Introduction
Dans le présent texte, je me donne pour objectif principal de soutenir que les nouvelles pratiques philosophiques – dans des modalités encore partiellement à élucider – constituent un levier efficace d’éducation scientifique et, par suite, de promotion de la culture scientifique. En partant du présupposé (ici non argumenté) selon lequel un meilleur niveau moyen de culture scientifique induit une meilleure gestion de la cité (a minima au regard de problématiques de nature scientifique), le présent texte constitue donc un plaidoyer en faveur d’investissements sociétaux stratégiques dans les nouvelles pratiques philosophiques.
À cette fin, je propose tout d’abord de délimiter les contours du truisme selon lequel « l’esprit critique, c’est bien ». En particulier, j’entends caractériser positivement la notion d’esprit critique et en souligner le principal enjeu (section 3.1), et cela avant d’en identifier les principaux leviers de renforcement articulés à différentes perspectives éducatives (section 3.2). Sur une telle base, je pose ensuite l’hypothèse selon laquelle la culture scientifique est essentiellement une modalité particulière de l’exercice de l’esprit critique (section 4.1). Après avoir dressé les principales orientations de recherches qui dévoilent les outils épistémologiques pertinents pour affûter son esprit critique au regard des sciences (section 4.2), je clos la réflexion par l’ébauche d’un modèle de promotion de la culture scientifique qui fait la part belle aux nouvelles pratiques philosophiques (section 4.3).
L’esprit critique
Qu’est-ce à dire que ceci ?
Si l’on s’accorde généralement à penser que nous avons toutes et tous à gagner à ce que nos concitoyens soient dotés d’esprit critique, nous divergeons toutefois assez vite quant à la nature exacte de ce dont nos concitoyens devraient ainsi être dotés – ou de ce qu’il s’agirait en réalité chez eux d’aiguiser. Au mieux, l’esprit critique nous apparaît souvent comme une notion un peu vague faisant typiquement écho à l’exercice d’une certaine sagacité aux contours un peu flous. À cet égard, serait critique celle ou celui qui ne « goberait » pas béatement tout ce qu’on lui présente mais, au contraire, le passerait préalablement au crible de sa raison (ou plus exactement d’une raison bien menée). Afin de proposer une caractérisation plus fine du concept que ce que ce sens commun nous enjoint à adopter, il peut être utile de procéder négativement, et cela en identifiant deux repoussoirs fréquemment associés à ce que l’esprit critique ne saurait être.
Dans une telle perspective et premièrement, on s’accordera à dire que l’esprit critique proprement compris ne peut se réduire à une simple hypertrophie du doute. Être critique ne saurait en effet s’entendre comme l’adoption d’une posture radicalement sceptique à l’aune de laquelle toute affirmation de connaissance serait suspecte. Si une telle posture possède bel et bien un certain attrait philosophique, en témoigne sa grande vivacité face à la majorité des épistémologies qui la condamnent depuis son avènement dans l’Antiquité – on pensera ici en particulier à la figure quasi mythologique de Pyrrhon d’Élis –, elle se révèle pourtant totalement hors de propos. Dans la mesure où justifier correctement une telle affirmation demanderait d’en appeler à des considérations qui ne feraient ici qu’obscurcir les enjeux réels de l’article, on se contentera de convoquer à son appui le raisonnement de sens commun suivant, basé sur l’exemple : toutes les affirmations de connaissance ne sont pas douteuses dans la mesure où existent des affirmations de connaissance non douteuses. En voici d’ailleurs un petit échantillon non exhaustif : « il existe une revue appelée Diotime » ; « quelqu’un est en train de lire un article (à prétention) philosophique » ; « je possède des yeux » ; et enfin (peut-être un peu plus audacieusement) « la terre est ronde »[1]. Douter de la vérité de telles affirmations est peut-être un exercice auquel il est loisible de s’adonner dans certains contextes paranoïaques – à commencer bien sûr par l’épistémologie[2] –, mais dans l’écrasante majorité des contextes au sein desquels nous menons nos vies, être sceptique à l’égard de telles affirmations ne constitue pas tant l’exercice d’un quelconque esprit critique qu’un simple manque de jugement ou de discernement. Si vous veniez en effet à douter (maintenant) du fait que quelqu’un est en train de lire (maintenant) un article (à prétention) philosophique, il y aurait à espérer – du moins pour votre intégrité mentale et physique – qu’être ou non doté d’esprit critique soit présentement le cadet de vos soucis.
