Revue

Entretien avec Nathalie PRINCE “La dinde philosophe et la poule savante”

  1. Johanna Hawken : Vous avez publié cette année un album de littérature jeunesse aux éditions PourPenser. Il s’intitule La dinde savante et la poule philosophe. Pouvez-vous me raconter l’histoire de cette poule et de cette dinde ?

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    Nathalie Prince : C’est l’histoire de deux volailles (une dinde et une poule) qui vont s’affronter dans un poulailler qui n’a rien à envier à l’Académie de Platon. L’affrontement est purement verbal. On pourrait s’attendre à ce que les deux volailles s’envoient des coups de becs, mais on reste dans le dialogue et dans le débat d’idées. Il faut dire aussi que le titre annonce la couleur : la dinde est « savante » et la poule « philosophe ». Elles ont chacune une façon différente de lire le monde. Mais c’est intéressant justement parce qu’elles ne pensent pas pareil !

  2. Johanna Hawken : Pourquoi avez-vous eu envie de raconter l’histoire de cette dinde et de cette poule ? Comment avez-vous choisi ces personnages et ce sujet ?

    Nathalie Prince : Je m’intéresse depuis quelques années à la pratique de la philosophie avec les enfants[1] mais aussi à l’écriture pour les enfants[2]. C’est quelque chose qui me fascine : écrire pour les enfants. Je trouve que ça a du sens.

    J’ai en tête depuis longtemps le fameux et triste exemple de celle que l’on appelle la-dinde-inductiviste-de-Bertrand-Russell. Russell prend cet exemple pour nier l’induction, qui consiste à établir une règle à partir d’expériences consécutives. Avec l’exemple de la dinde, Russell explique qu’une observation, même répétée des milliers de fois, ne vaut pas pour toujours. Il est possible que la trois-cent-soixante-cinquième fois, la cinquante millième fois, ce ne soit pas comme les fois d’avant. Et pourtant, les sciences sont obligées d'énoncer des lois scientifiques, c’est-à-dire des règles de fonctionnement de la réalité qui valent pour toujours. C’est ce que l’on nomme le principe de nécessité en science, principe qui est prouvé par sa valeur de prévisibilité : quand une science permet de prévoir un phénomène, alors elle a montré son éternité. C’est compliqué d’expliquer ça sans la dinde !

    Du coup, j’avais envie de mettre en scène cet exemple pour le rendre accessible et signifiant pour les enfants, ce qui impliquait de construire une narration, de faire connaissance avec les personnages, de prendre le temps de rendre cette dinde « humaine ». Les illustrations de Mélanie Fuentes sont vraiment réussies : je ne me lasse pas de voir la tête de la dinde quand elle débarque au poulailler ! C’est la première image de la dinde.

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    Pour raconter aux enfants, il faut des personnages forts qui vont les toucher : déplacer la philosophie dans un poulailler, c’était tentant.

    Pour faire pendant à la dinde savante, il fallait un autre personnage fort : la poule philosophe. Les dessins sont également très enthousiasmants. La poule, la plume sous le bec et les yeux en l’air, a tout de suite l’air cérébral. Les enfants adorent.

    Le décalage entre les adjectifs du titre La dinde savante et la poule philosophe et les volailles de référence me permet d’accentuer le trait, jusqu’à la caricature. C’est un livre qui va faire rire avant de donner à penser. On fait de la philosophie sans le savoir, là où d’autres font de la prose sans le savoir. J’ai pris énormément de plaisir à mettre ce petit monde en scène.

  3. Johanna Hawken : Le titre indique que la poule est philosophe : en quoi est-elle philosophe ? Quant à la dinde, elle passe son temps à observer, à scruter, à prendre des notes pour écrire et décrire ce qu’elle remarque autour d’elle. Cela en fait-il une dinde savante ?

