Revue

Je pense, donc je m'émancipe

Introduction

À l'occasion de cette 19e édition des RNPP de l'UNESCO, axée cette année sur le très beau thème du temps : "Le temps de penser - Le temps de la pensée", j'ai eu le grand plaisir d'animer un exercice pratique dans le cadre du chantier PhiloEcole/PhiloCité, dirigé par mes amis et collègues, Johanna Hawken et Olivier Blond- Rzewuski.

J'ai décidé de présenter mon sujet en le soumettant à la réflexion des participants qui s'étaient inscrits et qui se sont prêtés au jeu. Pour permettre un échange fluide, étant justement contraints par le temps, nous avons décidé en concertation de fixer à 20 le nombre de participants actifs. Les quelques 80 autres personnes devant observer la discussion.

S'engager dans un débat philosophique, n'est-ce pas d'abord parler en son nom pour faire entendre sa propre voix ? N'est-ce pas reconquérir s'il le fallait, son pouvoir d'exister pour se placer sur le chemin de l'émancipation ? N'est-ce pas d'ailleurs aussi ce que nous, praticiens de la philosophie avec les enfants, nous essayons de transmettre à nos jeunes philosophes au cours de nos ateliers ?

Je suis partie du paragraphe noté en préambule de ces 19e RNPP : "Le culte consumériste du confort semble répugner à l'effort. La pause-pensée, la "patience du concept" n'est qu'une perte de temps pour la raison instrumentale moderne, qui vise l'efficacité et la rentabilité, réduit le temps à un capital à gérer de façon optimale, et ne cultive guère l'usage réflexif de la langue et de la pensée".

Dans ce préambule, Hermut Rosa, parrain de la chaire UNESCO écrit : "L'accélération de nos temporalités entraîne une pensée empêchée". Plus loin, on lisait également que : "Penser est donc un acte de résistance, une suspension de la frénésie de nos vies diverties, une "oasis de pensée". Penser serait donc un acte de résistance.

C'est donc l'angle que j'ai choisi pour cet exercice pratique, à savoir, questionner cette problématique de la philosophie entrevue comme outil de résistance et de formation à l'émancipation.

D'autre part, afin que cet échange puisse nous aider à y voir plus clair sur la place accordée au développement de l'émancipation dans nos protocoles pédagogiques, il m'a semblé judicieux de questionner en quoi le fait de délimiter clairement des temps spécifiques à la pratique du philosopher, offre la possibilité de penser consciemment le monde pour mieux le décoder et agir sur lui. Pour résumer, dans quelle mesure la pratique philosophique est un acte qui peut se présenter comme un acte d'insoumission face aux injonctions d'un modèle de société fondé sur la vitesse, la rentabilité et la productivité... C'est en m'inspirant de mon expérience de praticienne de terrain et de mon engagement auprès de la Fédération d'éducation populaire des Francas, qu'est né le titre de cet exercice : "Je pense donc je m'émancipe".

Penser pour exister humainement

Quand le dialogue n'est plus possible entre ceux qui veulent "dire" le monde et ceux qui s'y refusent, entre ceux qui privent les autres du droit de penser et de parole et ceux qui sont privés de ce droit, sans doute la culture et la philosophie sont-elles le dernier rempart contre l'obscurantisme et l'ultime passerelle vers ces oasis de penséelibératrices dont nous parle Hannah Arendt. Peut-être la philosophie pratique éclairée par les démarches des NPP reste-t-elle cet ultime espace de liberté pour que ceux qui sont privés de ce droit primordial le reconquièrent ? En apprenant à penser par eux-mêmes et à s'exprimer de façon éclairée, les enfants et les adolescents acquièrent-ils la maîtrise d'outils intellectuels et culturels qui les aident à se prémunir contre les nombreuses agressions contre leur intégrité intellectuelle ?

La thèse de départ postule que ces outils, qui sont ceux de l'autodéfense intellectuelle, autorisent le développement d'habiletés de pensée, de compétences langagières, interprétatives et argumentatives en permettant la possibilité d'un dialogue s'imposant comme seul canal par lequel, nous les humains, nous trouvons un sens à notre condition humaine.

Le dialogue philosophique : une exigence existentielle ?

