Revue

Le musée, un terrain de jeu philosophique

Le présent article présente quelques pistes théoriques mais aussi pratiques pour permettre au musée de devenir un terrain de jeu philosophique. Amener les jeunes à cultiver un rapport critique au monde, développer leur autonomie intellectuelle, rendre accessible la culture et la philosophie à tous, voici les enjeux que poursuit la démarche. L’article expose un dispositif de jeu de piste pour découvrir philosophiquement les collections d’un musée en prenant pour exemple l’animation proposée au Musée de La Boverie (Liège) dans le cadre des Rencontres Unesco sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques de novembre 2021.

Dans cet article, l’auteure entend présenter quelques pistes théoriques mais aussi pratiques pour permettre au musée de devenir un terrain de jeu philosophique. Amener les jeunes à cultiver un rapport critique au monde, développer leur autonomie intellectuelle, rendre accessible la culture et la philosophie à tous, voici les enjeux que poursuit notre démarche.

Discipline ayant la réputation d’être « complexe », la philosophie par son exercice n’en demeure pas moins un redoutable outil d’émancipation. Le jeu permet de mettre la pensée en pratique, d’approcher l’abstraction par l’action. La démarche sera ici dès lors de stimuler au travers d’expériences ludiques l’exploration des musées pour dégager le potentiel philosophique de leurs collections. Aller au musée, c’est aussi y apprendre à penser par soi-même et avec les autres, pour exercer sa faculté du jugement critique en questionnant le monde qui nous entoure et en réfléchissant à ses enjeux.

Dans le cadre de nos pratiques d’animation, nous avons développé au CAL Charleroi, depuis plusieurs années, des partenariats avec différents acteurs culturels - dont des musées présents sur notre territoire d’action - avec pour ambition de faire dialoguer les collections des musées et les participants par le biais de la pratique philosophique. Par la réalisation de cet objectif, il s’agit de répondre à un enjeu de société : participer à l’émancipation des individus comme citoyens critiques, autonomes et indépendants. Il s’agit donc de permettre à chacun de se relier aux autres pour se relier aux œuvres - et plus largement au monde.

Enjeux : la pratique philo comme médiation culturelle

Le musée, un lieu pour interroger le réel

La médiation culturelle, telle comme nous venons d’en esquisser les contours, consiste à relier deux pôles : le monde de la création artistique et les publics. En ce sens, le médiateur crée les outils et les conditions d’une rencontre entre ces deux mondes. La pratique philosophique peut être considérée comme un outil de médiation en contexte muséal. De la rencontre esthétique peut naître la recherche collective en vue de dégager du sens. Inviter la philo au musée, c’est aussi et surtout inviter à explorer ses représentations de ce qu’est un musée, de ce qu’est la culture, de manière globale. En partant de leurs représentations initiales, la pratique de la philosophie permet aux publics de construire, de consolider, voire d’enrichir leur vision, de (re)créer du sens au travers des œuvres présentées. Faire de la philosophie, c’est interroger le réel, s’étonner de ce que les choses sont. L’atelier philo s’y conçoit comme un espace de déconstruction et de reconstruction. Dans l’atelier philosophique, on façonne des idées, on agence des concepts, on explore des possibles en formulant des hypothèses, on prend de la distance en examinant ses idées et en les remodelant si nécessaire.

Pratiquer la philosophie, c’est donc s’engager dans une quête collective de sens qui a pour point de départ un sentiment proprement philosophique : l’étonnement. Platon, dans le Théétète, le décrit également comme : « le sentiment philosophique. C’est l’origine même de la philosophie [1]». Le processus d’étonnement est au cœur de la démarche de construction de l’expérience et ce tout au long de la vie. Il se conçoit comme moteur car c’est par lui que l’on peut éprouver les limites de son savoir, ressentir l’acquisition de nouvelles connaissances et reconnaître la transformation de soi comme un besoin impérieux. Aristote, à la suite de Platon, fait de l’étonnement l’origine de la pensée et le met en relation avec l’idée d’aporein, qui signifie, littéralement, « impasse ». L’étonnement serait le fait d’être intrigué en raison de son ignorance, état qui se dissiperait avec le savoir. Du latin « attonare » qui signifie « frapper par la foudre », le mot étonnement renvoie à l’idée d’un ébranlement, à une rupture d’intelligibilité. Le musée est un lieu de découverte qui se conçoit comme un vecteur d’étonnement.

