En 2016, la Belgique francophone s’est dotée d’un nouveau cours qui accompagne les élèves de la troisième année maternelle à la dernière année du cursus obligatoire, la sixième année de l’enseignement général et la 7e année de l’enseignement professionnel. Ce cours, intitulé cours de philosophie et citoyenneté, se donne comme objectif d’articuler la démarche philosophique aux enjeux et à la pratique de la citoyenneté. Au regard de cet objectif, on remarque immédiatement la filiation de ce cours au philosopher plutôt qu’à une introduction à la philosophie entendue comme histoire des idées et des concepts. Pour y parvenir, les professeurs de philosophie et citoyenneté disposent de cinquante minutes par semaine auxquelles s’ajoutent cinquante minutes supplémentaires pour les élèves qui en font la demande. Indiquons tout de suite que cette deuxième heure de cours n’est pas organisée de la même manière que la première, le groupe classe peut changer du tout au tout et sa taille varier fortement. Aussi, dans de telles conditions de travail, dont nous ne discuterons pas ici, par souci d’économie et parce qu’elles ont été et sont encore largement commentées, la question primordiale que s’est posée tout professeur de philosophie et citoyenneté fût de savoir comment faire de la philosophie[1] en si peu de temps avec un public aussi hétéroclite.
Cette réflexion concernant la philosophie se fit à l’instar de celle de Goodman, bien inspirante, sur l’art. Selon le philosophe, poser la question « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » revient à mal formuler la question. Dans un célèbre exemple où il se demande si un Rembrandt fonctionne artistiquement lorsqu’il sert à boucher une fenêtre cassée (Goodman, 1978), l’auteur indique qu’il faudrait plutôt lui substituer la question « quand y a-t-il art ? ». Assumant ce décalage comme déclencheur d’une approche différente de l’enseignement du philosopher, la question n’était plus « qu’est-ce que la philosophie ? », mais bien « quand y a-t-il philosophie ? » Avant d’en arriver à la proposition concrète de cet article, il est important d’avoir à l’esprit que ma démarche n’est en rien une démarche qui vaut pour tous les professeurs de CPC. Parce que les pratiques des enseignants, les niveaux d’enseignement et les formations des enseignants sont différents, les notions et idées que je proposerai dans cette réflexion doivent être considérées comme une initiative personnelle, le fruit d’échanges et de discussions et non une manière de philosopher « à la belge ». Partant donc de cet axiome selon lequel le philosopher se base sur des moments, nous pouvons en déduire que l’objet sur lequel s’applique cette démarche est d’une importance capitale. C’est d’ailleurs là une constante dans la philosophie pour « enfant », portant son attention sur l’émergence et la tenue d’une démarche philosophique exigeante, elle porte une attention particulière aux objets qui sont à même de la voir éclore et se développer.
C’est donc selon une approche des objets plus que de la démarche elle-même qu’est venue l’idée d’une catégorisation de ces premiers apparaissant dans le cadre pédagogique. Un film est-il philosophique ? Une recette de cuisine écrite par Kant le serait-elle ? Le compte-rendu d’un atelier peut-il prétendre au caractère d’objet philosophique ? Ces questions innocentes s’en trouvent à bien y regarder assez complexes et problématiques[2]… La catégorisation que je propose ici n’est en aucun cas épistémique ou ontologique, elle est purement de nature pédagogique. Pour s’en convaincre, rappelons que le traitement de ces objets se fait toujours par une démarche qui est celle de la philosophie et dans un cadre bien précis : le cadre scolaire. Ainsi, parler des objets à potentiel philosophique relève bien moins d’une « cartographie » des étants que d’une taxonomie qui a pour but de faciliter la mise en place d’une façon de pratiquer la démarche philosophique. L’idée de cette catégorisation est donc de proposer un outil de sélection des objets propices à l’apparition et au développement de la démarche philosophique dans une dimension citoyenne qui fasse également sens pour l’élève sur un temps long[3]. Temps long qui nécessite une diversité d’approches liée à la variété du public et aux différents objectifs du cours[4].