Permettre ces temps d'échanges réflexifs dès le plus jeune âge, n'est-ce pas permettre à chacun de questionner le sens de son existence de façon libre et éclairée ? Comment aider les jeunes en devenir à s'emparer de ces outils réflexifs pour affirmer leur puissance d'agir et pour que leur existence humaine ne demeure entravée, muselée, invisible, ni qu'elle se nourrisse trop longtemps de fausses paroles et de fausses vérités ? Aujourd'hui plus que jamais, à l'aune du contexte actuel, exister humainement, c'est pouvoir penser et dire le monde puis c'est pouvoir le transformer lorsqu'il ne convient pas ou qu'il est trop violent. A cet égard, il ressort que le développement d'habiletés de pensée nous apprend à déjouer les pièges du discours et des images. Cette pratique se révèle alors comme une véritable praxis qui peut transformer radicalement les rapports sociaux. Les enjeux ici, politiques puisqu'ils se donnent comme idéal à atteindre un changement de paradigme sociétal, sont une exigence existentielle et garantissent la possibilité de l'émancipation.

Penser par soi-même et contre soi-même

Mais si la pratique philosophique est une activité qui remet au coeur même de la discipline son objet premier : celui de donner des clefs pour penser par et pour soi-même, elle suggère également parfois aussi, un effort : celui de développer une pensée contre soi-même.

Pour cet exercice pratique d'une durée d'une heure, j'envisageais d'inviter également les participants à réfléchir à cette visée éducative au travers de l'éducation populaire dont l'objectif central, on l'oublie trop souvent, est l'émancipation de tous : un objectif en totale cohérence avec l'objet même de la philosophie.

La démocratie ne pouvant exister sans la vérité, il y a urgence à former le plus grand nombre à mieux comprendre la complexité du monde par des approches émancipatrices et libératrices pour résister à toutes les formes de manipulation qui fabriquent de la discrimination sociale, raciale et intellectuelle, terreau des totalitarismes.

Or ce projet ne peut être réalisé sans arracher du temps au temps ni sans volonté politique. J'ai donc construit mon plan de discussion en m'inspirant des idées de quelques penseurs et en essayant de mettre en lien leurs idées avec nos pratiques de terrain, à l'école comme dans la cité : qu'est ce qui se joue dans l'acte de penser, qu'est-ce qui fait que quand je pense, je m'émancipe ?

Nous avons commencé d'abord par clarifier cette notion d'émancipation par son entrée étymologique. Le mot "émancipation" vient du latin "Emancipare" et signifiait au départ, affranchir un esclave du droit de vente. L'émancipation est aussi un acte juridique qui soustrait, de manière anticipée, un mineur à la puissance parentale ou à sa tutelle afin de le rendre capable d'accomplir tous les actes de la vie civile nécessitant la majorité légale. Aujourd'hui et par extension, dans le langage courant, "émanciper" signifie affranchir d'une autorité, d'une domination, d'une tutelle, d'une servitude, d'une aliénation, d'une entrave, d'une contrainte morale ou intellectuelle, d'un préjugé... L'émancipation donne à une catégorie de la population des droits identiques aux autres catégories, comme par exemple, l'émancipation de la femme. L'émancipation, qui est l'un des éléments moteur de la transformation de la société, permet donc de se libérer et de devenir indépendant.

Après cette nécessaire clarification, nous avons examiné ce que nous dit Hartmut Rosa : " L'accélération de nos temporalités entraîne une pensée empêchée ". Comment comprendre cette affirmation ? Quelles sont les conséquences d'une pensée empêchée et finalement, que se passe-t-il quand on est empêché de penser ?

Ô temps, suspends ton vol !

Penser, étymologiquement, c'est bien-sûr, non seulement exercer une activité de l'esprit, mais c'est aussi soupeser, confronter, imaginer, réfléchir, songer, se souvenir, estimer. C'est également : avoir à l'esprit, prévoir et pourvoir mais aussi vouloir ! Cela nécessite du temps. Un certain temps. Pour Augustin, "Celui qui pense est en suspens".