Par la visite philosophique, il s’agira toujours, a minima, de provoquer l’étonnement ou de créer les conditions propices à l’étonnement : par des attitudes inaccoutumées, par des découvertes inhabituelles, par des regards décalés. Il s’agira également de s’attarder dans le décalage, dans l’interrogation des évidences. Pourquoi donc est-ce si surprenant, si inattendu ? En quoi cela marque-t-il une rupture avec ce que nous vivons au quotidien ? Qu’est-ce que cela apporte de différent ? L’important est de prendre le temps de cristalliser les regards sur cet instant de surprise, sur ce moment de sensibilisation à l’étonnement, d’en prendre le pouls, la mesure afin d’en penser la rareté et d’inciter les participants à être capables de les déceler à l’avenir pour mieux les rechercher.

L’étonnement se cultive en se pratiquant car la pensée ne se suffit pas à elle-même pour se renouveler. Il s’agira donc de mettre en œuvre de moyens pour rendre féconde la pensée collective. Si l’étonnement stimule et renouvelle la pensée, on n’est pas toujours dans une posture qui permet d’en tirer tout le potentiel. L’accès peut en effet être trop ardu sans des modulations qui permettent un accompagnement adéquat. Nous avons trouvé dans le jeu une porte d’entrée qui permet une juste mesure entre confort et inconfort. D’un côté : assez de surprise pour déstabiliser, déséquilibrer et mettre la pensée en exploration ; de l’autre : suffisamment de repères pour instaurer une rigueur et une discipline du penser ensemble et par soi-même.

Pratique la philo en contexte muséal avec une démarche ludopédagogique

Dans ce contexte muséal, philosopher est donc un processus de co-création et d’exploration du sens qui peut permettre de digérer l’abstrait plus aisément. Les musées peuvent en effet se concevoir comme des espaces concrets qui hébergent l’imaginaire. Les œuvres renvoient toujours à un espace au-delà de ce que l’on y voit et des matériaux nécessaires à leur réalisation. Ceci est d’autant plus marqué pour les espaces dédiés aux créations artistiques mais le musée peut aussi se concevoir comme « un lieu de tous les temps qui soit lui-même hors du temps » [2]. Ainsi, le cadre donne à voir qu’il est possible de dresser des ponts entre l’abstrait et le concret, de nouer des liens de pensée entre les objets et le sens qu’ils évoquent, créent ou coconstruisent avec le visiteur.

Le cadre du musée peut donc constituer un rappel, une analogie des processus de pensée et c’est par le jeu qu’il y parvient. Le jeu est l’expérimentation sans cesse répétée et assumée comme dynamique, perfectible, mouvante. Le contexte ludique laisse surgir des opportunités qu’il faut apprendre à saisir pour augmenter la conscience de sa pratique. Autrui y est à la fois un partenaire, un miroir, un adversaire, un contradicteur. Jouer et philosopher ne sont rien d’autre que la manifestation de ce qui y agit : la pensée ludique et la pensée philosophique. Les deux n’existent que dans l’esprit de ceux qui s’y livrent. Le jeu et la pratique de la philosophie ont ceci en commun d’être performatif : c’est une forme de pratique dialogique qui leur confère leur existence. De même que le jeu fait le joueur autant que le joueur fait le jeu, le concept fait le philosophe autant que le philosophe fait le concept. Joueur et philosopher, c’est aussi se lancer des défis et des questions en se sentant en capacité de pouvoir y répondre. Le joueur et le philosophe sont à la fois les instigateurs, les bénéficiaires, les sujets et les objets de leur propre pratique. Nous avons donc, dans notre approche, fait le pari que cette structure commune nous permettra d’approcher le philosopher en faisant usage du jouer et vice-versa. Le dispositif présenté ci-après permet de questionner un fond philosophique en se servant des mécaniques ludiques déployées dans le jeu de piste. Avant d’en exposer les principes, nous proposons aux lecteurs quelques conseils pratiques pour philosopher en contexte muséal.