Les objets à potentiel philosophique (OPP)[5]
Commençons par poser une première définition de ce que nous appelons un objet à potentiel philosophique : « objet qui rend possible à son encontre un traitement, c’est-à-dire une approche, philosophique. Partant de l’hypothèse que tout objet peut, à des degrés variables, faire l’objet d’une approche philosophique, le caractère potentiel détermine la propension à se laisser traiter premièrement de manière philosophique ».
Pour bien saisir cette définition et ne pas y voir une analogie avec « la substance dormitive de l’opium », il nous faut préciser le caractère potentiel ici donné. Par potentiel, nous entendons une notion évoquant celle en physique d’énergie potentielle. Selon une vulgarisation que l’on espère assez juste, l’énergie potentielle de pesanteur est l’énergie fonction de la position de cet objet dans le champ de pesanteur. C’est le fameux rocher au-dessus de la colline dont l’énergie potentielle est grande, mais qui une fois en bas de cette colline, après avoir écrasé ce pauvre coyote inventif, voit son énergie potentielle devenir quasi-nulle.
Il en va de même pour les objets sur lesquels se penche une démarche philosophique. Ils peuvent être de trois sortes : les objets à potentiel philosophique élevé, les objets à potentiel philosophique faible et enfin, ceux qui nous intéressent, les objets à potentiel philosophique modéré. Si nous poursuivons l’analogie avec la physique, nous trouvons donc des objets dont le traitement permettra immédiatement le déploiement d’une démarche philosophique pleine et entière ; et certains qui, au contraire, nécessiteront une grande débauche d’énergie pour être traités philosophiquement. Enfin d’autres encore, à mi-chemin, demanderont un travail spécifique pour révéler leur caractère philosophique sans toutefois que ce travail ne représente une dépense d’énergie trop grande.
Les objets à potentiel philosophique élevé (OPPe)
Les OPP élevé peuvent se définir de la manière suivante : « objets dont le traitement philosophique est évident. Aborder l’objet, c’est déjà l’aborder de manière un peu philosophique». Opérons immédiatement une distinction importante concernant ces objets. Ce n’est pas parce qu’ils se laissent facilement traiter de manière philosophique, qu’il est facile de bien les traiter philosophiquement. Concrètement, ces OPP élevé sont les grands concepts et autres notions qui traversent l’histoire des idées et qui sont au cœur des questionnements existentiels. On y trouve des notions comme le bonheur, la liberté, la vérité, l’amitié et l’amour, la mort, la réalité, le bien et le mal, la justice, etc. Lorsque nous disons qu’ils ont un potentiel philosophique élevé, nous ne disons rien d’autre que : traiter ces objets suppose immanquablement d’arriver sur le terrain de la philosophie. Parler du bonheur, même d’un point de vue matérialiste en le réduisant au système endocrinien et neurologique supposera, à un moment ou un autre, une distinction conceptuelle entre le plaisir et le désir, la satisfaction des besoins et la plénitude, la perception des choses et leur effet « réel » sur nous. Autrement dit, dans le cas du bonheur, un biologiste qui ne se contenterait qu’à en faire une description mécanique ne parlerait pas du bonheur, mais d’autre chose.
On pourrait alors se demander pourquoi nous ne considérons pas le bonheur comme objet philosophique tout court. Dire du bonheur qu’il est un OPP élevé c’est mettre l’accent sur la prééminence du traitement philosophique que permet fortement cet objet - la propension à être traité - et en même temps, c’est montrer que ce potentiel n’est pas une garantie en soi. Dans le cadre d’un atelier sur un OPPe, le risque est grand de se laisser emporter par cette facilité apparente du traitement philosophique qu’il rend « évident ». Traitement qui, s’il manque de rigueur, se réduit à l’enchaînement de banalités et perd le caractère philosophique de la démarche.
En résumé, les OPPe sont les concepts et les notions « nus » ou habillés de la pensée de philosophes. La particularité de ces OPPe tient à ce qu’ils sont annoncés comme tels sans autres dimensions. Nous en trouvons un bel exemple dans la formulation des sujets de la dissertation du bac de philosophie en France[6].
