Revue

Ralenti ou accéléré : qui apprend le mieux la philosophie ?

I) Principes du dispositif en fonction du diagnostic philosophique

Comment inventer un dispositif didactique en philosophie qui affronte, de manière pratique et concrète, les problèmes politiques soulevés par Hartmut Rosa concernant l'accélération de nos sociétés ?

Dans le cadre d'un atelier "Philo Formation", vécu à distance en cet automne 2020 (Covid oblige), il apparaît intéressant de prendre à bras le corps les paradoxes, voire les contradictions, dans lesquelles les formateurs, les animateurs et les enseignants eux-mêmes sont souvent pris lorsqu'ils souhaitent proposer "le meilleur" dans une durée toujours comptée.

Dit autrement, le problème philosophique que je vise est le suivant : comment mettre les formateurs en philosophie dans une situation pratique qui les fasse vivre les rythmes didactiques que l'ingénierie didactique tend à produire ?

L'atelier a donc pour but de mettre les participants dans des situations finalement banales pour la "forme scolaire", mais dont les règles formelles accentueront plus encore l'accélération qui n'épargne aucunement les apprentissages eux-mêmes - et il n'y aucune raison qu'elle le fasse, si l'on suit les analyses de Rosa. Bref, de manière bienveillante et non sans humour, il s'agit néanmoins de presser les participants de cette expérimentation pédagogique d'atelier philosophique en ligne.

De fait, notre rapport au temps (empressement, crainte de la lenteur, souci d'optimiser le temps, obsession du coût d'opportunité des activités, etc.) est un obstacle affectif et épistémologique qui se pose à nous toutes et tous, comme le montrent les travaux de Hartmut Rosa, mais peut-être plus encore aux éducateurs et éducatrices, aux enseignant(e)s : il y a un zèle du progressisme pédagogique (désireux de donner "le maximum" aux élèves), une impatience du changement et des transformations qui produit (induite par la verticalité politique de programmes décidés non-démocratiquement), dans les relations concrètes d'apprentissage des effets de pressurisation et d'accélération qui sont précisément ceux objectivés par Rosa dans ses travaux...

L'accélération est depuis longtemps la névrose du pédagogue, qui trouve son paroxysme dans ce que Bachelard appelait le " complexe de Cassandre " ( Le Rationalisme appliqué, ch. 4, § 7) : tout finit dans un "tu verras plus tard", quand il s'agit d'avancer, avec ou sans l'autre, dans la direction qu'on chercher à lui imposer.

J'ai donc construit un dispositif pensé d'abord pour des formateurs et des formatrices : vivre en pratique les effets rythmiques des dispositifs très "pensés", "rationalisés", "cadencés" au sens instrumental de l'efficacité temporelle. C'est une invitation à la réflexion sur le problème politique des dispositifs (au sens réactualisé d'Agamben, à partir de la définition de Foucault) : qu'est-ce que cela fait d' accepter les conditions temporelles des institutions (emplois du temps scolaires, programmes des colloques, débats télévisuels, etc.) ?

C'est aussi une réflexion sur la division du travail social : ce concept "descriptif" de Durkheim est souvent défendu d'un point de vue normatif - par le monde de la recherche, entre autres. Ça donne souvent : "nous, nous pensons, puis il y a la vulgarisation et l'engagement" (pensés sous la conceptualité de l' application - secondaire et moins noble, parce que pratique). Cela demeure pourtant une question ouverte en philosophie politique : qu'est-ce que produit la répartition des rôles en termes de dépendances mutuelles et de spécialisation, et donc en termes d'appétence pour l'efficacité et la performance (individuelles comme collectives, c'est en deçà et plus profond qu'une critique de l'individualisme) ?

De ce point de vue, je crois proposer un dispositif humoristique, au sens de Deleuze : il cherche à critiquer en allant jusqu' au bout des conséquences, en abondant dans un certain régime de lois qui organise l'existence (ici, l'accélération)1.

Enfin, je me suis inspiré de l'esprit du dispositif du colloque des philosophes (mis au point par le GFEN), quelque peu transformé, et surtout aux consignes modifiées pour mettre au coeur du dispositif le problème de notre rapport au temps (sur le fond, avec le choix des textes, bien sûr, mais aussi dans la forme).