Apprendre en dehors des murs de l’école ou de l’institution : quelques conseils pratiques.

Visiter un musée, en tant qu’expérience de rencontre avec un lieu nouveau, est souvent synonyme de changement, de surprise et d’émotion. Si l’école et le lieu d’exposition se rejoignent sur le terrain des apprentissages, ce dernier fait passer l’enfant/l’adolescent de la position d’apprenant à celle, moins habituelle, de visiteur. Il s’agit donc d’une opportunité de les confronter à des situations d’apprentissage inédites. Il n’est pas toujours nécessaire de transmettre de nombreuses connaissances avant une visite ; au contraire, il peut être plus intéressant de préserver l’impact de la relation directe avec les supports exposés. Il importe en effet de préserver les effets de la découverte sur place. On peut aussi susciter l’envie, la curiosité en n’en disant pas trop, en montrant des fragments, en donnant des indices concernant la thématique ou en effectuant une contextualisation succincte. Il est préférable de ménager éventuellement, dans un premier temps, une phase de circulation libre pour que les participants puissent découvrir l’exposition par eux-mêmes. Nous vous proposons quelques exemples de consignes :

  • Proposer aux participants de lister des mots clés en lien avec la thématique de l’atelier et proposer de les associer à des œuvres présentent dans les salles d’exposition. Organiser ainsi la visite en fonction des mots clés récoltés sur les œuvres sélectionnées par les participants.

  • Proposer aux visiteurs de laisser des post-it avec leurs remarques au sol à l’emplacement de ce qui les interpellent. Cela vous permettra de cerner les points d’intérêt ou de questionnement des visiteurs. En identifiant visuellement ces éléments surprenants et questionnants, vous pourrez ainsi organiser la visite en fonction de ces zones d’étonnement.

Après la visite, pour retravailler en classe:

Pour garder du matériel à retravailler en classe, il est important de dresser le bilan avec les participants sur ce qu’ils ont appris, vu, découvert grâce à cette visite. Pour ce faire, vous pouvez vous appuyer sur la visite réalisée, sur les apports concrets et les éléments récoltés pour donner du sens aux apprentissages. Voici les consignes qui vous aideront à réaliser cette tâche :

  • écrire sur un post-it les questions qui restent en tête. Classer les questions en 2 catégories : celles qui permettent de réfléchir et celles qui demandent une réponse précise. Les questions de recherche pourront faire l’objet d’un travail collectif ou individuel pour y apporter une réponse. Les questions de réflexion pourront faire l’objet d’une discussion philosophique ;

  • réaliser un rallye photo de nos points de curiosité et rédiger un petit journal de bord de la visite philosophique en y associant les questions discutées.

Jouer pour explorer philosophiquement le musée

Les précédents conseils étaient assez généralistes, nous attirons l’attention du lecteur sur le fait que le dispositif qui va être explicité requiert une préparation afin d’ajuster les mécaniques ludiques aux collections des musées avec lesquelles vous souhaitez travailler.

Le dispositif présenté de façon non exhaustive prend la forme d’un jeu de piste philo pour se questionner sur l’art et faire cheminer la pensée dans les collections d’un musée. Il est également possible de travailler avec des reproductions imprimées pour faire venir le musée aux participants mais le contact avec les œuvres permet des chocs esthétiques, des mises en perspectives ou des corrélations entres les concepts philosophiques déployés et le lieu que les impressions ne permettent pas ou peu.