Les objets à potentiel philosophique faible (OPPf)
De l’autre côté du spectre, nous retrouvons les OPP faible dont la définition se formule : « objets dont le traitement philosophique ne semble pas possible à première vue. Ces objets demandent une certaine expérience voire une « expertise » dans la démarche philosophique ».
Evoquant un des critères de la question philosophique de Michel Tozzi (Tozzi, 2020), les OPPf sont des objets « techniques », des ustensiles, des objets dont la praticité ne suppose à leur encontre aucun autre questionnement que celui de leur raison d’être, une fonction utilitaire. Prenons pour exemple la vaisselle et les couverts. Comment « philosopher » sur une cuillère ? Cela semble improbable, sauf pour les philosophes chevronnés ou celles et ceux qui ont vu le film Matrix et ce fameux moment où, la cuillère n’existant pas, elle se tord sous la volonté du jeune enfant. Si l’on peut douter que l’objet de la réflexion soit véritablement la cuillère plutôt que la réalité, nous retrouvons ici l’idée qu’il est des objets qui ne seraient accessibles philosophiquement qu’à ceux qui en ont les moyens, à savoir les philosophes et autres intellectuels qui peuvent voir, grâce à leur expérience, ce que les autres ne peuvent voir. C’est, pour l’anecdote, un peu l’histoire d’Aron qui, revenant de Berlin où il a découvert la phénoménologie, dit à Sartre et de Beauvoir qu’on peut philosopher à partir d’un cocktail.
Pour continuer la comparaison avec la physique, on imagine aisément la quantité de concentration et d’énergie nécessaires à produire une philosophie de la laisse, surtout si on ne s’inspire pas d’un certain phénoménologue français pour proposer une approche de l’« attachant-attaché »[7]. Tel le rocher au bas de la colline, seule une force extraordinaire (qui prend ici la forme d’une maîtrise et d’une expérience de la philosophie) semble pouvoir le faire bouger et le « remonter ».
Objets à potentiel philosophique modéré (OPPm)
Dernière catégorie dont les limites sont clairement des zones grises, nous définissons les objets à potentiel philosophique modéré comme : « objets dont le traitement philosophique n’est ni évident ni premier, mais qui ne demandent toutefois pas une « débauche d’énergie » pour être abordés avec une démarche philosophique. Ce sont des objets qui font aussi, et même surtout, l’objet d’analyse d’autres disciplines (sociologie, anthropologie, disciplines artistiques, histoire, sciences, etc.) ».
Derrière cette définition négative, nous retrouvons l’idée d’objets qui, à l’occasion d’une démarche philosophique, laissent apparaitre des OPPe. Ainsi, contrairement à l’OPPe qui annonce toujours déjà le traitement philosophique qu’il favorise, l’OPPm peut ne pas être traité philosophiquement, mais ne demande pas grand effort pour l’être. En véritable catégorie intermédiaire, l’OPPm ne se distingue pas des autres catégories d’OPP par un critère de démarcation net. À bien y regarder, cette absence de limite claire et précise est autant due à la nature de l’objet (comme peuvent l’être certains textes philosophiques empruntant énormément à des styles littéraires tels que la poésie ou le roman) qu’à la maîtrise de la démarche philosophique par le sujet « démarchant ».
De ce fait, la distinction entre ces trois catégories d’objets doit être prise pour ce qu’elle est : un outil de sélection et d’évaluation propice à faire émerger et travailler la démarche philosophique, plutôt qu’une catégorisation à dimension ontologique. En ce sens, il n’est pas étonnant de voir de nombreuses références au cinéma, à la littérature, au théâtre dans les ouvrages de philosophie et même, d’avoir vu émerger de nombreux ouvrages de « pop philosophie » promettant de philosopher à partir des grandes réussites de l’industrie du divertissement. Véritables OPPm, les objets de médiation culturelle recèlent, sans forcément les montrer dans toute leur complexité, des notions et autres concepts philosophiques dont le traitement suppose un travail particulier puisqu’amalgamé à d’autres aspects de l’objet comme la narration, la matérialité, la forme de perception, le séquençage de l’apparition des notions, le contexte historique, etc. On l’aura compris, appliquer la démarche philosophique à un OPP, et surtout à un OPPm, peut se faire de nombreuses manières selon les contextes dans lesquels se développe la démarche.