    Nathalie Prince : La poule est philosophe. Elle passe ses journées à poser des questions et à essayer d’y répondre. Elle a des disciples, que l’on aperçoit parfois sur les illustrations, et elle pratique abondamment le dialogue. C’est moins une histoire qui est racontée qu’un dialogue qui s’ouvre, pour partager des idées. La poule s’interroge du matin au soir, certes, mais elle est aussi très sollicitée par des questions pénétrantes sur la vérité ou sur des problèmes moins métaphysiques : « A partir de quelle plume peut-on dire qu’une poule est chauve ? » La poule sait donner du sens à toutes les questions et même si l’humour est toujours de mise dans cet album, le texte permet d’avancer dans la réflexion. Pourquoi est-elle philosophe ? Parce qu’elle pense ! Et aussi parce qu’elle semble assez détachée du monde. Le texte dit bien que ce sont ses disciples qui s’occupent des choses pratiques : les autres poules du poulailler lui donnent de l’eau ou des vers. La poule pense et s’interroge. C’est une sceptique extrême. Elle doute de tout. Elle n’a pas le temps d’aller faire les courses et de s’occuper des considérations bassement matérielles.

    C’est elle qui est la première à engager le dialogue avec la nouvelle venue dans le poulailler et qui va aller à l’affrontement. Evidemment, j’ai pensé à Socrate qui fait parler les jeunes gens autour de lui, qui les accompagne dans la discussion avant de réduire leurs théories en bouillie.

    La poule est une philosophe du doute jusqu’au dernier moment, ce moment où la vérité devrait lui crever les yeux. Elle continue à se poser mille questions…

    Et puis face à la poule, il y a la dinde. Le dessin rend la dinde très attachante. La dinde a un petit côté « savant fou » si on peut dire, comme on le voit sur l’image de couverture. La dinde est savante. Elle a une culture scientifique. La dinde observe le monde sans relâche, et fait des hypothèses et des calculs du matin au soir, à partir de ce qu’elle voit. Elle compte ; elle observe ; elle prend des notes. C’est une scientifique. Le dénouement est sans doute un peu cruel, un peu brutal, mais ça marque !

    Que dit le texte ? Le texte ne cherche pas à trancher autre chose que le cou de la dinde !

    La poule est trop sceptique et elle se cogne dans les murs qu’elle refuse de voir.

    La dinde est trop sûre d’elle et elle se cogne à ses propres calculs.

    Il ne faut pas lire cet album en pensant qu’il y a une bonne manière d’envisager le monde ou une mauvaise manière. Qu’il faut être du côté de la dinde ou du côté de la poule. Surtout pas. L’enfant construira son propre avis et fera son propre miel.

    Et ce miel coule aussi à travers les références en vrac livrées dans l’album. Ce livre fait voyager dans la philosophie. On y croise Epicure, le philosophe sceptique, qui expose que lorsqu’on la voit de loin, une tour carrée apparaît ronde, ou encore Descartes, avec cette idée de l’illusion qui est un fléau du point de vue de la recherche de la vérité. On peut retrouver - un peu - la caverne de Platon avec cette idée que l’on voit des choses mais que l’on est dans l’erreur. Et puis il y a aussi cette idée que ce qui revient, tous les jours, peut ne pas, un jour, revenir : il faut casser la prison des habitudes. Et là, c’est la dinde de Russell qui le comprend, mais un peu (trop) tard ! Mais la science ne doit-elle prendre des risques pour avancer ? Rien n’est simple…

  4. Johanna Hawken : Quels questionnements philosophiques peuvent émerger à la lecture de votre album ?

    Nathalie Prince : C’est très ouvert. Enfin, j’espère ! Avec cet album, je n’avais pas un message à faire passer, mais j’avais plutôt envie de soulever un ensemble de questionnements comme autant de graines à faire germer. N.B. La métaphore du poulailler me paraît tomber à pic.

    Quelques questions possibles à la lecture de l’album : La simple observation suffit-elle à établir une théorie scientifique ? Est-il possible d’établir une vérité à partir de choses qui se répètent ? La vérité existe-t-elle ? Comment prouver qu’on dit la vérité ? Chacun n’a-t-il pas sa propre vérité ? Est-il utile de chercher la vérité ? Et pourquoi pas la non vérité ? Que sait-on ? Peut-on faire confiance à ce que l’on voit ? Peut-on douter de tout ? Pourquoi le doute est-il important ? Est-il toujours souhaitable de douter ? Peut-on se représenter ce que sera l’avenir ? Si les choses se répètent, se répèteront-elles toujours ? Une vérité scientifique peut-elle être dangereuse ? Il y a mille questions qui viennent !

