Revue

Désaccords plaqués. Voit-on des sons ?

Les figures de Chladni sont des motifs obtenus par la mise en vibration, grâce à un archet, d’une plaque de métal sur laquelle on a disposé un peu de sable. Notre questionnement est assez simple : y a-t-il moyen de mobiliser cette expérience dans le cadre d’une CRP ?

On serait tenté d’éliminer d’emblée la question : évidemment, on le peut, car rien ne serait a priori contraire à un questionnement philosophique[1]. Pourtant, elle nous semble nécessaire sur un plan pratique. Rien n’assure d’emblée que les CRP, souvent basées sur des matériaux possédant une dimension narrative (les textes de Lipman, les expériences de pensées formulées au conditionnel, des extraits de film) ou représentative (une peinture, une image avec un sujet), se prêtent facilement – dans un cadre scolaire[2] – à l’exercice d’une expérience à première vue aussi restreinte. Si le professeur n’en dit rien, le matériau semble limité à trois sens : toucher, vision et audition. Le début d’une CRP, « poser une question philosophique », pourrait alors devenir très complexe : on demanderait de partir d’une pratique d’expérimentation sensible qui ne serait pas mise en mots – qui ne partirait presque de rien.

Notre but ici est donc double. D’une part nous aimerions montrer, via l’exemple de Nietzsche, que des philosophes se sont en effet emparés de ce dispositif, et par là donner des premières pistes pour des questionnements abordables lors d’une CRP. D’autre part, nous aimerions examiner de façon plus diffuse, au fur et à mesure de ce texte, la possibilité méthodologique d’utiliser ce dispositif dans une CRP. Nous aimerions suggérer (1) qu’avec une narration et un contexte d’activité adéquat, des élèves pourraient s’emparer facilement du dispositif, (2) que le dispositif de la CRP lui-même n’est pas un cadre qui bloquerait (par sa propre méthode) certaines réflexions que pourraient susciter les figures de Chladni quant à la nature de nos expériences sensibles.

Préfacer les figures

Expérimentation mise en place en 1787 par Chladni, les figures dont nous parlons ne sont pas l’œuvre d’un métaphysicien obscur ou d’un physicien qui aurait clôt le sujet en en expliquant l’ensemble des mécanismes. Ou plutôt : même si Chladni a une passion avérée pour la physique, son expérimentation devrait être prise comme un jeu. L’affaire d’un passionné qui tâtonne, qui butte – en l’assumant – sur la façon d’expliquer le phénomène construit par son dispositif.

Chladni ouvre son Traité d’Acoustique (1809) en expliquant que son père l’avait amené à étudier le droit : « mon éducation me laissait trop peu de liberté ; de sorte que, si d’autres regardent leur jeunesse comme la période la plus heureuse de leur vie, je ne puis en dire autant de la mienne[3] ». À la mort de son père, il s’écarte d’une carrière toute tracée dans le droit. « Trop peu conforme à mes penchants[4] », écrit-il. Il décide de se consacrer à son « occupation secondaire, et cependant la plus chérie » : l’étude de la nature et la musique. Les deux vont de pair. L’amateur fait de la musique : il essaie de comprendre les sons, et les instruments qu’il bricole. En réfléchissant à la vibration des corps, il se rend compte qu’il ne trouve « nulle part des renseignements sur ces manières de vibrer ». Il remarque que la théorie du son est une part négligée de la physique. Il fait alors des expériences, pour comprendre, des expériences « très imparfaites » à partir desquelles il s’autorise l’écriture d’un traité scientifique.

Ces éléments de la préface du Traité d’Acoustique ne sont pas une anecdote. Ils posent un geste – modeste : il s’agit de s’autoriser à faire une expérience et à écrire les questions qu’elle nous pose, formuler également quelques hypothèses. Par-là, Chladni bien loin de clore quoique ce soit, nous enjoint à devenir des amateurs avec lui, à bricoler des trucs et à essayer de comprendre comment ils fonctionnent (même si parfois, cela semble dépendre « du hasard[5] »).

