Préambule
Je ne suis pas professeur de philosophie et ne voudrais surtout pas le devenir parce que l’école est à mes yeux un milieu assez pauvre en termes de conditions à la pensée : concentrationnaire (fermé sur lui-même et hautement hiérarchisé), morcelé (on saucissonne l’emploi du temps en cours multiples et le programme d’un cours de philosophie et citoyenneté en Belgique en UAA – Unité d’Acquis d’Apprentissage) ; l’école est encore inégalitaire (ça fait 50 ans qu’on le sait et la situation se dégrade encore[1]), homogène (on réunit en une classe des enfants du même âge, très majoritairement issus des mêmes catégories socio-économiques et dotés de la même culture) et pauvre en expérience, pour les raisons qui viennent d’être mentionnées, impliquant ainsi le risque accru d’une philosophie abstraite ou « conceptuelle ». Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait se passer de l’école (bien que la transformation de celle-ci soit une question en soi, débattue par ailleurs), mais qu’elle présente aux enseignants de philosophie un sérieux défi. Une question précède alors celle de l’évaluation, plus urgente et plus délicate encore : comment penser dans un milieu aussi hiérarchisé, artificiel, homogène, où le temps est découpé en fines tranches ? C’est déjà un défi de philosopher au quotidien, lorsqu’on aime la philosophie, quel sous-avatar peut donc se développer dans le temps racorni d’une heure de cours, aussi cadenassé par un programme, des directives et une direction, l’inspection, des parents mécontents, un lien mal défini à la citoyenneté, etc. ?
La question des conditions de possibilité de la philosophie est donc la question didactique centrale pour un enseignant (et ce n’est pourtant pas celle qui nous occupera ici, à savoir l’évaluation dans le cadre de ce cours). Comment faire de ce cours une rencontre avec et entre les élèves ? La possibilité de déplacement même infinitésimal du regard, l’ouverture à la complexité, à l’adoption d'un nouveau point de vue sur une question, à entrer collectivement dans la temporalité longue de la recherche qui ne se contente pas d’une solution trop rapide, mal ficelée, pour refermer vite l’inconfort du doute ? Ce préambule sert à faire de la question de l’évaluation non pas une question centrale, comme le disent régulièrement les enseignants de ce cours en Belgique, mis face à la nécessité d’évaluer sans voir comment faire, mais une question secondaire, qui passe nécessairement après celle qui vient d’être définie.
Que je puisse parler de l’école, de didactique de la philosophie ou de l’évaluation sans être moi-même enseignante est généralement disqualifié (on doit avoir l’expérience, être du sérail, pour parler opportunément). Ce réflexe est en partie justifié : parler de l’extérieur, c’est risquer de produire des analyses en lien trop faible avec les problèmes qui se posent au quotidien lorsqu’on enseigne ; c’est aussi risquer de produire des effets de violence parce qu’on aura négligé les difficultés ou la souffrance vécue au travail par une analyse trop peu ancrée dans l’expérience de terrain. Mais on peut se demander aussi, à l’inverse, quel risque nous fait courir un tel présupposé de la parole légitime et utile. Ce risque, c’est celui de l’enfermement. Un enfermement d’autant plus grand que nous avons tous été à l’école et qu’un enseignant est souvent quelqu’un qui n’a rien vu d’autre que des écoles dans sa vie, qui d’élève est devenu prof au sein de la même institution. L’école est ainsi le lieu privilégié d’une normativité profonde des habitudes, qui ne peuvent pas paraître bizarres, même lorsqu’elles produisent pourtant des effets manifestement contre-productifs comme la démotivation des élèves en échec ou le bachotage. L’enjeu de la distance est ainsi de faire apparaître certaines choses habituelles à l’école comme profondément étranges, discutables, scandaleuses même aussi, éventuellement. Cette posture joue évidemment un rôle important pour penser l’évaluation, qui fait partie de ces dispositifs subis dès l’enfance et tout au long de la vie, qui courent le risque de se reproduire d’une génération à l’autre, sans que la pensée n’ait joué un rôle suffisamment puissant pour en modifier les modalités ou pour la refuser tout nettement.
