Introduction
Dans cette communication, je partagerai mon expérience d’une pratique philosophique développée auprès de jeunes en souffrance psychique. Plus précisément, il s’agira d’un retour sur une pratique en hôpital de jour auprès d’adolescents et de jeunes adultes. Cette pratique constitue par ailleurs l’un des terrains de ma thèse sur la construction de l’identité dans la pratique du dialogue philosophique à l’adolescence. Dans ce cadre, j’ai en effet été amenée à mettre en place un atelier de philosophie avec ce public particulièrement vulnérable.
En développant cet atelier, je me suis confrontée à un certain nombre d’interrogations sur ma démarche, notamment du fait du contexte de soin, qui m’était encore inconnu et qui contrastait avec les contextes plus habituels de l’animation d’atelier de philosophie, à savoir le contexte scolaire ou périscolaire. Dans ces contextes, l’atelier s’insère dans un cadre éducatif défini, auprès d’élèves, ou dans le cadre d’activités culturelles, auprès de jeunes volontaires. En contexte de soin, j’ai rencontré un groupe de jeunes patients, vulnérables, dont la présence était conditionnée par un état de mal-être qui ne leur permettait pas, ou difficilement, d’être ailleurs. D’autres enjeux apparaissaient durant les ateliers avec ces jeunes et d’autres acteurs – les soignants – s’alliaient à ma démarche. Ainsi se sont dessinés, au fil des semaines, les contours d’un atelier à la croisée du soin et de la pratique philosophique.
Ce contexte très différent m’a amenée à questionner ma démarche et à me demander à quel titre je proposais cette activité aux jeunes. L’hôpital de jour d’un service de psychiatrie pour adolescents n’est, a priori, pas un lieu d’éducation mais de soin, bien que des objectifs éducatifs puissent y être poursuivis. Les jeunes qui s’y présentent sont en souffrance et sujets à des symptômes invalidants. Il s’y joue autre chose que dans un établissement scolaire, quelque chose de plus grave et de plus urgent. De ce point de vue, la proposition d’un atelier de philosophie pouvait parfois me sembler dérisoire face à la souffrance de ces jeunes : était-ce ce dont ils avaient besoin ? Si l’exercice de la réflexion philosophique pouvait être utile ou bénéfique, à quel titre le serait-il ? Quelles attentes placer dans cette activité nouvellement proposer aux jeunes ?
Face à ces interrogations, j’aimerais approfondir, dans cet article, la question de la capacité du dialogue philosophique à s’allier à une démarche soignante, voire à se donner lui-même comme soin pour les jeunes. D’abord, je présenterai brièvement le contexte général de cet atelier pour tenter de comprendre par la suite la place qu’il tient dans le service, aidée par quelques définitions. Je terminerai en proposant une analyse des formes de soin possibles au sein de l’atelier de philosophie. L’espace de cet article étant restreint, j’ai dû faire des choix et je ferai donc l’impasse sur certains points trop rapidement. Je précise enfin qu’il s’agira d’une présentation hybride, prenant appui sur mes notes de terrain et des entretiens de recherche effectués auprès de quatre jeunes participants à l’atelier et de l’équipe soignante. Il s’agit donc essentiellement de témoignages singuliers auxquels je tente de donner sens à l’aide d’hypothèses dont la portée ne saurait excéder le cadre de cet atelier.
Présentation du contexte
L’atelier de philosophie prend place au sein d’un hôpital de jour en psychiatrie pour adolescents et jeunes adultes. Nous présenterons rapidement le dispositif du dialogue philosophique ainsi que le service dans lequel s’insère l’atelier.
L’animation d’un atelier de philosophie
La Communauté de Recherche Philosophique (CRP) a été développée par Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp dans les années 1970 aux États-Unis (Lipman, 2003). Il s’agit d’un dispositif pédagogique qui prend la recherche philosophique comme moyen éducatif, au sein duquel les enfants et les adolescents sont engagés dans une enquête collective autour d’une question philosophique. Dans une CRP, on procède ainsi par différentes étapes : un support inducteur, traditionnellement un extrait de roman philosophique, puis une cueillette de questions, le choix d’une question – le plus souvent par un vote, et enfin, la délibération en tant que telle.
