y parvenir nécessite d’être curieux envers la différence, de s’engager dans l’expérience de l’étrangeté et de faire appel à une pensée particulièrement attentive. Par conséquent, on peut avancer que sans empathie cognitive, toute tentative d’appropriation de langue étrangère serait vaine.
Le plurilinguisme : des bienfaits cognitifs pour l’épanouissement d’une pensée créative et critique
Au-delà des compétences d’écoute et d’empathie cognitive accompagnant l’effort d’appropriation des langues étrangères, il est prouvé que le multilinguisme a un impact sur la façon dont nous utilisons notre cerveau et notre façon de raisonner : il agit sur les compétences neurocognitives telles que la mémoire, l’attention, les fonctions exécutives et la pensée créative. C’est bien logique : la pensée créative n’est-elle pas justement ce processus de génération d'idées nouvelles qui problématise la réalité ?
Le multilinguisme accroit la capacité des locuteurs à discriminer les informations pertinentes et à écarter les informations non pertinentes. Les multilingues – qui représenterait plus de la moitié de la population mondiale – ne traitent pas l’information tout à fait de la même façon que les monolingues (Dana-Gordon, 2013). Des études au laboratoire de l'École d'orthophonie et d'audiologie de la Faculté de Médecine de l'Université de Montréal ont démontré que la pratique de deux langues, à travers le « code switching », c'est-à-dire l'alternance des codes linguistiques, améliorait la flexibilité mentale. Ceci comprend l'attention sélective, l’aptitude à la concentration, la planification et la résolution de problèmes. L’étude fondatrice des cognitivistes Pearl et Lambert (1962) démontraient déjà une supériorité des bilingues dans l’élaboration conceptuelle. Ces compétences trouvent leur explication dans le fonctionnement cérébrale : la neuroplasticité est accrue par l’activation et l’inhibition alternative et constante du système logique de l’une ou l’autre langue. Ainsi, les personnes qui parlent plusieurs langues traitent généralement les informations dans toutes les langues dans lesquelles elles parlent. Cette habileté leur permet de s'adapter à un rythme plus rapide et de faire preuve d’un esprit plus créatif. Selon Ben-Zeev (1977), les stratégies de compensation mises en place par le bilingue pour gérer l’interférence entre deux langues ont plusieurs conséquences : elles accéléreraient en partie le fonctionnement cognitif et elles apporteraient une certaine perspicacité dans les relations structurelles de la langue.
Pour mieux le comprendre, accordons-nous un détour par la Théorie de l’Esprit (Theory of Mind en anglais : ToM) qui désigne, en neuropsychologie, la capacité mentale à inférer des états mentaux affectifs ou cognitifs (croyances, désirs, intentions) à soi-même et à autrui.
Des études de Goetz, Bialystok et Senman (2004) mettent en évidence, à partir d’une batterie de tests comparatifs, trois grands avantages du bi- ou multilinguisme, particulièrement pertinents en ce qui nous concerne, dans le cadre de l’exercice discursif.
D’abord, la meilleure conscience métalinguistique des sujets étudiés (système référentiel multiple pour un même concept) accentue la prise de conscience de l’arbitraire du signe, selon Goetz (2003), et sollicite la pensée dissociative et donc créative. Les bilingues ou multilingues peuvent ainsi concevoir aisément qu’un objet ou un événement peut être représenté de plusieurs façons (et pas d’une seule). Cette compétence de « raisonnement divergeant » a été révélée et évaluée en détail à travers l’expérience du trombone par Sir Kenneth Robinson. Cette facilité dans les problèmes de méta-représentation les rend alors plus enclins à réévaluer les fausses croyances, à distinguer apparence et réalité et à tolérer les représentations conflictuelles avec plus de contrôle et de capacités d’analyse. Cette conscience métalinguistique solliciterait aussi la pensée dissociative et donc la créativité de la pensée.
Par ailleurs, ces mêmes sujets, dotés d’un plus haut niveau de contrôle exécutif et d’une réceptivité plus fine seraient, selon Kovacs (2009), plus à même d’inhiber leur propre connaissance de la situation pour mieux prendre en compte l’approche d’autrui et ses croyances, quand bien même ces dernières ne seraient cohérentes ni avec leurs propres croyances ou ni avec la réalité.
