Cet article propose un outil d’évaluation de discours argumenté par repérage des schémas d’inférence et déploiement du questionnement critique adéquat. Application à un éditorial d’Ivan Rioufol contre le mouvement #MeToo.
Logique et vigilance critique
Qu’il faille éduquer citoyennes et citoyens à la vigilance critique à l’égard des discours argumentés et que cela doive passer par une certaine formation de toutes et tous en logique - discipline qui dégage les principes permettant d’identifier et d’évaluer les raisonnements -, c’est là une conviction très ancienne, qui se trouve aujourd’hui renforcée par le constat de la très large accessibilité à toutes et tous d’une multitude de discours argumentés portés par les projets les plus divers.
Former des étudiantes et étudiants de secondaire (ou de première année du supérieur) à la logique est toutefois une tâche notoirement difficile, parce qu’il s’agit de se préoccuper de principes généraux d’évaluation de raisonnements, principes qui prétendent valoir pour tous les types de raisonnement quel que soit leur contenu particulier. La démarche impose un certain « saut formel » puisqu’il s’agit de se détourner quelque peu des considérations spécifiques relatives au sujet particulier concerné par tel ou tel raisonnement étudié pour s’intéresser à la question plus transversale de la légitimité de justifier tel ou tel type de conclusion par tel ou tel type d’arguments. Comme c’était déjà le cas d’Aristote, il s’agit de reconnaître que certains τόποϊ ou « lieux » de l’argumentation – certains schémas d’inférence – sont communs à tous les champs du savoir dans lesquels s’exerce l’argumentation et qu’ils peuvent donc être étudiés pour eux-mêmes, chacun avec sa force inférentielle et ses limites de validité propres. Cette étude serait d’autant plus utile que ces τόποϊ font précisément l’objet d’un usage très fréquent et dans des domaines très variés.
Traditionnellement, l’enseignement de la logique combine alors, d’une part, des considérations sur les principales stratégies argumentatives et les principaux schémas d’inférence qu’elles mobilisent et, d’autre part, des considérations dialectiques sur les règles du jeu régissant tout débat argumentatif constructif. Chaque partie doit en principe justifier ce qu’elle avance si son interlocutrice le lui demande, répondre aux objections que formule son interlocutrice, résoudre les éventuelles contradictions qui résulteraient de ses différentes prises de position, concéder les thèses défendues par son interlocutrice si on ne trouve rien à lui objecter, etc. En outre, en même temps que les divers principes guidant le raisonnement correct, on s’efforce généralement d’attirer l’attention sur des formes classiques de « sophismes » entendus comme raisonnements erronés qui ressemblent suffisamment à des raisonnements corrects pour pouvoir tromper un auditoire peu vigilant. Étudier toutes ces questions en détail requiert toutefois un temps considérable car les principes à prendre en compte sont en fait nombreux et variés, et leurs modalités d’application parfois subtiles.
Logique formelle
Il est sans doute possible de se centrer sur la dimension analytique du raisonnement et de faire un peu de logique formelle[1]. On pourra par exemple discuter la différence entre conditions nécessaires, suffisantes et nécessaires et suffisantes, et expliquer par ce moyen pourquoi, comme le savaient déjà les Stoïciens, des raisonnements de type Modus Ponens
S’il pleut alors la route est mouillée. Or il pleut. Donc la route est mouillée.
ou Modus Tollens
S’il pleut alors la route est mouillée. Or la route n’est pas mouillée. Donc il ne pleut pas.
sont déductivement valides – si leurs prémisses sont vraies, leur conclusion est forcément vraie – tandis que des raisonnements de type Affirmation du conséquent
S’il pleut alors la route est mouillée. Or la route est mouillée. Donc il pleut.
ou Négation de l’antécédent
S’il pleut alors la route est mouillée. Or il ne pleut pas. Donc la route n’est pas mouillée.
ne le sont pas.
On peut aussi exposer les lois de De Morgan
« Il est faux que ce type soit bête et méchant » n’implique pas nécessairement « Ce type n’est pas bête et pas méchant » mais bien « Au moins une de ces choses est vraie : ce type n’est pas bête ou pas méchant » ;
de même
« Il est faux que cette dame soit médecin ou dentiste » n’implique pas seulement « Cette dame n’est pas médecin ou elle n’est pas dentiste » mais bien nécessairement « Cette dame n’est pas médecin et elle n’est pas dentiste ».