Ensuite et dans un mouvement similaire, on concèdera aussi assez facilement que l’esprit critique ne saurait se fondre dans ce qui s’apparenterait à une défiance systématique envers toute parole autorisée, d’autorité, conforme ou, plus largement, « consensuelle ». Se poser d’emblée et toujours comme un « libre penseur rebelle » face à une horde de « moutons » qui s’accordent sur certaines idées répandues se révèle aux antipodes de la démarche critique, aussitôt que de telles idées se révèlent parfaitement fondées ou raisonnables. Penser que le prince Laurent de Belgique est en réalité le fils caché de Johnny Hallyday et de Nana Mouskouri à la simple raison que vous vous refusez à adhérer benoîtement à la doxa populaire selon laquelle il serait plutôt le fils de ses parents putatifs – à savoir le Roi Albert II et la Reine Paola – ne ferait pas de vous quelqu’un de particulièrement « critique », en dépit de votre statut de cible prioritaire auprès des services secrets de la royauté.
On s’accordera ainsi aisément sur cette double idée : faire preuve d’esprit critique ne consiste ni à douter partout et tout le temps, ni à se défier ou se méfier de tout discours ambiant. Attention cependant : un tel accord ne saurait occulter un fait qu’il incombe maintenant de mettre en lumière, à savoir que, bien sûr, douter et se défier sont des modalités nécessaires à l’exercice de l’esprit critique et, plus largement, à toute prétention d’accès à la connaissance (qu’elle soit de nature scientifique, philosophique ou historique). Bien sûr, être critique impose un certain exercice du doute et de la défiance. Mais – comme nous l’enseignent les deux repoussoirs identifiés plus haut – pas n’importe quel exercice du doute ou de la défiance. En tous les cas tout du moins, pas celui dont il a été question jusqu’ici. Loin d’imposer la pratique du doute hyperbolique ou de la défiance systématique, l’esprit critique requiert plutôt de cultiver la juste mesure de doute et de défiance, celle que l’on qualifie parfois judicieusement de mesure « raisonnable ». La question à mille francs (qu’il ne nous appartient bien sûr pas d’esquiver) est évidemment la suivante : afin d’être vraiment doté d’esprit critique, quelle est donc cette juste mesure de doute et de défiance qu’il s’agit d’exercer ?
À cette question nous répondrons ici de la façon suivante : être critique (de la bonne façon) face à un discours donné consiste à ne douter/se défier ni trop peu – on le « gobe » – ni trop fort – on le rejette d’emblée – mais à la mesure du degré de fiabilité même de ce discours. En articulant cette idée à la notion clé de « confiance » qui est autant en jeu, en creux, dans l’exercice du doute que celui de la défiance, cette réponse peut être reformulée sous la forme d’une caractérisation positive de l’esprit critique : faire preuve d’esprit critique consiste à ajuster/accorder/proportionner son niveau de confiance en un discours à la fiabilité de celui-ci. À l’aune d’une telle compréhension de la notion, on dira par exemple de quelqu’un qu’il est critique dans le cas où il accorde peu de confiance aux discours qui affirment que la terre est plate – car ceux-ci sont peu fiables – mais une grande confiance aux discours qui affirment qu’elle est ronde – car ceux-ci sont très fiables[3].
L’esprit critique, ça s’éduque
Nous voici donc dotés d’une compréhension positive de l’esprit critique qui capture correctement les connotations généralement associées à la notion, comme par exemple celles de jugement – être critique revient à juger à bon escient – ou de discernement – être critique revient à séparer le bon grain de l’ivraie. Cela étant, cette compréhension est encore lacunaire sur un point crucial. Comment déterminer en effet le degré de fiabilité exact d’un discours afin de déterminer la mesure de confiance (ou, par effet de levier, de doute ou de défiance) qu’il convient d’adopter à son égard ?
C’est sans doute l’un des grands malheurs de notre condition humaine finie que nous ne soyons pas dotés d’un « fiablomètre » inné qui nous permettrait de savoir directement qui de « la terre est plate » et de « la terre est ronde » constitue l’affirmation la plus fiable. Dans la plupart des cas, déterminer le degré de fiabilité d’un discours requiert d’être familier avec – et donc d’avoir été entrainé à reconnaître – divers indicateurs de sa fiabilité qui n’ont malheureusement rien d’immédiats. Dans ce qui suit, nous ne balaierons pas ce problème sous le tapis. Il sera traité en temps utiles (en l’occurrence dès la section 3.2) au regard des discours de type scientifique.