Au sein des collections du musée, les participants doivent résoudre des énigmes. Ces énigmes requièrent le sens de l’observation, la déduction, la mise en relation ou encore l’exercice d’une pensée créative. En effet, regarder et plus précisément regarder philosophiquement, cela requiert un entrainement. Les énigmes peuvent se réaliser sans ordre préétabli. Une fois ces énigmes résolues, les participants remportent des agrandissements détaillés d’une œuvre mystère à identifier à la fin du jeu de piste. Afin d’aiguiser leur sens philosophique, les participants sont confrontés après chaque énigme à un questionnement philo associé à la mécanique de l’énigme ou aux œuvres exploitées en contexte muséal. Le fond et la forme se répondent donc pour créer une expérience immersive de pensée. L’Art est donc questionné philosophiquement au fil des énigmes et philosopher permet de faire des découvertes conceptuelles au détour des énigmes en mettant les participants en présence d’une expérience à vivre et à réfléchir collectivement.

L’animateur présente les enjeux et le fonctionnement du jeu. Il remet des enveloppes contenant le matériel pour chaque énigme en plusieurs exemplaires pour jouer collectivement. L’animateur indique que le matériel est remis en plusieurs exemplaires pour faciliter le travail mais que la résolution est collective. Il peut également ne pas fournir d’explications sur l’usage à faire du matériel afin de laisser les participants chercher comme dans le cadre d’un escape game ou expliquer les consignes.

Nous avons choisi de vous présenter quelques mécaniques d’énigmes adaptables à différents types d’œuvres.

Enigme 1 : Une question de détails. Papier

Dans l’enveloppe, les participants trouveront la reproduction d’une œuvre à chercher dans le musée. Une fois retrouvée, les participants auront une minute pour observer celle-ci le plus attentivement possible. Quand le temps est écoulé, l’animateur demande aux participants de se retourner pour ne plus avoir l’œuvre sous les yeux. L’animateur propose alors aux participants de répondre à des questions sur des détails présentés dans l 'œuvre. Chaque bonne réponse donne droit à une syllabe pour composer un mot de passe à donner à l’animateur. Ce mot de passe permet de bénéficier d’un morceau de l’œuvre mystère à identifier à la fin du jeu. Il convient pour cette énigme de sélectionner une œuvre complexe, de préférence de grandes dimensions. Il convient également de sélectionner une œuvre qui susciterait éventuellement en première observation la répulsion des visiteurs, une œuvre pour laquelle il convient de prendre le temps de l’observation pour en déceler les détails et pour en apprécier les méandres.

Exemple issu des collections permanentes du Musée de la Boverie // Œuvre utilisée : Gérard de Lairesse, Le tribunal de la sottise (1685-90)

Les questions de détails posées étaient :

  • Un personnage a les yeux bandés, est-ce une femme, un homme, un oiseau ?

  • De quelles couleurs sont les oiseaux qui se disputent à l’avant plan ? Blanc et gris ? Blanc et noir ? Ils sont tous les deux noirs ?

  • Deux animaux potentiellement dangereux se promènent sur la gauche : ce sont des serpents, des scorpions ou des mygales ?

  • Combien de personnages siègent dans les nuages ? 2, 4 ou 3 ?

L’animateur peut éventuellement faciliter la tâche en donnant des propositions de réponses s’il le souhaite.

La mission se clôture par le débrief philo autour de la question suivante : « Peut-on apprécier une œuvre sans la comprendre ? » ou encore « Qu’est-ce qu’un plaisir esthétique ? ». La discussion philo portait ici sur l’immédiateté du sentiment esthétique, sur la nécessité d’une médiation pour apprécier, sur la dimension herméneutique des détails présents dans l’œuvre. L’animateur veille à ce que les participants puissent s’appuyer sur l’expérience vécue par la résolution de l’énigme pour donner corps à leurs échanges.

Papier

Enigme 2 : Points à colorier

Les participants découvrent dans l’enveloppe des devinettes à résoudre ainsi qu’une grille numérotée. Les participants doivent d’abord résoudre les devinettes. Il faudra ensuite compter le nombre de lettres des réponses et colorier dans la grille chiffrée uniquement ces chiffres. En coloriant ces chiffres uniquement, quelque chose apparaitra. Les participants devront retrouver cette chose sur une des œuvres présentées. Le nom de l’artiste sera à donner à l’animateur pour bénéficier d’un second détail de l’œuvre mystère.