Trois approches des OPPm
Ces approches, le plus souvent pédagogiques, partent toutes d’un même principe : l’objet doit être considéré dans un cadre particulier qui est celui de l’apprentissage (en milieu scolaire ou non) et ce cadre a un impact sur le traitement mais également sur la « dégradation » de l’objet en tant qu’objet de médiation culturelle (le plus souvent). Reprenant la réflexion de Gaël Gilson sur le traitement de l’objet « jeu vidéo » dans le cadre scolaire (Gilson, 2020), nous devons insister, avec lui comme avec les références qu’il invoque, sur le caractère non-évident d’une intégration d’objets culturels dans le champ de l’éducation. Contrairement à ce que laisserait croire une pensée magique, il ne « suffit » pas de présenter l’objet pour qu’il soit exploitable en l’état, et encore moins pour qu’il soit pertinemment utilisé. Ainsi, apporter un objet « non-conventionnel » dans le champ scolaire - comme peut l’être une série, une BD, un film, etc. - suppose un traitement pédagogique approprié et pensé à dessein. Contrairement à une idée reçue, l’objet ne fait pas tout, il faut le mettre en scène, le faire parler.
Ainsi, afin d’éviter de mal traiter son objet, nous pouvons distinguer trois grandes manières d’aborder ces objets qui impliquent des contextes particuliers de « travail ». Contextes qui dégradent toujours en partie l’objet utilisé. On peut dès lors se représenter ces trois voies que sont le prétexte, l’exploitation et le terreau, à la fois comme des manières de présenter les OPPm et comme le fait d’assumer des degrés d’altération de ceux-ci.
Le prétexte
Par prétexte, nous entendons tout dispositif qui détruit l’objet au profit d’un autre, qu’il lui soit jugé intrinsèquement supérieur ou plus adéquat à la finalité pédagogique. Utiliser un OPPm comme prétexte, c’est utiliser cet objet, un film par exemple, pour aborder une notion ou un philosophe. La conséquence de cette utilisation en prétexte réside dans la disparition des caractéristiques propres de l’objet initial. En tant qu’il sert de prétextes à l’apparition d’un autre contenu, l’objet n’a plus de spécificité, il n’a plus de manière particulière de présenter tel ou tel aspect d’une problématisation, d’un concept, d’un questionnement.
Si cette démarche n’a rien de problématique en elle-même, elle peut toutefois se révéler piégeuse tant pour l’apprenant que pour le professeur. Ce risque réside dans le caractère faussement facile qui est induit par la supposée appétence qu’impliquerait l’emploi de tel ou tel objet utilisé pour la pop philosophie. On retrouve ainsi la pensée magique de l’intégration sans préparation. C’est là, dans ce lien minimal entre l’objet présenté (prétexte) et l’objet qu’il introduit (la notion déterminée, le philosophe), que se love le risque d’une illusion de compréhension. Illusion principalement due à l’enthousiasme supposé des apprenants qui peut davantage porter sur l’objet prétexte que sur l’objet réellement abordé[8].
L’exploitation
Deuxième approche pédagogique des OPPm, l’exploitation assume parfaitement la dégradation que tout contexte scolaire fait subir à l’objet. Parce qu’il sera peut-être le lieu d’une évaluation de compréhension, ou l’occasion d’un travail, le livre que je demande de lire n’est pas un livre comme les autres. C’est ce livre en tant qu’il se trouve dans ce contexte scolaire. De là, la relation à l’objet – en tant qu’objet culturel – est quelque peu dénaturée. Si cette approche n’est pas forcément adéquate au ressenti du jeune enfant, elle est parfaitement observable avec des adolescents où la problématique d’une obligation extérieure apparait souvent. Ainsi, en exploitant l’objet à potentiel philosophique, le professeur agence les éléments constitutifs de l’objet dans un but précis.