Dans un rapport récent codirigé par Elena Pasquinelli et Gérald Bronner[4], quatre stratégies éducatives ont été identifiées qui, correctement convoquées, conduisent à renforcer l’esprit critique tel que caractérisé plus haut. Les deux premières d’entre elles – l’éducation aux contenus et aux médias –, bien qu’importantes, ne nous occuperont pas ici. Plus directement pertinentes pour notre propos sont en effet les deux dernières, dans la mesure où elles font la part belle à la philosophie. Il s’agit en effet pour les auteurs de considérer qu’avoir un esprit critique affûté requiert une éducation dédiée à la logique et à la théorie de l’argumentation – et cela afin d’être en mesure de différencier les argumentaires recevables de ceux qui s’avèrent fallacieux – ainsi qu’une éducation à l’épistémologie – dans l’esprit d’être en mesure d’identifier les raisons qui indiquent qu’un discours de connaissance donné se révèle bien justifié.
Si éduquer à l’esprit critique en passe ainsi (notamment) par la philosophie (du moins dans ses dimensions logiques et épistémologiques), il nous reste à établir que, de philosophie, c’est essentiellement celle qui s’incarne dans les nouvelles pratiques qu’il s’agit d’émuler en priorité, à tout le moins dans le contexte qui va maintenant nous occuper, à savoir celui, particulier, des discours (aux prétentions) scientifiques.
La culture scientifique
Qu’est-ce à dire que ceci ?
Dans un article d’opinion récent[5], divers philosophes et scientifiques ont fait état d’une recommandation destinée à améliorer les dispositifs de promotion de la culture scientifique en Belgique. Si chercher à promouvoir la culture scientifique ne constitue en rien une entreprise controversée ou même originale, l’hypothèse proposée à l’appui de cette entreprise se révèle plus intéressante pour l’objet premier de cet article. En substance, celle-ci est la suivante : promouvoir la culture scientifique n’en passe pas uniquement par une éducation aux contenus des sciences (leurs données, résultats ou encore théories), mais aussi et surtout par une éducation à la nature des sciences selon diverses dimensions (sociologiques, historiques mais, surtout, philosophiques), c’est-à-dire essentiellement une éducation dédiée à appréhender comment les sciences fonctionnent (en tant qu’institutions sociales mais aussi en tant que démarches de production et de validation de connaissances). Au regard d’une telle hypothèse, se cultiver aux sciences ne requiert donc pas uniquement de chercher à rentrer dans les bottes d’« insiders marginaux » – à savoir, en substance, de scientifiques amateurs –, mais plutôt à s’efforcer d’endosser le rôle d’« outsiders compétents » – c’est-à-dire de non-scientifiques néanmoins capables d’identifier les discours authentiquement scientifiques. Dans une telle perspective et sous la forme d’un slogan, l’hypothèse proposée consiste à dire qu’« être scientifiquement cultivé ne consiste pas tant en connaitre la science qu’en la reconnaitre ».
Au regard des considérations développées en section 2.1 relativement à la notion générique d’« esprit critique », la promotion de la culture scientifique ici envisagée peut se comprendre en les termes suivants : être scientifiquement cultivé consiste (aussi) à être critique à l’égard des discours (présentés comme) scientifiques. L’exemple que nous avions alors évoqué relativement aux discours s’opposant quant à la forme de la terre peut ici être convoqué à nouveaux frais. Si l’on fera bel et bien preuve d’esprit critique aussitôt qu’on accordera une grande confiance en les discours « rondistes » au détriment des discours « platistes », on sera ipso facto scientifiquement cultivé en reconnaissant dans le même mouvement que les premiers discours s’avèrent scientifiques alors que les seconds ne le sont pas[6].
Le véritable enjeu : où est la fiabilité ?
C’est à ce stade que le problème identifié en section 2.2 ne peut plus être évité. Remis au goût de l’état présent de la discussion, au niveau duquel le lien entre culture scientifique et esprit critique a été opéré, il peut se formuler de la façon suivante : comment savoir, surtout depuis une posture d’« outsider », qu’un discours donné est authentiquement (et non faussement) scientifique et, ce faisant, fiable ?