II) Description du fonctionnement du dispositif

En termes d'écriture, je choisis de joindre, dans l'écriture de cet article, la présentation du dispositif et l'analyse rétrospective de son expérimentation. Cela me paraît plus adéquat pour mieux réfléchir le dispositif en le mettant en perspective au fur et à mesure.

L'atelier doit durer une heure. C'est une contrainte formelle très forte, qui donne d'emblée raison aux thèses de Rosa. De fait, il se déroulera tout juste dans le temps imparti, la moitié des participants devra quitter la salle dès la fin pour enchaîner sur un second atelier, pendant que nous resterons une heure entière encore avec celles qui n'auront rien d'autre à faire. Je fais exprès d'employer cette expression, dont la connotation péjorative traduit bien l'obsession contemporaine pour le coût d'opportunité d'une activité. Cette seconde heure de retour réflexif, non prévue dans le programme, est apparue comme un luxe précieux et très fécond pour poursuivre l'analyse sur le dispositif.

À titre pratique et théorique, mes recherches me conduisent à percevoir dans la forme institutionnelle qui nous est le plus souvent donnée, même ici à l'Unesco (proche du colloque universitaire, bien que les NPP s'emploient à favoriser l'expérience de pratiques et leur analyse, ce qui est déjà un énorme progrès épistémologique sur la magistralité coutumière des exposés universitaires), un sacrifice plein et entier à l'idéologie de l'accélération. Cette heure "octroyée" (comme si nous devenions des mendiants de notre propre temporalité vécue, dont on reçoit passivement l'autorisation de l'employer) devait donc être la plus remplie possible, non pas pour jouir d'un temps devenu "denrée rare", mais pour pousser l'absurde plus loin encore jusqu'à l'expliciter complètement pour les participants eux-mêmes.

L'enjeu de cette heure d'atelier est donc de faire simplement l'expérience que nous n'avons pas assez de temps pour penser ensemble les problèmes philosophiques de l'accélération. C'est ce qu'on appelle communément une mise en abyme : cet atelier essaie de lier le fond et la forme dans le travail de problématisation de l'accélération.

J'ai donc commencé par diviser le temps de cette heure. Cette opération banale de chronogenèse, comme on dit en didactique, ne va pourtant pas de soi. C'est une forme typique de taylorisation de l'apprentissage : l'enseignant conçoit, tel l'ingénieur, un emploi du temps que l'apprenant (l'ouvrier) devra suivre sans en avoir été l'auteur lui-même. Bref, une verticalité politique s'instaure, pur rapport de pouvoir : l'un décide pour l'autre (et sans l'autre) quelle serait la bonne manière d'employer son propre temps.

La chronométrie de l'heure que nous passons ensemble est donc la suivante :

  • 5 minutes : explication des consignes
  • 20 minutes : travail par binôme sur un texte
  • 15 minutes : restitution de chaque binôme
  • 15 minutes : discussion réflexive sur ce qu'il vient de se passer

L'atelier comprend vingt participants, ce qui va constituer dix binômes que je vais faire travailler par paires sur cinq auteurs.

L'idée est que cinq binômes vont travailler dans des conditions chronométriquement sereines sur les cinq auteurs : respectivement Rousseau et l'éducation négative, l'éducation lente de Joan Domènech Francesch, la dromologie de Paul Virilio, Hartmut Rosa bien sûr, etc.) pendant que cinq autres binômes vont travailler sur d'autres textes de ces mêmes auteurs mais dans une chronométrie extrêmement dirigée et accélérée. Comparons les consignes que j'appellerais "lentes" aux consignes "accélérées", telles qu'elles ont été distribuées aux participants.

A. Consignes lentes

Consignes pour le binôme

Vous êtes deux, et vous êtes invité(e)s à dialoguer librement ensemble, à partir du texte ci-dessous (texte d'une phrase ou de quelques lignes, cf. annexe).

Pendant le tour de parole, en plénière, vous aurez la parole pendant 2 minutes (vous pourrez parler à deux) pour partager avec les autres UNE hypothèse, d'après vous, sur la vertu de la lenteur pour l'apprentissage de la philosophie.

