Revue

(Comment) évaluer en temps de pandémie ?

Dossier “Politiques de l’évaluation” : introduction

Ce dossier réunit 3 interventions ayant eu lieu à l’Université de Liège le 5 mai 2021 au sein de la journée d’étude et de pratique « Politiques de l’évaluation », organisée par la Fabrique philosophique (Service de Didactique de la philosophie de l’ULiège/PhiloCité). Préparée en connivence avec 5 étudiants du Master en philosophie à finalité didactique (merci Tom, Samuel, Pierre, Théo, Simon), cette journée visait à nous faire réfléchir collectivement sur les enjeux éthiques et politiques de l’évaluation, à la lumière de la crise du COVID, qui venait de perturber lourdement plusieurs sessions d’examens, entraînant une perte de repères et un questionnement de fond chez les étudiants comme chez les enseignants — et divisant fortement l’opinion. L’intervention de Bruno Leclercq, « (Comment) Peut-on évaluer en contexte de crise sanitaire et de confinement ? », retrace, par le biais d’un exercice d’argumentation, une cartographie des divers positionnements qui ont été défendus en matière d’évaluation à l’Université de Liège en mai et juin 2020, en pleine crise COVID. Gaëlle Jeanmart (« Faut-il évaluer objectivement ? Petite philosophie de l’évaluation ») s’interroge quant à elle sur la prétention des évaluateurs, à l’école comme dans d’autres pans de la vie sociale, à s’effacer derrière des normes soi-disant objectives, censées garantir l’équité. Aurore Compère et Anne Herla (« Évaluer en philosophie comme un critique d’art ? ») prolongent ce mouvement en tentant de proposer un contre-modèle, issu des réflexions de Dewey sur le critique d’art, pour penser une évaluation scolaire qui récuse les normes transcendantes et fasse droit à la subjectivité, sans céder à un pur impressionnisme.

(Comment) peut-on évaluer en contexte de crise sanitaire et de confinement ? Le cas des étudiant.e.s à l’université

Mai 2020. Depuis la mi-mars, la Belgique subit un confinement drastique en raison d’un grave pic de la pandémie covid-19, lequel entraîne ici, comme ailleurs dans le monde, de nombreuses et sévères hospitalisations, mais aussi de nombreux décès, notamment dans les maisons de repos. Inédite à l’échelle de deux ou trois générations, cette situation affecte tout le monde dans des mesures diverses. Quoique de manières très inégales, les étudiantes et étudiants universitaires sont, depuis deux mois, plus particulièrement confrontés aux problèmes suivants :

  • des difficultés sanitaires : certains étudiants et étudiantes sont eux-mêmes malades ou confrontés à la maladie voire au décès de proches, et ce dans des circonstances qui sont d’autant plus douloureuses que malades et mourants sont mis à l’isolement complet ;

  • des difficultés psychologiques dues à un climat extrêmement anxiogène (sur le plan de la santé comme sur celui de l’économie) et à l’isolement de chacun (dans des conditions de vie matérielles et morales plus ou moins confortables) avec à la clé des sentiments de dépression, de perte de sens des études, etc. ;

  • des difficultés socio-économiques causées par la perte soudaine des revenus des étudiants-jobistes ou des adultes qui financent leurs études ; certains ou certaines doivent se débrouiller pour trouver des ressources financières ou des colis alimentaires, d’autres sont sollicités pour soutenir la petite entreprise familiale en situation de crise.… ;

  • des difficultés logistiques liées à la non-disponibilité à domicile d’outils informatiques adéquats, d’une connexion internet suffisante à soutenir plusieurs visioconférences simultanées et/ou d’un espace de travail adapté et isolé – tandis que bibliothèques et salles de travail sont exceptionnellement fermées --, mais aussi parfois à la contrainte de devoir s’occuper des frères et sœurs plus jeunes (ou handicapés) qui ne vont pas à l’école (ou dans l’institution adéquate) et ne peuvent pas aller chez leurs grands-parents.