Ce que je pointe ici, c’est la nécessité de philosopher sur l’école et sur l’enseignement de la philosophie à l’école. De façon générale, on peut regretter aujourd’hui le dédain relatif des philosophes pour l’enseignement et l’apprentissage de la philosophie. Cette absence d’une réflexion proprement philosophique sur l’entrée en philosophie, les modalités de son enseignement, les paradoxes qu’elles peuvent générer par rapport à l’enjeu d’émancipation ou de développement de l’esprit critique, ses étapes, ses embûches, la question délicate du désir de philosopher, etc. est récente : depuis Platon jusqu’à Schopenhauer ou Nietzsche, les philosophes se sont intéressés aux questions d’éducation ; ils ont philosophé sur les questions d’apprentissage. Mais aujourd’hui ces questions sont devenues celles d’un autre champ de savoir, le champ des sciences de l’éducation, et elles sont volontiers désertées par les philosophes, comme si ne se posait plus pour eux la question de savoir comment partager leur discipline, comment lui faire jouer un rôle actif dans la société et à quelles conditions.
Or, cette désertion est lourde de conséquence parce qu’elle change la nature des questions posées sur l’enseignement de la philosophie. La volonté de faire science en matière d’éducation est un parti pris dangereux pour l’enseignement de la philosophie, parce qu’elle lui fait courir le risque de raplatir les problèmes, d’évacuer les dilemmes (comme celui de savoir comment émanciper quelqu’un qui se trouve dans une relation de subordination ?), pour privilégier la recherche de solutions efficaces et les prescriptions faites aux enseignants pour rencontrer des objectifs qui ne sont pas toujours questionnés eux-mêmes. Il faudrait en réalité s’entendre sur ce que signifie au juste le mot « science », dans « sciences de l’éducation ». Si science renvoie à une culture des questions et à une approche multi-disciplinaire de ces questions à des fins de compréhension, c’est tout autre chose que si « science » renvoie au domaine de l’évidence et de la preuve. Car dans ce cas, les sciences de l’éducation vous disent comment faire – comment évaluer (et comment ne pas faire, aussi beaucoup) ; elles sont alors hyper-prescriptives sur fond d’une volonté de faire science (d’être légitimes parce que « scientifiques », allant alors chercher par mimétisme avec les « sciences dures » des façons de faire science à partir des nombres et des statistiques considérés comme des données objectives). Notre option est claire : dans un domaine pratique comme celui de l’éducation, c’est la culture du problème et du questionnement qui doit dominer. Aucune recette à donner ou à chercher, mais bien la confrontation à la complexité et à la singularité de cette tâche dans un contexte donné.
Enseigner la philosophie, c’est d’abord philosopher sur l’enseignement. Je fais donc ici un plaidoyer pour une didactique résolument philosophique de l’enseignement de la philosophie, qui permette de sortir des évidences, des impensés et des mots d’ordre que véhiculent régulièrement les sciences de l’éducation.
Évaluer « objectivement » : pourquoi ?
Cet article propose une approche critique de l’évaluation, plus précisément de l’évaluation « objective » pour questionner radicalement la fonction de l’évaluation et l’intérêt d’une recherche de l’objectivité. Ce parti pris de radicalité est distinct de celui du livre que nous préparons, Aurore Compère et moi sur l’évaluation en philosophie (on voudrait ici permettre aux enseignant·e·s de partir de leur posture initiale et d’en interroger les points aveugles, les mettre en mouvement sur ceux-ci, leur suggérer des pistes pour bouger les lignes, tester ; le questionnement philosophique doit déboucher sur des pistes pratiques).