Fort à propos, cette question n’est ni nouvelle ni originale. Elle est en l’occurrence inscrite à l’agenda des épistémologues depuis de nombreuses années (sinon, en forçant à peine le trait, de nombreux siècles), d’où il ressort une abondance de pistes de réponse ayant déjà fait l’objet d’évaluations critiques. L’enjeu ici n’est bien sûr pas d’en faire un quelconque état de l’art, même parcellaire. Plus modestement, il s’agit d’en distinguer deux variétés et de les associer à des lieux de recherches et des problématiques philosophiques spécifiques, ceci dans l’esprit que toute personne désireuse de s’y intéresser au regard des nouvelles pratiques philosophiques puisse savoir exactement où chercher afin de garnir ou d’étoffer sa boite à outils.
D’une part, au regard de ce qu’on qualifiera, pour des raisons rendues évidentes dans un instant, de « fiabilité interne », on peut considérer à titre d’indicateurs de fiabilité d’un discours donné toutes ces caractéristiques inhérentes à ce discours qui concourent à rendre compte de pourquoi celui-ci est correctement justifié. Aussitôt que ce discours est de type scientifique, la recherche de tels marqueurs de fiabilité internes ressortit à une problématique bien connue, dite « de la démarcation ». Une telle problématique est typique de ce domaine d’étude particulier qu’est l’épistémologie appliquée aux sciences (comme branche de la philosophie générale des sciences) et consiste essentiellement en la recherche de critères à l’aune desquels une démarcation entre sciences et pseudosciences pourrait être opérée. En d’autres termes, il s’agit ici d’un sujet de recherche philosophique à l’aune duquel les conditions de « ce qui fait science », et donc de ce qui rend fiable car bien justifié un discours à prétention scientifique, sont mises en évidence.
Évoquons quelques exemples de telles conditions afin de rendre plus concrètes ces considérations somme toute assez théoriques. Dans la lignée de la philosophie des sciences « classique » de quelqu’un comme Popper[7], on dira d’un discours qu’il est scientifique s’il cristallise un antidogmatisme marqué par le fait que le discours en question exhibe volontiers les possibilités de sa propre réfutation. Un tel critère fait d’emblée sens, un discours donné étant en effet d’autant plus fiable qu’il résistera à la réfutation alors même qu’il a mis en évidence – plutôt qu’occulté – ses propres points faibles. À l’aune d’une telle vision des choses, les discours platistes se révèlent ainsi bien souvent non scientifiques – donc non fiables, et donc non dignes de confiance par une personne critique ou scientifiquement cultivée –, dans la mesure où les possibilités nombreuses qu’ils se trompent sont systématiquement niées ou écartées afin de protéger le discours comme un dogme. Des exemples de telles manœuvres de protection du discours sont bien connus : face à la prédiction falsifiée selon laquelle tout voyage indéfini en ligne droite devrait finalement aboutir à un « bord » de la terre, les platistes invoquent la présence de champs magnétiques d’origine inexpliquée qui dévient imperceptiblement ces voyages loin des « bords » de la terre, ceux-ci restant ainsi à jamais inaccessibles à l’observation ; face aux clichés satellites montrant une planète approximativement sphérique, les platistes invoquent un complot de la NASA impliquant le trucage des appareils photos ou des satellites en question ; face à la vision claire d’une courbure de l’horizon dans tout vol en altitude, les platistes invoquent des hallucinations dues au manque d’oxygène en haute atmosphère etc.
Un autre exemple d’indicateur de fiabilité interne est celui-ci : un discours sera davantage scientifique, et donc fiable, s’il est consistant avec d’autres discours déjà tenus, pour des raisons indépendantes, pour fiables[8]. En illustrant ce critère au regard de notre exemple récurrent, on notera en effet que les discours platistes sont peu fiables car inconsistants avec de nombreux savoirs considérés comme établis. Si l’on considère par exemple en effet que les planètes se sont formées (et se maintiennent en forme) par agrégation gravifique de matière, et qu’on adhère à l’idée selon laquelle la force gravitationnelle est une force à symétrie sphérique, alors il découle que les objets massifs (de mesure suffisante, comme les planètes ou les étoiles) doivent être de forme (approximativement) sphériques. À un tel égard, les discours platistes sont donc incohérents avec une certaine compréhension de ce qu’est la gravité, et une telle incohérence ne plaide pas en leur faveur (du moins jusqu’à ce qu’il soit légitime de penser que cette compréhension de la gravité se fourvoie lourdement).