Dans ce contexte de crise, se pose la question de savoir s’il est ou non possible d’évaluer comme on le fait d’habitude en mai et juin, quoique bien sûr sous des modalités particulières puisqu’exclusivement « distancielles ». Or, ce questionnement qui agite alors tous les niveaux du monde universitaire, depuis chaque enseignant et enseignante pour son propre compte jusqu’au Cref (Conseil des Recteurs des institutions universitaires de la Fédération Wallonie-Bruxelles) et au ministère de l’enseignement supérieur, est d’un intérêt tout particulier parce qu’il met en lumière, dans cette situation exceptionnelle, toute une série d’enjeux de l’évaluation qui sont en fait rarement aussi clairement mis en évidence et interrogés. Ce sont ces enjeux que le présent texte entend souligner en parcourant, à nouveaux frais, certains des principaux arguments en faveur ou défaveur de l’évaluation entendus alors par l’auteur, lui-même enseignant pris dans la tourmente de la crise et de ses conséquences. Seront aussi évoqués ici les prises de position de l’époque quant à la manière même dont on peut évaluer dans ces circonstances si on décide de le faire, question elle aussi très révélatrice d’enjeux docimologiques qui dépassent de loin le cadre strict de la crise sanitaire.

Faut-il ou non évaluer « comme d’habitude » (quoique sous des modalités distancielles) ?

Dans le débat premier sur l’opportunité même d’organiser des évaluations, une première option généralement envisagée – et ce d’autant plus volontiers qu’elle permettait en fait d’éviter le débat de fond – consistait bien sûr à décider tout simplement de reporter l’évaluation à plus tard. Le problème de cette option, qui a mené à son rejet, était cependant que la situation sanitaire était alors à ce point incertaine que nul ne pouvait dire quand la situation pourrait revenir « à la normale » et permettre l’évaluation « classique ». Or, ni les enseignantes et enseignants ni surtout les étudiantes et étudiants ne souhaitaient s’engager dans un long processus d’attente incertaine de retour à la normale – lequel mettrait notamment en péril toutes les activités (jobs d’étudiants, vacances, camps de jeunesse, etc.) programmées pour l’été --, ni même d’ailleurs dans quelque ajournement que ce soit, lequel postposerait la diplomation des étudiants et étudiantes en fin d’études et reporterait leur entrée sur le marché du travail, mais entraînerait aussi pour tous les autres un retard extrêmement difficile à rattraper au vu des exigences propres aux années d’études ultérieures.

S’il n’est pas souhaitable de reporter l’évaluation, il ne reste alors que deux solutions possibles : soit évaluer, soit valider les crédits de formation sans évaluer.

En faveur de la première solution, étaient notamment évoqués les arguments suivants :

  • Annoncer qu’on ne va pas évaluer n’incite pas au travail. Or, plus que par l’assistance aux cours, c’est par le travail sur les matières enseignées que les étudiantes et étudiants progressent dans leurs apprentissages. En annulant les évaluations, on prend le risque de désamorcer une des principales motivations au travail et donc à l’apprentissage.

  • Organiser une évaluation dans cette période où presque toutes les autres activités sont suspendues permet d’exploiter utilement le temps, autrement oisif, des étudiants et étudiantes, mais aussi peut-être de leur rendre un peu de moral en leur donnant l’impression d’« avancer ».

  • Valider les crédits sans évaluer donne l’illusion de la réussite et reporte les éventuels problèmes. À ne pas mesurer les difficultés, on prend le risque de laisser inaperçues des difficultés qui réapparaîtront plus tard et peut-être trop tard : compétences non acquises mais pourtant présupposées par les enseignements des années suivantes, inadéquation des compétences initiales, des méthodes de travail ou même du choix d’études (pour les étudiants et étudiantes des premières années), qui ne mèneront à l’échec qu’après deux ans d’études alors que leur détection plus rapide aurait permis de la remédiation ou de la réorientation.

  • Valider les crédits sans évaluer consiste en une fausse certification des compétences, qui revient à dévaluer le diplôme.