Enfin, ils développeraient une conscience sociolinguistique plus précoce, en raison de leur faculté d’adaptation et des « mécanismes de réparation conversationnelle » qu’ils convoquent selon la langue de leurs interlocuteurs : ils prennent en compte le fait qu’autrui peut avoir une perspective différente de la leur (Cheung et coll. (2010) et font ainsi cohabiter des représentations mentales alternatives, formant une vérité plurielle, sans que cela ne génère de confusion. On peut s’avancer à dire qu’ils outrepassent ainsi le principe de non contradiction, rejoignant ainsi la logique quantique et la psychanalyse de Lacan. Un même objet pourrait être à la fois ainsi et son contraire.
Des dispositions qui se révèlent comme autant d’atouts pour les ateliers de philosophie. Des inclinations qui ne se restreignent pas aux seuls locuteurs plurilingues, encore faut-il que ces derniers apprennent à faire fructifier ce potentiel réflexif riche. Mais elles peuvent aussi se développer dans des groupes monolingues, par l’intermédiaire de l’éveil aux langues et la prise de conscience de leur contribution pour la pensée critique. C’est en cela que nous considérons le plurilinguisme et la multi-culturalité comme des conditions d’émergence naturelles du dialogue réflexif.
La diversité des perspectives, source de la contradiction, condition du dialogue philosophique
Le terreau multiculturel et multilinguistique est de toute évidence extrêmement fertile pour y faire germer des graines de réflexion philosophique. D’une part la pratique d’une langue étrangère développe des dispositions corolaires tout à fait adaptées à l’exercice du philosopher telles que la créativité et la conscience de l’arbitraire du signe, d’autre part, cette inclination à l’ouverture d’esprit dont les multilingues font souvent preuve devrait constituer une condition nécessaire que nous inscririons bien volontiers au portail de nos ateliers. Ce sans quoi aucune remise en question ne serait envisageable.
En dépit de la cohérence de la démarche des enquêtes interculturelles, l’expérience peut surprendre et ne manque pas d’avoir quelques détracteurs. Aux objections généralement soulevées nous voudrions ici répondre succinctement.
Pas trop difficile quand on est en situation d’apprentissage de la langue ?
À partir du moment où ils comprennent que s’approprier une langue ne consiste pas en un simple décodage ou en une traduction « calque » entre la langue cible et leur langue d’usage habituelle, à partir du moment où ils acceptent le processus d’ouverture et la posture d’humilité, les apprenants de FLE volontaires et engagés trouvent les moyens d’exprimer leur pensée propre à partir d’un niveau A2[^2] moyen.
De plus, la curiosité pour la langue cible les pousse à tester, par tâtonnements, et à définir le potentiel et les limites de ce nouveau support de la pensée qu’est le nouveau système logique linguistique. Comme le souligne Anne Sophie Cayet (2021), « la sensibilité à « l’alchimie du verbe » est plus forte dans une langue seconde, moins spontanée qu’une langue première », probablement en raison de leur conscience métalinguistique accrue. Un constat que nous avons également dressé d’après nos expériences à Perspicosm.
Les compétences linguistiques limitées ne doivent en aucun cas constituer un frein à l’expression de sa pensée. C’est l’occasion au contraire de recourir à des habiletés de pensée qui, dans ce cadre, se mettent au service autant de la réflexion que de l’expression en elle-même (exemplification, comparaisons, symboles). On peut aussi faire appel à d’autres médiateurs à l’expression, non-verbaux, tels que la musique ou le corps, qu’on évoquera en 3e partie.
Quel intérêt de se focaliser sur ce public cible s’il possède déjà les outils conceptuels et les prédispositions du philosopher ?
On pourrait nous rétorquer que ce public sensible au multilinguisme n’a pas besoin de nous précisément en raison de son bagage conceptuel et logique déjà plus riche que les autres qui n’en bénéficient pas. À cette objection nous souhaiterions répondre en deux points.
D’une part qu’il ne suffit pas d’avoir des prédispositions prometteuses pour effectivement les faire advenir en actes. Un bon outil ne fait pas le bon bricoleur. Il parait donc essentiel de faire prendre conscience à ces jeunes bi- ou multilingues de leur potentiel et les entrainer à faire bon usage des facilités conceptuelles qu’ils ont en main à travers la pratique rigoureuse du philosopher.
