Revue

Les dérives possibles de la discussion à visée philosophique

Introduction

L’essor récent de la pratique des ateliers philo avec les enfants et les adolescents et la reconnaissance institutionnelle récente dont elle est l’objet ne doivent pas empêcher une certaine vigilance à l’égard de son instrumentalisation. Si la pratique de la philosophie avec les enfants peut prétendre à reconfigurer l’EMC, il ne faut pas nier les risques de dérives. Quels sont-ils ?

La régulation, la psychothérapie de groupe, la leçon de morale

Nous relevons là les principaux travers qui font courir aux « ateliers philo » le risque de se dévoyer ; non pas que ces trois formes d’intervention auprès des élèves soient dénuées intérêt, mais parce qu’elles le vident de leur caractère philosophique et des vertus qui l’accompagnent. La finalité n’est plus alors le développement de l’esprit critique par l’interrogation méthodique des grandes questions de l’existence. Ces travers révèlent également l’exigence propre à une pratique qui doit veiller à ce que son succès – et les besoins qu’elle comble – ne fasse pas oublier les difficultés qu’elle doit surmonter pour donner sa pleine mesure. Ils légitiment les inquiétudes formulées par l’inspection générale de philosophie, inquiétudes partagées par les praticien.n.e.s et chercheurs.euses du milieu de la philosophie avec les enfants (Richard-Bossez et al., 2018). Sans les hiérarchiser, relevons que ces trois dérives témoignent, chacune à leur façon, d’une fragilité de la posture éducative des enseignants, notamment liée à leur manque de formation initiale et continue sur la question de l’autorité. Elles signalent également la difficulté à trouver le juste positionnement entre instruire et éduquer, en particulier dans le cadre d’un enseignement moral et civique. Elles indiquent enfin l’impérative nécessité d’une formation de qualité à la DVP.

Les « ateliers philo » perdent leur philosophicité lorsque la forme l’emporte sur le fond et qu’ils deviennent un prétexte à la régulation du quotidien scolaire des élèves, notamment la gestion disciplinaire de la classe. Cela peut se faire par le choix du sujet de la discussion, clairement orienté en direction d’une reprise d’un fait de violence, dans la classe ou dans la cour, et qui vise à rappeler la règle au collectif, voire à prendre les élèves en cause à témoin devant le groupe. Le travers est le même lorsqu’un dialogue philosophique – par exemple sur la violence – s’empare d’une situation singulière de la classe pour se transformer en régulation. Ce type d’intervention répond à un besoin de l’enseignant, voire à celui de la classe, mais n’a plus grand-chose à voir avec un dialogue philosophique en communauté de recherche. S’il nous paraît que la gestion des conflits, dans l’école, fait trop souvent l’économie d’un retour de l’enseignant sur un fait de violence, à froid, par la parole, pour permettre un moment réflexif à distance des affects, il ne peut être question de confondre ce temps de régulation avec un dialogue philosophique. Demander « pourquoi des règles ? » ce n’est pas la même chose que « pourquoi as-tu fait ça ! » De la même façon, les temps d’échange en classe (TEC) consacrés à l’autorégulation du groupe (Debarbieux, 2018, p. 93), par exemple en cherchant des solutions à des difficultés de climat de classe, peuvent utilement contribuer à un travail sur les compétences sociales et émotionnelles. Mais toute activité réflexive n’est pas philosophique pour autant, surtout si sa finalité est clairement disciplinaire. La conviction que la pratique de la philosophie puisse être utile à l’éducation morale et civique, ou même, comme nous le montrerons, à la prévention des violences[1], ne peut légitimer l’emploi du terme « philosophique » pour désigner toute situation de discussion collective entre élèves.