Préfacer fait en réalité partie intégrante de la pratique de recherche de Chladni. Par l’écrit et la narration[6], cette activité situe l’expérience dans son contexte. Si Chladni met tant de soin à raconter sa vie, à raconter qu’il construit des instruments, c’est qu’il refuse de nous mettre dans une situation où penser se ferait avant ou après l’activité (en tout cas : en dehors d’elle). Expérimenter, c’est parler de ce qu’on fait pour le penser ensemble, créer un dispositif, et y réfléchir. Penser se fait donc dans une interaction avec l’environnement.

Pour ne pas être abstrait, un tel dispositif aurait à lutter contre certaines conditions de l’école que déplorait Lipman, notamment le manque d’unification de l’expérience qu’y fait l’enfant, la fragmentation des cours reflétant une fragmentation de l’expérience dans nos sociétés[7]. Penser les figures de Chladni serait l’occasion de lier cours de technologie, de philosophie et de physique autour d’une expérimentation « sonore », que ce soit par la construction d’un dispositif[8] ou le fait d’aborder les ondes en cours de physique.

La part de la philosophie dans les figures de Chladni

Les figures de Chladni sont déjà fréquemment utilisées dans les cours de physique ou de mathématiques. Ainsi, le site Images des mathématiques du CNRS affirme que « les lignes dessinées sur la plaque de cuivre sont intimement reliées au son que celle-ci produit quand l’expérimentateur la fait vibrer. Ainsi, les figures de Chladni permettent de voir un son[9] ».

Voir un son… Il n’en faut pas plus au philosophe pour se demander ce dont on parle. Ma première réaction devant le dispositif était celle d’un ébahissement métaphysique. Des formes harmonieuses, et tout semble aligné : des sons réguliers avec des formes régulières, comme si l’un était l’image de l’autre – un accord des sens. La forme de sable semble être la représentation visuelle du son, et le son, la représentation sonore de la forme de sable. Notons qu’étrangement, dans la plupart des présentations des plaques de Chladni, on ne pose le problème que dans un sens : celui du motif de sable qui permettrait de visualiser le son (et pas l’inverse, le son qui permettrait d’entendre le motif).

Pourtant tout se complique si l’on lit Chladni lui-même. Voit-on un son ? Dans la table des matières du Traité d’Acoustique, Chladni nous indique que l’objet des § 37 et 157 est de s’attarder sur « la manière de produire ces vibrations [de cordes, de cloches et de vases] et de les rendre visibles ». Mais ces vibrations sont-elles identiques à ce que l’on appelle « le son » ? Quand il parle des mouvements vibratoires des plaques sonores, on constate que ce sont ces vibrations qu’il s’agit de rendre apparentes :

Les expériences sur les figures électriques qui se forment sur une plaque de résine saupoudrée, découvertes et publiées par Lichtenberg (dans les Mémoires de la Société Royale de Göttingue), me firent présumer que les différents mouvements vibratoires d’une plaque sonore devraient aussi offrir des apparences différentes, si l’on répandait sur la surface un peu de sable ou une autre matière semblable[10].

Les vibrations des plaques sonores sont-elles la même chose que le son ? On pourrait dans un premier temps remarquer que cette vibration pourrait tout aussi bien être ressentie par un autre sens (on pourrait toucher la plaque) et qu’elle n’est donc, par exemple, pas plus ou moins sonore que tactile. Peut-être même la vibration ne serait en elle-même ni sonore ni tactile (le son et le toucher ne seraient que notre rapport avec elle).

On pourrait donc questionner l’assertion « on voit ce que l’on entend » en se demandant si l’on signifie là : « ce que l’on voit est identique à ce que l’on entend, et il s’agit dans les deux cas d’une même vibration ». Mais Chladni ne permet pas tout à fait de conclure en ce sens, ce qui laisse une ouverture philosophique dans l’ouvrage. L’image des motifs de sable permet de visualiser certaines propriétés des vibrations de la plaque (à savoir les nœuds d’une onde stationnaire : quand la plaque vibre, elle oscille, certains endroits font un mouvement vers le haut, d’autres vers le bas, les lignes nodales ne bougent pas et le sable s’y accumule). Le son entendu (ce que l’on entend) suppose pour sa part sa transmission dans l’air : il est la totalité de la vibration de la plaque, du sable sur la plaque, de l’air et de mes organes. Or, on ne visualise pas intuitivement, par ce dispositif, ce qui se passe dans l’air : même avec des présupposés réalistes, il y a donc un décalage de fait entre ce que l’on voit et ce que l’on entend[11].