On peut encore, comme le propose un texte du présent volume (Wys, 2022), exposer certains principes de la syllogistique aristotélicienne en s’aidant éventuellement des outils ultérieurs de l’algèbre de Boole ou des diagrammes de Venn, qui en proposent une représentation graphique intuitive. Un traitement plus systématique et plus complet de ces divers problèmes, et d’une multitude d’autres qui concernent des raisonnements déductifs, requiert un enseignement plus long des outils formels de la logique des propositions, de la logique des prédicats ou encore de la logique modale contemporaines.
Tout cela est potentiellement utile – ne fût-ce que pour exercer l’esprit à la rigueur analytique –, mais le problème est que la plupart des argumentations quotidiennes, y compris donc politiques, juridiques, mais aussi philosophiques, ne prétendent pas être déductivement valides comme le sont les preuves mathématiques ; elles ne prétendent pas prouver définitivement une thèse en fournissant des arguments qui démontrent qu’elle s’impose nécessairement, mais seulement plaider en faveur d’une thèse en fournissant des arguments qui la rendent vraisemblable voire très vraisemblable. Et dans ce cas, il n’est pas très pertinent de s’en tenir à l’étude de la validité déductive de ces raisonnements – les arguments fournis impliquent-ils bien nécessairement la conclusion ou est-il logiquement possible que les arguments soient vrais et la conclusion fausse ? Il faut aussi se demander si, en dépit du fait qu’ils ne sont pas déductivement valides, les raisonnements fournissent néanmoins de plus ou moins bonnes raisons d’admettre leur conclusion. Ainsi, les raisonnements par induction ou par analogie (expliqués ci après), et bien d’autres encore, ne sont notoirement pas déductivement valides. Mais cela ne veut pas dire qu’ils sont totalement irrationnels ; s’ils sont utilisés correctement, ils apportent une certaine légitimité à leur conclusion. Tout le problème est alors évidemment de savoir quand ils font l’objet d’un usage correct, ce qui suppose de dépasser la préoccupation exclusivement analytique – qui s’en tient à la forme du raisonnement – pour y intégrer des considérations topiques, rhétoriques et dialectiques – qui prennent aussi en compte les contextes d’usage de ce raisonnement (le schéma d’inférence utilisé convient-il au sujet traité ? le raisonnement présenté est-il adapté au public auquel il s’adresse, notamment dans le choix des arguments ? l’argumentation proposée respecte-t-elle les règles spécifiques au débat dans lequel elle s’inscrit ?).
Quand elle prend en compte toutes ces dimensions, l’évaluation logique devient vite nettement plus complexe. Et ce, parce qu’il y a en fait des règles logiques de natures et de niveaux très divers, comme il y a donc aussi des erreurs de raisonnement ou « sophismes » de natures et de niveaux très divers. L’enseignant qui veut traiter tous ces enjeux se trouve alors confronté au défi de les présenter de manière efficace et susceptible de mener rapidement à l’installation des compétences essentielles.
Schèmes d’argumentation et questions critiques
Or, à cet égard, une stratégie développée par Douglas Walton (1996, 2008) consiste à enseigner aux étudiantes et étudiants à, d’une part, repérer, dans les discours argumentés, l’utilisation d’un certain nombre de schémas de raisonnement d’usage très fréquent et transversaux à tous les domaines – donc quelque chose comme les « lieux » aristotéliciens – et, d’autre part, à évaluer l’utilisation particulière qui est faite de ces schémas dans tel ou tel contexte par le moyen d’une sorte de « check list » de questions critiques propres à tel ou tel schéma et qui relèvent d’une ou plusieurs dimensions (analytique, topique, rhétorique, dialectique) de la logique.
Induction
Ainsi, il s’agit de pouvoir repérer l’utilisation d’un schéma d’induction (généralisation) :
Le cas A observé a la propriété F
Le cas B observé a la propriété F
Le cas C observé a la propriété F
…
Donc tous les cas du même type, même ceux qui n’ont pas été observés, ont la propriété F
puis de pouvoir évaluer s’il est utilisé de manière plus ou moins rationnelle en posant systématiquement des questions critiques telles que :
L’échantillon de cas observés était-il suffisamment large (ou manifestement trop restreint) ?
A-t-on des raisons de penser que l’échantillon de cas observés est représentatif de la population vers laquelle les constats sont généralisés (ou y a-t-il, par exemple, un biais manifeste dans la manière dont cet échantillon a été constitué eu égard à la propriété F) ?
Le constat que les cas observés ont la propriété F s’est-il fait dans des conditions habituelles, « normales » (ou dans des conditions un peu exceptionnelles qui rendent douteux le fait que ce constat soit généralisable) ?