La différence fondamentale entre le prétexte et l’exploitation réside dans le traitement de l’objet. Bien que ces deux approches soient des approches dénaturantes, l’exploitation d’un objet suppose la permanence de nombreux éléments dudit objet. Plus simplement, là où le prétexte évacue le plus rapidement possible son objet initial au profit du concept ou du philosophe à présenter, l’exploitation suppose que la notion, le questionnement, la problématisation soient intrinsèquement liés à l’objet exploité.
Par exemple, dans un passage de la bande dessinée Préférence système (Bienvenu, 2019), on nous explique qu’en 2130, il n’y a plus de place pour archiver et que, en conséquence, des œuvres d’art majeures dans l’histoire de l’art doivent être évaluées afin de déterminer si elles « méritent » d’être conservées. Utilisé comme prétexte, ce passage serait une parfaite introduction à la question platonicienne du critère (les idées) ou d’une théorie de la nécessité de se remémorer le passé. On lirait alors cet extrait pour parler de Platon, pour parler du devoir de mémoire, etc. L’approche en termes d’exploitation suppose quant à elle de conserver des aspects propres à cet objet. Par exemple, dans sa BD, l’auteur propose des critères à travers la figure des « juges » qui n’ont de cesse de rappeler que « 2001, l’Odyssée de l’espace » fait extrêmement peu de vues. Ils rappellent également que les gens ne comprendraient pas qu’ils ne puissent pas envoyer des photos d’eux sur les réseaux sociaux au motif qu’il faut conserver cette œuvre.
Tous ces éléments, que le professeur peut sélectionner en fonction de son intention pédagogique, appartiennent en quelque sorte à l’objet et en font sa singularité. C’est là un point essentiel de la réflexion : en tant qu’OPPm, l’objet comporte une série de caractéristiques qui le rendent singulier. À défaut d’être nécessairement original, chaque objet porte en lui plus que l’indice d’une notion, d’un questionnement ou d’un problème, il comporte aussi des postures et des angles de présentation. C’est ce que je propose d’appeler son propos. Là diffèrent le prétexte et l’exploitation. Là où l’utilisation en prétexte ignore les propos pour remonter le faisceau d’indice qui le mènera à l’autre objet qui est réellement visé par l’intention pédagogique, l’exploitation assume une sélection de caractéristiques au profit d’un travail en classe à partir d’un objet-cadre qui structurera le début de la réflexion.
On le comprend, l’approche par exploitation suppose la détermination d’un cadre de recherche pour les apprenants. Moins rigide que le prétexte qui suppose des éléments déjà déterminés par avance, l’exploitation impose un ensemble d’éléments et d’indices autour desquels le groupe sera mobilisé selon l’intention pédagogique plus ou moins restrictive en termes de cheminement[9].
Le terreau
Enfin, par terreau, nous sous-entendons une utilisation de l’objet selon laquelle le traitement du caractère philosophique de cet objet n’implique aucune anticipation de contenu précise de la part du professeur. Contrairement au prétexte où le cheminement était déjà tout tracé et à l’exploitation où des « passages obligés » sont déterminés avant le travail de réflexion, cette troisième approche a pour essence de laisser libre cours à la réflexion en gardant comme horizon la rigueur de cette dernière. Concrètement, nous retrouvons cette approche dans les communautés de recherche philosophique telles que proposées par Matthew Lipman.