Chladni avait bien compris cela. Il différenciait trois sens du son[12] : (1) tout ce qu’on peut entendre (Schall), (2) des vibrations appréciables (Klang), (3) la vitesse des vibrations (Ton). Le son est pour lui la vitesse des vibrations (donc la chose physique), prévient-il dès le début, alors que les formes visibles sont prises comme les traces marquant la vibration. Dans « voir le son », le voir (ce que l’on voit : les traces d’une vibration) et le son (les vibrations mêmes avec leur vitesse) sont à des niveaux de réalité différents : le « son » n’est pas ici considéré comme ce que l’on entend. Chladni introduit donc une différence entre cette vibration physique idéale de la plaque, peu importe qu’on l’entende ou pas via de l’air, et la forme de sable thématisée comme trace que l’on voit (et il importe ici que l’on constate sensiblement ces modifications pour que l’expérience fonctionne). Il y a comme un décalage constant des niveaux depuis lesquels on parle de son (rabattu ici sur la vibration) et de vision.

Chladni écarte-t-il cependant tout usage du son comme « tout ce que l’on peut entendre » ? Non. Il continue de l’utiliser ; mais l’ouvrage ne permet pas de dire que les vibrations des plaques (le sens (3) du son) sont identiques aux sons que l’on entend. Au contraire, Chladni se demande comment rendre visibles et audibles des vibrations pour mettre en évidence leurs propriétés physiques : « Les vibrations de la plupart de ces corps [élastiques, membraniformes ou filiformes] étaient tout-à-fait inconnues ; mais je me suis servi de moyens nouveaux pour les rendre sensibles à la vue et à l’oreille[13] ». Ce n’est pas encore dire que la vibration physique est identique à ce que l’on entend. On peut toujours en douter, puisque l’expérience doit mobiliser deux sens (trois, avec le toucher dont on ne parle pas ici) : le son qui nous indique que ça vibre (avec le toucher qui fait vibrer la plaque) et que ça vibre à différentes fréquences, la vision qui nous fait constater l’accumulation de sable à certains endroits en fonction des fréquences entendues. À moins d’avoir l’oreille très fine, si l’on ferme les yeux, on ne constate pas l’accumulation de sable à certains endroits (et on isole encore moins l’existence de lignes nodales dans une onde stationnaire). On peut donc supposer qu’il existe des différences entre ce que l’on entend, la chose physique, et ce que l’on voit.

Chladni et la philosophie : une réception nietzschéenne

Jusqu’ici, on a vu que le dispositif de Chladni permet de soulever une première question classique de philosophie : ce que l’on perçoit correspond-il à la réalité ? Plus particulièrement, les questions posées plus haut amènent à se demander si chaque sens nous rend telles quelles les propriétés réelles des vibrations physiques. Ce problème est au cœur de la réception philosophique de Chladni, déjà chez Schelling[14], puis chez Nietzsche :

Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère <Ueberspringen der Sphäre> tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chladni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise (sic) une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé[15].

Dans cet extrait, Nietzsche critique dans un premier temps l’idée que l’on percevrait les choses en elles-mêmes. En simplifiant un peu, nos organes nous donnent à sentir une réalité qu’ils simplifient selon leur activité : ils transforment l’excitation nerveuse tantôt en image, tantôt en son. Mais il est impossible, pour Nietzsche, de remonter de ces visions et de ces sons à la réalité qui serait « derrière » eux. Pire encore, en reprenant à la physiologie de J. P. Müller l’idée que les sens ne reflètent rien d’essentiel de la stimulation initiale[16], Nietzsche en viendrait même à remettre en cause la pertinence de parler de la vibration physique comme d’une chose en soi.