A-t-on de bonnes raisons de penser que la population globale vers laquelle on généralise est uniforme à l’égard de la propriété F (ou a-t-on plutôt des raisons de penser que la population est assez hétérogène quant à cette propriété) ?
Ce sont là quatre questions (de bon sens) qu’il convient de poser à chaque utilisation d’une induction et qui constituent en quelque sorte la « check list » de son bon usage. Si l’on peut apporter une réponse positive à chacune d’entre elles, on pourra estimer que le schéma inductif fait ici l’objet d’un usage globalement rationnel (même si, à défaut d’être déductivement valide[2], il ne garantit pas encore que la loi générale tirée des observations singulières doit nécessairement être vraie si ces observations sont vraies). Par contre, s’il faut répondre par la négative à l’une de ces questions, on devra estimer que le schéma inductif fait ici l’objet d’un usage irrationnel ou « sophistique ». Les sophismes traditionnellement appelés « Généralisation hâtive », « « Échantillonnage biaisé », « Omission de restrictions » et « Fausse extrapolation » correspondent d’ailleurs à des inductions menées au mépris de, respectivement, chacune de ces quatre questions.
Argument d’analogie
De même, il est utile de pouvoir repérer l’utilisation d’un schéma d’analogie (dont il existe de nombreuses variantes telles que l’argument par l’exemple, l’argument du précédent, l’argument a pari, l’argument de symétrie, etc.) :
Le cas A, qui a été observé, a la propriété F
Le cas B ressemble au cas a
Donc le cas B A, lui aussi, la propriété F
puis de pouvoir évaluer son usage plus ou moins rationnel en posant les questions critiques suivantes :
Le cas A et le cas B présentent-ils nettement plus de similarités que de différences (ou le cas B diffère-t-il du cas a sur certains aspects significatifs eu égard à la propriété F) ?
A-t-on vérifié que le cas B ne ressemble pas aussi à d’autres cas C ou D, qui n’ont quant à eux pas la propriété F ?
Si l’on peut répondre positivement à ces deux questions, on pourra se rassurer quant à l’utilisation rationnelle du schéma d’analogie (qui ne garantit pas pour autant que la conclusion est nécessairement vraie, seulement qu’elle tire une certaine vraisemblance de ce raisonnement). Si, par contre, on doit répondre négativement à l’une de ces deux questions, il faudra suspecter un usage irrationnel et éventuellement brandir la qualification classique de sophisme de « Fausse analogie ».
Argument par les conséquences
Un autre schéma d’inférence dont il est utile de pouvoir repérer l’utilisation est l’argument par les conséquences (dont il existe diverses variantes telles que l’argument du moyen en vue d’une fin, l’argument du meilleur rapport coût-bénéfice, etc.) :
Mener l’action A mènerait à la conséquence C
Cette conséquence C est positive
Donc il faut mener l’action A
L’usage de ce schéma doit en principe s’accompagner des questions critiques suivantes :
A-t-on vérifié que l’action A ne mène pas aussi à d’autres conséquences que C et qui sont quant à elles négatives ?
L’action A est-elle suffisante pour la conséquence C (ou l’action A ne mènera-t-elle à la conséquence C que dans des circonstances favorables dont l’occurrence est peu probable) ?
L’action A est-elle nécessaire pour la conséquence C (ou la conséquence C pourrait-elle être atteinte via d’autres actions que l’action A) ?
Là encore, l’évaluation du caractère rationnel ou sophistique de l’utilisation du schéma d’inférence dépend d’une réponse positive ou négative à ces questions.
Bien plus, tandis que (comme pour les schémas précédents) les questions critiques énoncées jusqu’ici portent sur le sujet même qui est au cœur du raisonnement – ici les conséquences attendues et la manière de les atteindre (comme précédemment le caractère généralisable ou non de certaines observations et la possibilité ou non de tirer les leçons d’un cas observé pour traiter un cas semblable) –, l’argument par les conséquences doit aussi susciter une question critique supplémentaire qui relève cette fois d’une considération dialectique :
-L’argument est-il bien utilisé pour justifier une action (et non pour établir un fait) ?