  • Valider les crédits sans évaluer et accorder à tous les mêmes points pose la question de savoir quelle note accorder à tous. Une réussite simple (10/20), qui ferait éventuellement baisser la moyenne des « meilleurs » ? Une réussite à 12/20 ? à 14/20 ? à 16/20 ? à 20/20 ? dans tous les cas, il y a un risque d’inéquité à l’égard de celles et ceux qui ont précédemment été ou seront ultérieurement notés pour les mêmes cours au terme d’une évaluation en bonne et due forme… On pourrait sans doute éviter ce problème particulier du choix de la note attribuée à tous, et de la manière dont il peut « fausser » les moyennes, en optant exceptionnellement pour un système de validation sans note ou de neutralisation des notes attribuées dans les moyennes, qui seraient calculées sans elles. Ces options sont toutefois catégoriquement exclues par les autorités universitaires, qui exigent que, pour chaque cours, une appréciation numérique soit encodée dans le système de gestion des délibérations, qui calcule automatiquement les moyennes, les éventuels déficits par rapport au niveau de réussite et propose mécaniquement un verdict d’après les critères de délibération annoncés aux étudiants.

  • Evaluer permet aux enseignantes et enseignants d’avoir un retour sur leurs enseignements : qu’est-ce qui est acquis par qui ? que puis-je présupposer dans mes enseignements des années supérieures ? et comment puis-je améliorer dans le futur mon enseignement pour les cours où l’évaluation a révélé d’importantes lacunes ?

  • La crise sanitaire et le confinement ont certes entraîné ou vont entraîner des inégalités dans les conditions d’apprentissage, de préparation des évaluations et de passage des évaluations, mais il y a toujours eu des inégalités et cela n’a pas jusqu’à présent empêché d’évaluer.

En faveur de la position inverse, selon laquelle il faut valider les crédits sans évaluer, faute de pouvoir le faire adéquatement dans ces circonstances de crise, étaient notamment évoqués les arguments suivants :

  • Tant sur le plan du suivi des enseignements et de la préparation des évaluations que sur celui du passage même des évaluations, les inégalités causées ou renforcées par la crise actuelle sont trop prononcées – certains ont cumulé toutes les difficultés tandis que d’autres ont été relativement épargnés – et trop massives – concernent une proportion trop grande d’étudiantes et étudiants – pour être ignorées, d’autant que, contrairement à d’autres inégalités plus classiques, on n’a pas du tout cherché à les compenser (par des dispositifs tels que les aménagements prévus pour les Etudiants en Situation de Handicap, l’aide psychologique ou économique apportée par le Service social des étudiants, l’accès aux salles de travail et aux infrastructures informatiques, etc.) ou seulement beaucoup trop tard (distribution d’ordinateurs et abonnements internet dans la perspective des examens et notamment pour éviter les recours de celles et ceux qui auraient été trop manifestement discriminés par l’évaluation).

  • Evaluer dans de telles circonstances reviendrait à mesurer non pas tant les compétences des étudiantes et étudiants que leur résilience, laquelle dépend par ailleurs beaucoup des ressources socio-économiques et psychologiques de leur milieu ; on favoriserait ainsi une sorte de « darwinisme social ».

  • Evaluer selon les modalités très contraintes prescrites par les règles sanitaires ne permet (souvent) pas de respecter ce qui était initialement prévu et qui avait été annoncé aux étudiants et étudiantes (via notamment les engagements pédagogiques). Même si cela s’explique par une situation exceptionnelle, changer les règles en cours d’exercice (alors que le semestre s’achève et que le travail étudiant est déjà largement réalisé) pose problème.

  • Valider les crédits indépendamment de l’évaluation permet de baisser un peu la pression sur les étudiantes et étudiants pour les orienter vers un travail moins « intéressé » mais peut-être plus intéressant sur les matières enseignées, lequel pourrait faire l’objet d’une évaluation purement formative.

  • Supprimer les évaluations permettrait de tirer collectivement profit de cette situation exceptionnelle pour repenser le modèle universitaire. Plutôt que de chercher à revenir au plus vite à « la normale » et à refermer au plus vite la parenthèse en s’efforçant dans l’entretemps de rester au plus près possible du modèle habituel, il faut peut-être se saisir de la crise pour prendre l’occasion de repenser le système des études universitaires.

  • Indépendamment de la pandémie, le système d’évaluation est problématique, notamment dans la mesure où il privilégie le plus souvent des comportements formatés et où il renforce plutôt qu’il ne réduit les inégalités de départ, de sorte qu’il est un instrument de « reproduction sociale ».

On le voit très clairement avec les derniers arguments « pro » et « contra » ; les éléments évoqués en mai 2020 dépassent de loin le cadre de la situation exceptionnelle de la crise sanitaire et du confinement. La question de l’atténuation ou du renforcement des inégalités ou celle des effets de reproduction sociale concernent en effet l’enseignement universitaire depuis toujours. Et la pandémie n’a fait au fond que (re)mettre en lumière ces questions en les exacerbant.