Pour les mêmes raisons, une DVP ne peut se transformer en séance de psychothérapie de groupe ou même en groupe de parole sans perdre son identité philosophique. Si certains savoir-faire, en termes d’écoute, d’accueil des émotions, d’interpellation des élèves ou de posture de retrait de la part de l’enseignant, peuvent être communs, il faut clairement distinguer la finalité et la méthode. Le fait de considérer, dans un atelier philo, l’élève comme un interlocuteur valable dont la dignité, en tant que personne, fait l’objet d’un accueil inconditionnel, ne peut justifier une exposition de son intimité ou une introspection périlleuse devant ses pairs. Certaines thématiques d’ateliers philo – la mort*,* les émotions, la violence, etc. – sont de ce point de vue plus délicates que d’autres, même si, en droit, l’exposition de l’intime peut surgir à propos de n’importe quel sujet. Elles requièrent une certaine expérience et il est préférable de ne pas les aborder lorsqu’on débute dans la pratique. Si les enfants, en particulier les plus petits, prennent spontanément appui sur les exemples de leur vie quotidienne et familiale durant les séances, il revient au savoir-faire de l’animateur de viser la généralisation conceptuelle et problématique de ces récits en préservant la philosophicité du dialogue et l’intimité de ses participants. Cela suppose, comme nous le verrons, une formation très complète en philosophie, en pratique de la philosophie avec les enfants, mais aussi une bonne connaissance du monde de l’enfant et de la gestion d’un groupe classe.

Si une séance de régulation peut tout à fait finir par un rappel à la règle commune, à son autorité comme à celle des adultes qui l’incarnent en particulier, ce que nous appelons leçon de morale ne se limite pas à la traditionnelle remontée de bretelles que tout éducateur peut effectuer auprès d’un groupe à un moment ou à un autre. Elle peut prendre la forme beaucoup plus insidieuse d’une influence de l’adulte sur la façon dont la discussion est menée. L’asymétrie ordinaire entre l’élève et l’enseignant.e ne s’inverse pas si facilement. Entre les habitudes de transmission du maître et la volonté des élèves de se conformer à ses attentes, il se joue un ballet de soumission que la pratique de la philosophie vise à déjouer mais qui suppose une vigilance particulière. Pas plus que le néant n’est neutre, l’enseignant n’est désaffecté ou abstinent axiologique : comme tout un chacun, il a des valeurs auxquelles il est attaché. Il est par ailleurs investi par l’État pour « transmettre et faire partager les valeurs de la République », mission dont la finalité doit être clarifiée pour éviter toute instrumentalisation. Il devra donc, s’il veut véritablement philosopher avec les enfants, adopter une posture de retrait et de questionnement qui demande autant de maîtrise dans l’art de la relance que dans la gestion de ses réactions, verbales comme para-verbales. Il lui faudra aussi exercer une constante vigilance sur les appréciations qu’il ou elle porte spontanément sur les propos tenus par les enfants. Cette attention axiologique suppose même un travail en amont des séances, dans le choix des supports – inducteurs comme leur nom l’indique bien – dans les questions qu’il prépare ou les thèmes qu’il choisit. Si la neutralité absolue est évidemment impossible, il doit en tout cas considérer celle-ci comme l’horizon éthique et épistémique de sa posture sous peine de manquer à la finalité philosophique et laïque de sa démarche.

Quant à la tentation de confondre une authentique DVP avec des pratiques d’échanges ou d’écoute avec les élèves, elle n’est pas surprenante, tant les espaces de paroles sont rares dans l’école. En témoigne le document officiel d’accompagnement des collégiens au sortir du confinement lié au COVID en mai 2020 : intitulé « accueillir et dialoguer avec les élèves » il renvoie vers une fiche consacrée à la DVP sous la catégorie « cercle de parole cadré » (MEN, 2020, p. 3). Si la philosophie avec les enfants contribue à définir à nouveaux frais le philosopher, notamment pour en faciliter l’accès contre une approche universitaire trop élitiste, elle a ses exigences propres et il convient de ne pas les galvauder sous peine de donner raison à ses contradicteurs.