L’argument par les conséquences n’est en effet légitime que dans les argumentations « pratiques » (liées à la justification de la πρᾶξις, de l’action) et non dans les argumentations « théoriques » (liées à la démonstration de vérité). Quand il s’agit d’établir si telle ou telle thèse est vraie – par exemple s’il est vrai qu’il y a de la vie extra-terrestre ou s’il est vrai que telle personne a tué telle autre – il n’est en principe pas légitime de faire intervenir un argument par les conséquences ; certaines thèses sont vraies bien que leurs conséquences soient déplaisantes et d’autres fausses bien que leurs conséquences eussent été plaisantes. La question des conséquences est indépendante de la question de la vérité (alors qu’elle ne l’est pas en ce qui concerne la légitimité d’une action) ; et c’est en soi un sophisme – connu sous le nom d’« Ad consequentiam » – que de parasiter la recherche d’arguments permettant d’établir la vérité d’une thèse par l’usage d’arguments relatifs aux conséquences positives ou négatives qui résulteraient du fait que cette thèse soit vraie. Il s’agit ici d’un sophisme de nature dialectique, lié à la violation des règles même du débat : une argumentation théorique n’autorise pas l’usage d’arguments pratiques.
En ajoutant cette quatrième question critique aux trois autres qui doivent accompagner toute utilisation d’un argument par les conséquences, on étend le type de considérations logiques prises en compte dans l’évaluation. La quatrième question critique n’est pas du même niveau que les trois autres, mais c’est un intérêt de la stratégie évaluative par questions critiques que de pouvoir intégrer des préoccupations de divers ordres dans le questionnement et donc dans l’évaluation logique.
Argument d’autorité
De la même façon, quand on s’entraîne à repérer l’utilisation d’un schéma d’inférence d’information prise à (bonne ?) source, dit aussi argument d’autorité, par exemple :
La source A dit que telle thèse est vraie
Donc cette thèse est vraie,
on doit installer un questionnement critique qui porte sur le contenu même de ce qui est dit :
- Indépendamment de ce que dit cette source A, la thèse est-elle plausible, compatible à ce que nous savons par ailleurs, vraisemblable pour d’autres raisons ?
mais aussi un questionnement critique qui porte sur les raisons de faire confiance à la source A :
La source A est-elle en position privilégiée pour savoir que la thèse est vraie (parce qu’elle est un témoin direct, un expert dans le domaine, etc.) ?
La source A est-elle généralement fiable ? est-elle généralement fiable dans ce domaine ?
La source A est-elle confirmée par d’autres sources ?
Ces dernières questions sont d’un autre ordre que la première, mais une évaluation logique complète doit intégrer les unes aux côtés des autres. Et on parlera essentiellement de sophisme « d’autorité » (ou « Ad verecundiam ») lorsque le questionnement critique amène à apporter une réponse négative à une ou plusieurs des trois dernières questions.
Argument de suspicion
Pour prendre un dernier exemple, on peut encore s’entraîner à repérer l’utilisation d’un schéma de suspicion (légitime ?), lequel fonctionne en revers du précédent :
La source A dit que telle thèse est vraie
Mais A n’est pas fiable (parce que A manque de compétence ou de moralité, parce que A a intérêt à dire ce qu’il dit, parce que A n’agit pas lui-même conformément à ce qu’il dit, parce que A n’est pas constant dans ses affirmations, etc.)
Donc cette thèse est douteuse
et susciter là encore un questionnement critique qui porte d’une part sur la vraisemblance de ce qui est dit et d’autre part sur la fiabilité de la source (par des questions critiques semblables à celles qui accompagnent l’argument d’autorité).
Mais, dans le cas de l’argument de suspicion, on doit encore ajouter la question critique suivante :
- Se borne-t-on bien à conclure que la thèse soutenue par A est douteuse (ou va-t-on jusqu’à conclure que cette thèse est fausse et que c’est l’opposé de ce qu’elle dit qui est vrai) ?
C’est en effet un sophisme tout particulier que de croire qu’il suffit de montrer qu’une source n’est pas fiable pour prouver que ce qu’elle dit est faux. C’est là ce que la tradition appelle sophisme « d’attaque personnelle » ou « Ad hominem », qui consiste donc à prétendre qu’une thèse est fausse sans pour autant fournir d’arguments à l’encontre de cette thèse si ce n’est disqualifier la personne qui soutient qu’elle est vraie.