Faites attention au temps, car je fermerai les sous-groupes Zoom au bout de 20 minutes et vous serez rebasculé(e)s automatiquement en plénière. Cela vous laisse tout de même un bon moment pour penser ensemble.

B. Consignes accélérées

Consignes pour le binôme

Vous êtes deux, il faut vous répartir les rôles :

  • un(e) travailleur(se),
  • un(e) surveillant(e).

Le travailleur ou la travailleuse lit le texte ci-dessous (cf. annexe), afin de préparer son intervention en plénière, qui sera une réflexion partagée sur la question : "Quelles sont les vertus de la lenteur dans l'éducation ?"

Le ou la surveillant (e)compte le temps (avec un instrument précis de mesure du temps) et impose le rythme de travail suivant (en demandant explicitement à l'autre de passer à l'étape suivante à chaque fois) :

  • on compte déjà 1 minute pour la répartition des rôles,
  • 3 minutes pour une première lecture du texte,
  • 4 minutes de réflexion solitaire,
  • 5 minutes d'échange à deux sur la question,
  • 3 minutes pour faire évoluer sa réflexion solitaire,
  • 3 minutes de mise au propre des notes en vue de l'intervention en plénière.

Cela fait exactement 19 minutes. Je fermerai les sous-groupes Zoom au bout de 20 minutes et vous serez rebasculé(e)s automatiquement en plénière. Donc, respectez bien le temps - vous avez une minute de marge.

Pendant le tour de parole, en plénière, la personne qui a lu et travaillé le texte prendra la parole pendant1 minute. Là encore, le ou la surveillante veille à ce que le temps soit respecté en scandant, discrètement, mais fermement :

  • "30 secondes restantes",
  • "10 secondes restantes",
  • puis "c'est fini" au bout du temps imparti.

Les participants ne sont pas au courant de cette différence de traitement. Chaque binôme s'isole pendant les 20 minutes imparties pour faire son oeuvre.

C. Retour réflexif

Vient alors le retour en plénière où nous allons pouvoir échanger ensemble sur les travaux de chaque binôme. Cette partie fut très riche et confirme la propension du dispositif à provoquer, pratiquement, une réflexion en acte, à son corps défendant parfois tant la charge émotionnelle était perceptible parfois.

a) Les binômes "accélérés" ont été les plus désobéissants, pour diverses raisons. La minute accordée étant intenable, le surveillant n'osait parfois pas interrompre le travailleur. Il est très intéressant que d'autres travailleurs des binômes "accélérés" ont vécu comme une injustice cette permissivité. La violence du dispositif crée donc un sentiment d'injustice de type "ressentiment", au sens nietzschéen : l'injustice est que d'autres n'aient pas été traités aussi arbitrairement et injustement que nous...

b) À l'opposé, les binômes "lents" ont d'abord "pris pour des fous" (sic) les binômes qui couraient avec l'obsession du chronomètre qui leur avait été imposé. Rétrospectivement, cela a valu des rires nerveux : le dispositif a révélé la propension à l'obéissance, la docilité et la bonne volonté des participants. On peut faire l'hypothèse que la temporalité d'exécution exigée n'est pas étrangère à cette capacité à extorquer d'adultes une attitude servile. En effet, l'esprit critique suppose structurellement un ralentissement des opérations cognitives : sans cela, seuls les automatismes et les réflexes conditionnés sont opératoires. À l'inverse, le doute, la création et l'apprentissage véritable (c'est-à-dire la confrontation réelle à du nouveau) demandent du temps, le temps de la problématisation rendue nécessaire par l'incapacité véritable à appréhender ce qui nous arrive.

c) Le dispositif a révélé également l'originalité des contributions des binômes "lents" : exemples personnels, analogies originales, métaphores inspirées, goût narratif pour l'anecdote, etc. Ce sont toutes les formes de la conceptualisation concrètes que nous avons pu observer, par contraste avec les binômes "accélérés" qui opéraient beaucoup plus sûrement dans les formes scolaires de l'abstraction, c'est-à-dire par un usage du langage sous sa forme indirecte libre (les "mots d'ordre", si bien analysés par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux) : "l'auteur a dit que..., puis il explique que...". On assiste donc à une double réduction : réduction de la pensée en acte à une simple pensée rapportée, qui n'est donc plus un geste de penser ; réduction du raisonnement connecté logiquement à une simple juxtaposition d'informations ("puis").