Dans une CRP, les apprenants sont amenés à lire une histoire élaborée de façon à comporter des indices de questionnement philosophique[10] et, à partir de celle-ci, d’élaborer des questions philosophiques dont le traitement se fera dans une phase ultérieure. Ce qui importe ici de comprendre, c’est que dans le cadre du terreau, l’objet à potentiel philosophique ne subit aucun traitement particulier. Aucune forme d’attention n’est requise sur tel ou tel aspect, sur telle ou telle notion en particulier. Il est juste un sol à partir duquel des réflexions et des questionnements vont apparaitre même si, pour filer la métaphore, le sommet de ce qui a poussé peut sembler bien loin du sol qui l’a fertilisé. Encore une fois, la référence à Lipman prend ici tout son sens. Dans la construction de ses histoires, pour peu qu’on y prête un œil attentif, on voit bien que des thèmes, des champs de recherche sont proposés en fonction des histoires. Mais, et c’est là l’important, rien n’empêche le groupe qui aurait prêté une attention particulière à un détail de s’emparer de ce détail pour entamer une recherche autre que celle qui paraît évidente[11].
Ainsi, le terreau suppose une approche de l’objet qui soit la moins orientée possible. Par orientée, nous entendons la prééminence du contexte scolaire et de son aspect téléonomique qui peut pousser les apprenants à altérer leur participation et leur manière d’interagir en fonction de buts supposés. En effet, proposer un terreau, c’est proposer tout sauf une histoire, un livre, un jeu vidéo qui sera l’objet d’une évaluation de compréhension. Car c’est dans l’intimité de la découverte, dans le caractère personnel du questionnement ou de l’incompréhension, dans la générosité du rapport à l’objet que se trouve le potentiel de réflexion et non dans l’anticipation d’attentes scolaires. Proposer un terreau c’est avant tout proposer une rencontre individuelle (qui peut se mener en groupe) de laquelle un ensemble de réflexions collectivement (ou non) traitées permettra l’affinage de la démarche philosophique.
En synthèse des trois approches
Pour résumer sous un autre angle, on pourra comprendre ces trois utilisations d’OPPm selon l’importance qu’elles accordent au contenu ou à la démarche. Ainsi, dans le prétexte, il semble que ce soit le contenu qui est central. En tant qu’il introduit un objet déterminé avec un contenu arrêté, l’objet à potentiel philosophique est choisi pour son niveau d’adéquation avec l’objet dont il est le prétexte. À ce titre, la démarche philosophique ne semble pas au centre de l’intention pédagogique voire en est absente[12]. L’exploitation, quant à elle, suppose des contenus déterminés tout en insistant sur leur propension à être objet d’une démarche philosophique. Tel un balisage, l’exploitation mêle une forme de liberté dans le traitement de l’objet qui suppose néanmoins un ensemble de contraintes fortes inhérentes à ce dernier et qui ont motivé le choix du professeur. Enfin, dans le terreau, nous remarquons une prééminence de la démarche sur le contenu. Loin de nier les qualités liées à l’objet utilisé, le terreau insiste sur le caractère égal (du point de vue de l’importance pour la réflexion) des éléments constitutifs de cet objet. Autrement dit, là où le prétexte et l’exploitation supposent une hiérarchie de l’importance des éléments constitutifs de l’objet pour le travail philosophique, le terreau, laisse le choix aux apprenants des éléments qui font sens et qui doivent être traités.
En conclusion : plaidoyer pour l’utilisation de la bande dessinée et du cinéma d’animation
A travers cet article, nous avons donc montré une double taxonomie qui porte sur la représentation des objets utilisés dans le cadre de la didactique du philosopher ainsi que des modes de traitement de ces objets souvent rencontrés. Partant, selon notre axiome latent, de l’importance du choix de l’objet dans toute entreprise qui veut exercer et développer un savoir-faire ou une démarche, nous terminerons par la nécessité de mettre en avant deux médias intéressants à travailler en regard de notre approche. Soit la bande dessinée et le cinéma d’animation.
Notre rapide plaidoyer, qui se veut ouvrir des recherches plus complètes pour ces médias vieux de plus d’un siècle déjà, ne se limitera pas au caractère philosophique que peut prendre un récit ou une narration. Au-delà donc de ces éléments qui peuvent être partagés par d’autres formes de récits comme la littérature par exemple, c’est la constitution même de ces médias qui nous semble devoir faire l’objet d’une attention particulière dont nous n’aurons pas le temps de faire l’examen complet ici. D’ailleurs, et c’était là tout l’enjeu de notre catégorisation en OPPm, en prenant pour cible essentiellement des objets de médiation culturelle, on imagine assez bien les champs de recherche s’étendre vers d’autres médias tout aussi jeunes[13] et disqualifiés comme peut l’être le jeu vidéo.