Ici encore, le problème est d’ordre dialectique : saper une thèse, c’est-à-dire montrer que les arguments avancés en sa faveur ne sont pas bons, ce n’est pas la même chose que de réfuter une thèse, fournir des arguments propres à montrer qu’elle est fausse. Ce sont là deux démarches distinctes, qui doivent souvent être cumulées dans les débats argumentatifs conflictuels : si on se contente de saper l’argumentation de l’adversaire, on l’empêchera certes de tirer la conclusion qu’il souhaite, mais on ne pourra pas davantage soutenir la conclusion inverse ; si on se contente de fournir des arguments pour réfuter la thèse de l’adversaire sans saper les arguments que lui-même utilise pour la soutenir, on se retrouve avec des arguments en faveur et contre la thèse sans savoir qui a raison in fine. Confondre les deux démarches – réfutation (rebuttal) et sape (undercutting) –, c’est s’exposer au sophisme (dialectique) « Ad ignorantiam » (« Il n’a pas été prouvé que cette thèse est vraie. Donc elle est fausse. ») ou à sa version dynamique qu’est le sophisme de « Renversement de la charge de la preuve » (« J’affirme sans preuve telle thèse. Si vous la contestez, à vous de prouver qu’elle est fausse. »). Pouvoir justifier ce qu’on affirme est une règle de base du débat argumentatif constructif et on ne peut se défausser de cette responsabilité (en rejetant sur la partie adverse la responsabilité d’établir la thèse inverse) que dans la circonstance très particulière où l’on peut faire valoir une présomption en faveur de sa thèse – une présomption étant précisément une thèse que l’on considère comme vraie sans preuve et jusqu’à preuve du contraire.
Contre-argumentation
Une autre règle dialectique qui régit tout débat constructif est qu’on ne peut combattre une thèse adverse que telle qu’elle a effectivement été défendue par la partie adverse. Toute stratégie argumentative de réfutation ou de sape doit donc être soumise à la question critique suivante :
- La thèse ou les arguments combattus sont-ils bien ceux qu’a utilisés la partie adverse (ou n’en sont-ils qu’une version altérée voire caricaturale) ?
Si l’on devait répondre par la négative à cette question critique, il faudrait conclure qu’il y a sophisme « de l’épouvantail » ou « de l’homme de paille (straw man) » ; une thèse a peut-être été réfutée, mais ce n’est pas celle qu’avait effectivement défendue l’adversaire.
Évaluation logique d’argumentaires
En exposant ainsi une quinzaine d’importants schémas d’inférences accompagnés de questions critiques appropriées (Bouquiaux & Leclercq 2017), on peut sensiblement accroître les compétences logiques des étudiantes et étudiants en les sensibilisant aux différentes dimensions de l’évaluation de discours argumentés.
Pédagogiquement, cela passe bien sûr par quelques moments de théorisation où un schéma d’inférence est présenté et illustré de quelques raisonnements simples qui passent ou non l’épreuve du questionnement critique. Nommer les schémas d’inférence (« induction », « argument par les conséquences », « argument de suspicion », …) facilite l’identification de l’utilisation de ces schémas, ainsi que le déploiement du questionnement critique adéquat. De même, nommer les usages abusifs les plus fréquents de ces schémas (sophisme de « généralisation hâtive », d’« omission de restrictions », de « fausse analogie », « Ad consequentiam », « Ad verecundiam », « Ad hominem », « Ad ignorantiam », …) facilite l’identification du problème logique, ainsi que le déploiement de la réplique argumentative adéquate.
Bien sûr, au-delà de ces moments de théorisation, c’est l’application des principes logiques ainsi acquis qui est visée. Et, à cet égard, rien ne vaut la confrontation à des discours argumentés réels. Dans un premier temps, il est plus facile de se pencher sur des textes ou allocutions polémiques où, guidée par des parti-pris idéologique, l’argumentation se radicalise et fait feu de tout bois, y compris de mauvais bois. Dans ces discours, schémas d’inférence et sophismes sont souvent plus faciles à repérer. Le but final de l’enseignement, toutefois, est bien d’exercer la vigilance critique à l’égard de tous les discours argumentés, y compris ceux qui sont plus nuancés et dont les visées idéologiques sont moins manifestes (parce que davantage partagées par l’analyste ?).
Lors de la brève séance philosophique que j’ai animée le 18 novembre 2021 dans le cadre des 20èmes Rencontres internationales sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques, j’ai soumis à l’évaluation d’un public adulte (diversement formé à la logique présentée ci-dessus) un éditorial d’Ivan Rioufol, chroniqueur au Figaro, comme je l’avais déjà fait avec ma collègue Caroline Glorie en mars 2018 dans le cadre des Fê(ai)tes de la philo ! (tout public) et en mars 2019 dans le cadre d’une Après-midi côté Philo (élèves du secondaire). Intitulé « Le mâle blanc, l’ennemi de ces dames »[3] et publié le 26 octobre 2017 (en pleine période de diffusion des #MeToo et #Balancetonporc), ce texte est un « bon client » pour l’évaluation logique dans la mesure où il regorge de sophismes assez facilement repérables.
