Nous sommes actuellement en visio, et allons réfléchir, dans une posture de dédoublement, à cette situation de visio. Si nous sommes discutants, nous allons vivre et penser ensemble en voyant et entendant nos corps (la parole est du corps par sa voix) ; si nous sommes observateurs, nous verrons et entendrons les discutants, sans qu’ils nous voient (caméras et micros fermés). Discutants ou observateurs, nous ressentons notre corps. Discutants, nous voyons sur l’écran l’image de notre corps, en même temps que celle des autres. Si vous êtes discutants, la consigne sera : que répondre à la question « Que devient le corps dans la visio ? Mon corps et le corps de l’autre… ». Si vous êtes observateurs, la consigne sera : « Qu’observez-vous du corps des discutants et du rapport à votre propre corps dans cette discussion ? ». Telle est la situation.
La formulation de la question proposée dans l’atelier contient un présupposé : que dans une visio le corps devient autre chose qu’il n’est, qu’il se transforme ou est transformé, ici par l’outil numérique. Il faudrait convoquer ici la figure de la métamorphose. Si on dit que le numérique métamorphose le corps, en quoi consiste cette métamorphose ? Et, deuxième question, importante pour une didactique de l’apprentissage du philosopher : cette métamorphose induit-elle des effets sur l’élaboration individuelle de la/ma pensée, et sur le travail collectif de la pensée dans la discussion à visée philosophique ?
Abordons vu le temps imparti d’une demi-heure, la première question. Le corps, c’est d’une part mon corps, d’autre part le corps de l’autre ou des autres : qu’ils soient acteurs, spectateurs/auditeurs ou interactifs dans un groupe.
Mon corps et son double dans la visio
Dans la vie ordinaire, je suis co-présent à mon corps. Je peux dire, dans une perspective dualiste cartésienne d’union de l’âme et du corps : je suis dans mon corps (ce je est mon esprit, le je du cogito), ou j’ai un corps (vu de l’âme, « comme un pilote en son navire ») ; ou dans une perspective plus spinoziste, moniste, je suis mon corps, corps ou/et âme d’une seule et même substance. On peut ainsi gloser sur l’être-là du corps, de mon corps, qui est spatio-temporellement situé, à (a) une place, est dans l’espace et prend de l’espace, à un moment déterminé.
Il faudrait ici clarifier le concept de présence. On est toujours physiquement présent, dans l’ici et maintenant, mais on peut être mentalement ailleurs. Il n’y a pas forcément coprésence de mon corps et de mon esprit. Par ailleurs, la présence n’est pas seulement l’être-ici-maintenant, mais une façon d’exister, un certain rapport à soi et aux autres, plus ou moins présent, plus ou moins intense, plus ou moins authentique (pensons à l’acteur qui « crève » l’écran, au garçon de café de Sartre qui « joue » au garçon de café, distinguons une personne de ses personnages, la mise en scène de l’ego) …
Dans la visio, mon corps est ici et maintenant le même, devant mon bureau, mais par ailleurs et en même temps, je me vois et le voit ailleurs au même moment, sur l’écran. Plus exactement je vois son image, mon image, et je l’entends parler en même temps que moi. Quel est le statut ontologique, épistémologique de ce corps, mon corps, vu et entendu ? Il n’est pas imaginaire, fantaisiste : c’est bien lui, je le reconnais, mais c’est une image. Une image, mais inversée, comme dans un miroir. Comment la/le situer, entre réel et virtuel? L’image de mon corps en visio, est-ce aussi du réel, et si oui, quel type de réel ? Car cette image est en temps réel, elle épouse le temps de l’événement, contrairement à la photographie, fixe et passée, ou à la vidéo de la fonction enregistrement, reproductible mais postérieure à ce qui s’est passé, et sans possibilité d’y intervenir… Comment aussi le (la) nommer, car je m’y perds : ce corps ou/et mon corps ? Mon corps est ressenti, ce corps (le mien) est objectif, extérieur, là-bas, c’est bien moi que je vois et entends, maintenant, mais il est alter ego et ego alter, à la fois le même et différent, il prend le visage d’un autrui, intime et familier, mais autre.