Mais, à vrai dire, la plupart des autres arguments ont aussi une portée très générale. La crise n’a fait qu’ouvrir un espace de discussion sur des enjeux fondamentaux de l’évaluation qui restent le plus souvent dans l’ombre en temps « normal ». Pourquoi au fond évaluer ? Est-on certain que l’évaluation mesure ce qu’elle prétend ?[1] Et quels effets concrets l’évaluation a-t-elle réellement sur l’apprentissage ? La crise remet subitement au centre des préoccupations de chacune et chacun et des discussions entre tous des questions essentielles, qui ne sont, de fait, pas quotidiennement au centre des préoccupations et des discussions, peut-être précisément parce qu’elles sont essentielles et que les prendre quotidiennement en compte serait paralysant. Pour transposer à l’évaluation les termes avec lesquels Thomas Kuhn analyse la science[2], l’évaluation fonctionne « normalement » selon un paradigme qui n’est pas ou peu interrogé ; ce n’est qu’en temps de crise que le paradigme lui-même revient au centre du questionnement et donne éventuellement lieu à des changements « révolutionnaires ».

Il est, à cet égard, extrêmement intéressant de constater que les débats entre collègues ouverts par la crise donnent lieu à des prises de position nettement divergentes et à des échanges assez âpres. Comme s’il s’avérait tout à coup que des gens qui collaborent d’habitude pour évaluer conjointement les compétences d’étudiantes et étudiants communs n’étaient en fait pas du tout d’accord sur les enjeux mêmes de l’évaluation (en particulier objectifs et effets). En période « normale », ces divergences fondamentales restent le plus souvent non explicitées tandis que la crise fait apparaître la co-existence de conceptions radicalement inconciliables de l’évaluation.

Dans la pratique, ces débats, à portée « révolutionnaire », sont toutefois très vite refermés par des décisions fermes prises par les plus hautes instances dirigeantes de l’enseignement universitaire (ministre, Conseil des recteurs) : en dépit de toutes les difficultés engendrées par la crise sanitaire et le confinement, il y aura bien évaluation à valeur certificative (et chiffrée) aux dates habituelles et selon des modalités aussi proches que possible des modalités habituelles (et annoncées en début d’année) quoique bien sûr transposées dans un dispositif d’évaluation « à distance » recommandé par les experts sanitaires. Ces décisions mettent de facto fin aux débats et referment la parenthèse du questionnement. Les arguments en faveur de l’évaluation semblent avoir triomphé, aux yeux des autorités universitaires du moins. À moins peut-être que cette décision ne traduise plutôt le souhait de maintenir le système « normal » sans précisément peser les arguments pour et contre l’évaluation, bref de refermer au plus vite un débat potentiellement clivant, et paralysant ou révolutionnaire.

Evaluation certificative, il y aura. Mais l’injonction s’accompagne aussitôt d’une consigne de souplesse dans les modalités d’évaluation et de bienveillance à l’égard des étudiants et étudiantes, dont on reconnaît tout de même qu’ils et elles sont confrontés à des degrés divers à plusieurs difficultés qui handicapent sérieusement leur capacité de se soumettre aux évaluations.

Comment faut-il évaluer (à distance) ?

Le débat du bien-fondé de l’évaluation étant clos, débute alors un nouveau questionnement sur les modalités de cette évaluation (à distance) et notamment sur la manière d’intégrer ces consignes de souplesse et de bienveillance qui entendent tempérer la décision de procéder « malgré tout » à une évaluation certificative.

La réflexion prend ici évidemment des formes beaucoup plus variées qu’une suite d’arguments « pro » et « contra ». Néanmoins, un enjeu central tourne autour de la question de savoir s’il faut ou non maintenir l’évaluation aussi proche que possible de l’évaluation « normale » (ou de l’évaluation initialement prévue et annoncée aux étudiantes et étudiants) ou si l’organisation « à distance » impose de repenser complètement le dispositif de chaque examen, y compris peut-être dans ses objectifs (compétences visées), dans son mode d’interrogation (travail à rendre ou exposé à présenter plutôt qu’examen, travail individuel plutôt que collectif, épreuve écrite plutôt qu’orale, questions ouvertes plutôt que QCM, etc.), dans son déroulement concret (sur quelle plateforme, moyennant quels outils de surveillance, etc.) et dans son système de notation.