Pour qui a déjà été familiarisé aux schémas d’argumentation et à leurs usages sophistiques – ce qui est par exemple le cas de mes étudiantes et étudiants des cours de logique et argumentation en première année de Bachelier des Facultés de Philosophie et Lettres ou de Droit et sciences politiques au terme d’une quinzaine d’heures d’enseignement –, l’évaluation de ce texte constitue un excellent exercice d’application des connaissances car le repérage des schèmes d’inférence mobilisés par l’auteur et de leur mésusage répété y est relativement aisé. Pour un public encore non aguerri, ce texte doit plutôt servir d’initiation à la démarche d’évaluation logique dans la mesure où il permet de faire apparaître assez facilement certains problèmes logiques qu’on souhaiterait ensuite approfondir par un enseignement approprié.
Dans tous les cas, l’exercice doit commencer par l’identification de la thèse générale défendue dans le texte – ici que le mouvement #MeToo est une mauvaise chose et qu’il ne faut pas s’en réjouir – ainsi que des différentes lignes argumentatives mises à son service (extraits de texte à l’appui). Généralement, au bout d’une quarantaine de minutes, un groupe de 20 à 40 personnes adultes ou adolescentes peut faire émerger six ou sept des dix lignes argumentatives que j’ai moi-même repérées, ainsi qu’identifier (quoique de façon encore imprécise) un certain nombre de problèmes relatifs à ces lignes argumentatives.
En particulier, il se trouve que Rioufol commet plusieurs sophismes de l’homme de paille en caricaturant fortement les thèses qu’il critique – selon lui, les instigatrices du mouvement #MeToo prétendent que tous les hommes sont des cochons, que seuls les hommes « mâles » (et aucune femme) sont des cochons, que seuls les hommes blancs (et aucun homme d’une autre ethnie ou d’une autre culture) sont des cochons, toutes thèses qu’il lui est très facile de réfuter.
Rioufol produit aussi des sophismes Ad hominem lorsqu’il s’efforce de réfuter la thèse selon laquelle notre société est confrontée à un harcèlement sexuel massif lié à la domination masculine en disqualifiant systématiquement celles et ceux (féministes, progressistes, …) qui soutiennent cette thèse en leur reprochant par exemple d’exprimer essentiellement dans cette campagne leur haine globale des hommes ou d’avoir précédemment favorisé la libération sexuelle dont la situation actuelle ne serait que la conséquence. Rioufol produit encore des sophismes Ad hominem lorsqu’il suggère que certaines dénonciations de harcèlement sont fausses dans la mesure où les dénonciatrices chercheraient surtout, par leurs accusations, à relancer leur carrière, à se venger d’ennemis ou d’anciens amants ou à se présenter rétrospectivement comme victimes de situations qu’elles auraient intentionnellement provoquées.
Rioufol commet encore des sophismes de fausse analogie lorsqu’il prétend qu’il y a des femmes truies comme il y a des hommes cochons, de sorte que le harcèlement sexuel ne serait pas un problème de domination masculine – en réalité, les données officielles montrent que la toute grande majorité des victimes de harcèlement sexuel sont des femmes et la toute grande majorité des harceleurs sont des hommes (même quand des hommes sont victimes, ils sont souvent victimes d’autres hommes) – ou qu’à interdire le harcèlement sexuel on va aussi interdire la séduction – en réalité, hommes et femmes savent souvent très bien faire la différence entre séduction et harcèlement sexuel.
Rioufol produit aussi un fascinant sophisme « du chaudron », lequel consiste à utiliser, au service d’une même thèse, plusieurs lignes argumentatives incompatibles entre elles (comme lorsque j’affirme que je ne vous dois pas un chaudron tout à la fois parce que vous ne m’avez jamais prêté le vôtre et parce que je vous l’ai déjà rendu). Ainsi, toute une ligne argumentative de Rioufol consiste à dire que, s’il y a domination masculine, c’est beaucoup moins dans la société occidentale que dans les autres cultures et singulièrement dans le « monde arabo-musulman ». Mais en même temps Rioufol revendique le droit de préserver une certaine tradition de « gauloiserie » qui fait rougir les femmes par des propos grivois et des sous-entendus.
En soi-même, l’argument selon lequel ce phénomène ne mérite pas tant de remue-ménage parce qu’il a toujours existé sans causer le remous actuel constitue ce qu’on appelle un sophisme « naturaliste », qui confond deux sens du mot « normal » (le sens statistique où est normal ce qui est fréquent et anormal ce qui est rare et le sens évaluatif où est normal ce qui est bien et anormal ce qui est mal) et vient donc à considérer que ce qui se fait partout ou depuis toujours ne peut être mauvais.