La guerre aux pauvres

Certains redoutent même que les ateliers de discussion philosophique ne deviennent des outils de pacification des quartiers difficiles, comme une ruse pour faire « la guerre aux pauvres » (Ogien, 2013) et « contourner le véritable problème éducatif : l’égalité » (Go, 2018). Les projets de développement de la DVP dans les quartiers dits sensibles constitueraient une leçon de morale et un projet de régulation des affects qui ne disent pas leur nom[2]. « Enseigner la morale ? Cela fait des siècles qu’on s’y consacre, pour mieux contenir les excès d’un peuple toujours prompt à contester la place qui lui est réservée » (Go, 2018, p. 142). De fait, il faut bien convenir que la demande institutionnelle à l’égard de la DVP émane souvent de projets liés aux valeurs de la République et qui concernent les établissements REP ou REP+ ainsi que les quartiers de politique de la ville. N’est-on pas en droit de se demander si ces projets ne consistent pas finalement en une entreprise normative qui vise à contenir les débordements d’une partie de la population, mais qui s’habillent d’un vernis philosophique complaisant pour dissimuler son objet ? Répondre à cette question nous semble possible en gardant à l’esprit la prévention de Nicolas Go lorsqu’il se demande s’il faut renoncer, par crainte de l’instrumentalisation, à faire de la politique, de la morale, et même de la philosophie à l’école : « Tout dépend de ce que l’on entend par là » (Go, 2018, p. 142)

Si la philosophie, comme pratique de questionnement, n’est limitée par aucune doctrine morale, sociale, philosophique ou politique, mais seulement par son exigence de vérité, alors elle peut utilement servir l’ambition émancipatrice d’une éducation à la citoyenneté. Elle soutient le pari quelque peu subversif d’une transmission des valeurs qui prend le risque de les mettre en question. Le projet de développer la DVP en général, prend acte du fait que la crise de la démocratie est avant tout une crise de la parole, en particulier chez les jeunes. La contestation s’effectue désormais plutôt par « la désertion silencieuse ou la révolte sporadique et violente, mais toujours muette » (Galichet, 2005, p. 24). Faudrait-il priver les élèves d’un moyen de poser des mots et des pensées sur les racines mêmes des inégalités sous prétexte qu’ils en seraient les premières victimes[3] ? Loin de moraliser les pauvres, la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents contribue modestement à essayer de transformer cette abstention défective et sourde de violence en désir de parole et d’interpellation. Loin d’imaginer qu’une pratique philosophique régulière puisse arracher miraculeusement les individus à la somme des déterminations – notamment sociales – qui insèrent leur existence dans la chaîne de causalité, rien n’interdit toutefois de la penser comme un outil d’émancipation. Plutôt que d’en priver les élèves, faisons-en sorte de le généraliser, par exemple dans les lycées professionnels où toute une partie des populations scolaires les plus défavorisées est scandaleusement privée de philosophie. L’expérience qui est la nôtre montre que l’art problématique auquel la DVP introduit les enfants et les adolescents participe même d’un enthousiasme scolaire trop rare dans le quotidien des élèves. Cette pratique remplit les conditions pour que le temps de l’école puisse apparaître aux élèves comme fait de moments de rencontres qui vont les conduire à l’émancipation et à la joie plutôt que comme des moments de contraintes à la fois normatives, cognitives et même existentielles.

Si les commandes institutionnelles adressées à la DVP peuvent trahir une forme d’impuissance et d’inquiétude face à la défection démocratique des populations dans les territoires prétendument perdus de la République (Brenner, 2002), il nous semblerait dommageable de les décliner au motif qu’elles contribuent à faire la « guerre aux pauvres ». Cette pratique n’est ni une aumône philosophique ni un instrument de pacification. Elle pourrait même bien au contraire nourrir une indignation à laquelle elle tâcherait de donner une forme, non pas policée, mais plus efficiente, parce que plus capable de se faire entendre. A condition d’être authentiquement philosophique[4], la DVP apparaît en cela comme un dispositif plus subversif que servile, adéquat à la prise de risque inévitable qu’une véritable éducation à la citoyenneté doit assumer pour ne pas se trahir en catéchisme idéologique.