Dans cette pratique philosophique, on vise à développer chez les enfants et les adolescents une pensée d’excellence, c’est-à-dire une pensée multidimensionnelle, aux composantes affectives, sociales et cognitives. Pour ce faire, l’animateur d’une CRP a la charge de mobiliser et de cultiver, chez les enfants et les adolescents, à la fois des habiletés de pensée (c’est-à-dire les aider à devenir plus habiles dans les mouvements et les actes de leur pensée), mais également des dispositions sociales et affectives favorables au dialogue, à la coopération et à la solidarité intellectuelle. Pour le dire rapidement, la fin ultime de la pratique du dialogue philosophique est alors d’amener les jeunes à penser par et pour eux-mêmes, avec les autres. Nous sommes ainsi en présence d’une double visée d’émancipation et d’ouverture à l’altérité.
C’est donc engagée dans cette pratique et animée par ces visées éducatives que je me suis tournée vers l’hôpital pour proposer l’introduction d’un atelier de philosophie. Voyons à présent le contexte hospitalier en question.
L’hôpital de jour
L’unité
Il s’agit d’un hôpital de jour de psychiatrie qui accueille des adolescents et des jeunes adultes à la suite d’un épisode aigu ayant donné lieu, le plus souvent, à une hospitalisation. Les jeunes sont présents du lundi au vendredi en journée mais rentrent chez eux le soir et les week-end. Certains ne sont pas présents tous les jours, cela varie en fonction de leurs besoins et de leurs activités à l’extérieur. La prise en charge vise à stabiliser les symptômes puis à organiser un projet individualisé de scolarisation, de réinsertion professionnelle ou d’orientation vers une structure spécialisée à plus long terme. Il s’agit donc d’une période de transition pour les jeunes pris en charge.
Les jeunes
Ces jeunes sont fragilisés et souffrent souvent de symptômes psychopathologiques et psychotiques, comme une altération de la perception de la réalité, du corps et des processus mentaux, mais aussi des états anxieux et/ou dépressifs, ou encore des troubles de l’agir. Ils présentent aussi des difficultés relationnelles, l’autre étant perçu comme une menace.
On décèle donc chez ces jeunes une grande fragilité psychoaffective (une estime de soi ébranlée et de la souffrance), sociale (ils sont souvent marginalisés du fait de leur symptômes et de leur parcours de soin qui restreint la vie sociale à l’hôpital et à la cellule familiale), mais également une fragilité en lien avec la pensée. Je reviendrai sur ces points.
L’atelier de philosophique
L’atelier est hebdomadaire et réunit une dizaine de jeunes (durant la crise sanitaire, la jauge a été réduite à six participants maximum). Il s’agit d’un groupe ouvert, c’est-à-dire que de nouveaux participants peuvent se joindre au groupe au fil des arrivées dans le service. Il est co-encadré par un binôme de soignants, qui prennent le rôle de participants durant les ateliers.
Le groupe se réunit ainsi tous les lundis matins, pour une durée de 60 à 90 minutes. Le dispositif mis en place repose sur les principes de la CRP : nous partons d’un support inducteur de questionnement, nous formulons des questions et nous nous engageons dans une recherche autour de la question. Pour autant, les deux premières étapes (utilisation du support et formulation des question), ont été adaptées à quelques difficultés rencontrées. Je reviendrai sur ce point également.
Voilà donc le contexte de soin dans lequel s’insère l’atelier. La question qui se pose alors est la suivante : quelle place tient l’atelier dans le service, notamment vis-à-vis du protocole de soin mis en place pour les jeunes ?
Une rencontre entre philosophie et soin ?
Soigner la souffrance
Avant d’aller plus loin dans cette question, j’aimerais proposer quelques définitions. Pour explorer la question de la capacité de la pratique de la philosophie à se donner comme soin, il nous faut en effet d’abord préciser ce que l’on entend par soin et par souffrance.
Dans le contexte de l’hôpital de jour, il s’agit de prendre soin de jeunes patients en souffrance psychique aux prises avec des symptômes psychopathologiques et psychotiques. Lors des entretiens que j’ai pu effectuer avec ces jeunes, leurs paroles m’ont menée sur les pas de Paul Ricœur, qui propose une définition de la souffrance faisant écho à la vulnérabilité dont les jeunes ont témoigné (Ricœur, 1992).