Cette première idée (selon laquelle existent des indicateurs de fiabilité internes attachés aux discours scientifiques et mis en évidence par une tradition de philosophes s’étant penchés sur le problème de la démarcation) souffre toutefois d’un problème évident aussitôt qu’il s’agit de penser sa mise en pratique au service de la promotion de la culture scientifique : des tels critères sont éminemment techniques et complexes. Évaluer la mesure dans laquelle ils s’avèrent satisfaits par un discours donné n’est donc que rarement accessible au profane, c’est-à-dire précisément à celle ou celui visé par la promotion de la culture scientifique. S’il s’agit en effet de savoir par exemple si une affirmation donnée au sujet de la virologie est proprement scientifique et donc fiable, il ne nous appartient pas d’aller compulser la littérature spécialisée sur le sujet afin de tenter d’y déceler les traces de ces indicateurs que la tradition de la philosophie des sciences aura permis d’identifier.
Fort heureusement, il existe une stratégie plus aisément exploitable à cette fin, et qui ressortit à une seconde catégorie d’indicateurs de fiabilité que nous pourrions qualifier, par contraste, d’« externes ». L’enjeu n’est en effet plus ici de mettre le doigt sur ces vertus inhérentes à un discours donné qui le rendraient fiable, mais plutôt de décharger cette responsabilité épistémique sur les épaules d’une source considérée, elle, comme capable de le faire à notre place (et de nous le communiquer honnêtement). En substance donc, et dans l’esprit d’une division du travail cognitif dans un monde empli de discours de plus en plus nombreux et spécialisés, il s’agit, face à un discours à prétention scientifique, de se poser la question suivante : la source d’un tel discours – à savoir une ou un scientifique lambda – est-elle fiable ?
À nouveau ici, une telle question a déjà fait l’objet de recherches extensives, cette fois dans le champ particulier de l’épistémologie sociale, et en particulier relativement à cette problématique de recherche qu’est celle dite « de l’expertise »[9]. La question n’est donc plus ici de savoir si un discours donné rencontre les conditions de justification requises pour être jugé scientifique, mais plutôt de savoir si l’experte ou l’expert (putatif) qui nous communique ce discours est en position de nous le garantir. Et à ce niveau comme à celui traité précédemment, des exemples de travaux peuvent être épinglés, qui offrent autant de pistes pour promouvoir une confiance bien proportionnée envers les discours scientifiques[10]. Des exemples de telles pistes, prenant la forme d’indicateurs de fiabilité à exploiter pour proportionner adéquatement notre confiance, sont le fait que la source de l’information possède la compétence pour garantir la bonne justification interne de l’information – La source a-t-elle été formée dans le champ approprié ? Y-est-elle reconnue par ses pairs ? Ses travaux sur le sujet ont-ils été récompensés ? – mais aussi l’honnêteté requise pour transmettre l’information sans distorsion – La source a-t-elle un passif de malversations ? Tombe-t-elle sous le coup de conflits d’intérêts mercantiles, politiques ou idéologiques ?
On le voit donc, l’épistémologie n’est pas restée silencieuse quant aux divers leviers qu’il nous appartiendrait d’exploiter afin de déterminer le degré de fiabilité (interne ou externe) de discours scientifiques donnés. Encore faut-il maintenant que de tels leviers quittent la sphère spécialisée des épistémologues pour faire son entrée sur la « place du marché socratique » où tout un chacun aura le loisir de se les approprier.
Le modèle du « déficit » vs. le modèle NPP
Malheureusement, le moins que l’on puisse dire est que, à ce dernier égard, le système éducatif (à tout le moins le belge) se révèle imperméable à une telle transposition. Il semblerait en effet que celui-ci reste inexorablement cantonné à une conception de la promotion de la culture scientifique qui soit dépositaire d’un modèle théorique dépassé. Un tel modèle, parfois appelé « modèle du déficit », s’articule à l’idée selon laquelle cultiver la science demande exclusivement de combler chez le public profane un déficit de connaissance des résultats scientifiques. À l’aune d’un tel modèle, celles et ceux à qui il incombe de promouvoir la culture scientifique – les enseignants, les vulgarisateurs, les médiateurs scientifiques, etc. – remplissent donc un rôle commun, à savoir celui de « combler » ce déficit chez les profanes en transmettant des savoirs jugés manquants. Dans un telle perspective et pour le dire platement : si vous souhaitez être scientifiquement cultivés, suivez donc des cours de science (à l’école ou au dehors), lisez donc des livres de sciences (éventuellement vulgarisés), écoutez donc des conférences ou des podcasts de sciences (éventuellement vulgarisés)… bref : efforcez-vous, tant que faire se peut, de devenir ce que nous avions appelé des « insiders marginaux », c’est-à-dire des personnes possédant bon an, mal an certaines idées de sciences (éventuellement d’ailleurs mal digérées).