Plus intéressant, parce que plus nuancé, Rioufol déploie aussi un argument du moyen en vue d’une fin ou du meilleur rapport coût-bénéfice, variantes de l’argument par les conséquences. Il fait valoir que la dénonciation des harcèlements sexuels par le biais d’un témoignage public sur un fil de discussion Twitter expose les accusés à l’opprobre publique sans leur donner les mêmes outils de défense qu’une procédure judiciaire ; l’objectif de justice serait, selon lui, mieux atteint par d’autres moyens. Ici, l’argument n’est pas manifestement sophistique. Lorsque toutefois on s’informe sur les coûts (financiers, psychologiques, sociaux) que représente une procédure judiciaire ou sur les conséquences réelles du dépôt officiel d’une plainte (et les chances de mener réellement à une condamnation), on peut douter que la voie judiciaire soit vraiment préférable. Par ailleurs, si on pense que le but visé ici est moins la condamnation d’actes individuels que la mise en évidence du caractère massif d’un problème de société – des dizaines de millions de témoignages ont été exprimés en quelques jours seulement – on peut aussi mettre en question la légitimité de l’argument du moyen avancé par Rioufol.
Retour réflexif
Tout cela, bien sûr, n’a pas pu apparaître au cours des 80 minutes qu’a duré l’animation. Seuls deux problèmes logiques ont pu être évoqués de manière un peu détaillée mais pas complète. À refaire, il pourrait être intéressant de diviser le groupe en sous-groupes une fois quelques lignes argumentatives identifiées collectivement (30 minutes) et faire travailler chaque sous-groupe sous les problèmes posés par une des lignes argumentatives (30 minutes) avant de procéder à une mise en commun supervisée par l’enseignant (20 minutes).
Évoqué par une participante, un problème méthodologique plus sérieux requiert de repenser un peu l’animation. Sur ce sujet très délicat, qui affecte sans doute intimement certaines personnes du public, l’animation par un homme seul – comme c’était cette fois-ci le cas – contraint celui-ci à se distancier d’emblée très nettement du propos machiste et anti-féministe du texte, ce qui biaise un peu l’entreprise, puisque l’évaluation logique semble alors elle-même guidée par un parti-pris idéologique. Privilégier un sujet qui permette une analyse plus froide serait sans doute à recommander…
-
Bouquiaux, L. & Leclercq, B. (2017). Logique formelle et argumentation, 3ème éd., Bruxelles, De Boeck.
-
Walton, D. (1996). Argumentation Schemes for Presumptive Reasoning, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates.
-
Walton, D., Reed, C. & Macagno F. (2008). Argumentation schemes, Cambridge University Press.
-
Wys, A. (2022), ???, Diotime, vol. 91.
Annexes
Figaro – Vox Société – 26 octobre 2017
Le mâle blanc, l’ennemi de ces dames
Par Ivan Rioufol
http://blog.lefigaro.fr/rioufol/2017/10/bloc-notes-le-male-blanc-lenne.html
Extraits de l’article :
Extrait 1 :
« Les hommes ? Tous des cochons. C’est du moins ce qu’affirment les féministes, dans une victimisation communicative. Harvey Weinstein, le magnat d’Hollywood heureusement éreinté pour ses agressions contre de nombreuses actrices, est devenu le symbole de l’impunité masculine. Au prétexte de dénoncer la domination misogyne dans le show-biz, longtemps étouffée par la gauche morale américaine, une misandrie s’exprime en retour, sans retenue. Le philosophe Pierre-André Taguieff avait, dès juin 2016 (Revue des deux mondes), perçu l’ampleur de ce mouvement qui explose aujourd’hui : “Les ayatollettes de l’antisexisme androphobe (…) ne peuvent penser la libération de la femme qu’à l’aune de la criminalisation de l’homme”, écrivait-il. Ce qui s’exprime ces jours-ci sur Twitter, relayé par les médias, est un amas de dénonciations, mais aussi de haines, de vengeances, de règlements de compte, d’exhibitions intimes. Dans cette dialectique de lutte des sexes, tout doit disparaître du peu qu’il reste de patriarcat.