Ricœur propose en effet de situer les signes du souffrir sur deux axes : d’abord, en situant la souffrance sur un premier axe étendu entre le pâtir et l’agir, il définit la souffrance comme une diminution de la puissance d’agir. Ensuite, en la situant sur un deuxième axe étendu entre soi et autrui, il fait de la souffrance une altération du lien (de soi à soi et de soi à autrui). Enfin, ces accents de vulnérabilité amènent chez le sujet souffrant un besoin de donner du sens à son expérience. Dans cette perspective, la souffrance apparaît comme une diminution de la puissance d’agir, comme une altération du lien et comme une demande de sens.
Si la souffrance se définie comme une diminution de différentes capacités, le soin consisterait alors en une activité de restauration de ces capacités (d’agir, d’entrer en relation, de donner du sens). Cette conception du soin semble se rattacher avec justesse aux mots de Cynthia Fleury, affirmant que soigner c’est « travailler à rendre la vulnérabilité la moins irréversible possible » (Fleury, 2019, p. 7). Prendre soin de ces jeunes ainsi diminués dans leur puissance et leurs capacités, donc particulièrement vulnérables, ce serait dès lors les accompagner dans la restauration de leurs puissances en veillant à la réversibilité de leur vulnérabilité.
Pour préciser davantage cette activité de soin, le psychanalyste Donald W. Winnicott propose une distinction éclairante lorsqu’il souligne l’existence de deux mots en anglais pour désigner le soin (Winnicott, 2004) : prendre soin, s’intéresser, prêter attention, to care, d’un côté, et réparer, proposer un remède, to cure, de l’autre. Le premier étant la condition du second. Nous pouvons ainsi préciser notre compréhension du soin : soigner consisterait d’abord à s’intéresser à la souffrance, aux manifestations des diminutions, à accueillir et prendre soin de la personne, et, d’un autre côté, à proposer des techniques (comme tout médecin spécialiste mettant en œuvre des actes techniques pour soigner ses patients) pour remédier, répondre au besoin, réparer. Rendre la vulnérabilité la moins irréversible supposerait donc une posture d’attention permettant l’identification et l’accueil de la vulnérabilité, mais aussi un savoir-faire, une technique, permettant de remédier à cette vulnérabilité. Dès lors, quels éléments de l’atelier de philosophie pourraient se donner comme soin ?
Une « médiation philosophique »
Un premier élément à considérer, c’est que l’atelier est inséré dans le service à titre de « médiation ». Les médiations sont des activités à visée thérapeutique proposées aux patients, qui prennent appui sur les travaux de Winnicott et la notion d’aire transitionnelle (Winnicott, 1975). Le principe d’une médiation est de créer, par le biais d’une activité groupale, un espace intermédiaire entre la réalité interne et la réalité externe. Ces notions de psychanalyse désignent, pour le dire simplement, ce qui se passe à l’intérieur de nous, comment je me sens à l’intérieur, et ce qui se passe à l’extérieur, ce que je perçois de la réalité qui m’entoure. Les médiations visent donc à mettre en lien ces deux mondes, interne et externe, dans l’idée que cette communication aidera le patient à réorganiser sa réalité interne, à travers l’engagement dans une activité partagée. La condition de cet engagement, pour le jeune, c’est alors la fiabilité du cadre, c’est-à-dire la confiance qu’il accorde au dispositif et la possibilité qu’il y trouve de se sentir contenu, porté.
Lors d’un entretien de recherche, les soignants ont désigné l’atelier d’espace transitionnel. Pour eux, il était évident que les patients trouvaient un tel espace intermédiaire dans l’atelier de philosophie. J’ai trouvé cela intéressant, d’autant plus que j’étais moi-même étrangère à ces notions et n’avais donc aucune intention de création d’un tel espace. Le dispositif en lui-même pourrait donc être capable de fournir de telles conditions favorables à la formation d’un espace transitionnel. Il nous faut dès lors étayer cette hypothèse en clarifiant les résonances possibles entre médiation thérapeutique et dispositif de dialogue philosophique.
