Revue

Quelques mois d'animation de dialogue philosophique dans l’établissement médico-social (EMS) de Fort-Barreau à Genève

Janvier 2019 à juillet 2019

La pensée a de la valeur quel que soit l’âge.

Qu’on ait 4 ans ou 80 ans, cela vaut la peine de penser et de communiquer avec les autres.

En commençant nos dialogues philosophiques avec des personnes âgées dans cet EMS (Etablissement médico-social) début 2019, nous avions quelques appréhensions vu que nous avions principalement animé des dialogues philosophiques avec des enfants, parfois avec des adolescents ou des adultes.

Nous avions beaucoup de questions :

  • Saurions-nous gérer les personnes qui n’entendent pas forcément très bien ? ou qui parlent très doucement ?
  • Comment devrons-nous les appeler, nous adresser à elles ?
  • Le rythme de discussion sera-t-il parfois lent ?
  • Le temps prévu sera-t-il trop long ou trop court ?
  • Les résidants seront-ils intéressés à discuter de manière philosophique ?
  • Saurons-nous trouver des sujets qui leur donne envie de discuter ?

Nous avons eu une ou deux réunions avec l’équipe d’animation (personnes qui s’occupent des diverses animations pour les résidants et qui travaillent en collaboration avec le personnel soignant) et avec le directeur de cet EMS. Ils nous avaient averties que le rythme de discussion serait probablement lent, que certaines personnes ne se sentiraient “pas forcément autorisées à parler”, qu’il y aurait des éléments dynamiques, voire très dynamiques dans le groupe et qu’ils risqueraient de monopoliser la parole, que certains perdraient parfois leur idée en cours de route, que des calepins pouvaient être prévus…

Fortes de ces conseils, nous avons prévu un atelier d’une heure tous les 15 jours avec les objectifs suivants :

  • Favoriser la mise en lien entre les personnes
  • Renforcer l’estime de soi et l’idée que sa parole et sa pensée sont valables
  • Passer un moment agréable au cours duquel on est écouté

Au fil des huit ateliers nous avons abordé différents sujets choisis par nous ou amenés par une remarque d’un participant au cours du dialogue, un sujet nous amenant à un autre assez naturellement.

Nous avons parlé - Du plaisir

  • De l’identité, nom/prénom
  • De l’œuvre d’art, du chef d’œuvre, de l’art
  • Des souvenirs, la mémoire
  • De l’égoïsme
  • De la justice, l’injustice
  • Des cadeaux
  • Des trois tamis (conte de Socrate, écrit par Michel Piquemal)

Par exemple, lors du premier atelier que nous avions décidé de le consacrer au plaisir, la question s’est posée de comment nous allions nommer les personnes. Nous ne pouvions pas d’emblée les appeler par leurs prénoms, vu leur âge et le fait que le personnel de l’établissement les appelle Monsieur X ou Madame Y. Alors nous leur avons posé la question “Comment voulez-vous qu’on vous appelle ?” Certains ont répondu “Madame X, parce que ici c’est comme ça qu’on me connaît!” ou “Louise, il y a si longtemps qu’on ne m’a pas appelée Louise !”

A la suite de cette discussion sur la façon dont nous allions les appeler, nous est venue l’idée de discuter sur la question de nom ou du prénom, ou du changement de nom… bref de l’identité.

Le sujet de l’art nous a été suggéré par les animateurs qui avaient remarqué des réactions au sujet d’une œuvre d’art contemporain dans un journal.

Ainsi les sujets se sont enchaînés soit de notre fait soit motivés par une remarque d’un participant ou un événement particulier.

Au fil des semaines, le nombre de participants n’a pas diminué et les animateurs nous ont dit que les résidants attendaient avec impatience ce moment de philosophie.

Pourtant, ils ne parlent pas tous, mais nous avons l’impression qu’ils sont tout à fait présents et qu’ils écoutent attentivement ce qui se dit au cours de l’atelier.

Pour compléter cette présentation, nous avons recueilli les impressions du directeur de l’EMS, des animateurs et des résidants :

Discussion avec le directeur :

Ce qui est bien dans ce “café-philo”, c’est qu’il ne nécessite pas d’avoir forcément de la culture, on peut y participer même si on n’a pas fait d’études et cela convient bien à nos résidants”.

Cette activité a pris une place institutionnelle, elle est devenue incontournable.”

Les résidants me font part du fait que c’est “super”. Ils disent qu’ils vivent ensemble mais qu’ils ne se parlent pas. "Dans le café philo on se parle "disent-ils.

De grosses tensions ont diminué dans d’autres parties de l’EMS, le regard que les résidants portent les uns sur les autres s’est modifié. Il y a eu une modification des rapports entre les personnes et un effet de régulation des relations.

Dans ce moment nous nous occupons de la personne dans son existence, comment elle se manifeste dans ses opinions alors qu’en général dans l’EMS, le sujet est le vivant, le biologique, la maladie.

Discussion avec les animateurs

Certains résidants ne participent qu’à cette activité qui les intéresse. Ils ne font rien d’autre. Ils écoutent, ils ont du plaisir.

Les tensions peuvent se dire du fait que la parole est libre. Dans d’autres moments, ils n’osent pas répondre. Cela tient aussi à la disposition de l’atelier car tout le monde se voit.

En dehors de l’atelier certains d’entre eux y repensent.

Une animatrice les trouve bienveillants et courageux.

Retours des résidants

“C’est très sympathique”,

“J’ai du plaisir”

“J’aime bien y réfléchir quand je suis seule dans ma chambre, j’en parle avec ma nièce qui est philosophe et on discute longuement”,

« Ça permet d’approfondir »

« Ça nous permet de connaître les gens »

“Avant j’avais peur de parler en public, c’était un handicap. Ici je me sens en confiance”

En résumé, les retours sont très positifs au point qu’une fréquence d’une fois par semaine est envisagée sur demande du directeur.

Pour conclure, en reprenant nos questionnements préalables à cette expérience, nous pouvons dire qu’elle a été très positive et enrichissante du fait que nous avons dû nous adapter aux participants et à leurs particularités.

Il fallait par exemple beaucoup les solliciter pour qu’ils participent, être très attentives à leurs expressions et trouver le bon moment pour les inviter à prendre part à la discussion. Le rythme de la discussion en était parfois un peu ralenti.

La question de l’audition s’est effectivement posée pour certains résidants qui n’entendent pas bien. L’EMS dans lequel nous avons travaillé était équipé de micros et d’écouteurs qui ont facilité le dialogue.

Le choix des sujets n’a pas toujours été facile du fait que ces personnes âgées vivent dans un milieu protégé et que certaines problématiques les concernent moins directement.

Nous avons cependant eu l’impression d’être en chemin pour atteindre les objectifs que nous nous étions fixés au départ. En effet, les résidants se parlaient davantage au fil des ateliers, ils participaient régulièrement à ces moments sans y être obligés (on peut donc imaginer qu’ils y trouvaient du plaisir ou de l’intérêt) et petit à petit ils osaient davantage donner leur point de vue.

Ces ateliers vont continuer dans cet EMS et nous allons continuer nos animations dans d’autres établissements pour personnes âgées qui se sont montrés intéressés par cette démarche.

Eva Rittmeyer et Catherine Christodoulidis

Animatrices d’ateliers de dialogues philosophiques (Association proPhilo)

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