Des problèmes très concrets affectent en effet certains dispositifs initialement jugés adéquats : la fermeture complète des bibliothèques depuis de nombreuses semaines complique sérieusement l’accès aux ressources pour la préparation de certains travaux ; l’interdiction de toute réunion physique complique sérieusement la réalisation de travaux collectifs ; les problèmes de connexion, par ailleurs inéquitablement répartis dans la population étudiante, compliquent sérieusement l’organisation des examens écrits et oraux à distance ; les systèmes de communication à distance (mails, forums, visioconférences) ne remplacent que très imparfaitement la communication présentielle, notamment dans les aspects psychologiques de cette communication (empathie, rassurance, etc.). Ces questions ne sont pas du tout accessoires : peut-on en effet pénaliser un étudiant ou une étudiante qui, en raison de l’instabilité de sa connexion, est éjecté durablement de la plateforme pendant l’examen en ligne ? et peut-on pénaliser celle ou celui qui arrive en retard et extrêmement stressé à l’examen oral parce qu’il vient de devoir résoudre de complexes problèmes de paramétrage de sa caméra et de son micro qui n’étaient pas apparus lors des tests préalables ?

Très vite, une question pratique supplante, en importance, toutes les autres : quelle surveillance mettre en œuvre pour les examens réalisés à distance ? quel contrôle faut-il et quel contrôle peut-on (au double sens de « est-on capable de » et de « a-t-on le droit de ») exercer sur les ressources mobilisées par l’étudiant ou l’étudiante à son domicile (syllabus, ouvrages de référence, sites internet spécialisés, réseaux sociaux, collaboration des condisciples, aide d’un proche compétent dans le domaine, expertise d’un sous-traitant payé pour se soumettre à l’épreuve en lieu et place de l’étudiant, etc.) ? Il est évident que toutes les ressources ne sont pas légitimes. Si, pour une matière, il est pertinent d’interroger en restitution, l’usage de certaines ressources d’information doit être proscrit. Et même si on n’interroge qu’en compréhension et en analyse, il faut s’assurer que ce sont bien les compétences de l’étudiante elle-même ou de l’étudiant lui-même, et non de quelqu’un d’autre, qui sont évaluées.

Des discussions se tiennent sur d’éventuels dispositifs de surveillance des étudiantes et étudiants à distance, notamment via leurs webcam et micro personnels et/ou via un logiciel de contrôle de leur activité sur ordinateur. Certaines universités acquièrent des outils performants pour exercer cette surveillance ; d’autres bricolent avec les moyens du bord ; d’autres encore annoncent qu’elles ne déploieront pas d’outil spécifique et privilégieront une évaluation « basée sur la confiance ».

Au-delà de raisons pratiques (les dispositifs de surveillance à domicile posent d’évidents problèmes éthiques et logistiques), cette dernière option a pour elle quelques arguments mis en avant par celles et ceux qui la promeuvent :

  • la confiance et son pendant, l’intégrité intellectuelle, sont des valeurs universitaires ; on s’attend à ce que des étudiantes et étudiants universitaires cherchent le savoir pour lui-même et non seulement pour réussir des examens ;

  • contrairement à la surveillance à distance, qui accroit le stress étudiant, la confiance s’inscrit dans la stratégie générale de bienveillance à l’égard d’étudiantes et étudiants qui ont déjà été fortement ébranlés et souvent même mis en difficulté par la crise.