Résonnance avec le dispositif philosophique
D’abord, la sécurisation affective que met en place l’animateur, à travers différentes règles d’atelier mais aussi à travers sa posture d’attention active, semble de première importance pour la création d’un cadre de confiance et de fiabilité caractéristique de l’espace transitionnel. La notion d’« interlocuteur valable » développée par Jaque Lévine (2008a) est éclairante à cet égard : la sécurisation passe par la reconnaissance des jeunes comme des interlocuteurs valables, c’est-à-dire par la reconnaissance d’un droit de penser et de la capacité à contribuer à la recherche. Les jeunes sont ainsi reconnus comme capables de « plus-value » au sein d’un espace en dehors de toute menace. Selon Lévine, cette reconnaissance donne accès aux jeunes à une représentation positive de leur moi.
L’espace transitionnel semble également opérant au regard de la modalité intersubjective dans laquelle se déroule l’atelier, propice à une rencontre entre les subjectivités dans un processus d’objectivation. Le « travail » entre l’interne et l’externe est ainsi, de fait, sollicité par la nature intersubjective de l’activité dans laquelle les jeunes sont engagés.
Le cadre posé en atelier semble ainsi permettre la formation d’un espace transitionnel et constituer une activité de médiation pour les jeunes. Dès lors, en tant que médiation parmi les médiations proposées dans le service, l’atelier de philosophie est partie prenante du soin. Il reste donc à voir ce qui pourrait bien se donner comme soin au regard du travail philosophique effectué en atelier, et non pas seulement de l’aire transitionnelle qui s’y forme. Cette dernière permet en effet un déploiement de la pensée qui semble particulièrement pertinent pour les jeunes. J’aimerais donc désormais soumettre l’hypothèse selon laquelle le travail philosophique de la pensée représente en lui-même une forme de soin.
Le travail philosophique de la pensée, une forme de soin ?
Mettre la pensée en mouvement
Il semble premièrement que l’atelier de philosophie aide une mise en mouvement de la pensée. J’ai annoncé, précédemment, la possibilité de déceler une grande vulnérabilité chez les jeunes au niveau de la pensée. Cette vulnérabilité se situe d’abord au niveau de la confiance qu’ils portent en leur capacité même de penser, fortement ébranlée, notamment par un parcours qui les a souvent coupés de leur scolarité, mais également en raison de leurs troubles.
En effet, leurs difficultés affectives, sociales mais aussi cognitives, induisent un rapport difficile à la pensée, qui semble alors figée, difficile à assouplir et souvent binaire. Ces jeunes rencontrent une grande difficulté à accepter la zone grise et l’incertitude. Mais la pensée peut aussi être chaotique et confuse, difficile à saisir et à organiser. Elle peut enfin être délirante, échapper ou faire effraction. Au regard de ces difficultés, un premier appui semble se donner dans le fait d’ouvrir un espace pour se questionner, notamment à partir de supports. En se questionnant, les jeunes peuvent en effet réinsuffler un mouvement dans leur pensée.
Les supports, tremplins pour la pensée
Il semble que les jeunes trouvent un premier appui sur les supports introduits dans l’atelier. Précédemment, j’ai évoqué le fait d’avoir adapté le dispositif, j’y reviens à présent. La manière dont j’utilise les supports est différente du cadre classique de la CRP car ce rapport figé à la pensée rend difficile la formulation de questions. Le support lui-même ne permet pas la formulation spontanée de questions ou d’ouvertures vers un questionnement. Ainsi, une fois le support partagé (lu ou regardé ensemble), nous passons beaucoup de temps à faire émerger de la matière : nous restituons l’histoire, l’interprétons, essayons d’en dégager des thèmes, puis discutons d’un thème, etc. Finalement, nous arrivons à la formulation de questions, mais celle-ci semble trop engageante et menaçante pour les jeunes si elle est réalisée individuellement. Nous formulons donc collectivement les questions même si, avec l’habitude et au fil de la pratique, il arrive que des questions soient proposées individuellement au groupe. Les jeunes co-construisent donc les questions au fur et à mesure qu’ils interprètent le support. C’est une première manière de passer d’un mot clé, d’une pensée « photographique », à un questionnement progressivement établi. Ce passage semble opérer une dynamique dans le groupe, qui est mis en mouvement à travers le questionnement.