Penser n'est donc pas un acte anodin. D'autre part, comme pour penser, il faut aussi et avant tout, maîtriser le langage qui est l'écrin de notre pensée, cette notion de temps long liée à l'acte d'apprentissage entre évidemment en résonnance avec le thème de cette 19e édition des RNPP. Jean-Paul Fitoussi explique que "C'est une violence que d'être privé d'un concept pour exprimer sa pensée. Au bout du chemin, c'est la pensée elle-même qui rétrécit. Lorsque les mots pour le dire manquent, eh bien, on ne dit pas ou on dit autre chose que ce que l'on voulait dire" et c'est cela qui crée de la confusion et souvent qui débouche sur de la violence".

Lui faisant écho, Ludwig Wittgenstein écrivait : "Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde". On ne peut penser sans les mots. Plus mon bagage lexical est dense, plus ma pensée peut s'élancer tout en nuances, précision et clarté. Voilà peut-être pourquoi, le fait de réserver des temps spécifiques pour fortifier cette activité de l'esprit, pour consolider les compétences langagières, est une activité qui n'a pas véritablement trouvé encore sa juste place dans l'éducation et qu'elle est souvent dénoncée comme un défi idéaliste, une perte de temps, voire une activité subversive. Sans doute est-ce cela qui se cache derrière les mots d'Hartmut Rosa lorsqu'il dit que "L'accélération de nos temporalités entraine une pensée empêchée".

Une pensée empêchée, est-ce encore de la pensée ?

Cette idée s'illustre à travers les nombreuses dystopies littéraires, mais aussi à travers notre histoire humaine : la vitesse nous entrave et nous limite. Pire, certains voient dans cette activité de l'esprit gratuite et désintéressée non seulement un gaspillage d'énergie et de temps, mais aussi un danger : mais de quels dangers parle-t-on ? Serait-ce par exemple celui d'ébranler l'ordre social actuel, basé sur l'inégalité et l'injustice ? Que se passerait-il si tous les citoyens se réappropriaient le pouvoir de penser par eux-mêmes et décidaient de s'engager dans la vie de la cité ? Notre réflexion nous a conduits à l'idée que penser dans cette perspective peut en effet s'apparenter à une forme de résistance contre l'ordre établi, contre un système dogmatique où seule une pensée unique, uniformisée et standardisée aurait droit de cité.

Penser, c'est résister...

Ainsi, si penser, c'est résister, il y a en effet un risque, celui de s'aventurer sur le chemin d'une pensée libre, voire une pensée contestataire. Mais allons plus loin : si penser, c'est résister, ne serait-ce pas d'abord résister à ses propres certitudes, en somme, ne serait-ce pas avant tout, résister contre soi-même ?

Pour le philosophe Alain Badiou en tout cas :

"Contrairement à ce qui est souvent soutenu, il ne convient pas de croire que c'est le risque qui interdit à beaucoup de résister. C'est au contraire la non-pensée qui interdit le risque, lequel a pour contenu de pensée l'examen des possibles. Ne pas résister, c'est ne pas penser. Mais ne pas penser, c'est ne pas risquer de risquer. Toute résistance est une rupture avec ce qui est. Et toute rupture commence, pour qui s'y engage, par une rupture avec soi-même".

J'ai donc soumis cet extrait à la réflexion de tous en posant la question : comment comprendre les propos d'Alain Badiou ?

Il en est ressorti que philosopher nous apprend à nous défaire de nos anciens schémas de pensée, de nos vieilles croyances, de tout ce "background" éducatif, culturel et sociétal. Ce qu'on apprend, c'est à douter finalement. Nous avons poursuivi notre enquête philosophique avec le philosophe Alain, pour qui "Penser, c'est dire non."

Penser, est-ce d'abord dire non ?

Le drame serait de consentir, de respecter au lieu d'examiner... Alain nous explique que : "Penser, c'est dire non" et il rajoute :

"Remarquez que le signe du oui est celui d'un homme qui s'endort?; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi?? Au monde, au tyran, au prêcheur?? Ce n'est que l'apparence. En tous ces cas-là, c'est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l'heureux acquiescement. Elle combat contre elle-même. Il n'y a pas au monde d'autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c'est que je consens, c'est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c'est que je respecte au lieu d'examiner. Même une doctrine vraie tombe au faux par cette somnolence. C'est par croire que les hommes sont esclaves".