D’autre part, mentionnons que les jeunes immigrés, particulièrement exposés à ce va-et-vient entre les langues, que nous rencontrons en classes d’accueil ou en centres communautaires, sont aussi ces mêmes jeunes qui vivent une situation de vulnérabilité assez marquée, liée au déracinement, parfois à l’incertitude de leur statut, à la pression sociale de l’intégration, à un milieu scolaire stressant qui laisse peu de place à leur expression, à des institutions trop préoccupées à les placer au plus vite dans une classe normée. Prendre le temps de leur rendre leur propre parole en ateliers de philosophie est une aubaine qui leur permet de renégocier leur identité dans un cadre sûr et bienveillant, sans verser dans les travers de la thérapie de groupe.
Par ailleurs, loin de nous focaliser sur un public déterminé, notre propos vise plutôt à encourager les Philonautes à la pratique d’autres langues étrangères. Peut-on raisonnablement prétendre philosopher quand nous ne maîtrisons que sa langue maternelle ? Ne courons-nous pas ainsi plus de risques de tomber malgré notre attention dans les pièges du langage ou de nos biais culturels ? C’est pourquoi nous concevons ces deux exercices (l’acquisition d’une langue étrangère et le philosopher) comme réellement interdépendants. À quoi bon s’exercer dans une langue sans remettre en question son rapport au monde ? À quoi bon philosopher si c’est pour rester emprisonné dans les limites de son logos, en tant que raison circonscrite et déterminée par la parole ? Nous faisons de l’ouverture d’esprit la clé et l’étendard commun des deux pratiques.
Trop éloignés culturellement pour se comprendre et dialoguer ?
Avancer une telle assomption, cela reviendrait à renoncer au dialogue, à s’abandonner au relativisme. Or c’est justement dans la mise à distance qu’apparait le paradoxe qui conditionne le philosopher. Une base conceptuelle trop différente entre nos cultures ? Eh bien tant mieux ! Si la visée de l’exercice du philosopher est bien d’atteindre une formalisation plus fine et rationnelle, si c’est réellement la recherche de vérité(s ?) qui nous anime et vers laquelle on veut tendre, alors ne jouons pas à la politique de l’autruche et émerveillons-nous devant cette opportunité de creuser encore plus loin au-delà de nos repères les plus fondamentaux, quitte à ébranler nos certitudes. N’est-ce pas le prix à payer ? Le rapport bénéfice/risque est avantageux, à plus court terme que vous ne l’imaginez.
Il nous arrive de recevoir l’objection inverse, selon laquelle de toute façon, toutes les sociétés et donc toutes les langues partageraient les mêmes concepts, les mêmes représentations et, par conséquent, les mêmes cheminements dans la résolution des questionnements. La démarche logique de la pensée serait donc universelle. De cette conception erronée découle la réfutation suivante : l’apport multiculturel resterait faible ou marginal. Ce à quoi nous répondons que si l’exigence de la pensée critique vise l’universel, il ne faudrait cependant pas se méprendre : l’universel n’est pas forcément Un. On ne devrait pas confondre cette aspiration commune à l’universalité avec les moyens conceptuels divers mobilisés pour assouvir cette quête. Ces moyens sont conditionnés aux traditions philosophiques culturelles d’un peuple et à sa langue qui est le dépositaire.
On pourra alors nous rétorquer que nous faisons le jeu du relativisme, que la tradition platonicienne voudrait assimiler au mépris de la raison et de la vérité. Au contraire, loin de nous l’idée d’occulter le principe d’universalité. Nous le distinguons par contre nettement de l’universalisme. Il nous tient à cœur de dépasser la dichotomie universalisme/relativisme en prenant en considération l' « universel singulier » grâce à la philosophie herméneutique (Abdallah-Pretceille, 1999). Il ne s’agit absolument pas de dire que tout se vaut. Nous recourons à l’exercice de la raison avec d’autant plus d’honnêteté intellectuelle que nous nous méfions de la tendance de l’universalité à devenir un absolu dogmatique, idéologique, comme un nationalisme ontologique. Nous prônons en somme l’idée d’un « universel conséquent », terme que nous empruntons à la linguiste Barbara Cassin. C’est un postulat qu’il nous fera plaisir de développer et de justifier en détails tant il peut paraitre contre-intuitif au premier abord. Cette discussion fera l’objet d’un article subséquent dans un prochain numéro de Diotime.
Jouer avec les mots, c’est l’affaire des sophistes !