Ici, pour penser, je me positionne contre (je veux penser contre, tout contre même, utiliser l’adversité pour faire saillir des éléments : c’est une méthode – la dialectique – ancestrale en philo : dépiauter la bête, creuser avec les doigts dans la chair…), et ce, pour des raisons politiques : l’évaluation objective a gagné ; elle impose de plus en plus sa logique avec des désastres qui rendent le travail plus inutile et plus inhumain. Elle contribue au sein du système managérial actuel et de la logique capitaliste à la multiplication des pathologies du travail à une époque où la technologie aurait au contraire pu le rendre plus facile et moins présent dans nos vies. L’évaluation du travail engendre non seulement des tâches administratives supplémentaires, mais surtout elle impose des modalités permettant le contrôle (par les procédures « qualité » : on enregistre, on vérifie et on certifie, si possible quelqu’un qui ne connaît rien au travail réel parce ce que ce dans quoi il est expert, c’est en certification) et qui dénaturent par là-même complètement le travail. Nous pouvons mesurer de manière exemplaire les effets que l’évaluation objective (et du système qui l’englobe) sont capables de produire à l’aune des saccages du système hospitalier que nous payons dans la gestion de la crise sanitaire. Ce qui pousse à prendre de telles mesures (confinement, distanciation sociale, fermeture de certains secteurs), c’est cette logique « objective » c’est-à-dire basée sur des nombres et des calculs (« scientifique » à peu de frais), qui regarde le réel par un tout petit bout (qui se concentre sur quelques indicateurs facilement quantifiables) et qui pense le comprendre tout entier, dans sa complexité, pour déterminer les solutions les plus « efficaces ». Les pédagogues se concentrent aujourd’hui souvent sur un objectif central de l’école, l’évaluation qui permet de certifier l’acquisition de compétences ou de savoirs mais aussi de classer les élèves, et sur une difficulté particulière de l’évaluation, l’objectivité, qui incarne pour eux une façon de prendre en charge le besoin de justice. Ils sont parfaitement dans l’ère du temps.…
Il faut en finir avec cette focalisation de l’évaluation objective, chiffrée, et pour cela, il faut commencer par désaccoutumer des élèves qui sont soumis/confrontés à l’évaluation. C’est une responsabilité de philosophe !
Revenons au cours de philosophie et citoyenneté en Belgique (on parle de CPC, qui correspond plus ou moins au cours d’EMC en France pour le primaire et davantage au programme du cours de philosophie de Terminale pour le secondaire). Une obsession de l’évaluation se dégage en effet du programme du secondaire. Ce programme est pensé en UAA, c’est-à-dire en Unité d’Acquis d’Apprentissage. Qu’est-ce que c’est au juste ? Un acquis d’apprentissage est une prestation mesurable, évaluable ; une unité d’acquis d’apprentissage est un ensemble cohérent de telles prestations évaluables. L’horizon ? La certification par unité (CPU). La question de l’évaluation est la ligne de force qui structure le programme de philo. On ne s’y demande pas d’abord qu’apprendre, dans quel ordre, comment motiver les élèves à philosopher (question des courants philosophiques antiques donnant lieu à un genre didactique spécifique : le « protreptique », l’exhortation à la philosophie), mais comment découper la philosophie en tranches évaluables, comment nommer ces tranches (« compétence », « savoir », « savoir-faire », « tâche simple » ou « complexe ») dans un jargon qui devrait déjà alerter le philosophe. Un réflexe d’auto-défense intellectuelle est ici requis : quelle vision de la philosophie passe grâce à ces mots, quelles habitudes de pensée, quelles obsessions et qu’est-ce qui s’oublie ainsi, peut-être de plus nécessaire, quand on veut vraiment philosopher ?
Dans l’évaluation par unité de tâche, ce qui prime, c’est la question de l’objectivité : comment s’assurer qu’on n’est pas arbitraire quand on évalue les élèves en philo ? Comment faire de l’évaluation un contrat clair où les attentes des enseignants soient énoncées de telle façon que les élèves sachent précisément ce qu’ils doivent faire pour réussir d’abord, puis pour avoir de meilleures notes ? Les « indicateurs » sont là pour clarifier le contrat entre l’enseignant et l’élève : ils découpent une tâche, même simple, en comportements dont on peut dire factuellement s’ils ont été oui ou non produits par l’élève. Par exemple, si l’élève veut réussir la compétence « poser une question philo », il faut que cette question soit universelle et ouverte (qu’est-ce le bonheur ? est une question universelle et ouverte, la compétence est donc rencontrée). Qui ne voit cependant que de tels raccourcis conduisent à ce que les questions philosophiques prennent alors une forme non problématique et abstraite. Qui ne voit qu’à vouloir cocher tous les indicateurs, on finit par omettre de se questionner véritablement? En faisant de l’objectivité de la note un objectif central de l’évaluation, on a en réalité amalgamé un peu vite la question de l’équité de la note avec celle de l’objectivité, comme si l’objectivité était le seul moyen et un moyen sûr (et sans trop d’effets secondaires) d’atteindre l’équité. Mais objectiver la note, c’est courir le risque de s’effacer en tant que sujet situé, de neutraliser le point de vue dont on parle, et finalement de rendre impossible la pensée de celui qui évalue ? L’enjeu de cet article repose donc sur cette question : peut-on penser autrement l’équité en matière d’évaluation que par l’autoroute de l’objectivité ?