Comment alors s'émanciper, s'affranchir de ces chaînes-là si c'est nous-mêmes qui les verrouillons ? Penser, serait-ce d'abord, commencer par nier ce que l'on croit ? Serait-ce comme l'écrit aussi Michel Tozzi : "développer d'abord une pensée contre soi-même". Par la démarche maïeutique, l'investissement progressif et positif de la relation éducative et psychologique devient alors plus facile : il devient alors possible d'aider le jeune à comprendre ce qui, dans son parcours de vie, peut éclairer sa quête et ce qui peut lui être apporté, pour continuer à s'émanciper et à se construire comme un futur adulte socialisé et inséré, un citoyen libre et éclairé. Chemin faisant de nos échanges, nous avons regardé du côté de l'éducation populaire. Pour les partisans de l'Education populaire, c'est tout au long de la vie que les individus sont appelés à former leur conscience politique et à s'émanciper des mécanismes de domination présents partout.

Ne me libère pas, je m'en charge !

Poursuivant notre échange, nous avons essayé de comprendre comment travailler avec les jeunes pour qu'ils conquièrent réellement leur émancipation intellectuelle. La pratique philosophique avec les enfants et les adolescents s'inscrit au fond dans la même démarche que celle de l'Éducation populaire et politique : former la pensée critique pour une éducation à la démocratie, à la fraternité et à la paix. Les enjeux de ces deux mouvements se rejoignent. C'est d'ailleurs précisément l'objectif premier des NPP et de l'éducation populaire dont les concepts-piliers sont : l'émancipation, la conscientisation, le développement du pouvoir d'agir et la transformation sociale. Si l'école repose d'abord sur une pédagogie de la bonne réponse et du résultat, la pratique philosophique éclairée du prisme des NPP, tout comme l'Education populaire, proposent de s'inscrire résolument dans une démarche pédagogique du doute et du questionnement, une démarche où le "maître", dans une posture d'humilité, devient co-chercheur dans un principe égalitariste en se plaçant au même niveau que les enfants.

Une éducation comme usage de la liberté

Pour le brésilien Paolo Freire, grand penseur de l'Éducation populaire et politique, l'animateur ou "le coordinateur" comme il l'appelle, n'exerce jamais la fonction de "professeur" car "le dialogue est la condition essentielle de sa tâche" (...) Il s'agit de "coordonner, sans jamais imposer ni influencer". Clairement, il s'agit de faire surgir la pensée pour la faire circuler entre tous les actants de la CRP (communauté de recherche philosophique). Paolo Freire comme tous les partisans des NPP proposent donc clairement "une éducation comme usage de la liberté ". Il s'agit moins d'une théorie pédagogique que d'un défi à l'histoire actuelle, qui reconnait l'oppression évidente partout dans le monde et qui défend l'espérance en l'engagement dans la lutte pour la liberté. Il s'agit d'amener les futurs citoyens à assumer la liberté comme une manière d'être homme et de réaliser "une éducation de la décision et de la responsabilité." La seule exigence spécifique de cette philosophie vivante consiste dans l'idée que "l'homme doit acquérir cette responsabilité sociale et politique en la vivant ". Ce savoir démocratique ne s'impose donc jamais par la force, car seule la conquête commune peut lui donner son sens. L'intérêt de cette approche est double : d'une part, on évite le carcan étouffant de siècles de présupposés inconscients et d'autre part, on ouvre la possibilité et la légitimité de retrouver d'anciennes pratiques antiques qui dépoussièrent et nourrissent les nôtres.

À la lumière de ce qui venait d'être dit, j'ai demandé aux participants de quelle façon ils comprenaient la devise de l'éducation populaire : "Ne me libère pas, je m'en charge !" Et s'ils envisageaient de la mettre en oeuvre dans leurs ateliers philosophiques, quelles pistes ils proposeraient concrètement. En s'appuyant sur le sens étymologique du mot "philosophie", comme amour et recherche de la sagesse, de la vérité et de la connaissance, comment, nous, philosophes praticiens, pouvons-nous intégrer cette exigence dans nos gestes pédagogiques ?

En France, déjà au XVIIe siècle, Descartes aborde cette idée de la nécessité d'une pensée critique pour trouver la vérité, il écrira d'ailleurs :

"Pour atteindre la vérité, il faut une fois dans sa vie se défaire de toutes les opinions qu'on a reçues et reconstruire à nouveau le système de nos connaissances".