Le problème qui se pose alors est : chaque sens est-il enfermé dans son propre fonctionnement ? « Voir les sons » pourrait prendre ici une autre signification, plus restreinte : celle de la simple supposition d’une analogie formelle entre ce que l’on entend et ce que l’on voit. Ceci pose la question du mode de coordination des différents sens. Nous fournissent-ils des perceptions similaires ? Quand je vois le motif de sable, je différencie une forme d’un fond (ils peuvent s’inverser). Mais quand j’entends le son, la simple note générée par l’archet, je ne trouve pourtant pas cette différence dans le son, à la première écoute. Le son est juste là, plein, entier. À la rigueur je pourrais distinguer le son du silence. Mais la forme du son que je distingue du fond de silence ne correspond en tout cas pas en tous points à la forme du sable que je distingue de l’absence de sable à d’autres endroits (cette forme reste alors même que la forme sonore s’évanouit dans le silence, et elle marque par ailleurs les lignes nodales de la vibration, qui n’ont pas de forme pour mon oreille).

Si les sens ne nous fournissent pas des perceptions similaires, ce sont des questions de philosophie de la perception qu’il devient alors possible de soulever avec le dispositif. Est-ce que je perçois l’organisation des sons, quand j’entends, de la même manière que je perçois l’organisation d’une figure quand je vois[17] ? Et si les sens ne fonctionnent pas de la même façon, leurs désaccords possibles sont-ils l’occasion d’un apprentissage ? C’est une des lectures que propose Nietzsche : « un peintre auquel il manque les mains et qui voudrait exprimer par le chant l’image qu’il a devant les yeux, révélera toujours davantage par cet échange de sphères que le monde empirique ne révèle de l’essence des choses[18] ». Dans son interaction avec un autre sens, un sens viendra révéler des points aveugles de réalités dont on ne peut prétendre connaître l’existence indépendamment de la mise en forme que notre corps leur impose. Ici, il me faut l’aide de l’œil pour établir une corrélation entre les fréquences entendues et le changement des motifs de sable, puis par-là faire des hypothèses sur la nature des vibrations de la plaque (il aurait été plus difficile de concevoir les lignes nodales sans faire apparaître leur effet à la vue).

La possibilité d’une communauté de recherches sur les sensations

La démarche apparemment analytique de la communauté de recherche est-elle conciliable avec les questions laissées ouvertes sur la sensation ? Notre idée est que les figures de Chladni permettent un exercice d’attention sur nos sensations qui amène à se questionner sur les relations qu’elles entretiennent : sont-elles toujours séparées ? Si oui, à quel titre et selon quelles limites le sont-elles : dans des sphères indépendantes (une sphère par organe) qui ne s’associent que par une intervention extérieure de l’esprit ? Et par ailleurs, comment fonctionnent-elles ensemble (s’agit-il d’associations harmonieuses, ou de conflits premiers dans un corps qui ne sait trop comment faire sens des sensations – la perception ayant alors pour enjeu la création de sens sur base de ces variations sensibles) ? Les réponses philosophiques sont multiples. Les exemples qui retiennent Nietzsche en matière de perception mobilisent souvent plusieurs sens en conflit apparent, mais ce conflit permet précisément d’expérimenter la réalité et d’en enrichir le sens.

Pour que l’exercice de questionnement sur nos sensations soit réalisé de bonne foi, il faudrait qu’il n’évacue par a priori des philosophies comme celle de Dewey, dans Art as Experience. Dewey développe une approche holistique de l’expérience et des sensations : il s’agit de partir directement de l’exercice de plusieurs sens en même temps. Dans ce cadre, une expérience qui ne mobiliserait qu’un seul sens serait au fond une abstraction, chaque sens étant toujours déjà chargé de qualités d’autres sens avec lesquels il fonctionne dans l’organisme[19].