Peut-être ! Et alors ? Certes, le sophiste et la question du langage en philosophie en général a mauvaise presse dans la philosophie occidentale qui se reconnait de l’héritage socratique, ontologique ou phénoménologique. Des sophistes, on ne retient plus que les arguments verbeux et spécieux épinglés par la tradition platonicienne. Est-ce une raison de jeter le bébé avec l’eau du bain ? La sophistique part du principe qu’on ne peut prétendre saisir l’essence des choses. Tout le Traité du non-être de Gorgias dresse d’ailleurs une critique de l’ontologie, avançant que « l’être n’est jamais qu’un effet de dire » (Cassin, 2016). Si on part du principe que le monde et nos représentations de celui-ci viennent du langage, ou mieux, des langues (plurielles), alors on ne peut plus se tenir sous le régime de l’ontologie ou de la phénoménologie mais sous celui de la performance, dans lequel les mots font advenir le réel. Sous quel prétexte la philosophie occidentale contemporaine dédaignerait-elle cet axiome de départ, tout aussi valide qu’un autre, au demeurant? Ne peut-on pas effectivement un instant considérer aussi les limites du logos raisonnable qui prétend à l’universalisme abstrait? Il vaut la peine de le repenser conjointement avec la question de l’universalisme dans un prochain article, par un détour par la pratique de terrain.
Quelles spécificités et adaptations à prendre en compte en contexte plurilingue ?
Les Objectifs des « enquêtes interculturelles »
De même que le recours à la pluralité des langues est vertueux pour l’exercice d’une honnête pensée critique, de même le travail de réflexivité nourrit à son tour l’appropriation d’une langue étrangère.
Avec des Philonautes en situation d’apprentissage d’une langue étrangère, l’objectif majeur est de mettre la langue au service de la pensée, et non la pensée au service de la maîtrise de la langue française. Ce faisant, nous nous opposons catégoriquement aux méthodes traditionnelles où l’apprenant est dans un rapport d’acceptation passive et aveugle des contenus par imitation et mémorisation.
S'approprier une langue, c'est accepter un voyage interprétatif sur le monde et faire sien un autre paradigme de pensée, un autre cadre de perception de la réalité, c’est donc enrichir sa pensée. Apprendre une langue, ce n’est pas traduire, ni appliquer une grammaire, ce qui serait bien ennuyeux (et c’est pourtant la perception que bien des élèves ont, faute de leur avoir expliqué ce qu’est réellement une langue, on ne peut que le déplorer). Travailler sur l’écart entre les mots d’une langue à l’autre, c’est sortir du mirage de l'équivalence. C’est comprendre que la traduction n'est pas un calque entre deux langues, mais que chaque langue porte en elle un outillage conceptuel pour appréhender le réel sous un angle particulier. Les normes et les conceptions du monde sont nécessairement des constructions variables selon des espace-temps. Il s’agit de « performer les mots » pour faire émerger la « trace » d’un certain rapport au monde, à la fois universel et singulier.
Partant, approcher la pratique de la langue étrangère de cette façon incite à déconstruire ses croyances, ses préjugés et ses concepts et à reconsidérer ses perceptions et sa vision de la réalité sous d’autres angles. C’est un gage d’ouverture d'esprit et de développement de l’empathie cognitive qui permet de lutter à la fois contre le relativisme et contre l'universalisme.
Nous prenons le contrepied des visions stéréotypées, qui conduisent à des crispations identitaires et des stigmatisations liées au processus de déracinement et d'intégration que l’on rencontre chez les communautés immigrés comme dans les classes d’accueil. Chacun se met en quête d’une cohérence singulière et responsable, pour lui-même et avec les autres, et non d’une vérité unique, abstraite et universelle.
La langue n’est plus une fin en soi mais un moyen de communiquer sa pensée particulière, elle est partie prenante de la co-création du sens.
