Aujourd’hui encore, nous savons que le monde est marqué par la guerre. La guerre en Ukraine nous rappelle que l’on ne peut jamais cesser de lutter pour un monde en paix. Et ce qui est terrible - outre le déchaînement de violence -, c’est le fait que le souhait d’un monde en paix est parfois perçu, de nos jours, comme un vœu « bisounours », utopiste ou galvaudé. Mais n’est-ce pas là le cœur du problème ? On n’ose même plus croire en notre propre puissance. Il importe donc de réaffirmer que toutes les pratiques et tous les discours visant la construction d’un monde en paix ont une valeur inestimable. Plus précisément, les pratiques et les discours participant à la construction d’hommes et de femmes luttant pour la paix constituent un rempart inestimable à la guerre. Car ce n’est pas le monde qui est en guerre, c’est une poignée d’individus qui déclarent la guerre, la mènent et la cultivent. De la même façon, d’ailleurs, ce n’est pas l’humanité qui a détruit la planète, c’est surtout une population d’individus dominants qui ont structuré un système détruisant la planète. Il importe toujours de distinguer l’humanité des quelques individus dominants qui se trouvent à la racine du problème, afin de ne pas confondre les deux ensembles. Pourquoi ? Pour ne pas essentialiser l’humanité de façon négative. Voulons-nous croire que nous sommes ontologiquement belliqueux et guerriers, conquérants et violents ? Non. Donc il convient de réaffirmer les qualités pacifistes qui nous animent et nous différencient, peut-être, des instincts guerriers. Ainsi, il s’agit bien d’un problème philosophique : la nature humaine est-elle nécessairement guerrière ? Que faire des tendances belliqueuses de certain.e.s ? La paix est-elle une utopie ?
Même si les textes de Kant ne sont pas toujours d’actualité, il est toujours bon de lire ou de relire son Projet de paix perpétuelle (publié en 1795). Alors que Kant est souvent vu comme un penseur conservateur, ce magnifique texte est révolutionnaire (alors même qu’il pense que la guerre est naturelle à l’humanité). Il pose les fondements d’une paix internationale en promouvant l’institution d’Etats de droit républicains. Outre les détails portant sur les droits des gens et les droits cosmopolites - que je vous invite à découvrir lors de votre (re)lecture de son Projet -, il faut retenir, en particulier, son concept d’idéal régulateur. La paix est un idéal régulateur auquel il faut tendre même si l’on sait que l’on ne parviendra pas nécessairement à le réaliser. Même si les idéaux régulateurs ne peuvent pas être atteints (immédiatement), ils régulent la réalité, c’est-à-dire qu’in fine, ils la transforment. Pourquoi ? Parce qu’en visant l’idéal de la paix, on vit, on pense, on agit de façon différente que lorsqu’on ne le vise pas. La paix n’est pas une envie bisounours, utopiste ou galvaudée : l’utopie, ici, nous aide à modeler le réel.
Revenons aux activités et aux idées permettant de militer pour un monde en paix. La pratique philosophique fait bien entendu partie de cet arsenal d’activités permettant de cultiver le désir de paix. Comment ? Parce qu’elle offre un moment collectif de partage des idées, une expérience de la pensée qui s’éloigne de l’immédiateté des pulsions, une opportunité pour apprendre à penser à l’échelle de l’humanité, un lieu pour problématiser le réel au lieu de le réduire à des antagonismes (lisons l’article de Michel Tozzi pour cela).
Il est donc essentiel de philosopher partout, dès que l’on peut, avec tous. C’est ce que montrent, chacun à leur façon, les différents articles de ce numéro. Dès le premier article, Edwige Chirouter nous permet de comprendre pourquoi la pratique philosophique est un enjeu pour l’émancipation des esprits. Idée que Claude Escot et François Galichet ont tenté de démontrer au travers d’une expérimentation concrète en classe, qu’ils relatent dans l’article suivant. Outre la classe, ce numéro présente deux articles consacrés aux ateliers philosophiques en famille (ceux de Stéphane Cloux, d’Eva Rittmeyer et Catherine Christodoulidis) et deux autres textes dédiés à leur mise en place en bibliothèques (ceux de Julien Ledoux et Yanis Gattone). Du salon à la prison, tous les lieux sont propices au philosopher : par la discussion, par la réflexion, pour la lecture, nous ouvrons nos facultés de jugement et cheminons vers la sagesse. Comme le préconisent Charlie Renard et Laetitia Véniat, soyons sages comme des images, même si nous sommes plus des enfants. Et il n’est jamais inutile d’exhorter à la philosophie : pour cela, l’article de Gaëlle Jeanmart et Marc-Antoine Gavray tombe à pic.
Enfin, ce numéro de Diotime se clôt sur un dossier consacré à la relation entre philosophie et méditation, concocté par Anne-Marie Lafont et Michel Tozzi : ces quatre articles présentent une recherche montrant les richesses et les écueils de cette articulation. J’en sors avec une conviction : que l’on philosophe avec ou sans méditation, on ne peut se passer de pratiques nous permettant de cultiver notre connaissance de nous-mêmes. Pour cela, il faut du temps et du calme. Cultivons donc une forme de calme intérieur afin d’éviter de retourner nos pulsions de violence vers l’extérieur. Demandons-nous, plutôt : que disent-elles de nous ? Comment vivre avec autrui sans lui déclarer la guerre ? Pourquoi le rapport à l’altérité reste-t-il si difficile ? Comment parvenir à déconstruire les murs entre les idées, les individus et les États ?
Aujourd’hui encore, l’essentiel est là : apprendre à penser au-delà des frontières. Lisez l’article de Pauline Grelier. Lisons ce numéro et continuons à être des bisounours qui défendons notre idéal régulateur : un monde où la philosophie tient les rênes de la violence, un monde où la pensée réflexive parvient à museler les pulsions guerrières.