Assouplir sa pensée s’ouvrir à celle des autres
La pensée ainsi mise en mouvement permet un travail à ce niveau et amène les jeunes à lâcher prise, à décamper de leurs positions et à accepter la critique, ce qui, initialement, paraissait très difficile et menaçant. Un désaccord non menaçant semble en effet possible à mesure que les jeunes participent à l’atelier. Cet assouplissement permet également de sortir de la binarité, en acceptant la possibilité d’une zone d’ombre, celle de la complexité, et la présence du doute, devenu moins effrayant. Cette absence de menace perçue permet également aux jeunes de s’ouvrir à la pensée de l’autre, qui n’apparaît plus comme un danger mais peut se donner comme source d’enrichissement. C’est donc une ouverture à la critique, à l’autocritique, et enfin à l’autocorrection, qui advient également à travers la mise en mouvement de la pensée, à mesure que cette dernière reprend amplitude et souplesse. Je partage ici le témoignage d’Octave[1], un jeune présent durant plusieurs mois aux ateliers, qui illustre cette idée d’une ouverture à l’autre et à l’autocorrection :
«Ça permet de savoir si on est d’accord avec la personne ou pas, comment l’exprimer, en restant cordial, et… je trouve que c’est très enrichissant pour ça. (…) Même si on le contredit, ça nous apporte quand même quelque chose. Comment dire, une autre pensée, de quelqu’un d’autre. (…) Le fait d’avoir tort, et que y’ait un groupe autour, qui te dise que t’as tort et que, tu t’en rends compte après, ça t’aide à construire ta pensée.(…) Je trouve qu’apprendre à avoir tort, c’est vraiment, une des choses les plus enrichissantes pour moi dans cette activité. »
Ainsi, l’atelier de philosophie permet de mettre en mouvement la pensée, de lui donner de l’ampleur et de se déployer en lien avec celle de l’autre. Mais au-delà de ce mouvement initié, un deuxième élément semble important à considérer : le cadre pour penser que trouvent les jeunes dans l’atelier.
Donner un cadre pour penser
Saisir sa pensée, l’organiser et la partager
Nous avons a vu que les jeunes ont un rapport difficile à la pensée, notamment au regard de leurs troubles psychopathologiques et psychotiques.
D’abord, la pensée peut leur échapper, par exemple en cas de pensées délirantes. À cet endroit, l’atelier semble donner aux jeunes des prises pour se saisir de leur pensée et l’observer, notamment par le travail métacognitif qui permet de prendre conscience de la manière dont on pense, mais aussi de prendre du recul sur nos pensées.
Les troubles dont souffrent les jeunes amènent également une pensée chaotique ou confuse, ainsi qu’un discernement difficile. À cet égard, l’atelier semble aider les jeunes à organiser l’information considérée, à structurer leur pensée, à clarifier leurs idées. C’est là en effet le travail effectué à mesure que l’on conceptualise, que l’on raisonne, que l’on traduit la pensée de l’autre, etc.
Enfin, ce travail de la pensée se fait dans le dialogue et permet donc aux jeunes d’exprimer leur pensée et de la communiquer aux autres, permettant ainsi de l’objectiver et de la rendre « palpable ». Je vais de nouveau donner la parole à un jeune pour illustrer cette idée en citant Léo :
« Bah moi franchement ça me pousse à réfléchir, et à me poser des questions, mais surtout à me poser des questions qui sont rationnelles en fait. (…) J’compare ça avec les questions que je pouvais me poser quand j’étais encore délirant par exemple, où je me posais des questions qui, certes me stimulaient intellectuellement, mais qui, en soit, n’étaient pas fondées sur quelque chose de réel ou de palpable. (…) Alors qu’en philosophie, j’ai l’impression qu’on peut discuter de sujets moraux, auxquels il y a effectivement pas de réponse, comme dans mes délires, mais autour de quelque chose qui est palpable, qui est réel, et que les autres peuvent aussi comprendre en fait. »
Poser un cadre de discussion discursive, métacognitive et collective semble donc bénéfique pour ces jeunes pour qui l’activité cognitive est inhibée et dont la pensée semble pouvoir se dérober.