En ce qui concerne la bande dessinée, cet art séquentiel, il est assez remarquable de voir la malléabilité de ce médium selon les différentes utilisations exposées plus haut. Aujourd’hui, on ne compte plus les adaptations en manga de grands livres de philosophie ou de vie de philosophes qui peuvent en faire un parfait support prétexte. À cela, nous pouvons ajouter que la constitution même de la bande dessinée, le découpage en cases, en pages, ce que Will Eisner appelle « le cadre » (Eisner, 2019), favorise une utilisation en exploitation. Dans ce cas, les récits ne souffrent pas trop du découpage ou du séquençage qui détruirait un objet d’une autre nature comme, par exemple, isoler quelques secondes d’une chanson. En cela, on peut dire que la bande dessinée « se laisse (dé)faire ». Enfin, pour ce qui est du terreau, tirant comme d’autres récits partie des thématiques et des notions philosophiques abordées ou supposées, la narration propre à ce médium finit de proposer et de faire émerger d’une autre manière l’inédit et le questionnement. Pour reprendre les mots de Benoît Peeters, la bande dessinée, loin d’être une forme pauvre et bâtarde (Peeters, 1998, p.141), offre en tant que média un immense champ de recherche d’OPPm qui ne cesse de grandir et d’attirer de nombreux lecteurs surtout parmi les plus jeunes en ce qui concerne le manga.
Du côté du cinéma d’animation, et plus particulièrement des courts-métrages, nous adhérons parfaitement à l’idée d’Olivier Cotte selon laquelle le spectateur étant dans l’impossibilité de s’identifier parfaitement aux personnages d’animation et à ce qui leur arrive, il sera moins sur la défensive et donc plus apte à recevoir le message que veut faire passer le réalisateur (Colette, 2006, p. 83). Cette idée rejoint aussi celle de Xavier Kawa-Topor qui, reprenant la réflexion d’Edgar Morin où la fiction mentirait moins que le documentaire, l’auteur se demande si le cinéma d’animation ne pourrait pas se considérer moins illusoire encore que le cinéma en prise de vue directe (Kawa-Topor, 2016, pp. 6-7). De manière analogue à l’acte de philosopher qui suppose un acte de recul vis-à-vis du quotidien et de la pensée directe, le cinéma d’animation, parce qu’il assume de n’être pas la réalité, serait plus propice à l’émergence de réflexions qui permettent une prise de distance avec le caractère quotidien des choses. On pense ici au très beau et direct Killing time où une réflexion sur l’impossibilité de tuer le temps – qui n’est pas une réflexion sur la mort – semble difficilement abordable dans d’autres médias plus conventionnels.
-
Blink Blank la revue d’animation, numéro 1, janvier 2020.
-
Bienvenu, U. (2019). Préférence système, Denoël Graphic.
-
Chirouter, E. (2016). Ateliers de philosophie à partir d’albums de jeunesse, Enseignement moral et civique et littérature jeunesse, Hachette.
-
Colette, O. (2006). Les Oscars du film d’animation, Secrets de fabrication de 13 courts-métrages récompensés à Hollywood, Eyrolles.
-
Eisner, W. (2019). Les clés de la bande dessinée, Intégrale, Delcourt.
-
Gilson, G. (2021). Thèse : Littératie vidéoludique : éduquer aux jeux vidéo en contexte scolaire, Prom. : Philippette, Thibault.
-
Goodman, N. (1978). Manière de faire des mondes, chapitre IV : Quand y a-t-il art ?, traduction Marie-Dominique Popelard, Gallimard.
-
Kawa-Topor, X. (2016). Cinéma d’animation, au-delà du réel, Capricci.