d) Parmi les quelques participantes qui ont souligné, de manière positive, la stimulation intellectuelle de l'empressement, il faut remarquer que toutes sont dotées d'un fort capital scolaire. Au regard des travaux sur l'éducation populaire, on peut donc avancer l'hypothèse que seuls les sujets sociaux dont l' étho s est conforme aux normes scolaires de l'excellence peuvent se voir encapaciter par une telle expérience qui pousse l'exigence du côté de la performance. Au contraire, le rapport au temps ainsi imposé provoque chez les autres participants une diminution des capacités critiques, donc cognitives, pourtant essentielles dans l'exercice de la philosophie. Seules les plus simplistes formes de la schématisation sont actualisées (sous la forme : "l'auteur a dit que...", tel un résumé d'informations), sans qu'il soit possible d'incarner des problèmes philosophiques concrets, là où les binômes "lents" ont pu convoquer, comme je l'ai déjà souligné, des exemples, des analogies, des anecdotes, des métaphores, etc. c'est-à-dire autant de formes de la conceptualisation concrète.

Conclusion

Il va de soi, selon moi, qu'une telle expérimentation est heuristique seulement dans le cadre d'une formation de formateurs, comme c'est le cas aux journées des nouvelles pratiques philosophiques de l'Unesco. Il serait insupportable d'infliger un tel traitement à des apprenants novices en philosophie. La violence symbolique d'un tel dispositif est réelle, car elle procède par outrance des travers d'accélération de la forme scolaire, dans ce qu'elle a d'imposition unilatérale d'un rapport de pouvoir et l'anxiété qu'elle est susceptible de générer.

La bienveillance des participants les uns envers les autres, et la confiance de tous envers le formateur (moi-même) ont été des conditions essentielles pour que la réflexivité du dispositif puisse s'amorcer. Un certain recul, une mise entre parenthèses des pulsions compétitrices, voire un sens de l'autodérision, étaient nécessaire pour pouvoir "entendre" (au sens intellectuel, mais néanmoins pratique) ce que le dispositif pouvait nous dire sur nous-mêmes (à titre individuel, mais aussi collectif sur la manière dont nous construisons nos relations).

Ce fut l'occasion, maintes fois soulignée par les participants, de se rappeler ce qu'on "inflige" parfois aux apprenants, malgré une intention indéniablement "bonne", en termes de conditions temporelles de travail. De ce point de vue, le dispositif offre une réelle expérience pratique et réflexive, susceptible de "marquer" affectivement par l'empreinte d'un souvenir. De fait, on oublie trop souvent, en tant que formateur, d'imaginer réellement dans quelles dispositions affectives peut mettre un dispositif pédagogique, dispositions parfois incompatibles avec un exercice libre et joyeux de la philosophie. C'est probablement un héritage de l'intellectualisme persistant de la forme scolaire, qui, à force de vouloir privilégier les "contenus" philosophiques, n'a pas su résister à une forme d'excès contre-productif dans la volonté de "transmettre" le plus de choses possibles dans un temps institutionnellement alloué.


(1) Voici la définition de l'humour que propose Deleuze : "Nous appelons humour, non plus le mouvement qui remonte de la loi vers un plus haut principe, mais celui qui descend de la loi vers les conséquences. Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c'est par une scrupuleuse application qu'on prétend alors en montrer l'absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu'elle est censée interdire et conjurer. On prend la loi au mot, à la lettre ; on ne conteste pas son caractère ultime ou premier ; on fait comme si, en vertu de ce caractère, la loi se réservait pour soi les plaisirs qu'elle nous interdit. Dès lors, c'est à force d'observer la loi, d'épouser la loi, qu'on goûtera quelque chose de ces plaisirs. La loi n'est plus renversée ironiquement, par remontée vers un principe, mais tournée humoristiquement, obliquement, par approfondissement des conséquences." (Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch).

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