Ajoutons que ce temps pour écouter, pour croiser nos perspectives, pour jouer avec nos mots en contexte interculturel, remplit une fonction sociale non négligeable, comme l’a démontré Anne-Sophie Cayet (2021). Dans les classes d’accueil, les élèves allophones nouveaux arrivants vivent dans une situation d’insécurité linguistique notoire, de difficulté à parler de soi et à se positionner dans un contexte étranger. Auprès de ce public particulièrement vulnérabilisé par l’expérience migratoire, la réflexion philosophique et la médiation par certains facilitateurs adaptés (cf. 3.2.2. la pensée créative) favorisent la reconnaissance de la personne dans son intégrité et aident ainsi à améliorer l’estime de soi. En appréhendant les adolescents allophones comme des sujets pensants et critiques, le dispositif permet leur inclusion. Erigé sur une éthique relationnelle, le dialogue autour de notions universelles-singulières vise la rencontre de l’Autre, et non l’apprentissage de sa culture (Abdallah-Pretceille, 1999).
Au croisement des perspectives interculturelles et plurilingues, il nous parait important de penser « l’inter- », c’est-à-dire penser ce qui se passe entre les langues et les langages des sujets en relation et ainsi, envisager leur possible créolisation », à travers laquelle on peut attester « l’épaississement de la pensée et des imaginaires, en langues. » (Cayet, 2021)
Cette capacité à complexifier et à nuancer sa pensée devient un processus quasi naturel grâce à l’entremise des langues. C’est un atout de taille dans le monde d’aujourd’hui qui permet de se prémunir contre deux risques majeurs : d’une part « l’uniformisation des modèles socioculturels et des usages linguistiques (universalisme surplombant) » et d’autre part « le culturalisme et le séparatisme linguistique qui enfermeraient les usages dans des espaces-temps particuliers (relativisme radical) » (Cayet, 2021)
Les facilitateurs à l’expression d’une pensée personnelle en contexte plurilingue
Les habiletés de pensée : des outils à manier
Au-delà de l’intérêt politico-social indéniable de cette manière d’aborder la pratique du FLE, nous devons à présent souligner les avantages spécifiquement linguistiques d’une telle pratique.
En premier lieu, la pratique d’ateliers de philosophie pratique a un impact positif sur la dynamique d’appropriation de la langue. Une étude comparative menée par Shahini et Riazi (2011), en contexte iranien, a établi une corrélation positive notable entre la pratique de la réflexion discursive en communauté de recherche de type lipmanien et les compétences testées en expression écrite et orale dans la langue cible, ici l’anglais.
Les enquêtes philosophiques gagnent à être partie prenante du processus d’appropriation : elles encouragent l’engagement en proposant une réflexion motivante, collaborative et interprétative-compréhensive (Cayet, 2021). Avant tout, plutôt que de faire de la langue une fin en soi, elles le transforment en un outil d’expression personnelle à travers lequel les apprenants sont autorisés à tâtonner et à jongler entre les langues pour s’accommoder de manière hybride et singulière aux nouvelles modalités de pensée induites par la langue française.
Il est des moments où nous favorisons la réflexion métalinguistique par un échange explicite entre les langues des apprenants, à la manière d’une activité d’éveil aux langues. Par exemple, nous constituons des « nuages de mots » plurilingues comme base à la réflexion. Il est en effet attesté que la légitimation de la langue maternelle et le renforcement de sa maîtrise facilite l'intégration de la langue seconde. Nous veillons à ce que les efforts de comparaison et de traduction entrepris dans ce cadre ne soit pas superficiels, à ce qu’ils ne viennent pas clore les questions en apportant une fade illusion d’équivalence, qui aplanirait les nuances ou gommerait les difficultés, mais éveillent au contraire des curiosités et fasse émerger des contradictions et problèmes d’ordre philosophique. Nous suivons en ce sens la démarche d’un traducteur, confronté à des équivoques, des homonymies et des tentatives d’interprétation sans cesse renouvelables et discutables. Etablir des liens entre familles de langue et retracer le parcours historique et géographique d'un vocable aide aussi à appréhender ses diverses inflexions de sens.