La recherche de la vérité pour s'émanciper

Cette idée n'est pas tout à fait le coeur de notre système éducatif actuel, pourtant, on le sait, il existe au sein même de l'institution, des espaces d'insoumission et de résistance. C'est ce que peuvent pratiquer par exemple, à force d'opiniâtreté, les partisans d'une alternative pédagogique plus coopérative, plus délibérative. Ils agissent notamment au sein de l'Éducation nationale, tout comme les militantes et les militants qui travaillent dans les structures d'auto-gestion de de l'Education populaire. La question était de savoir si avant de se lancer dans un travail d'investigation philosophique, il faut avant tout se défaire de ses schémas intuitifs. Doit-on suivre ce conseil cartésien ? Comment l'appliquer concrètement dans nos démarches pédagogiques ? Quelles pistes proposer aux animateurs ?

La philosophie pour penser un monde meilleur...

Restant dans les Lumières, nous avons poursuivi notre réflexion en nous arrêtant en 1792. C'est en pleine révolution justement, et pour contrer l'hégémonie de l'Église que Condorcet remettra à l'Assemblée législative son Rapport sur l'instruction publique dans lequel on peut lire :

"Tant qu'il y aura des hommes qui n'obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d'une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain des opinions de commandes seraient d'utiles vérités. Le genre humain n'en resterait pas moins partagé entre deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient. Celle des maîtres et celle des esclaves".

On le voit, de siècle en siècle, des philosophes ont affirmé que la condition de la liberté, c'est de pouvoir exercer sa raison, d'examiner, quand croire, acquiescer, consentir nous maintiennent au contraire dans un état de servitude.

Penser, c'est résister pour ma liberté mais aussi pour celle d'autrui. C'est agir pour qu'une société d'égaux puisse advenir et exister. "Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres" écrivait La Boétie... Pour s'inscrire résolument dans cette volonté, encore faut-il en avoir conscience. Je demandais aux participants si inviter les enfants à penser par eux-mêmes consciemment participait, selon eux, à ce projet d'une société des égaux ? La mise en place d'une pratique philosophique régulière et encadrée permet-elle d'atteindre une société plus juste et plus égalitaire ? Est-ce son objet d'ailleurs ?

Dans cet espace, le thème du temps intervient avec toute sa puissance : l'aménagement de plages temporelles spécifiques est en effet une condition nécessaire pour qui souhaite former, transmettre, éduquer durablement. Mais il n'est pas le seul élément. Arrêtons-nous un moment sur le rôle et la posture de l'animateur. Voici les réflexions de deux auteurs qui m'ont personnellement beaucoup inspirée durant ma formation. Il s'agit d'Anne Herla et de Jacques Rancière dont la lecture des travaux éclaire d'un jour original notre réflexion. Anne Herla écrit dans : La discussion philosophique en classe : une pratique de l'émancipation :

"La discussion philosophique en classe est une pratique de l'émancipation et l'absence de contenus prédéterminés dans l'apprentissage de la philosophie ne suppose pas pour autant l'absence de tout contenu pour l'animateur. L'animateur n'évacue pas la place des savoirs à condition que ces savoirs ne proviennent pas d'une instruction transmise par l'adulte mais soient le fruit du processus de co-construction dans la CRP".

Ne me libère pas, je m'en charge.

La DVDP : une pratique de l'émancipation ?

Il m'a semblé intéressant de faire résonner cette pensée avec celle de Rancière car toutes deux se font merveilleusement écho. Rancière, dans Le Maître ignorant, écrit : "Le maître ignorant n'a pas besoin d'être savant pour émanciper ses étudiants, parce que son rôle n'est pas de juger les résultats du travail, ni de vérifier la science de l'élève mais de vérifier qu'il a cherché".

J'ai alors demandé aux participants pourquoi selon eux, il est si important dans nos pratiques professionnelles que l'animateur ne déverse pas son savoir verticalement mais qu'il invite plutôt les discutants à coconstruire le leur de façon autonome. Serait-ce là un des éléments-clef qui aide à forger l'émancipation ? Car il n'est pas si simple d'animer des DVDP en étant sûr qu'elles permettront progressivement aux élèves de construire leur émancipation.