Il faudrait donc au moins que la CRP n’empêche pas une approche holistique de l’expérience (sans pour autant que l’on doive accepter que celle-ci serait la bonne solution aux questions mentionnées ci-dessus). Nous évoquions déjà en préambule le souci de contextualiser l’expérience des ateliers, il fait écho au constat lipmanien d’une fragmentation de l’éducation en différentes disciplines déconnectées :

« One of the major problems in the practice of education today is the lack of unification of the child’s educational experience. What the child encounters is a series of disconnected, specialized presentations. If it is language arts that follows mathematics in the morning program, the child can see no connection between them (…). This splintering of the school today reflects the general fragmentation of experience, whether in school or out, which characterizes modern life[20]. »

Cette critique de la fragmentation de l’expérience, ici en différentes disciplines cloisonnées, est un écho des critiques similaires que formulait lui-même John Dewey. Dans Art as Experience, il explique que cette fragmentation, loin de s’en tenir à la répartition des savoirs, s’ancre dans de nombreux dualismes (théorie vs pratique, esprit vs corps, etc.) développés au fil de l’histoire de la philosophie et amplifiés par la révolution industrielle et l’état des institutions au début du vingtième siècle. Ainsi ces dualismes ne font-ils pas apparaître la pensée comme liée à des activités pratiques, et à des expériences multisensorielles. En rebond, les sensations n’ont plus comme rôle que d’être des stimuli creux qui n’interviennent pas dans l’élaboration d’hypothèses sur notre monde, elles sont séparées selon des fins codées au préalable :

« Si l’on prend en compte l’essentiel de notre expérience telle qu’elle est en réalité vécue dans les conditions institutionnelles, juridiques et économiques actuelles, il n’est que trop vrai que ces séparations persistent. (…) Nous subissons les sensations comme des stimuli mécaniques ou des stimulations en réaction à une irritation, sans percevoir la réalité qui est en elles et derrière elles : dans la plus grande partie de notre expérience, nos différents sens ne s’associent pas pour relater une histoire unique et plus vaste. Nous voyons sans rien ressentir, nous entendons, mais c’est seulement une perception de seconde main car elle n’est pas étayée par la vision. (…) nous capitulons face à nos conditions d’existence qui contraignent nos sens à demeurer une simple excitation en surface. Tout le prestige va à ceux qui utilisent leur intellect sans participation de leur corps et qui agissent par procuration à travers le contrôle de leur corps et le travail des autres »[21].

Malgré que Lipman partage avec Dewey une certaine critique de la fragmentation de l’expérience à de multiples niveaux de nos vies, on pourrait être tenté d’émettre une réserve sur les effets malheureux que pourrait avoir l’aspect parfois analytique du dispositif de la CRP : si l’outil lui-même nous amène à définir « vision », « audition », parce qu’ils apparaissent dans une question ou un dialogue, impose-t-il par ce geste de penser malgré nous une distinction des sens et par là de présupposer par exemple une séparation des qualités sensibles (une pure vision, séparée d’une pure audition, etc.) ? Par-là le dispositif fermerait la porte à certaines hypothèses philosophiques.

Cette crainte peut être assez facilement évacuée. Comme le rappelle Madelrieux, c’est précisément par un retour réflexif sur l’expérience que l’on y isole des éléments qui vont valoir à titre d’outils, de signes, pour nous orienter et faire d’autres expériences[22]. Ainsi, même si, chez Dewey, la vision du rouge est toujours accompagnée dans l’expérience concrète de qualités non-visuelles, on peut isoler la sensation du rouge pour en faire un signe vers d’autres expériences possibles (le rouge me suggère de ne pas traverser dans certaines situations). Sur base d’expériences qui font problème, on abstrait des qualités sensibles, et on subsume des sensations sous des signes : les mots, les concepts, sont autant d’instruments abstraits pour nous permettre de faire ou de ré-imaginer une expérience. Ainsi, cela a du sens de tenter de définir le son, la vision, pour en parler. Par ailleurs, ces définitions peuvent valoir à titre d’hypothèses ; le sens des concepts est toujours en droit modifiable selon les expériences que l’on fait des entités ou des événements que l’on pense pouvoir subsumer sous lui. Dans une CRP, c’est ce qui se passe la plupart du temps : les définitions sont élaborées, contestées par des exemples, une nouvelle hypothèse est amenée. Nous gageons que les figures de Chladni sont un mode d’expérience permettant d’entretenir ce mouvement.