Quant à l’idée que la transmission des valeurs de la République puisse être l’instrument d’une « guerre aux pauvres », elle recèle un présupposé discutable : pourquoi dont s’imaginer que les pauvres auraient prioritairement besoin d’un enseignement moral et civique ? On pourrait même avancer l’idée que ce sont plutôt les riches qui ont le plus besoin d’une éducation à la fraternité, à l’égalité, à la liberté entendue dans son sens le plus pleinement républicain, voire à l’empathie, comme en attestent les recherches qui montrent que cette capacité diminue à proportion que la richesse augmente (Grewal, 2012). On peut tout aussi bien dénoncer l’entre-soi des riches et louer la solidarité dans les quartiers au lieu de stigmatiser le communautarisme des pauvres. On peut tout aussi bien considérer la question de l’appartenance à partir d’une citoyenneté contributive, y compris celle des sans-papiers, plutôt qu’une citoyenneté de statut, par exemple celle de l’exilé fiscal (Balibar, 2001, p. 89). Bien loin de ne concerner que les pauvres, une pratique philosophique qui vise à interroger la valeur des valeurs s’adresse à tous, y compris aux élèves les plus favorisés, surtout si, d’ici là, l’école ne change pas et qu’ils doivent devenir les décideurs de demain[5].

« L’éducation à… »

L’enseignement moral et civique n’est pas la seule cible des critiques adressées à une instrumentalisation des « ateliers philo ». C’est aussi le cas de toutes les thématiques que l’on peut subsumer sous la catégorie de l’éducation à – l’environnement, l’égalité fille-garçon, la santé, la sexualité – ou de la prévention des violences. La crainte est toujours la même : comment la liberté philosophique pourrait-elle s’accorder avec la volonté de faire passer un message, si louable soit-il, auprès des élèves ? Une DVP qui s’inscrirait dans un programme de prévention ne risque-t-elle pas de perdre toute sa dimension philosophique ? Peut-on aborder ces thématiques sans inscrire la philosophie dans une relation ancillaire qui lui fait perdre son identité critique ? Peut-on philosopher pour prévenir ? Là encore, il faut entendre l’avertissement de Nicolas Go lorsqu’il demande s’il faut faire de la philosophie à l’école : « tout dépend de ce qu’on entend par là » (Go, 2018, p. 142). Il faut tout d’abord distinguer l’instrumentalisation de la commande institutionnelle de l’instrumentalisation de la philosophie ou de la DVP. Nous avons déjà dit que le succès de la pratique de la philosophie avec les enfants était notamment lié à la fois au déficit d’espaces collectifs de parole et de réflexion dans l’école, ainsi qu’au manque de professionnalité des enseignants dans leur capacité à s’emparer des questions vives de la société. Il n’est dès lors pas étonnant que ce dispositif pédagogique se retrouve régulièrement sollicité par les commandes institutionnelles. Reste l’écart entre les attendus de la commande et les vertus propres au dispositif.

Faut-il se méfier de cette tendance à considérer la philosophie comme un remède à toutes les violences au point de renoncer à user d’un puissant dispositif d’interrogation par crainte de le dévoyer ? Si nous sommes bien convaincus qu’« il n’est pas nécessaire de philosopher sur des questions éthiques pour que la pratique philosophique soit un acte éthique » (Hawken, 2018, p. 53), il nous semble toutefois important de considérer la responsabilité éducative qui est la nôtre dans ces temps troublés. De la même façon que l’ enfant se trouve être « récepteur de valeurs » (Hawken, 2016, p. 458), il est appelé à évoluer dans une société qui n’est pas exempte de violences et de dangers dont il paraît raisonnable de chercher à le prévenir. Parmi les phénomènes de violences inhérents à la vie sociale, les phénomènes de discrimination et de rejet occupent une place de premier rang à l’école. Les enquêtes de climat scolaire soulignent depuis plusieurs années que les principales tensions vécues par les élèves « trouvent leur ancrage dans le rapport à l’altérité, tout particulièrement dans la non-acceptation de la différence et plus largement, dans la construction identitaire et les valeurs qui la fondent » : surnom méchant, bousculades, mise à l’écart, moquerie, discriminations (Marsollier, 2017, p. 39‑40).