Une telle approche ne saurait être suffisante, ou à tout le moins optimale. Au regard plus général d’une éducation à l’esprit critique, elle s’apparenterait en effet à ne choisir consciemment d’exploiter qu’un unique levier parmi les 4 identifiés en section 2.2, à savoir celui articulé à l’éducation aux contenus. Un modèle alternatif qu’il s’agirait d’émuler – appelons-le ici le « modèle NPP »[11] – serait celui qui, non pas en opposition mais en sus du modèle du déficit décrit plus haut, proposerait également de promouvoir la culture scientifique en adjoignant aux nécessaires apprentissages des contenus un apprentissage quant à la nature et au fonctionnement de la science. Ce n’est en effet que par le biais d’une éducation faisant aussi la part belle à l’épistémologie, notamment au travers d’une formation à la reconnaissance des indicateurs de fiabilité discutés en section 3.2, qu’une véritable promotion de la culture scientifique peut être envisagée le long des lignes directrices évoquées en section 3.1 (en préférant faire des profanes des « outsiders compétents »)[12].
Mais comment implémenter un tel modèle alternatif dans la pratique ? C’est à ce stade de la réflexion qu’entrent en scène les nouvelles pratiques philosophiques, en tant que ces modalités d’éducation à la philosophie (ici dans sa dimension épistémologique) qui rompent avec le modèle vertical de scientifiques « sachants » transmettant leurs sciences aux non-scientifiques « non sachants ». Sur le mode d’ateliers participatifs où sont davantage stimulés les apprentissages par la pratique de facultés à penser, et à penser correctement, c’est tout un univers de possibilités qui s’ouvre pour explorer les modalités d’un cheminement vers, non le savoir, mais la compétence de reconnaître ce qui peut compter comme savoir (et ce vers quoi, donc, il s’agit d’orienter sa confiance).
Et c’est aussi à ce niveau que je me dois de reconnaître les limites de ma propre expertise en laissant les lectrices et les lecteurs sur leur faim. Car il ne m’appartient certainement pas de m’improviser pédagogue – ou même animateur philo – pour préciser quelles seraient les modalités optimales d’une mise en pratique du « modèle NPP ». Modestement, je me contente ici d’ouvrir une porte – la culture scientifique requiert des facultés critiques autant (sinon plus) que du savoir, et promouvoir l’exercice de telles facultés est taillé sur mesure pour les nouvelles pratiques philosophiques –, et je laisse maintenant le soin aux convaincus de la franchir.
Conclusion
Dans cet article, je me suis donné comme objectif principal de soutenir que la culture scientifique est davantage une modalité particulière de l’exercice de l’esprit critique – compris en les termes d’une confiance prodiguée à bon escient – qu’une question de connaissance à proprement parler. Après avoir présenté les grandes lignes d’une telle hypothèse, j’ai indiqué des lieux particuliers de la réflexion épistémologique contemporaine où pourraient être puisés les outils pour promouvoir la culture scientifique ainsi conçue. Sur ces bases, j’ai défendu l’idée selon laquelle la manière générale de promouvoir la culture scientifique dans l’enseignement (belge) est limitée, et qu’elle gagnerait à réfléchir aux modalités pratiques d’implémentation d’un modèle alternatif qui se révèle taillé sur mesure pour les nouvelles pratiques philosophiques. En ceci réside une opportunité pour ces pratiques d’infuser une sphère sociale qui, aujourd’hui plus que jamais au regard de problématiques scientifiques qui défraient régulièrement la chronique, en a grand besoin.