Cependant, il est d'autres moments où cette conscience métalinguistique passe, de manière plus implicite, indirecte, mais d'autant plus profonde, selon nous, par l'immersion directe dans le mode de pensée induit par la langue cible. Comme il est essentiel de rester dans sa bulle d’immersion, nous partons du principe que nous pouvons généralement, avec un peu de ruse et de perspicacité, nous faire comprendre avec le peu dont on dispose. Dans ce temps de pratique, dès le niveau A2, nous ne recourons que très rarement à la langue native des apprenants ou à l’anglais comme langue intermédiaire. Au contraire, quand un mot manque à l’apprenant pour exprimer son idée, nous l’encourageons à mobiliser des ressources annexes en contournant la lacune au lieu de passer par la traduction, solution passive, paresseuse et inefficace à long terme dans la vie pratique. Il a d’ordinaire recours à la définition, à l’exemplification ou à la comparaison pour se faire comprendre, en mobilisant son bagage linguistique déjà acquis. À titre d’exemple technique, l’apprenant pourrait faire feu de tout bois et pallier sa déficience lexicale en mobilisant ses connaissances grammaticales, comme l’usage des pronoms relatifs pour décrire un objet ou concept dont le mot lui manque en français (« c’est un besoin qu’ on éprouve quand… », « c’est ce dont on dépend quand… », etc.) entre autres multiples techniques. Il se peut parfois que la réalité qu’il veut exprimer ne soit d’ailleurs même pas verbalisable en un mot en français ; ce serait donc vain de s’obstiner à en chercher une traduction ou de faire comme si cette réalité existait dans le système de penser français. De toute évidence, l’absence de mot prouve que cette réalité ne va pas nécessairement de soi en français. Dans cette situation, il devient donc indispensable pour l’apprenant de développer sa pensée, s’il ne veut pas demeurer incompris. Inversement, l’apprenant doit savoir s’ouvrir sans jugement à des réalités, portées par la langue française, qui lui sont étrangères. S’il ne rompt pas le contrat de la bulle d’immersion, il y parvient toujours rapidement, ainsi gagne en confiance, malaxe les mots pour se les approprier, épaissit sa compréhension du sens d’un énoncé et appréhende mieux son implicite ainsi que la pensée singulière qui en est à l’origine. Ce faisant, quels procédés utilise-t-il pour s’exprimer ? Des habiletés de pensée, bien entendu, et ce, tout naturellement, puisque ce processus d’appropriation de la langue cible l’y invite constamment. Ensuite, nous savons que recourir à des habiletés de pensée, c’est nécessaire à l’articulation du raisonnement. Il s’avère que maîtriser ces mêmes outils, exposer une idée, la défendre et la nuancer, cela fait aussi partie des compétences langagières requises du niveau B2 à C2 du CECRL.
C’est le meilleur des entrainements qui conduit à expliciter et à reformuler sa pensée et celle d’autrui en langue étrangère. Sans compter que bien des fois, une traduction littérale de la pensée n’aura pas du tout la portée escomptée étant donné que la langue cible porte une structure logique, un champ de références sans commune mesure avec la langue natale de l’apprenant. Cet exercice contraignant mais très gratifiant a aussi le mérite de rendre dans le même temps la pensée de l’apprenant et son expression plus fine.
La pensée créative : Des médiations-créations au service de l’expression de soi
Ce travail entre les langues, cette sensibilité au mot, engage d’emblée une disposition naturelle à la pensée créative chez les participants en contexte interculturels. Cependant, pour ce public apprenant, exprimer ses idées en français langue étrangère peut paraitre intimidant si on l’aborde au premier abord. Les supports inductifs dont les animateurs ont recours usuellement (contes métaphoriques, courts métrages), peuvent faire l’objet d’interprétations inattendues en contexte multiculturel : si c’est une source de richesse, cette pluralité peut aussi être cause de frustrations. Effectivement, ils requièrent souvent de saisir l’implicite parfois marqué d’un sceau culturel assez fort, qui échappe à la compréhension des primo-arrivants. Tel a été le cas, par exemple, au cours d’un photo-langage introduisant le thème de la mort, quand nous avons montré une gravure de vieille femme solitaire vêtue d’habits de deuil, noirs, l’un des participants, d’origine chinoise, y a vu une clandestine pauvre et a cru que nous traiterions du secret. La culture chinoise associe effectivement le noir à ce qu’on doit cacher et à l’occultisme, tandis que c’est le blanc qui est arboré quand la mort survient. D’ailleurs, la mort y est perçue comme un passage plus que comme une fin et fait l’objet de rites beaucoup plus démonstratifs qu’en Occident où le sujet est devenu tabou. Une autre fois, nous avons constaté, au détour d’un photo-langage sur les émotions, que l’expression directe de ces dernières par le corps et l’intonation marquée de la voix pourrait être perçue comme inconvenante et arrogante dans certains contextes au Moyen Orient où, par exemple, quand on pose pour une photographie, même chez les plus jeunes, il est de bon ton de ne pas manifester ostensiblement d’émotions, et donc de ne pas sourire. De la même façon, à l’occasion du visionnage d’un court métrage sur la tristesse, nous nous sommes aussi aperçus que la pluie (quasi omniprésente dans le film), qui peut effectivement facilement évoquer les émotions maussades sous nos latitudes, draine en fait un imaginaire positif dans certaines cultures du Moyen Orient et d’Afrique. Alors que certains des participants saisissent la cohérence de la symbolique implicite, le media a généré pour d’autres plus de confusion que de réflexion. D’ailleurs, pour que l’animateur se rende compte de l’équivoque culturelle ou linguistique afin d’en proposer un traitement philosophique, encore est-il parfois nécessaire que les participants la verbalisent, ce qui n’est pas nécessairement évident. Les potentiels malentendus ou contresens sont légions et méritent que nous y consacrions plus de lignes dans un prochain article.