Or il apparaît que la DVP peut contribuer à une action de prévention sans renoncer pour autant à son exigence philosophique. Elle est l’une des trop rares occasions, dans l’école, de « discuter des questions socialement et politiquement vives » (Tozzi, 2018, p. 62). La DVP ne peut-elle prendre sa part de réflexion sur les origines et les enjeux de violences – le harcèlement, la laïcité, les théories du complot, les relations entre les sexes – qui portent atteinte aux valeurs qui la constituent elle-même : liberté, égalité, fraternité, laïcité ? Penser la cohabitation de nos différentes familles d’appartenances communautaires, c’est penser certains des enjeux essentiels du principe de la laïcité. Interroger la logique d’inclusion/exclusion inhérente à toute fraternité, c’est scruter les origines du phénomène de harcèlement entre pairs pour mieux le comprendre. Sonder les origines masculines du troisième terme de la devise de la République, c’est questionner la dimension phallogocentrique du langage et les conséquences de la domination masculine. Faudrait-il se priver de la puissance réflexive de la philosophie par crainte de l’instrumentalisation ? La philosophie n’est-elle pas ici au contraire mise au défi d’assumer sa dimension intrinsèquement éducative pour permettre aux élèves d’éprouver, par l’usage de la raison, la valeur des valeurs qui leur sont transmises ? Ainsi, l’un des sujets les plus sensibles et les plus urgents à l’heure actuelle, et qui va faire l’objet de commandes institutionnelles, est celui de l’éducation à la vie affective et sexuelle. Alors que le constat du lien entre les stéréotypes de genres et les violences sexistes et sexuelles est clairement établi par la recherche (Debarbieux, 2018 ; Haut Conseil à l’Égalité, 2020 ; Virage, 2017) et que la parole et la réflexion restent encore particulièrement timorées sur ces sujets dans l’école (Ovidie, 2018, 2019), faut-il considérer qu’un travail généalogique ne peut être entrepris par un questionnement de nature philosophique ? Nous avons pour notre part la conviction qu’il est possible de relier certaines thématiques – le corps, l’amour, la liberté, l’identité, etc. – à des questions proprement philosophiques qui peuvent jouer leur rôle dans un travail réflexif[6]. Il en va de même pour les thématiques liées à l’environnement ou à l’éthique animale qui sont de plus en plus au cœur des préoccupations sociales et éducatives. Si elles peuvent faire l’objet d’un traitement dans le champ de « l’éducation à… » ou de la « prévention », et relayer explicitement un message – « il faut sauver la planète » et « changer nos comportements » - elles ne peuvent être traitées de la même façon par la pratique de la philosophie dont la finalité n’est pas de délivré des messages. Sa contribution se limite – mais c’est déjà beaucoup ! – à interroger la valeur des valeurs. Il est donc possible, là encore, d’interroger philosophiquement la nature ou la question de la dignité animale, mais il ne faut pas faire semblant de philosopher avec les enfants pour leur délivrer en sous-main un discours idéologique, si humaniste soit-il.