À défaut de surveillance intensive, ou même en complément de celle-ci, d’autres dispositifs sont envisagés pour limiter les possibilités de consulter des ressources non autorisées pendant l’épreuve. Il est suggéré de réduire autant que possible le temps global de l’examen et/ou le temps de consultation de chacune des questions, mais aussi d’obliger les étudiants et étudiantes à répondre aux questions dans un ordre déterminé sans pouvoir consulter les questions suivantes ni revenir sur les questions précédentes. Notons que, si elles limitent l’usage de certaines ressources (consultation du syllabus, d’ouvrages de référence, de sites internet, de condisciples engagés dans la même épreuve), ces mesures n’éliminent pas du tout les cas de tricherie les plus patents (sollicitation d’un proche pour l’ensemble de l’examen ou sous-traitance de l’épreuve à un expert rémunéré). Par ailleurs, pour les étudiantes et étudiants qui ne consultent pas les ressources interdites, ces mesures s’avèrent parfois nettement plus contraignantes que celles habituellement adoptées pour l’examen présentiel correspondant. Souvent, en effet, les étudiantes et étudiants sont autorisés à parcourir d’emblée l’ensemble du questionnaire, à choisir les questions auxquelles ils ou elles répondent en premier et à décider de prendre ou non le risque de répondre à certaines questions jugées plus difficiles selon la manière dont ils ou elles ont déjà répondu au reste du questionnaire. Si ces possibilités ne leur sont plus offertes, et si par ailleurs le temps de l’examen est réduit, l’épreuve devient de facto plus difficile que l’épreuve présentielle correspondante, ce qui va exactement à l’encontre de la consigne de bienveillance…

Dans les semaines qui suivent, la stratégie de la confiance, promue au nom de la présomption d’intégrité et de la bienveillance, s’avérera un terrible leurre. Quand il s’agit de rapport au savoir, la confiance est sans doute une excellente chose et elle entre pleinement dans les valeurs universitaires, mais elle ne vaut évidemment que pour les évaluations formatives, dont les enjeux sont purement épistémiques. Or, à ces derniers, les évaluations certificatives ajoutent d’importants enjeux économiques et stratégiques : validation définitive de crédits et dispense définitive de matières, réussite d’années d’études, obtention éventuelle de grades en fin de cycle, finançabilité ou non de l’année suivante et possibilité ou non de poursuivre son parcours d’études (pour certains ou certaines qui sont déjà en difficulté), accès à certains masters ou à certaines spécialisations (pour d’autres qui sont soumis à des concours). En mettant les étudiants et étudiantes sous forte pression, ces enjeux économiques et stratégiques rendent le système de confiance non seulement terriblement naïf, mais aussi et surtout odieux parce qu’il place les étudiants et étudiantes dans des situations intenables où on leur demande de trouver en eux-mêmes ou en elles-mêmes les ressources « morales » nécessaires à garantir les conditions de la certification et de l’équité – qu’il est pourtant en principe de la responsabilité des enseignants et enseignantes d’assurer ! --, et ce tout en sachant que tous leurs condisciples sont soumis aux mêmes tentations qu’eux ou qu’elles et qu’eux-mêmes ou qu’elles-mêmes risquent bien, à être vertueux, d’être les seuls dindons de la farce.…

Dans les faits – même si l’on n’en a que des preuves partielles, c’est un secret de Polichinelle – le système de confiance a permis, voire favorisé, l’utilisation extensive de ressources proscrites et la collaboration massive entre les étudiantes et étudiants pendant l’examen ; averties de la chose en cours de session, les autorités de certaines universités ont cru bon de rappeler les étudiants et étudiantes à leur sens moral et de blâmer symboliquement ceux et celles qui abusent de la confiance que l’on met en eux et elles. Mais ce n’était évidemment que réitérer une stratégie manifestement perverse qui maintient tous les enjeux d’une évaluation certificative tout en confiant aux intéressés eux-mêmes le soin d’en assurer la police.

Les enquêtes anonymes que j’ai menées – juste après examen – auprès de mes propres étudiantes et étudiants ont montré que beaucoup n’ont pas pris au sérieux ce dispositif d’évaluation certificative sous régime de confiance… tout simplement parce qu’il n’était pas sérieux… Et celles et ceux qui, sensibles aux discours grandiloquents et aux admonestations, l’ont pris (trop ?) au sérieux ont pour leur part vécu un profond sentiment d’injustice ; ayant « joué le jeu », ils et elles se sont retrouvés en situation plus défavorable que ceux et celles qui ont interprété l’absence de surveillance effective comme une autorisation, voire une incitation, implicite à la consultation de ressources et à la collaboration.