Évaluer objectivement, c’est chercher à refouler/casser/contrer la subjectivité de l’évaluateur. Plutôt que de former à la source un sujet éthique, politique et réfléchi de l’évaluation, on préfère neutraliser ce sujet. Le choix devrait paraître d’emblée soupçonnable, car l’équité demande probablement un souci constant et pas une procédure chiffrée et aseptisée derrière laquelle le sujet de l’évaluateur et sa relation à l’élève n’apparaît (presque) plus. En réalité, les conséquences néfastes de ce choix de l’objectivité sont multiples.
La question relationnelle
« Je » compte dans la relation – on a préféré contractualiser l’évaluation de sorte à imaginer la substituabilité de n’importe quel je-évaluateur (ce qui reste par ailleurs un phantasme). L’enseignement à distance met encore un peu plus à mal ce socle pourtant fondateur de l’enseignement : la relation nécessaire entre un maître et son élève, le désir qu’il peut susciter de philosopher grâce à la qualité de cette relation. Ne se posent alors plus des questions pourtant bien utiles, régulatrices : suis-je évaluateur et enseignant ? Ces postures peuvent-elles vraiment se combiner sans heurts ? Les élèves comprennent-ils le passage de l’un à l’autre ? Quelle est la place du sujet dans l’acte même de philosopher ? Faut-il que cette place soit nettoyée et aseptisée pour faire place nette lorsque j’évalue ? Suis-je alors plus équitable ? Quelle conception de l’équité se cache sous l’objectivité ?
Les moyens de l’objectivité
L’objectivité de la note, supprimant la subjectivité de l’évaluation, n’est pas la seule voie de l’équité des notes ; d’autres moyens étaient envisageables, comme la collégialité de l’évaluation, le fait qu’elle ouvre sur une discussion avec l’élève ou avec un collègue et ainsi sur un affinement du jugement (autant du maître que de l’élève si la discussion a lieu entre eux). Si on pense l’évaluation en docimologue, c’est au moyen des réflexes du statisticien que le philosophe devrait quand même trouver un peu curieux : l’objectivité serait atteinte par la moyenne des notes subjectives, indépendamment donc de tout dialogue et de ce qu’il permet de produire comme intelligence de l’évaluation, comme réflexivité. Ce que l’on vise alors, ce ne serait finalement pas l’objectivité d’un jugement qui s’affinerait et chercherait à croiser les points de vue, mais une objectivité de type mécanique, par la moyenne des subjectivités, à moindres frais. Cette objectivité mécanique est du coup finalement assez pauvre pour atteindre l’équité[2].
Dans cette focalisation sur l’objectivité, la grille critériée se présente alors comme LA solution au problème de l’équité posé en ces termes : une même copie pourrait recevoir des évaluations très différentes selon qu’elle est évaluée par tel ou tel ; c’est inacceptable. Comment s’assurer de réduire la différence des notes ? On supprime l’appréciation générale, trop subjective, qui distingue nettement le jugement d’un évaluateur de celui d’un autre évaluateur, et on y substitue une découpe en compétences distinctes, dont on pourrait constater la présence ou l’absence d’une façon presque binaire (et du coup précisément indiscutable). La grille d’évaluation implique cependant la commensurabilité des choses évaluées ; c’est l’inverse d’une clinique ou d’une casuistique de l’évaluation (on n’évalue pas des singularités ; on évalue toujours la même chose chez tous et c’est précisément ce qu’on trouve « juste »).
La grille d’évaluation ne fait pas non plus que constater, c’est une modalité d’évaluation performative, car découper le réel en items, au bout du compte, c’est formater ce réel, de façon que le prof ne fasse plus que des questions faciles à évaluer et ne prête plus attention qu’à sa grille critériée quand il découvre ce que ses élèves font. Le prof ne saisit alors que du déjà connu, et même de l’attendu, ce que les élèves savent bien. On pourrait d’ailleurs interroger cette évidence de l’énoncé des « attentes » des profs comme préparation à l’interro ou à l’examen. Ce n’est pas seulement une façon d’être honnête dans le contrat qui lie les profs et les élèves autour de la réussite, c’est aussi une façon de réduire l’évaluation à l’attendu, c’est-à-dire précisément d’exclure l’inattendu. En philosophie, c’est tout de même problématique… La question régulatrice de sa propre activité évaluative ne serait pas « quelles sont mes attentes ? », mais « comment mes attentes peuvent-elles évoluer dans la rencontre ? ».