Prendre confiance en sa capacité de penser
Le fait de pouvoir se saisir de sa pensée, l’organiser et la communiquer, semble également permettre aux jeunes d’éprouver leur puissance de penser. Ici, j’aimerais vous partager deux témoignages éclairants sur cette reprise de confiance et ce bénéfice retiré du travail de la pensée. D’abord celui de Roman :
« Je sais pas si c’est forcément une plus-value par rapport à d’autres activités mais, ça nous donne confiance en notre cerveau – rires. Parce que, on a tous eu des problèmes qui viennent, enfin qui étaient dans notre tête, au sens le plus littéral du terme, et du coup, le fait de réfléchir, de voir sa pensée validée par les autres, je pense que ça nous donne vraiment confiance en notre capacité de réflexion. Et toutes les activités qu’on fait, la plupart elles sont là pour nous donner confiance en nous, mais pas forcément sur cet aspect-là. »
Puis celui d’Octave :
« Ça m’aide parce que, (…) ça aide à construire notre pensée. Et, j’pense que cette activité plus particulièrement que d’autres parce que y’a des activités qui nous aident pas tellement à construire notre pensée, mais plus à nous sentir, enfin qui nous aident à nous sentir bien. Et je pense que cette activité elle nous permet les deux, de nous sentir bien, et en même temps de construire notre pensée. »
Il semble donc que les jeunes reprennent confiance en leur capacité de penser, qui trouve un étayage dans l’atelier par lequel elle peut se manifester et se construire. Un dernier élément se montre intéressant à approfondir pour finir, à savoir la dimension proprement philosophique des ateliers, qui semble procurer un bénéfice au-delà de cet étayage de la pensée.
Le bénéfice du travail philosophique
Les questions philosophiques : importantes et inclusives
D’abord, la nature philosophique des questions semble importante pour les jeunes. Elles touchent à leur vie de tous les jours, elles leurs semblent profondes et importantes. Ils disent ainsi accorder de la valeur aux questions qu’ils se posent en atelier.
Mais plus encore, ces questions philosophiques, importantes et universelles, concernent tous les êtres humains. En cela, le partage de ces questions contribue à l’inclusion de ces jeunes, marginalisés par leur parcours et leur grande vulnérabilité. Pour eux, c’est donc aussi une manière de dépasser leur statut de patient et de se sentir appartenir à l’humanité, plus largement. Je donnerai de nouveau la parole à Roman à ce sujet :
« C’est des ateliers de réflexion autour de questions qui nous concernent. Et par nous, j’entends pas seulement les gens du service, mais, les gens en général, parce qu’on balaye des sujets qui sont quand même assez importants je trouve. (…) C’est très important parce que ça nous permet de réfléchir sur des… je sais pas comment expliquer, des sujets profonds. Des thèmes qui parcourent toute la vie, et des questions qu’on finira tous par se poser à un moment ou à un autre.»
La fonction inclusive de l’atelier de philosophie apparait donc ici, déjà soulignée par Lévine lorsqu’il évoquait comment le moi apprend à s’inscrire dans l’instance monde à travers la pensée philosophique (2008b). La dimension politique de l’atelier de philosophie peut également être soulignée à travers cette notion d’inclusion. Au-delà de ce partage des questions philosophiques, un travail de conceptualisation semble également particulièrement important et bénéfique. Je terminerai avec ce point.
Penser un « intime générique »
Dans la recherche philosophique menée en communauté, les jeunes sont amenés à penser par le prisme du générique : l’exercice philosophique consiste en effet à se situer au niveau du conceptuel et du général. J’aimerais montrer ici de quelle manière cet accès au générique semble bénéfique pour les jeunes. Pour cela, je m’appuierai sur deux ateliers portant sur la maladie mentale menés avec le groupe au tout début de mon arrivée dans le service.
Les jeunes avaient fait la demande de ce thème. J’avais alors proposé de partir du court-métrage In Between d’Alice Bissonnet et Sandrine Han Jin Kuang, qui met en scène une jeune femme se débattant avec un crocodile, métaphore de son angoisse.
Lors du premier atelier, après discussion du court-métrage visionné et formulation de questions, la question retenue par le groupe était « à partir de quand on a un crocodile ? ». Le groupe s’étant entendu sur le fait que le crocodile représentait la maladie mentale, nous nous sommes engagés dans une recherche épistémologique, nous demandant comment savoir que l’on a un crocodile, (qu’est-ce qui nous indique la présence du crocodile ? Comment peut-on voir ces indices ?), qui peut l’affirmer (est-ce le médecin ? la personne qui a le crocodile ? que faire si on me dit que j’ai un crocodile mais je ne le vois pas ? etc.). La discussion était passionnante et semblait beaucoup les intéresser. À la fin de la séance, j’ai donc proposé de formuler de nouvelles questions pour poursuivre la discussion à la semaine suivante.