Ce double n’est pas sans effet sur moi, cette image animée de moi, cette co-présence de mon corps et de son image, situation dans laquelle simultanément je le/me vis de l’intérieur et le voit/l’entend de l’extérieur. Où je me vois et de ne vois que mon apparence. Situation narcissique ? Aliénée dans et par l’image ? Situation à philosophiquement analyser, outre les éclairages psychanalytiques éventuels…
De plus je mets en scène dans la visio l’image de mon corps : comment m’habiller, me maquiller pour être vu(e) alors que je suis chez moi dans mon intimité, comment être socialement présentable quand mon « intérieur » devient un espace public. Quel positionnement par rapport à l’écran (situation en surplomb ou horizontale) ? Quel cadrage (conscient ou inconscient) de l’image : ne pas être hors champ ou coupé, s’afficher en tronc, gros plan de face, de profil) ? Quelle lumière pour être clairement vu et reconnu ? Corps sur le décor naturel de chez moi ou avec un fond artificiel ? etc.
On voit ici la possibilité - relative - d’une maîtrise numérique de son apparence. Je peux par exemple à volonté disparaitre ou apparaître avec la fonction caméra, parler ou me taire avec la fonction micro. Je peux aussi me lever et disparaître du champ. Je peux donc être invisible (on peut penser au pouvoir de l’anneau de Gygès qui rend invisible si on le tourne) ou muet tout en en étant là. Présence virtuelle bien réelle, qui réalise le panoptique de Bentham (voir sans être vu). La visio présentifie ailleurs l’absence de mon corps d’ici, mais je peux aussi absentifier mon image tout en restant là, voyant et écoutant !
Parmi les questions possibles, j’en choisis trois :
1) Quel est, dans la visio, le statut ontologique et épistémologique de ce corps, mon corps, vu et entendu ?
2) Quel(s) effet(s) produit sur moi ce double ?
3) Quel pouvoir (ou perte de pouvoir) ai-je sur mon corps en visio ?
Les corps d’autrui en visio
La visio, c’est aussi le corps ou les corps des autres. Je les vois et les entends. Comment se passe la communication ? Je m’adresse à des images animées. Si je fais une conférence, je peux être gêné d’intervenir si toutes les caméras sont fermées, face à des initiales ou des carrés vides. C’est différent de parler à un écran et au téléphone ou une radio, car la vue est sollicitée dans le premier cas, non dans le second … La situation est vécue comme déshumanisée. C’est pour cela que les intervenants demandent souvent d’avoir quelques caméras ouvertes, pour parler à « quelqu’un ». Je peux aussi être dispersé si les gens bougent, se lèvent et disparaissent, si un chat monte sur l’ordinateur… La communication peut être aussi dérangée si l’on entend mal, le son est haché, parfois interrompu (aléas de la technique) : comment animer, reformuler correctement si l’écoute est difficile ? Elle peut être aussi très perturbante en cas d’invasion de trolls !
Une bonne communication suppose des conditions de possibilité d’attention, de compréhension, une continuité de la perception. L’outil peut me rendre à la fois tout puissant et impuissant : si j’ai la main sur la visio, je peux faire taire quelqu’un en lui coupant le micro, mais il peut de lui-même couper sa caméra. Je peux « transporter » les corps dans des salles différentes et les ramener en plénière en un clic, en gagnant beaucoup de temps dans les déplacements, ce qui me permet de respecter mon timing, mais sans qu’ils aient choisi leur groupe … L’outil permet donc, et aussi interdit, certaines possibilités techniques qui, par la « manipulation » des corps, ont des effets sur les conditions de la communication, et donc sur l’élaboration de la pensée et la discussion collective. Mais supposons l’outil maîtrisé et la technique fiable, quel effet de la visio sur la pensée ? C’est la question à approfondir…