Comme nous le soulignions, le professeur aurait ici le rôle d’opérer une première mise en situation, idéalement coordonnée avec d’autres collègues. On pourrait très bien imaginer de construire des dispositifs similaires en classe : une membrane tendue sur un pot de peinture vide et un peu de sable peuvent très bien s’y prêter. Au niveau même de cette construction, des questions pourraient déjà émerger. Une fois le dispositif réalisé, la CRP pourrait être lancée par une première question du professeur lors de l’expérimentation : que pouvez-vous décrire à partir de ce que vous sentez ?

En plus de proposer aux élèves d’amener eux-mêmes les questions que cela leur pose, le professeur peut se préparer à rebondir sur les descriptions des élèves par des questions qui amèneront à formuler des hypothèses, conceptualiser, etc. Nous en avons disséminées au fur et à mesure de cet article. Y a-t-il une figure pour chaque son ? Et inversement ? Les perceptions résultant d’un de nos sens (les figures visuelles) ont-elles leur équivalent dans un autre sens (les sons entendus) ? Nos sensations nous apprennent-elles quelque chose de la réalité en elle-même ? Peut-on comprendre le monde avec un seul sens ? Comment organise-t-on ce que l’on sent ? L’organisation et la forme des images est-elle similaire à l’organisation des sons ? Peut-on faire fonctionner des sens séparément (au point de ne faire plus que toucher, ou voir, ou entendre) ?

  • Chladni, E. F. F. (1809), Traité d’Acoustique, Paris, Courcier.

  • Dewey, J. (1934), L’Art comme Expérience, trad. fr. J.-P. Cometti et al., Paris, Gallimard (2005).

  • Landgraf E. (2013), The Physiology of Observation in Nietzsche and Luhmann. Monatshefte fûr deutschsprachige Literatur und Kultur, vol. 105, n°3, p. 472-488.

  • Lipman M., Sharp A. M., Oscanyan F. S. (1977), Philosophy in the Classroom, N-J, IAPC.

  • Lydon, S. (2018), Signatura rerum : Chladni’s Sound Figures in Schelling, August Schlegel, and Brentano. The Germanic Review: Literature, Culture, Theory, vol. 18, n° 4, p. 334-350.

  • Madelrieux S. (2016), La Philosophie de John Dewey, Paris, Vrin.

  • Nietzsche F. (1873), Vérité et mensonge au sens extra-moral, dans Nietzsche F. (1969), Le Livre du Philosophe, trad. A. Kremer-Marietti, Paris, GF.

  • Schopenhauer A. (1859, 3ème éd.), Le Monde comme Volonté et Représentation, trad. fr. C. Sommer et al., Paris, Gallimard, 2009.

Notes
  1. Lydon S. (2018) montre très bien le retentissement de Chladni dans la philosophie allemande de la fin du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, notamment chez Goethe, Schelling, Schlegel et Clemens Brentano. Le traité de Chladni est par ailleurs lu pour son apport à l’Acoustique, il est par exemple cité dans le § 52 du livre III du Monde comme Volonté et Représentation: Schopenhauer (1859, 3ème éd.). ↩︎

  2. Lors du colloque sur les nouvelles pratiques philosophiques (Liège, 18 et 19 novembre) nous envisagions essentiellement un public de jeunes de 15 ans ou plus. Dans le cadre du cours de Philosophie et citoyenneté, il nous semble que des ponts pourraient être tirés avec un cours de physique sur les ondes, ou un cours de sections professionnelles (les figures de Chladni peuvent être déclinées dans la construction de dispositifs similaires utilisant des baffles et des générateurs de fréquence plutôt que des archets). De prochaines démarches de recherche avec Houtopia (Houffalize) nous amèneront à explorer cet atelier avec des enfants du primaire. ↩︎