La pensée progressiste, toujours prête au pire pour soutenir de prétendues luttes émancipatrices, se pâme devant le tout-à-l’égout. Il inonde les réseaux sociaux, grâce aux mouchards anonymes : ils croient, cette fois, être dans le sens de l’histoire. “La parole libérée”, a titré Le Monde sur sa une, lundi, sans s’arrêter aux lynchages que subissent des personnalités jetées en pâture. En 1975, le même quotidien avait salué : “Phnom Penh libérée”, en applaudissant les Khmers rouges. Toute proportion gardée bien sûr, une même fascination pour les idéologies éradicatrices se laisse voir : dans la nouvelle pensée unique qui s’abat, le mâle blanc est un prédateur à éliminer. Juliette Binoche, qui dit n’avoir jamais rien subi de Weinstein, explique néanmoins : “Le masculin doit sortir de son côté animal pour aller vers son humanité (…) Le chemin c’est le féminin, c’est une force qui doit descendre en lui. Il doit se laisser gagner, comme une bête après avoir trop couru”. Les hommes ? Tous des sous-hommes.
Cette terreur féministe, soutenue par une presse toujours prête à traquer la bête, est d’autant plus incommodante qu’elle épargne le sexisme importé en Europe par la culture musulmane. »
Extrait 2 :
« Dans la nuit du Nouvel An 2016, les 1200 agressions sexuelles commises en Allemagne (notamment à Hambourg et Cologne) par 2000 jeunes Maghrébins furent excusées par de nombreuses néoféministes, au nom d’un antiracisme vidé de son sens. Pour avoir reconnu, dans ces actes, «le rapport malade à la femme» du monde arabo-musulman, l’écrivain algérien Kamel Daoud fut accusé d’islamophobie par un collectif de sociologues et d’historiens français. L’actuel projet du gouvernement, qui vise à verbaliser le harcèlement de rue dont des femmes sont victimes dans les quartiers d’immigration, est critiqué par ces mêmes militantes de la délation. Elles estiment que ce texte pénaliserait «les hommes des classes populaires et racisées» (comprendre: non blanches). Impossible dès lors de prendre au sérieux ces furies de la castration. Elles voient dans la moindre gaudriole un prétexte à s’ériger en victimes permanentes. Non, désolé: les hommes ne sont pas ce qu’en disent ces harpies qui les déshumanisent.
Hommage à 1968?
Faut-il rappeler à ces femmes en guerre contre les hommes que la grande majorité d’entre eux ne sont pas des porcs, à moins qu’elles ne soient dès lors des truies? Beaucoup de celles qui se disent humiliées et harcelées en font autant: elles usent de Twitter comme d’un tribunal, sans juges, ni avocats. Dans sa littérale chasse à l’homme, la pensée «progressiste» s’épargne de s’arrêter sur ses propres turpitudes. C’est elle qui s’enchantait de la vulgarité du plug anal érigé place Vendôme, ou du «vagin de la reine», à Versailles. Ces jours-ci, le «Domestikator» trône devant Beaubourg, à Paris: l’«œuvre» suggère un acte zoophile, qui n’indigne que la SPA. Les tenants des bonnes mœurs préfèrent s’acharner sur le réalisateur Roman Polanski, coupable de relations sexuelles avec une mineure dans les années 1970. Mais l’apologie de la pédophilie était alors défendue par l’idéologie soixante-huitarde. «Le Monde», «Le Nouvel Observateur», «Libération» - ces tragiques dames patronnesses d’aujourd’hui - hébergeaient les pétitionnaires de la libération sexuelle des enfants. »
Extrait 3 :
La gauloiserie, pas la violence
Que les choses soient claires: le respect de la femme, infantilisée et malmenée dans la culture coranique, structure la civilisation européenne. La culture française accepte la gauloiserie, mais certainement pas la violence, physique ou morale. Dans ces cas, seules la loi et la justice ont le pouvoir de sanctionner les violeurs et les agresseurs.
De même que l’algèbre peut résoudre un problème mathématique en dégageant sa forme générale dans une équation puis en se concentrant sur cette forme sans plus porter attention aux réalités concrètes concernées par le problème initial, la logique formelle s’efforce de dégager la forme d’un raisonnement – de le « formaliser », le mettre en « formule » – puis d’étudier la validité des inférences en s’attachant à cette seule forme sans plus porter attention au sujet concret initial. ↩︎
Tant que la population globale dépasse l’échantillon de cas observés, on n’a aucune certitude que les constats faits sur les cas observés valent pour tous les autres. Et c’est pourquoi l’induction n’est jamais déductivement valide. Mais, à défaut de cette certitude, un usage rationnel de l’induction peut conférer à la conclusion une certaine vraisemblance. ↩︎
-
https://www.lefigaro.fr/blogs/rioufol/2017/10/bloc-notes-le-male-blanc-lenne.html ↩︎