Aborder ces thématiques sensibles demande donc un savoir-faire particulièrement aiguisé. D’une part parce que ces question vives suscitent des réactions affectives qui appellent, chez l’animateur.trice, une capacité de maîtrise du groupe des discutants. D’autre part, parce qu’elle suppose une très grande vigilance de la part d’un.e animateur.trice qui doit veiller à conserver la dimension philosophique d’une discussion dont le sujet peut facilement conduire au consensus d’une leçon de morale du type : « il faut sauver la planète » ; « harceler, c’est mal » ; « les hommes et les femmes sont égaux », etc. Il ou elle doit donc très bien maîtriser les enjeux philosophiques – notions et problèmes – de telles discussions pour garantir une authentique finalité réflexive. Pour éviter les dérives psychologisantes et moralisatrices, il est également souhaitable que le traitement de ces questions vives s’effectue à partir de supports qui puissent servir de médiations culturelles. Ainsi l’utilisation de la littérature de jeunesse, par exemple, permet de trouver la juste distance affective qui aide à problématiser de façon protectrice et adaptée.

A moins de considérer que la pratique réflexive de la philosophie n’est qu’un divertissement vocal inutile, nous ne voyons pas pourquoi des DVP initiées sur ces thématiques, pourvu qu’elles conservent encore une fois leur nature essentiellement problématique, ne pourraient être menées avec profit. Convoquant le paradigme de la complexité, ces éducations à articulent des champs de connaissances multiples à partir de questions que le savoir-faire philosophique peut dégager et éclairer, préparant ainsi nos jeunes à répondre aux futurs changements sociétaux qui les attendent. Penser une école philosophique (Chirouter, 2019), c’est considérer la nécessité d’un tissage des savoirs avec l’existence quotidienne. L’immersion dans les questions socialement vives occasionnées par les éducations à possèdent plusieurs vertus : elles préparent une citoyenneté active, voire une « science citoyenne » pour ce qui concerne par exemple les questions environnementales. Acceptons donc les commandes institutionnelles, restons intraitables sur les exigences philosophiques, et subvertissons les tentatives d’instrumentalisation pour former les citoyen.n.e.s de demain à cette indispensable vertu de sagesse pratique qu’est la prudence, sans les abandonner ni au dogmatisme, ni au relativisme (Fabre, 2016).

Conclusion

Notre action s’inscrit, malgré les urgences politiques, dans le temps long. Si nous avons la conviction qu’un changement de société peut advenir grâce à la diffusion de la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents, c’est bien davantage parce qu’elle leur permet de développer les habiletés de pensée d’un esprit critique – conceptualiser, problématiser, argumenter, interpréter, etc. – à propos des grandes questions universelles de l’humanité que par les messages que nous souhaiterions leur faire passer au cours de ces discussions philosophiques. Le message n’est pas dans l’enveloppe, c’est l’enveloppe. Tout au plus pouvons-nous fournir le matériel – papier et timbre – pour laisser la jeunesse de demain écrire son histoire en espérant qu’elle parvienne à bonne destination.

  • Balibar, É. (2001). Nous, citoyens d’Europe ? : Les frontières, l’État, le peuple. Éd. la Découverte.

  • Brenner, E. (2002). Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire. Mille et une nuits.

  • Budex, C. (2019). Pratique de la philosophie et fraternité : Un levier pour lutter contre les inégalités. Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE, 53. https://doi.org/10.4000/edso.7242

  • Chirouter, E. (2018). Platon au programme. Spirale - Revue de recherches en education, N° 62(2),39‑50.

  • Chirouter, E. (2019). De la philosophie à l’école à une école philosophique. Redonner de la saveur aux savoirs pour lutter contre les inégalités scolaires. Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE, 53, Article 53. https://doi.org/10.4000/edso.6842Debarbieux, E. (2018). Les violences sexistes à l’école—Une oppression viriliste. http://www.maisonegalitefemmeshommes.fr/ressource/340/514-les-violences-sexistes-a-l-ecole-une-oppression-viriliste.htmDebarbieux,

  • É. (Éd.). (2018). L’impasse de la punition à l’école : Des solutions alternatives en classe. Armand Colin.

  • Dubet, F. (2016). Ce qui nous unit : Discriminations, égalité, reconnaissance. Éditions du Seuil.