  5. Johanna Hawken : Les personnages de votre album permettent donc de réfléchir à de multiples questions philosophiques : grâce à eux, ces problèmes sont incarnés et deviennent accessibles. Cela nous permet de réfléchir, de façon plus large, à la place de l’exemple pour philosopher. Selon vous, quel est le rôle de l’exemple dans le dialogue philosophique avec les enfants ?

    Nathalie Prince : L’exemple me paraît essentiel car il incarne comme vous dites. Il donne à voir. Il secoue. Il est saisissant. On s’en rappelle. Il y a un effet-mémoire. Il donne toujours une matière à réfléchir. Les enfants vont être marqués par cette histoire et le dénouement avant de s’intéresser au sens. Je précise que ça finit mal et en même temps, on n’est pas touchés par le destin tragique de la dinde… Je trouve que c’est difficile de faire de la philosophie sans passer par les exemples : ils apportent le côté concret qui rend les choses accessibles. Je me rappelle des exemples de mon professeur de philosophie de terminale. L’exemple permet de sortir de la parole théorique qui, soit-dit en passant, peut être également indigeste pour les grandes personnes !

    Parler de la liberté avec une classe en philosophie, c’est à l’évidence évoquer la question de l’âne de Buridan qui meurt de soif et de faim entre une écuelle remplie d’eau et une écuelle remplie de nourriture parce qu’il ne sait pas quoi choisir ! Je suis sûre que vous avez cet exemple en tête.

    De même, on connaît tous l’exemple de l’anneau de Gygès, chez Platon, et le questionnement qui peut s’ensuivre. Edwige Chirouter a mené de très nombreux ateliers de philosophie avec les enfants autour de cette histoire racontée dans La République et qui permet d’ouvrir sur la question de la justice.

    Ou l’exemple de Sisyphe, dans la mythologie grecque, condamné pour l’éternité à porter un rocher en haut d’une montagne et le voir rouler invariablement en bas quand il arrive au sommet. L’exemple donne du sens à cette absence de sens, justement, dans le cas de Sisyphe : c’est le mythe de l’absurde.

    Je pense encore au Robinson dans sa réécriture par Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), qui s’animalise sur son île et qui revient à ses instincts primitifs. Tout seul sur son île, sans alter ego, il finit par poser sa peau d’homme. Il finit par ne plus être humain. A ce moment arrive Vendredi.

    Avec ces références, on se rend compte, si besoin était, de la puissance réflexive de l’exemple philosophique. Ces exemples sont souvent puisés dans la mythologie, dans la littérature, dans les mythes, mais paradoxalement, ils révèlent le monde, au sens de dévoiler le réel.

  6. Johanna Hawken : De façon plus générale, pensez-vous que la littérature de jeunesse a un rôle à jouer dans la pratique philosophique ? Pourquoi la littérature de jeunesse -t-elle une place à jouer dans l’éducation philosophique des enfants ? Quelle est sa richesse pour la réflexion philosophique ?

    Nathalie Prince : Il y a beaucoup de questions, là.

    Je commencerai par rappeler la nécessité de philosopher avec les enfants dès le plus jeune âge. Philosopher s’apprend. On ne naît pas philosophe. On le devient (ou pas). On sait tous que commencer à philosopher seulement en terminale, c’est passer à côté d’une expérience pédagogique intense : les tout-petits s’ouvrent avec plaisir à la réflexion philosophique et depuis quarante ans, voire davantage, les études, les ateliers, les goûters se multiplient pour engager le dialogue philosophique avec les enfants. Sans doute les nouvelles spécialités du BAC vont permettent de faire de la philo plus tôt, mais le saut dans les classes de primaire est essentiel. Alors pourquoi ? Et pourquoi la littérature de jeunesse fait-elle bon ménage avec la découverte de la philosophie ?