De même, s’ils peuvent donner des pistes à l’animateur pour construire une trame indicative, certains supports traitant un sujet de manière très explicite sont à utiliser avec des pincettes. Il en va ainsi de la collection des « Gouters Philo », si on en fait un usage direct. En effet, ces ressources risquent plus souvent de clore la question au lieu de l’ouvrir ou bien colportent un questionnement lui-même biaisé, induisant par exemple une dualité puissante telle émotion/raison, qui n’est fondée, tout compte fait, que sur des présupposés teintés d’influence occidentale et cartésienne.
Avec un groupe multiculturel, on peut d’autant moins sous-estimer la charge symbolique des supports extérieurs utilisés : il se pourrait qu’ils entravent parfois la liberté de pensée et la compréhension au lieu de les faciliter. Si on y recourt, on doit les sélectionner avec soin ou prendre le temps d’approfondir toutes les interprétations divergentes, ce qui pourrait parfois nuire au rythme de l’atelier et à la cohérence de sa structure. C’est la raison pour laquelle on leur préfère divers outils de médiation à l’expression verbale.
Il peut s’agir de médiations-objets : textes, images à l’interprétation ouverte (de type Dixit, jeu de société sollicitant l’imaginaire), dictionnaires ou de médiations-créations : dessins, écriture, théâtre, musique, toujours exploités en amont de l’exercice collectif du philosopher en communauté de recherche.
Le dessin, en tant que métaphore d’un concept, « permet aux dessinateurs réflexifs de développer une perception d’eux-mêmes en interaction avec leur environnement […] et de nouer des dialogues interprétatifs ou herméneutiques […] avec leurs pairs » (Molinié, 2011). Il amplifie ainsi l’expression de la pensée des apprenants, limitée par une langue qu’ils ne maitrisent pas encore. Il fait émerger les trajectoires individuelles, les représentations, l’imaginaire, en dépassant les catégories habituelles. On en fait ensuite notre miel dans le dialogue réflexif dans une dynamique interprétative.
Le passage à l’écriture a été exploité à Perspicosm lors de jeux d’écriture thématiques à 5 mains et sous la forme de chaînes épistolaires réflexives qui ont connu un vif engouement. Le temps long de la pensée et l’aspect permanent de l’écrit tend à valoriser l’expression de chacun. Vu que chaque participant n’a pas droit de réponse et n’écrit qu’une fois dans la chaîne, il prend soin de gommer toute imprécision ou ambiguïté pour assurer la clarté à un lecteur de l’autre bout du monde qu’il ne connait pas encore. Le voyage au long cours de la lettre vers un destinataire complice mais lointain suscite un enjeu stimulant et une amitié désintéressée au service d’une réflexion en progression. Le parcours de ces chaînes épistolaires peut être retracé sur le site de Perspicosm. Nous vous invitons à en consulter un exemple ici : https://perspicosm.com/view/activity/au-dela-des-frontieres-au-travers-des-langues
L’outil que nous affectionnons particulièrement pour son potentiel inassouvi d’expression de structures inconscientes, reste le théâtre d’improvisation. Tout comme le dialogue philosophique, au théâtre, la qualité d’écoute est toujours primordiale. Apprendre à l’affiner, à développer une empathie y compris dans le non verbal est à la base de l’exercice dramaturgique. Il va sans dire que le théâtre facilite aussi la connexion, voire la communion, et fédère le groupe qui doit commencer à se constituer en communauté de recherche à travers le jeu d’acteurs. Il préserve une dynamique et une énergie qui pondèrent l’immobilisme traditionnellement alloué à l’exercice réflexif et qui engagement des plus récalcitrants. Après tout, ne pense-t-on pas mieux en mouvement ? « Les seules pensées valables viennent en marchant » écrivait Nietzsche, reprenant à son compte l’intuition des péripatéticiens du Lycée d’Athènes. La neurologie le confirme : un cerveau mieux irrigué évite à l’attention de se relâcher. CQFD. Mais revenons au théâtre : il rend possible par ailleurs l’expérimentation d’une large palette d’émotions vécues de manière authentique (et non feintes) par l’acteur. Or on sait qu’associer un mot à une émotion renforce sa rétention : les apprenants s’approprient plus aisément la langue orale et définissent leur positionnement au sein de cette langue.