Prenons un exemple juridique pour penser autrement la contractualisation de la réussite entre profs et élèves : la requalification d’une infraction. La loi, c’est le régime de l’attendu, ce que nul n’est censé ignorer pour ne pas être puni sans même savoir qu’il bravait un interdit. C’est sur ce modèle qu’on pense généralement le contrat évaluatif dans l’enseignement (donner les attendus, c’est donner la loi). En droit, cependant, une procédure permet la créativité en vue d’un ajustement à la justice plus fin que celui qu’offre l’application mécanique des peines prévues par le code à telle infraction. Quand il y a une infraction (une erreur à un examen), il est possible en droit de requalifier les faits. Ainsi, par exemple, une femme était inculpée pour avoir volé dans un supermarché (qualification initiale : vol à l’étalage). Dans la mesure où c’était pour assurer la subsistance de ses enfants, la Cours de Justice de Poitiers a requalifié les faits : il ne s’agissait plus d’un vol, mais d’un devoir essentiel d’assistance d’un parent envers ses enfants. L’infraction a ainsi disparu. Ce qu’on voit là, c’est une opération de jugement, qui ne consiste pas dans l’application mécanique d’une peine à partir d’une qualification (à l’image de la grille critériée). Une justice qui ne tiendrait pas compte des circonstances serait abstraite et, dans les faits, reconduirait bien des inégalités. Or, nous savons que c’est ce que fait l’école avec les notes. De quelle justice parlons-nous quand nous nous cachons derrière une grille critériée pour noter les élèves ?
Les bons « objets » d’évaluation
On a peur des sujets qui évaluent et on a peur aussi d’évaluer des sujets (on a généralement horreur du jugement sur les personnes). On entend régulièrement dans nos formations les enseignants préciser, comme une sorte de code de l’honneur qui tiendrait lieu de pensée, qu’ils évaluent des prestations et pas des personnes, des interros et pas des élèves. Ce n’est pourtant pas si simple en philosophie car philosopher, c’est mettre en jeu sa subjectivité. De sorte qu’il est toujours compliqué de savoir si on peut évaluer l’idée d’un élève. Est-ce que ce n’est pas un peu comme si on les évaluait eux ? Mais est-ce bien cela le nœud du problème : évaluer des sujets ?
Peut-être le plus gênant en philosophie n’est-il pas d’évaluer des sujets, parce qu’on cherche à travailler leurs idées, mais d’évaluer leur conduite ? En relevant des documents d’évaluation du cours de CPC en primaire, on y relève en effet la fréquence de l’évaluation des comportements (le soin, le calme, l’écoute et l’attention) – or, « indiscipliné » ou « peu soigné » qualifient autant des comportements que des sujets. C’est ici que la frontière entre le philosophe et le moraliste se glisse. Pour éviter de devenir moraliste, il est utile de se poser la question : qu’est-ce qui distingue l’évaluation d’un comportement de l’évaluation d’une compétence ? Par exemple, quand on évalue l’écoute, quand évalue-t-on un comportement et quand évalue-t-on une compétence acquise ou en voie d’acquisition ou non acquise ? Proposons un critère pour distinguer les deux. Un comportement, ça se redresse ou se sanctionne, alors qu’une compétence, ça se forme. Quand on constate le manque d’écoute chez un élève, par exemple, se demande-t-on comment mettre en place un exercice d’écoute ? Comment affiner le diagnostic de l’écoute sur d’autres critères que comportementaux, du genre faire du bruit, parler, etc ?