  • Galichet, F. (2005). L’école, lieu de citoyenneté. ESF éd.Go, N. (2018). La philosophie pour elle-même. Spirale - Revue de recherches en education, N° 62(2), 141‑150.

  • Grewal, D. (2012). How Wealth Reduces Compassion. Scientific American. https://www.scientificamerican.com/article/how-wealth-reduces-compassion/Haut Conseil à l’Égalité. (2020, mars). 2ème état des lieux du sexisme en France 2019. http://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/stereotypes-et-roles-sociaux/travaux-du-hcefh/article/2eme-etat-des-lieux-du-sexisme-en-france-combattre-le-sexisme-en-entrepriseHawken,

  • J. (2016). Philosopher avec les enfants : Enquête théorique et expérimentale sur une pratique de l’ouverture d’esprit [Thèse de doctorat]. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

  • Marsollier, C. (2017). Les conditions du bien-être à l’école. Économie et Management, Le bonheur au travail.

  • MEN. (2020). Continuité pédagogique—Réouverture des écoles. https://eduscol.education.fr/cid151499/reouverture-des-ecoles.htmlOvidie. (2018). A un clic du pire : La protection des mineurs à l’épreuve d’Internet. Editions Anne Carrière.

  • Ovidie. (2019, décembre). L’éducation sexuelle des enfants d’internet. France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/series/leducation-sexuelle-des-enfants-dinternetRichard-Bossez,

  • A., Floro, M., & Legardez, A. (2018). Les débats d’inspiration philosophique. Spirale - Revue de recherches en education, N° 62(2), 73‑88.

  • Tozzi, M. (2017). Prévenir la violence par la discussion à visée philosophique (Yapaka.be).Tozzi, M. (2018). Développer le jugement moral et la citoyenneté des élèves par la DVDP. Spirale, 62.Virage. (2017). Présentation de l’enquête Virage et premiers résultats sur les violences sexuelles. Ined - Institut national d’études démographiques. https://virage.site.ined.fr/

Notes
  1. Michel Tozzi a consacré un ouvrage éclairant à cette question (Tozzi, 2017). ↩︎

  2. « On peut toujours penser que les leçons de morale ne font pas de mal – surtout à ceux qui les enseignent --, mais il me semble que ce catéchisme renouvelé se heurte à des grandes difficultés. Bien des élèves y mesureront d’abord la distance entre les leçons et leur expérience, surtout quand ils vivent dans les quartiers et les établissements les plus défavorisés : il leur sera difficile de ne pas penser que ces leçons sont un pur exercice d’hypocrisie (.…) Enfin on peut se demander si, aujourd’hui, les valeurs s’enseignent bien par des leçons (.…) Les élèves très bons en leçons de fraternité ne seront peut-être pas les plus amicaux avec leurs camarades » (Dubet, 2016, p. 112). ↩︎

  3. Sur cette question, nous renvoyons à un article publié dans la revue Éducation et socialisation (Budex, 2019). ↩︎

  4. « La philosophie est une pratique indéfinie de la liberté, en ce qu’elle ne reconnaît aucune limite, aucun point d’arrêt. Aucune religion, aucune doctrine morale, sociale, institutionnelle ou politique ne lui intime d’arrêter à un quelconque point, en disant : ceci, tu n’as pas le droit de le penser ; ou en lui imposant une certaine façon de penser : voici ce que tu dois penser » (Go, 2018, p. 142). ↩︎

  5. C’est l’une des raisons qui justifient des actions de la Chaire Unesco de la pratique de la philosophie avec les enfants auprès de populations très diverses : du Mali à Monaco (Chirouter, 2018) ↩︎

  6. Par exemple : « qu’est-ce qu’on aime dans l’amour ? » ; « la sexualité est-elle un usage du corps comme un autre ? » ; « Que vaut l’expression : qui ne dit mot consent ? » ; « le plaisir du corps doit-il passer par l’esprit ? » ; « les femmes sont-elles des frères comme les autres ». ↩︎

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