  3. Chladni E. F. F. (1809), Traité d’Acoustique, Paris, Courcier, 1809, p. iv. ↩︎

  4. Ibid., p. v et vi. Pour les citations de ce paragraphe. ↩︎

  5. Ibid., p. 123. ↩︎

  6. Cette question de la mise en langage de l’expérience est soulignée par S. Lydon (2018). ↩︎

  7. Lipman M. et alii (1977), p. 6. Voir aussi Dewey, J., Art as Experience ↩︎

  8. Différentes vidéos sont disponibles sur internet. Voir par ex. les vidéos de Bruce Yeany https://www.youtube.com/watch?v=eskZ3OORfYM&list=PLXtFLgqYtbgrrobMkv90r-ry39w_pbKzI&index=3 . Il est possible de réaliser des dispositifs à partir de cylindres sur lesquels on tend un ballon de baudruche que l’on fera vibrer à différentes fréquences. Il suffit alors de disposer un peu de sable ou de sel sur la surface du ballon. Ou encore de coller un morceau de miroir sur le ballon, de pointer un laser dessus. La réflexion donnera certaines figures, projetées sur le mur, selon les fréquences de résonance du ballon tendu. Il s’agit ici des figures de Lissajous, mais elles peuvent mener à des questions similaires au dispositif de Chladni. ↩︎

  9. Voir http://images.math.cnrs.fr/Les-figures-sonores-de-Chladni.html ↩︎

  10. Chladni E. F. F. (1809), op. cit., p. vii. ↩︎

  11. On pourrait nous rétorquer qu’on cherche la petite bête, mais il s’agit là précisément du rôle d’une expérience. Faire abstraction de la place de l’air dans l’expérience de Chladni est compliqué : il faudrait imaginer faire l’expérience sur une planète sans atmosphère, en collant notre oreille sur la plaque (pour entendre, il faut « une continuation de matière quelconque entre le corps vibrant et les organes de l’ouïe » – p. 262). Et dans ce cas encore, on devrait faire une remarque toute simple : notre oreille déformerait le motif de sable. L’expérience ne serait concluante qu’à faire abstraction du corps qui perçoit, comme si notre oreille était un point inexistant n’affectant pas le dispositif, mais directement en son cœur (comme si l’oreille pouvait être dans la vibration-même sans l’affecter). ↩︎

  12. Ibid., I, section 1, § 3, p. 6. ↩︎

  13. Ibid., II, ch. 1, §30, p. 46. ↩︎

  14. Lydon dit que les figures agissent pour Schelling comme une signatures des choses : Lydon S. (2018), p. 341- 343. ↩︎

  15. Nietzsche F. (1873), p. 121. ↩︎

  16. Voir Landgraf E. (2013), p. 474. ↩︎

  17. Si je sais identifier que cette figure que je vois devant moi est une croix, il m’est plus difficile d’entendre la période des vibrations d’une onde sonore (de savoir précisément que cette vibration est d’une fréquence de 440 Hz quand je l’entends). Il s’agit d’un problème classique de philosophie de la musique : la musique est-il une arithmétique inconsciente comme le propose Leibniz ou doit-on exprimer les doutes que Kant formule dans la Critique de la Faculté de Juger (§ 14 et 50-53) quant à la possibilité de percevoir la forme des sons ? Chladni (1809, p. 10) est conscient de ce problème et se positionne : « L’oreille, sans compter les nombres mêmes, aperçoit l’effet des rapports et de la concurrence des vibrations simultanées lorsqu’elles reviennent ensemble. Elle fait pour le temps, ce que l’œil fait pour l’espace, lorsqu’il est affecté d’une manière agréable par des rapports justes des formes, sans mesurer et sans calculer les rapports mêmes. Leibnitz s’est très bien exprimée sur cet objet ». ↩︎

  18. Nietzsche F., (1873), p. 127. Sur cette question de l’isolement des perceptions dans des sphères, l’introduction du livre de P. Montebello. Et l’article de B. Babich. ↩︎

  19. Dewey J. (1934), p. 179, 212, 220. ↩︎

  20. Lipman M. et al (1977), ch. I, 3, p. 6. ↩︎

  21. Dewey J. (1934), p. 57-58. ↩︎

  22. Madelrieux S. (2016), p. 71-73. ↩︎

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