Revenons sur la question des « bons objets » d’évaluation. Évaluer un objet, c’est évaluer un produit fini : une interro, un travail collectif, etc. À partir d’un vocabulaire aristotélicien, le psychanalyste et clinicien du travail Christophe Dejours distingue ce type d’évaluation de l’évaluation d’un processus[3]. On évalue quelque chose qui relève soit de la poièsis, soit de la praxis. La poièsis renvoie au produit manufacturé (comme le portefeuille ou la chaussure par exemple). On peut évaluer le résultat à l’étalon de l’attendu. Le portefeuille est mal fait ; la chaussure se décolle, etc. L’échec condamne le processus de fabrication lui-même. L’évaluation d’un produit fini implique un rapport négatif à l’erreur. La *praxis *renvoie à l’action (une réunion, une discussion, par exemple). Lorsqu’on évalue une action, la question n’est pas de savoir quels écarts elle aurait par rapport à une norme préalable, mais comment améliorer le processus. Cela détermine un autre rapport à l’erreur, car une chose jugée mauvaise sous un angle peut être considérée comme bonne sous d’autres angles (on peut évaluer le climat de la réunion et pas seulement son efficacité et peut-être un climat joyeux nuit-il parfois à l’efficacité de la réunion). Il est nécessaire, selon Dejours, de distinguer ces deux modes d’évaluation. Or, dans notre société, c’est le modèle de l’évaluation d’un produit qui s’est imposé, notamment par les processus qualité des normes ISO. La « qualité totale » est un véritablement slogan, comme tel non seulement mensonger, mais aussi producteur d’un véritable déni de réalité et d’une souffrance au travail accrue. Un tel mode d’évaluation impose un cahier des charges à respecter à la lettre et rend par là la fraude indispensable pour camoufler le fait qu’on ne peut respecter certaines normes De tels modes d’évaluation doivent servir de repoussoir à l’école : respecter toutes les consignes à la lettre, et le résultat pourrait bien n’avoir aucun sens. Et pourtant, la consigne est un ordre et la respecter scrupuleusement doit garantir la réussite. Évaluer objectivement, c’est également rendre nécessaire le recours à la « fraude » en vue de masquer son incompétence et de répondre aux attendus La modification de perspective introduite par la distinction entre praxis et poièsis peut se présenter comme suit : on peut se demander non pas quelles erreurs l’élève a faites, mais élucider les difficultés sur lesquelles il a buté et puis élucider également les savoirs processuels en jeu dans l’amélioration pour dépasser ces difficultés : comment a réfléchi celui qui y est parvenu ?
Les effets de l’évaluation
On évalue souvent pour mesurer et pour améliorer une compétence, un savoir, un savoir-faire, etc, puis pour certifier l’acquisition de ces compétences, savoirs, etc. C’est l’intention qui préside au processus. Et l’évaluation serait alors le moyen de progresser là où des lacunes ont été identifiées et finalement de réussir. Sur papier, l’évaluation est pensée de cette façon. Elle est le moyen de l’amélioration. Mais ce qui est utilisé comme moyens pour un objectif ciblé produit parfois bien d’autres effets que la finalité visée. Une réflexion sur les effets de l’évaluation gagne donc à se déprendre de la considération de ses finalités pédagogiques pour se rapporter plus soigneusement aux effets réels qu’elle produit indépendamment de toute volonté expresse. On voit d’une façon perceptible ces effets dans le monde du travail. C. Dejours rapporte un exemple des effets de l’évaluation sur le travail de la Police nationale :
« Prenons le cas de la Police nationale. Les grilles d’évaluation de chaque vacation passent par un décompte de ‘bâtons’, c’est-à-dire du nombre d’interventions de chaque gardien ou de chaque patrouille ayant conduit à une verbalisation ou à une interpellation. Là encore, vous avez une situation assez caricaturale. Une patrouille procède toute la nuit à une planque dans un quartier difficile pour tenter d’interpeller les trafiquants de drogue qui empoisonnent le quartier. Après six heures de planque, la patrouille découvre que les trafiquants ont réussi à leur échapper parce qu’il y a eu des fuites ou que les policiers, malgré leur véhicule banalisé, ont été repérés, etc. De toute façon, c’est compliqué, les gens de l’autre côté sont très habiles. Retour au commissariat au petit matin. Résultat : zéro bâton. Que cette planque soit nécessaire, que l’échec soit partie intégrante d’un travail qui n’est efficace qu’après avoir essuyé nombre de déconvenues, cela n’est pas pris en compte par la hiérarchie qui veut des chiffres, des actions visibles dont on peut montrer fièrement les résultats au préfet ou au député. Ce travail, même s’il est bien fait, risque d’être sanctionné. Conséquence inévitable de l’absurdité de ces situations : ladite patrouille, les nuits suivantes, se contente de contrôler des conducteurs de véhicules. Au bout de la nuit, il y a un nombre important d’infractions sanctionnées, absence de papiers, conduite en état d’ivresse, conduite sans permis, etc. Retour au poste : quatorze bâtons. À la fin, l’évaluation conduit à des contre-performances vis-à-vis de l’ordre public »[4].