Exemple issu des collections permanentes du Musée de la Boverie // Œuvre utilisée : La famille Soler de Picasso

  • Qu’est-ce qui peut être une couleur ou une douleur ? Bleu ( 4 lettres)

  • Quand je suis blanc, je suis sale et quand je suis noir, je suis propre. Qui suis-je ? Tableau (7 lettres)

  • On me prend sans me toucher, qui suis-je ? Photo (5 lettres)

Les participants devaient donc uniquement colorier dans la grille chiffrée les chiffres 4,5 et 7. Un lapin apparaissait alors. Seule une œuvre présentait un lapin. L’animateur compose sa grille en réalisant au préalable un pixel art avec un élément présent dans le musée. Nous avons ici choisi de travailler sur l’animalité.

La mission se clôture par le débrief philo : L’art est-il proprement humain ? La discussion philo portait ici sur la capacité des animaux à être artiste, la posture de jugement par rapport à ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas, sur la distinction entre la création de beauté et la conscience de se livrer à une production artistique. L’animateur veille à ce que les participants puissent s’appuyer sur l’expérience vécue par la résolution de l’énigme pour donner corps à leurs échanges.

Enigme 3 : Les faussaires maladroits

L’animateur présente dans l’enveloppe aux participants une œuvre réalisée par des faussaires maladroits. En effet, celle-ci comporte des différences avec l’œuvre originale. Les participants devront retrouver celles-ci dans les œuvres exposées. Le nombre de ces différences servira de mot de passe à dire oralement à l’animateur pour bénéficier du morceau d’œuvre mystère. Il est également possible de jouer sur la présence d’anachronismes à identifier. Certains musées proposent des jeux des 7 différences[3] que vous pouvez réexploiter. Il suffit parfois de consulter le service pédagogique si nous n’êtes pas un as du graphisme.

Exemple issu des collections permanentes du Musée de la Boverie // Œuvre utilisée : Claude Monet - Le bassin du commerce, Le Havre.

La mission se clôture par le débrief philo : « L’œuvre modifiée est-elle une œuvre d’art ? » ou encore « Les faussaires sont-ils des artistes ? ». La discussion philo portait ici la distinction entre artiste et artisan, sur la notion de propriété intellectuelle ou encore sur l’intention de création. L’animateur veille à ce que les participants puissent s’appuyer sur l’expérience vécue par la résolution de l’énigme pour donner corps à leurs échanges.

Retours réflexifs sur le dispositif

Ce jeu de piste dont nous avons présenté trois énigmes est une approche philosophique de la médiation qui articule l’individuel au collectif dans une expérience ludique qui vise à explorer le musée. Nous voudrions revenir sur certains aspects importants de la démarche.

Premièrement, jouer et philosopher, c’est se libérer des barrières en concevant des situations qui ne correspondent pas à nos habitudes. Jouer, c’est profiter d’une décontextualisation pour briser certains freins psychologiques et faciliter la pensée divergente ou hors cadre, essentielle à une pratique de la philosophie. La pensée véritable ne résidant pas dans la coïncidence paisible de soi à soi mais étant profondément inquiétude et mouvement, elle a besoin d’être bousculée pour émerger. La voie ludique permet de recourir à des supports déstabilisants en proposant aux apprenants des situations qui paraissent habituelles mais qui vont les perturber, nous pouvons leur faire vivre des expériences contre intuitives[4] génératrices d’étonnement. Les énigmes proposées permettent ainsi de s’approprier le contexte muséal parfois intimidant et peu familier pour certains participants. Le jeu offre un bousculement mais dans un cadre suffisamment sécurisé pour inviter les apprenants à franchir un obstacle cognitif, les enjeux étant amoindris mais bien présents - sinon il ne vaut pas la peine de s’y adonner.