Lors du deuxième atelier, la question retenue parmi les questions posées à la fin de la séance précédente était « est-ce qu’on a vraiment envie qu’il parte (le crocodile) ? ». Cette question me paraissait a priori difficile car quelque peu psychologisante, amenant un risque de discussion peu philosophique. Pour l’aborder, j’ai donc proposé au groupe de commencer en identifiant les présupposés de la question : « on » a envie qu’il parte, mais « on » pourrait ne pas vouloir qu’il parte, le crocodile pourrait ne pas être là. Les présupposés relevés par les jeunes ont ainsi servi de départ à la discussion, qui fut également très riche. Les jeunes ont problématisé leur rapport à la maladie et à leurs symptômes, se sont demandés si la maladie faisait partie de la personne malade ou si, comme le crocodile, elle lui était extérieure, et ont ainsi progressivement conceptualisé la notion de la maladie mentale.
Je trouve cet exemple intéressant car il montre bien, d’abord, comment les supports peuvent offrir des images fécondes pour les jeunes et les étayer dans leur travail d’élaboration. Mais aussi, il permet de souligner combien cette image du crocodile a pu condenser une expérience difficile et importante pour eux, dont ils voulaient parler, celle de la maladie mentale, que la discussion a permis d’envisager à travers le concept. Or, l’expression des expériences personnelles, particulièrement lorsqu’elles sont difficiles, est un exercice laborieux pour les jeunes. Le niveau conceptuel de la discussion semble avoir amené une nouvelle approche de leur expérience, très nourrissante pour eux.
En effet les jeunes ont pu partager des choses très personnelles, à savoir leur expérience intime de la maladie, sans pour autant rester pris dans la charge affective de l’intime. La réflexion philosophique semble donc donner l’occasion de penser un « intime générique », c’est-à-dire une expérience qui relève de l’intime mais qui est envisagée de manière générique. Dès lors qu’il est envisagé ainsi, il est partageable et observable. C’est donc aussi la possibilité de partager le personnel dans une mise à distance. Il ne s’agit plus de ma maladie et de mes symptômes, mais de la maladie comme concept, et des différentes manifestations possibles de la maladie, en passant du singulier à l’universel. Je partage ici les mots d’Émilie qui illustrent ce dernier point :
« Le groupe de parole, il est surtout là pour… évoquer des choses vraiment, des mal-être très profonds, liés à notre maladie et à notre vie intime (…). Alors que l’atelier sur le crocodile, ça évoque pas forcément des sujets intimes, mais ça effleure la surface de qu’est-ce que c’est une maladie, est-ce qu’on est vraiment défini par elle (…). Et du coup, l’évoquer en philo, c’est très intéressant parce que, parce qu’on se rend compte que… non la maladie elle nous définit pas en fait. On est au-dessus de ça parce qu’on a vécu sans elle, et après on va devoir vivre avec, et peut-être parfois, en guérir pour certains, et du coup, il faut qu’on soit plus que ça, obligatoirement je pense. » (…) Ça m’a beaucoup aidée, parce que je voyais pas les choses comme ça au début, et du coup ça m’a fait prendre du recul sur ma propre maladie, et hum, et ça m’a permis de rentrer un peu plus en paix avec elle. »
On voit ainsi combien le générique philosophique permet une prise de distance fertile, qui amène finalement Émilie à prendre une position (« on est plus que ça ») et à refigurer, réinterpéter son expérience de la maladie, en lui donnant un sens nouveau à partir du travail de conceptualisation effectué en atelier. Les jeunes en souffrance psychique pourraient donc retirer un bénéfice de l’accès au générique et au conceptuel par le dialogue philosophique, ce que suggéraient déjà Marianne Remacle et Anne François (Remacle & François, 2007) ainsi que Matthieu Gagnon (2011).
L’atelier de philosophie, source d’émancipation
Tous ces éléments semblent concourir enfin à accompagner l’émancipation de ces jeunes en difficulté.