On peut appeler ça aussi « l’effet Goncourt » : on a créé le prix pour récompenser un jeune auteur novateur. La lecture du jury est en principe une évaluation d’un manuscrit à l’aune de critères spécifiques à ce prix. Mais la popularité du prix et les succès de vente du lauréat ont engendré une littérature pour prix Goncourt. Il en va évidemment de même de l’évaluation à l’école, qui produit ce qu’on appelle un comportement « scolaire » peu propice à l’esprit d’émancipation qui préside au philosopher. Dans les effets de l’évaluation à l’école, on relèvera aussi la malhonnêteté systémique. On peut parler ici de « l’effet acrobate » : l’acrobate utilise beaucoup d’énergie pour monter qu’une pirouette est compliquée ; il doit surjouer ; une partie de ses efforts n’est pas destinée à réussir la pirouette, mais à faire penser au public que c’est une sacrée prestation. Pour les élèves, c’est un peu pareil. Comme le souligne le pédagogue anarchiste H. Roorda : « La sincérité des enfants souffre de la fâcheuse posture où on les met. Je ne veux pas parler des tricheries bien caractérisées dont quelques-uns se rendent coupables. Ce qui est plus grave, c'est cette demi-sincérité dont ils se contentent presque tous. Quand ils ne savent presque rien, leur bouche laisse échapper de misérables lambeaux de phrases qui doivent prouver que leur ignorance n'est pas absolue. Il est rare qu'ils disent tout de suite, loyalement : 'Je ne sais pas'. De deux notes très mauvaises, ils préfèrent la moins basse »[5]. Les enquêtes de S. Charbonnier réalisées auprès des élèves de Terminale sur leur rapport à l’évaluation met en lumière la logique de « petit comptable » qu’elle installe dans la relation prof-élèves : « Quand on aborde la question de l’évaluation avec les élèves, ils sont unanimes sur trois points qui dessinent finalement les contours du problème : ils sont lucides sur les effets désastreux qu’aurait l’absence d’évaluation en termes d’absentéisme et d’attitude en classe, du moins dans un premier temps ; ils ont conscience du caractère instrumentaliste et maître-chanteur de l’évaluation ; ils estiment qu’ils seraient dans de bien meilleures dispositions sans l’évaluation »[6]. Et il commente : « On confond “créer le désir d’apprendre dans la joie” et “obtenir le calme avec un silence craintif car extorqué”. C’est admettre que l’on ne peut faire cours que sous la contrainte, donc que les cours n’ont aucune fonction émancipatrice mais servent seulement à ‘passer le temps’ et à ‘tenir’ jusqu’à ce que la rencontre forcée entre le professeur et les élèves cesse »[7]. Dans le monde de l’évaluation, c’est certainement un véritable défi de ne pas évaluer (entendez de ne pas noter, évaluer est un processus permanent qui ne se réduit pas à la question de l’interro), car ce serait se passer d’un instrument de pouvoir majeur dans la rencontre avec les élèves. La question se poserait alors comme ceci : comment construire le climat qui permettrait de s’en passer ? Comment cultiver en eux, avec eux (et les parents !) une intelligence relationnelle qui permet de se passer de cet instrument de pouvoir ou à tout le moins de le regarder avec un regard critique ?
Conclusion
L’évaluation à l’école ne devrait pas prétendre avoir un rapport avec la vérité (être objectif, dire le réel, se contenter de le relever sans intrusion de l’arbitraire individuel), mais avec la justice. La question n’est pas de dire la vérité des compétences de l’élève (en sorte qu’il n’est pas indispensable de viser l’objectivité), mais d’évaluer de façon équitable (il faut viser l’équité).