L’improvisation théâtrale en particulier d’expression revêt de nombreux avantages pour nous. D’une part, le langage n’y est pas cloisonné uniquement dans une forme classique (celle des manuels), mais il est mis au service de situations inédites de la vraie vie, riche de tournures, d’expressions, de référence, d’implicite. Les règles d’expression sont basées sur la vraie communication et non uniquement sur les règles de grammaire. Toute forme d’expression est acceptée : gestes, l’utilisation du corps dans la parole, onomatopées, parce que le langage, ce n’est pas que des mots, c’est aussi une attitude, un implicite culturel qu’il est nécessaire de saisir. Par ailleurs, il exige de la clarté, de la concision (ne pas se perdre dans son discours), de la présence, et réduit l’inhibition. L’apprenant de FLE gagne ainsi en assurance dans la langue. L'approche par jeu et la distanciation d'avec le quotidien permet de dépasser des limites qu'il s'impose, ou qu'on lui impose normalement. Ce lâcher prise dans le jeu, et même dans l'amusement encourage sa progression.
D’autre part ce théâtre d’improvisation, par sa spontanéité, met en évidence des représentations et des structures logiques implicites ou inconscientes pour mieux en prendre conscience par la suite dans le travail réflexif. Pour faire émerger ces biais, nous avons recours à des exercices et jeux typiques d’échauffement sur la marche, l’écoute, le rythme, la mémoire, etc. En particulier l’approche méthodologique d’Augusto Boal nous semble pertinente. Fondateur du Théâtre de l’Opprimé, ce dramaturge et metteur en scène brésilien rend la scène aux « spect-acteurs » dans le provoquer des réactions et de transformer le monde. Dans le cadre de nos ateliers, nous utilisons ses exercices issus du « théâtre image », du « théâtre journal » et du « théâtre forum » comme autant de déclencheurs de réflexion[^3]. Chacune de ces techniques visent à faire appel à l’intelligence collective pour résoudre des conflits, chercher des solutions aux oppressions. Le théâtre devient un lieu d’expérimentation, un laboratoire de la recherche hypothético-déductive en acte. Le croisement des représentations spontanées présentées par les participants, impactées, entre autres, par la culture et la langue, défriche et prépare le terrain à une réflexion bien plus approfondie que ce qu’elle pourrait être en l’absence de ce temps de médiations-créations.
L’expérience a corroboré nos hypothèses de départ. Nous partions du principe qu’un contexte interculturel était un terreau favorable à la réflexion philosophique collégiale à bien des égards. Nous avons constaté avec bonheur que c’est même un effort d’intérêt public dont les répercussions dépassent l’espace de la classe de FLE. C’est dans la distance et la confrontation à l’altérité, au paradoxe, que l’on est en mesure d’opérer ce retour réflexif sur sa propre pensée et que l’on comprend à quel point il est nécessaire de repenser notre rapport à l’universel : bannir l’universalisme au profit d’un relativisme conséquent ou d’un universel singulier. Penser au-delà de toute frontière, d’abord les frontières mentales qu’on se crée soi-même par accoutumance, puis les frontières linguistiques et culturelles, c’est la condition à la compréhension mutuelle, une vraie compréhension qui dépasse l’hypocrite tolérance ou le dogmatique et conventionnel respect. C'est aussi un excellent moyen d'« empowerment » pour l'apprenant qui réinvestit sa place dans une nouvelle société francophone, en renégociant son rapport à la langue étrangère, et en s'appropriant dans un laboratoire bienveillant et à l'écoute, la verbalisation de sa pensée propre en français.
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