En effet, en les aidants à reconstruire une estime d’eux-mêmes et à se saisir de leur pensée tout en rencontrant la pensée de l’autre, l’atelier de philosophie pourrait aider les jeunes à se faire sujets : à prendre part à la discussion, à porter leur voix et à affirmer leur singularité. C’est ce que semblent suggérer certaines paroles recueillies en entretiens, celles des patients comme des soignants. Émilie raconte ainsi comment elle a retrouvé sa voix, attestant d’une prise de confiance et d’un accompagnement vers l’autonomie possible dans l’atelier de philosophie :
« J’me suis rendue compte que, bah que j’avais des convictions en fait. Comme je disais j’ai toujours cru que je pensais par les autres, et, j’me suis rendue compte que j’avais ma propre voix. Et que je pouvais m’exprimer sur une opinion sans avoir peur de paraître bête, ou mal renseignée sur le sujet ou ce genre de choses. »
Lorsque je posai à l’équipe soignante la question de savoir ce que pourrait, selon eux, apporter l’atelier de philosophie aux jeunes, la psychomotricienne du service, présente aux ateliers, répondit « développer la pensée ». Je lui demandai alors ce que cela voulait dire pour elle. Voici sa réponse :
« (Développer la pensée) ça voudrait dire la subjectivation. C’est-à-dire… en tant que sujet, (…) ma pensée, c’est pas les parents, c’est pas les copains, c’est pas la société, c’est pas la maladie, et même si c’est la maladie après tout… peu importe. Mais en tout cas, qui vous êtes là, et vous êtes pas, parce qu’on est à l’hôpital, vous êtes pas qu’un patient. Et je suis sujet, je dis je. »
Pour cette soignante, les jeunes trouveraient dans l’atelier un espace pour se faire sujet, pour s’affirmer et engager un positionnement singulier. Dans cette perspective, on pourrait donc bien penser que le processus dans son ensemble accompagne les jeunes sur un chemin d’émancipation.
Conclusion
En guise de conclusion, j’aimerais reprendre les trois critères de définition de la souffrance introduits plus tôt, à savoir la souffrance comme diminution de la puissance d’agir, comme altération du lien à soi et aux autres et comme demande de sens. Les éléments apportés par les jeunes donnent à penser que l’atelier de philosophie les aide à retrouver une certaine puissance, notamment une puissance de penser. Il semble également qu’un travail relationnel soit rendu possible, d’abord par une perception non menaçante d’autrui dans le cadre posé par l’atelier, mais aussi par un partage possible de l’expérience personnelle à travers le prisme générique du philosophique. Le travail de la pensée effectué en atelier semble enfin aider les jeunes à saisir leur pensée, à l’organiser et à donner du sens à leur expérience personnelle. De cette perspective, il semble donc bien qu’un travail de restauration soit effectué, aidant les jeunes à l’endroit même où ils sont les plus vulnérables, à savoir dans leur relation à l’autre mais aussi, nous l’avons vu, au niveau de la pensée et de leur estime d’eux-mêmes comme êtres pensants.
Enfin, en reprenant les deux dimensions du soin établies, à savoir le care comme attention au besoin et le cure comme remède, nous pouvons identifier deux leviers de soin dans les ateliers de philosophie. Le premier relèverait du care et tiendrait à la posture de l’animateur, qui pose un cadre affectif, éthique et cognitif et se montre particulièrement vigilant aux participants et à leurs idées[2], répondant ainsi aux besoins particuliers de ces jeunes vulnérables. Le second levier relèverait du cure et renverrait à une certaine technique, celle de l’animation philosophique, qui permet à la discussion de se hisser au niveau du philosophique (discursif, métacognitif, conceptuel et générique), apparu comme une composante essentielle des bénéfices retirés par les jeunes.
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Winnicott, D. W. (2004). Conversations ordinaire, Gallimard, coll. « Folio Essais ».
Dans un souci de confidentialité, les prénoms des patients ont été modifiés. ↩︎
Nous soulignons par ailleurs ici le lien lexical direct existant entre ce care et la notion de caring thinking notamment développée par Ann Margaret Sharp, par exemple dans l’article « The Other Dimension of Caring Thinking » dans l’ouvrage de Gregory et Laverty In community of inquiry with Ann Margaret Sharp (2018). ↩︎