Deuxièmement, le jeu exerce la créativité par la recherche d’idées ou de solutions originales quand se présente un obstacle ou un problème à affronter. Le jeu de piste philosophique à la recherche d’une œuvre mystère permet aux participants de confronter leurs hypothèses, d’innover en proposant des pistes de résolutions inédites. Le jeu en tant que système structuré fait de la règle une de ses conditions de possibilité. La règle d’un jeu est génératrice d’une structure, le joueur la fait fonctionner et l’intelligence ludique peut s’y déployer et l’agir ludique y prend sa place. Les règles produisent un espace d’indétermination dans lequel la liberté trouve aussi paradoxalement son lieu d’exercice. Pour reprendre les propos de Duflo : « La règle invente la liberté-du-joueur (la légaliberté) qui va à son tour être inventive dans le cadre qui la produit et qui la rend possible [5]». La contrainte et la règle portent paradoxalement la créativité. L’usage du jeu en didactique de la philosophie permet d’offrir une opportunité de reprise créative du réel. Dans le contexte qui nous préoccupe, la création et la pensée créative peuvent également être questionnées sous cet angle de la liberté au départ d’une dispositif structuré.

Troisièmement, nous souhaitons attirer l’attention du lecteur sur le fait que jouer c’est travailler les prérequis nécessaires à la pratique philosophique et exercer les compétences liées au savoir-être. En jouant et en pratiquant la philosophie, on exerce des compétences qui excèdent le jeu ou la philosophie : coopérer, communiquer, innover, gérer ses émotions, savoir être, solutionner des problèmes, négocier… La démarche ludopédagogique en philosophie permet à chacun d’éprouver, de tester, et de s’engager. Le jeu est également un formidable outil de lien social par la reproduction d’un microcosme sociétal. C’est un média qui rend possible la rencontre à l’Autre. Il permet de s’éprouver et d’éprouver les relations que l’on entretient à autrui : coopération, complémentarité, coopétition, compétition, opposition… Le jeu permet, le temps d’une pause ludique, de réunir des participants d’horizons différents et de dépasser les différences et les différends. Le jeu se conçoit donc comme l’une des modalités d’expérimentation du monde social. Le jeu est aussi l’occasion de montrer des talents, des habiletés qui ne sont pas toujours à l’œuvre dans un dispositif d’apprentissage plus traditionnel. Le jeu peut donc aider certains participants à gagner en estime et à acquérir une meilleure conscience de soi et de ses difficultés. Ces aptitudes sont indispensables pour se risquer à tester ses idées, à l’exprimer publiquement et à oser se risquer à penser. Aux habiletés de penser s’ajoutent donc des habiletés qui relèvent davantage de ce que nous pourrions appeler « savoir-être » ou habiletés sociales : l’écoute active (accepter facilement les critiques, être capable de reformuler les points de vue d’autrui, être capable de bâtir sa propre opinion à partir des idées des autres…)., la capacité à être ouvert aux idées nouvelles, le développement son courage intellectuel pour aborder certains sujets émotionnellement chargés.

Jouer et philosopher, c’est donc aussi cultiver un rapport authentique à soi et à l’Autre. En déplaçant le contexte ou en le modifiant dans le jeu, il est plus aisé d’accepter de commettre des erreurs et d’en tirer les leçons. Le joueur et le philosophe ne suivent pas un processus linéaire, ils procèdent par tâtonnement, par essais et erreurs. Le jeu offre un espace de réflexivité dans lequel on peut revisiter ses représentations initiales. Ces dernières apparaissent donc comme un formidable matériau de construction du savoir en permettant de prendre conscience de ses propres processus mentaux. Le jeu permet donc d’accéder à l’autonomie car l’erreur n’y est pas stigmatisée. Elle permet de nourrir sa connaissance de l’univers de jeu et donc de déjouer les prochains pièges placés sur sa route. Jouer permet donc de démythifier le sentiment d’échec et de respecter le rythme d’apprentissage de chacun.