-
Tozzi, M. (2020). Penser par soi-même, 8e édition, Chronique sociale.
-
Peeters, B. (1998). Lire la bande dessinée, Flammarion.
-
Guillot C., Hagdahil Sörebo F., Krechman A., Naciri S., Ravelonary M., Zhang V., (2019). Killing time.
Si l’approche du philosopher s’est développée et bien implantée en Belgique francophone aux alentours de la fin des années 90 au travers de formations, le cours de philosophie et citoyenneté, par son programme et ses objectifs, fait figure d’institutionnalisation de ces pratiques et donc de prérequis dans son exercice. Tous les professeurs qui se sont lancés dans l’aventure CPC n’étaient donc pas formés à la pratique de la philosophie ou du philosopher. ↩︎
En effet, elles posent la question de la nature du caractère philosophique des choses. Appartient-il à la chose elle-même, dès lors il y aurait des objets philosophiques et d’autres non ? Dans le cas inverse, nous devrions examiner le corolaire selon lequel tout objet peut faire l’objet d’une démarche philosophique. Cette question ne sera qu’effleurée à l’occasion de cet article. ↩︎
Les professeurs du primaire suivent leurs élèves durant les six années de scolarité. ↩︎
C’est ici que le caractère scolaire prend son sens, les professeurs de CPC ont jusqu’à vingt-quatre classes d’une vingtaine (primaire/ secondaire inférieur) voire trentaine d’élèves (secondaire supérieur). En ce qui concerne le primaire les professeurs peuvent avoir des classes de six années différentes là où les professeurs du secondaire ont une moyenne de trois. Rappelons que le cours est organisé par classe pour tous les élèves de cinq à dix-huit ans. ↩︎
Par souci de clarté je privilégierai la formulation avec l’acronyme OPP. ↩︎
Voici les sujets 2021 du Bac 2021 : Discuter, est-ce renoncer à la violence ? L’inconscient échappe-t-il à toute forme de connaissance ? Sommes-nous responsables de l’avenir ? Nous soulignons les OPP élevé. ↩︎
Cette manière de se référer à Maurice Merleau-Ponty et à son concept de « touchant-touché » me semble illustrer parfaitement cette approche « experte » de l’OPPf. ↩︎
En guise d’illustration de cette utilisation, nous pouvons penser à tout un courant de « pop philosophie » qui vendait une initiation à la philosophie au travers des œuvres de divertissement à la mode. Malgré leur caractère bien construit et très performant en ce qui concerne la vulgarisation, on y retrouve toujours les mêmes philosophes (Platon, Rousseau, Descartes, Hobbes, Nietzsche, Hegel, Freud, …) qui viennent éclipser l’objet dont il était question. Considérant l’OPP comme un exemple apriori de la philosophie visée, on reconnait cette utilisation par la fameuse phrase « cette idée on la retrouvait déjà chez un philosophe qui… ». ↩︎
Dans le cadre de notre exemple avec Préférence système, le choix de travailler l’argumentation des juges impose des thèmes et des présupposés à questionner. ↩︎
Ce qui en fait des objets à potentiel philosophique modéré « artificiels » en ce qu’ils ont été construits pour faire émerger du questionnement ↩︎
L’évidence ici est à comprendre dans le sens d’une visibilité plus grande, ne serait-ce que par l’occurrence des mots appartenant aux champs lexicaux de ces thématiques. ↩︎
À considérer la démarche philosophique comme étant nécessairement une praxis et non l’observation de quelqu’un en train de philosopher. ↩︎
Dans le cas du cinéma d’animation, le caractère jeune ne tient pas à son âge puisqu’il est contemporain du cinéma en prise de vue réelle, mais bien plutôt à la jeunesse du public qu’on lui attribue volontiers. Ce qui fait d’ailleurs poser la question : « Le cinéma d’animation à l’âge adulte ? » à la revue d’animation Blink Blank dans le dossier du premier numéro. Question rhétorique pour les initiés mais légitime tant le cinéma d’animation reste pour le grand public un cinéma pour enfants. ↩︎