Il resterait alors à poser le problème de l’équité correctement – on peut ici tout juste en tenter une esquisse en conclusion, en s’appuyant précisément sur l’Esquisse d’une phénoménologie du droit de Kojève, qui distingue cette notion de deux autres proches, celles d’égalité et celle d’équivalence. L’équité est une façon de dialectiser, de dynamiser deux conceptions a priori opposée de la justice : la justice d’égalité, qui distribue la même chose à chacun (une conception actuellement privilégiée dans l’évaluation scolaire puisque les élèves doivent atteindre les mêmes compétences en même temps en bénéficiant des mêmes moyens), et la justice d’équivalence, qui distribue à chacun selon ses besoins, et donc davantage à ceux qui en ont le plus besoin. Partant d’un exemple simple, la distribution de nourriture, Kojève explique l’opposition en ces termes :
« Le principe d’égalité exigera un partage en parts égales entre les ayants droit, et il ne se préoccupera plus de rien. Mais le principe d’équivalence se demandera si les parts égales sont vraiment équivalentes. Si l’on constate que les uns ont plus faim que les autres, on verra qu’il n’en est rien. On partagera alors autrement, rendant les parts proportionnelles au besoin de nourriture de chacun. Le principe étant ainsi satisfait on s’en tiendra là. Mais l’autre principe sera choqué par l’inégalité du partage et il essayera de l’éliminer. Seulement, pour ne pas choquer le principe de l’équivalence il faudra éliminer l’inégalité des participants. On se demandera donc pourquoi les uns ont plus faim que les autres. Et si l’on constate que cette différence résulte du fait que les uns ont déjeuné et les autres non, on veillera à ce que dorénavant tous puissent déjeuner. Le principe de l’équivalence aura donc incité celui d’égalité à se réaliser plus parfaitement. Et en devenant parfaite l’égalité coïncide avec l’équivalence. Car si les ayants droit sont vraiment égaux, l’égalité de leurs parts ne diffère plus de leur équivalence, leur équivalence n’est autre chose que leur égalité »[8].
L’équité est cette réconciliation des deux principes inauguralement opposés ; elle représente le dépassement de l’inégalité de condition, permettant seulement à terme (quand on a rendu équivalent les besoins) de distribuer une part égale à chacun. Une évaluation juste au sens de Kojève serait donc une évaluation qui prend en compte un processus (et non un produit fini), qui assume que la justice n’est pas immédiate, qu’elle prend du temps, un temps nécessaire à réduire les inégalités inaugurales des élèves devant une matière scolaire. Une évaluation juste considère donc les inégalités de conditions et de circonstances.
Le premier pas vers l’équité consisterait à sortir d’une représentation primaire de la justice qui l’associe à l’égalité : à prestation égale, une note égale doit être donnée. Il n’est en somme pas possible d’être juste lorsqu’on cherche à être « objectif » et que la quête d’objectivité s’appuie sur un instantané : l’interro. Il n’est pas possible d’être juste quand évaluer, c’est noter, et que la hiérarchie des notes correspond étroitement à la hiérarchie sociale. L’élève recevra alors d’autant moins qu’il avait moins au départ : c’est l’inversion même de la justice d’équivalence ! Par quels raccourcis intellectuels en sommes-nous venus à considérer ainsi que l’évaluation objective, c’est-à-dire critériée, était une façon d’être juste avec les élèves ?
On peut se reporter aux constats de l’Observatoire des inégalités en suivant ce lien : L'école en Belgique renforce les inégalités (inegalites.be) ↩︎
Cette obsession du mécanique est soulevée par le livre de Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les Presses du Réel, 2012. Ils soulignent que l’embarras des scientifiques, notamment des physiciens, sur les limites de l’objectivité en science s’est focalisé sur la question de la mesure et de l’observation, parce qu’il y a toujours à la source non pas des « données » (avec ce que le terme suggère d’initiatives de la nature elle-même, comme pour gommer précisément le prélèvement), mais des choix et des angles de vue singuliers. ↩︎
Dejours, « Évaluation et institution en psychanalyse », Revue française de psychanalyse, 2006/4, vol. 70, p. 947-959. Voir particulièrement p. 950. ↩︎
C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, éditions Quae, Paris, 2003, p. 33-34. ↩︎
H. Roorda, Le pédagogue n'aime pas les enfants, 1917, éd. 1001 nuits, Paris, 2012, p. 50. ↩︎
S. Charbonnier, Que peut la philosophie? Être le plus nombreux possible à penser le mieux possible, Paris, Seuil, "L'ordre philosophique", 2013, p. 210. ↩︎
Ibid. ↩︎
A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 272. 7 Ibid., pp. 273-274. ↩︎