Quatrièmement, le dispositif permet de mettre en lumière et d’exercer dans le même mouvement l’idée qu’il importe d’apprendre à regarder philosophiquement. Stimuler l’« attention »[6] qui est une condition pour susciter l’étonnement. En pratique philo comme dans d’autres contextes, l’enjeu sera donc de la capter pour la pérenniser. Le dispositif « jeu de piste philosophique » décrit ci-dessus permet de soigner la qualité de l’observation des participants, de cultiver la pleine présence au lieu et à ce qui s’y joue.

Pour conclure, nous aimerions dire un mot sur la posture du maitre du jeu philo. Jouer en philosophie permet à l’animateur de personnaliser davantage sa pratique, de mettre en place plus aisément une pédagogie différenciée, car le jeu permet à chacun de déployer des stratégies spécifiques pour effectuer une tâche et respecter le rythme des apprentissages. Ainsi certaines énigmes peuvent faire appel à des compétences langagières, d’autres à un sens de l’observation accru. Les compétences à mobiliser sont donc ici multiples afin que chacun puisse y mettre en valeur ses talents. Le jeu contribue également à promouvoir une vision décloisonnée du savoir. Jouer aide aussi l’animateur.rice à prendre en compte les zones d’intérêt et les lieux d’étonnement des participants et de gérer l’incertitude qui en découle. On ne pense ou on ne joue pas si on connait l’issue de la partie/de la discussion. Il convient donc de ménager l’incertain, ce qui peut être inconfortable pour l’animateur. Le jeu permet d’appréhender cet inconfort en offrant des balises sécurisantes : le jeu module cet inconfort car l’incertitude est au cœur de la mécanique de jeu.

La posture de maitre de jeu et d’animateur philo s’apparent à une posture de maître ignorant[7], ils sont les garants du cadre, de ce qui s’y joue mais n’endossent pas une posture d’expert sur le contenu. Le contexte ludique suspend en effet momentanément le contrat didactique traditionnel. Le maitre du jeu est en retrait, il sert de support. Le cadre du jeu facilite la dévolution de la responsabilité. Le maitre du jeu est en effet moins tenté d’apporter ses propres réponses. Le joueur peut donc plus aisément s’approprier les problèmes philosophiques posés par le jeu. Son rôle est de guider, d’impulser une dynamique, de créer une atmosphère propice. L’animateur d’une discussion philosophique, à l’instar du maitre de jeu, doit faire avancer l’histoire en gardant le sentiment d’immersion et doit soutenir les propos des participants à la discussion en s’assurant du cadre sans imposer un contenu.

En conclusion

Faire du musée, un terrain de jeu philosophique invite à explorer la multiplicité des entrées possibles pour philosopher sur et par la culture. Nous invitons donc les lecteurs à encourager les pratiques philosophiques en dehors des murs du contexte scolaire pour inviter la philosophie dans tous les lieux de cultures.

Notes
  1. Platon, 2017, Le Théétète in Œuvres complètes, trad. nouvelle et notes par L. Robin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1940-42,115 d. ↩︎

  2. Nous renvoyons ici le lecteur au concept d’hétérotopie, forgé par Michel Foucault dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres » : https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/ ↩︎

  3. Vous pouvez retrouver l’exemple des collections de la Boverie ici : jeux-7-erreurs-monet.pdf (laboverie.com) ↩︎

  4. Voir à ce propos les travaux de Giordan (1998) sur les conceptions des apprenants. Il s’attache à montrer qu’apprendre c’est avant tout déconstruire. ↩︎

  5. Duflo Colas, Monteil Pierre-Olivier. Le jeu, invention d’une liberté dans et par une légalité. In : Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°58, 1998. pp. 98-105. ↩︎

  6. Nous renvoyons le lecteur qui souhaiterait approfondir à l’ouvrage d’Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Le temps des idées », 2014. ↩︎

  7. Nous faisons ici référence à l’ouvrage « Le Maître ignorant » du philosophe français Jacques Rancière, publié en 1987 aux éditions Fayard. ↩︎

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