Cette réponse du sens commun au défi du scepticisme radical est bien connue des épistémologues. Elle a par exemple été très sérieusement défendue au travers d’affirmations (adjointes à une gestuelle précise) comme : « Voici une main ». Cf. Moore, G.E. (1939). Proofs of an External World. Proceedings of the British Academy, n°25, p. 273-300. ↩︎
Que l’épistémologie constitue ce contexte particulier où le doute hyperbolique est autorisé sans craindre le ridicule est par exemple défendu par certains philosophes dits « contextualistes ». Cf. Lewis, D.K. (1996). Elusive Knowledge. Autralasian Journal of Philosophy, n°74, p. 549-567. ↩︎
Notons qu’il n’est pas utile d’en référer ici directement à l’idée de « vérité » selon laquelle, par exemple, il y aurait lieu de donner sa confiance en les discours vrais et de la refuser aux discours faux. Le concept de « fiabilité », entendu comme « probabilité d’être plus proche de la vérité que de la fausseté » est éminemment plus flexible en tant qu’il autorise à penser une gradation des discours dans leur degré d’adéquation avec le monde. ↩︎
Pasquinelli, E. et Bronner, G. (2021). Éduquer à l’esprit critique. Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation. VDEF_Eduquer_a_lesprit_critique_CSEN.pdf (reseau-canope.fr) [consultation le 3/12/2021]. ↩︎
« ‘Fake news’ et culture scientifique, une recommandation », paru dans le quotidien belge Le Soir le 19 février 2019. https://www.lesoir.be/281339/article/2020-02-19/fake-news-et-culture-scientifique-une-recommandation [consultation le 3/12/2021]. ↩︎
Les lecteurs attentifs auront sans aucun doute reniflé ici la présence d’un présupposé tacite (assumé mais non interrogé), à savoir celui selon lequel la scientificité d’un discours entraîne sa fiabilité. Ce présupposé peut être justifié de façon expéditive (quoique pas très « honnête », mais cela suffira pour le présent contexte) en soulignant qu’il n’est pas inapproprié de définir la science comme cette entreprise qui s’est historiquement et sociologiquement construite de telle sorte à générer les discours les plus fiables sur les aspects purement factuels du monde. La « malhonnêteté » d’une telle justification tient à sa nature en apparence stipulative. Mais cette apparence peut être levée aussitôt qu’on identifie – et ceci n’est pas déraisonnable – la fiabilité de discours factuels à l’ampleur de la résorption des possibilités qu’ils soient faux au regard des données probantes collectées à une période donnée, ce en quoi consiste précisément l’enjeu de toute démarche scientifique. Les lecteurs aux nez fin peuvent donc se rassurer. ↩︎
Voir en particulier Popper, K.R. (1973 [1934]). La logique de la découverte scientifique. Payot. ↩︎
Un tel critère apparaît par exemple dans la liste des vertus épistémiques des théories scientifiques mise en avant par Thomas Kuhn dans : Kuhn, T. (1977). Objectivity, Value Judgment, and Theory Choice. The Essential Tension: Selected Studies in Scientific Tradition and Change. The University of Chicago Press. ↩︎
On parle parfois aussi d’épistémologie du « témoignage », les témoignages d’autrui constituant une source abondante de connaissances en sus de celles classiquement étudiées par la tradition philosophique, à savoir l’expérience (voie de l’empirisme) et la raison (voie du rationalisme). ↩︎
Voir par exemple : Anderson, E. (2012). Democracy, Public Policy, and Lay Assessments of Scientific Testimony. Episteme, n°8, p. 144-164. ↩︎
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, « NPP » signifie ici « Né au Pôle Philo » (www.polephilo.be). ↩︎
Notons que la légitimité du modèle NPP n’est pas que théorique. Des études empiriques récentes indiquent en effet qu’un apprentissage de l’épistémologie promeut la culture scientifique en plus de mettre à mal une présupposition erronée du modèle du déficit, à savoir celle de la « percolation » selon laquelle apprendre des contenus scientifiques ferait gratuitement apprendre l’épistémologie (la compréhension du fonctionnement des sciences « percolerait » naturellement d’un apprentissage des résultats des sciences). En réalité, il est même plausible qu’un rapport de renforcement inversé se produise, à savoir depuis l’épistémologie vers les sciences, au sens où s’éduquer à l’épistémologie rendrait plus apte à maitriser les contenus scientifiques. Voir par exemple :Michel, H. & Neumann, I. (2016), Nature of Science and Science Content Learning. Science & Education, n°25, p. 951-975. ↩︎