    Pour répondre à cette question – et à la vôtre, d’ailleurs – je dirai ensuite que la littérature de jeunesse met la philo à hauteur d’enfant. Elle permet de vivre des émotions à bonne distance. En lisant je peux vivre d’autres vies que la mienne (je reprends le titre d’Emmanuel Carrère !) et élargir mon spectre émotionnel. Pour les plus jeunes, il faut bien comprendre que le texte littéraire est un support privilégié pour acquérir des compétences psychosociales (gestion des émotions, expression des émotions). On sait combien il est difficile, pour l’enfant, d’apprendre à penser par lui-même, au sens de la pensée réflexive, au sens d’avoir du recul. C’est bien normal. Ses « compétences encyclopédiques » (selon l’expression d’Umberto Eco), c’est-à-dire son vocabulaire, sa grammaire, mais aussi ses connaissances, sa culture personnelle, sont limitées ! Et c’est pourquoi on parle parfois de la littérature pour les petits – entendons qui s’adresse aux petits – comme de la petite littérature, en-dehors de la grande littérature générale, de la vraie littérature. Les recherches les plus récentes ont permis d’établir que la littérature de jeunesse permet à l’enfant de sortir de sa subjectivité, de s’ouvrir au monde, de se décentrer. Mais en plus, et là je m’appuie sur les recherches d’Edwige Chirouter[3], le passage par la littérature de jeunesse permet de garder à « bonne distance ». La littérature permet de compartimenter par le truchement du personnage. Entre la trop grande proximité de l’expérience personnelle, qui empêche le recul et la réflexion et le trop grand éloignement du concept, qui empêche l’implication et l’engagement de la pensée, la littérature de jeunesse permet de sortir de soi, de ne pas s’encloisonner, tout en n’engageant pas l’intime. C’est une jolie manière d’entrer en philosophie que d’y entrer par la porte des fictions de jeunesse qui permettent de tout dire, ce qu’on porte en soi, ce que portent les autres, ce que porte le monde. On y apprend la différence ou on se retrouve, mais ce n’est pas moi qui suis dans le livre, c’est un héros de papier ou… une cocotte en papier dans le cas de mon petit album.

    Je rappellerai enfin que la littérature de jeunesse n’est pas à côté de la littérature, comme on peut encore parfois le penser. Elle ne relève pas de la paralittérature (para- à côté de). La littérature de jeunesse, c’est l’autre littérature[4], comme je l’appelle dans mon dernier livre. Elle est bien dans la littérature. Vous me demandez quelle est sa place dans l’éducation philosophique des enfants. Je vous répondrai qu’on peut la retrouver partout dans la prise au monde sous l’angle de la philosophie. C’est une littérature qui engage le cœur plus qu’une autre parce qu’elle l’engage quand le cœur est encore tendre, même si c’est un moment dont nous autres adultes, nous ne rappelons - hélas – plus ou en tout cas nous ne sommes plus capables de penser comme l’enfant qu’on a tous été.… La littérature de jeunesse imprègne différemment les esprits. Elle y jette des « petites lumières », pour reprendre le titre des ateliers de philosophie pour enfants de Chiara Pastorini. Elle ne regarde pas en-dessous mais bien par-dessus dans un regard ample. J’ai envie de dire une vue d’oiseau.

    Ma poule ne vole pas très haut, sans doute, mais son histoire va s’imprimer différemment dans l’esprit de l’enfant qui la lira. Il la gardera peut-être en lui toute sa vie. Et il saura éviter les murs qu’il trouvera sur son chemin. Parce que l’histoire de la dinde aura donné du sens au regard qu’il porte sur le monde.

Notes
  1. Voir notre ouvrage Edwige Chirouter et Nathalie Prince, Les lumières de la fiction. Philosophie (avec les enfants) et littérature (pour la jeunesse), Paris, éditions Raison Publique, 2019. ↩︎

  2. Voir Nathalie & Christophe Prince, illustrations de Yann Damezin, Ainsi parlait Nietzsche, Paris, les petits Platons, 2020. ↩︎

  3. Edwige Chirouter porte la Chaire Unesco/Université de Nantes : Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale". ↩︎

  4. Voir mon ouvrage, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2021. Conclusion ↩︎

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