En conséquence, de nombreux examens à distance ont été affectés par des incertitudes quant à la fiabilité de leurs résultats en termes de certification de compétences individuelles effectives. Si on ajoute à cela tous les problèmes relatifs à l’absence d’équité dans les conditions de préparation et de passage des examens, on peut difficilement dire, comme l’ont pourtant fait les autorités de toutes les universités et la ministre de l’enseignement supérieur, que la session d’examens à distance s’est globalement bien passée… comme en témoignent des résultats comparables, voire supérieurs, à ceux des années précédentes pour la même session…

Ces résultats comparables sauvent les apparences d’une session « normale » quoique à distance. Et, une fois posé ce constat de normalité, très peu ont voulu rouvrir la question de la signification réelle des notes lorsqu’elles ont été passées à la moulinette habituelle des algorithmes de délibération – parfois légèrement amendés d’une règle bienveillante – ou lorsqu’elles ont été communiquées aux étudiantes et étudiants.

Dans un grand cercle vertueux, ces résultats « normaux », leur traitement « normal » en délibération et leur communication « normale » aux étudiantes et étudiants ont alors semblé donner raison à ceux qui avaient plaidé en faveur de l’organisation d’évaluation et de leur organisation dans des conditions aussi normales que possible en dépit de la transposition distancielle.

Mais, en fait, si – comme c’est le cas des étudiants eux-mêmes – on a été témoin de tous les problèmes concrets affectant sensiblement l’équité et la fiabilité de nombreuses épreuves, on peut aussi bien trouver là, en sens inverse, des arguments rétrospectifs puissants en défaveur de la décision initiale d’organiser ces évaluations en situation de crise. On peut même se demander si certains des arguments en faveur de l’évaluation ont, au regard des modalités effectives de son organisation, effectivement tenu leurs promesses : là où on voulait éviter de donner l’illusion de la réussite et de certifier faussement des compétences en validant des crédits sans évaluation, n’a-t-on pas finalement obtenu le même résultat en évaluant avec bienveillance et sans surveillance ?

Dans tous les cas, un problème méthodologique de départ aura sans doute été de séparer nettement les deux questions : faut-il ou non évaluer ? puis, si on évalue, comment évaluer ? La question même des modalités de l’évaluation, des contraintes que la situation de crise faisait peser sur elles et des effets potentiellement délétères de certains dispositifs résultant de cette situation auraient dû être intégrés à la question initiale de l’opportunité même de l’évaluation. On ne peut pas vraiment se demander s’il faut ou si on peut évaluer sans d’emblée discuter de comment on pourra le faire…[3]

  • Kuhn, T. (1962). The Structure of Scientific Revolutions, trad. fr. (1983) La structure des révolutions scientifiques. Paris, Flammarion.
Notes
  1. Au-delà du questionnement docimologique classique sur les compétences qui sont effectivement mesurées par tel ou tel dispositif d’évaluation – contrairement à ce qu’espérait l’enseignante ou l’enseignant qui l’a mis en place, tel type d’examen ne mesure pas la capacité d’analyse critique mais essentiellement la capacité de restitution ou la capacité de rédaction, etc. – se posent évidemment des questions plus fondamentales encore : dans quelle mesure les dispositifs d’évaluation mesurent-ils des compétences cognitives plutôt que par exemple de la résistance à la fatigue, au stress, à la dépression, au besoin de divertissement, etc. Ce problème, qui apparaît clairement en mai 2020, reviendra en fait de manière très aigue un an plus tard, en mai 2021, lorsque les étudiantes et étudiants devront à nouveau affronter une session d’examens après cette fois près de huit mois d’enseignement à distance quasi-ininterrompus avec pour conséquence d’importants effets psychologiques de démotivation et de décrochage, qui parasitent fortement l’évaluation des compétences cognitives. ↩︎

  2. Thomas Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 1962, 2nd ed. 1970, trad. fr. La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1983. ↩︎

  3. Le présent texte est issu d’une intervention orale réalisée à l’occasion d’une journée d’études de mai 2021 organisée par le Service de didactique de l’Université de Liège et la Fabrique philosophique. Mes propos de l’époque ont ici été enrichis d’éléments évoqués, à l’occasion de cette intervention, par les collègues et étudiants auxquels je m’adressais et qui étaient, pour l’exercice, amenés à chercher eux-mêmes des arguments en faveur ou défaveur de l’évaluation en situation de crise. Je tiens ici à les remercier toutes et tous pour la qualité de leurs réflexions du jour. ↩︎

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