La posture de l'animateur comme tremplin vers l'autonomie des jeunes

Outre l'indispensable réflexion sur sa posture, il y a un autre aspect dans l'animation qui resurgit souvent comme une inquiétude quand on discute avec des enseignants et des animateurs débutants. Cet aspect est celui de la place de l'autorité dans le cercle de discussion. Cette disposition en cercle peut en effet symboliser pour certains le territoire de tous les dangers. Or la visée philosophique est difficilement atteignable si la visée démocratique n'est pas d'abord garantie ou si elle est polluée par des problématiques de discipline. Comment viser l'émancipation si on passe le plus clair de son temps à reproduire le vieux schéma du maître qui détient l'autorité et le savoir face à des élèves ignorants qui doivent se contenter d'ânonner et de rester bien sages ? Comment garantir la rigueur intellectuelle et la sérénité des discussions dans cette démarche éducative si différente de celle pratiquée généralement en classe ? Comment permettre que le logos et la pensée circulent de façon fluide, démocratique tout en étant audacieuse et libre ?

Anne Herla, justement, explique que : "L'émancipation, ici, ne consiste pas à s'affranchir de toute loi, mais bien à participer à la construction des règles communes, en refusant que celles-ci soient imposées d'en haut sans justification". Mais dans ce contexte précis, ce serait quoi l'autorité ? Comment la définir ? Devrions-nous d'ailleurs la redéfinir ? Comment la placer pendant ces temps de débat ? Nous faut-il la décentrer afin qu'elle soit partagée entre tous les membres de la CRP ? En quoi est-ce une piste intéressante pour qui souhaite développer l'émancipation des jeunes ? Finalement, dans quelle mesure la posture de l'animateur permet-elle aux jeunes de devenir autonomes ?

La posture du parrèsiaste

Poursuivant notre exercice, j'ai ensuite proposé aux participants d'examiner ce que Michel Foucault pensait du rôle du philosophe. On le voit, là où l'EMC vise plutôt le maintien de l'ordre, le respect du règlement et la recherche de la paix sociale : voter utile, ramasser le papier par terre, tenir la porte à la vieille dame, apprendre le chant de la Marseillaise, l'éducation populaire tout comme les NPP ambitionnent de faire émerger des esprits critiques, des esprits libres et éclairés mais aussi, espérons-le, des esprits potentiellement revendicatifs et contestataires. Non pas pour se singulariser et prendre la pose du "rebelle de service", mais pour inciter à l'action collective, concertée, responsable, consciente et critique. J'ai alors demandé aux participants si à cet égard, l'animateur philo ne devrait pas se distinguer du professeur, dont le rôle est plutôt d'intégrer des personnes qui ne le sont pas encore ? Pourrait-on envisager que le facilitateur philo se positionne comme un parrèsiaste au sens où l'entendait Foucault ?

Après avoir rappelé rapidement la définition de "la parrèsia" : le parrèsiaste étant celui qui pratique la libre parole ou le franc parler, nous avons essayé de discuter cette posture dont Michel Foucault disait qu'elle est une éthique de la vérité qui transforme l'individu. Le parrèsiaste se trouve en effet fondamentalement dans une situation conflictuelle dans laquelle il affronte le pouvoir, s'oppose à la majorité ou à l'opinion publique. J'ai proposé de faire cette expérience de pensée, un peu provocatrice en interpelant les participants : selon eux, l'animateur philo doit-il s'inscrire dans le rôle du parrèsiaste, et se trouver fondamentalement dans ce type de situation conflictuelle, ce que le professeur ne peut pas faire sans risquer d'entrer en conflit avec l'institution ? Finalement, le rôle de l'animateur est-il d'oeuvrer non en tant qu'agent d'intégration, mais plutôt en tant que facteur et "agent de désintégration" ? Le temps a manqué hélas pour explorer convenablement cette idée.

Quel héritage des Lumières aujourd'hui ?

Il y a tout juste un an, en novembre 2019, Eva Illouz écrivait dans un article du Courrier International : "Notre époque est marquée par le recul sans précédent d'un des principaux héritages des Lumières : la vérité en tant que pilier moral et politique".

Il est tout à fait légitime de s'interroger sur ce sujet et d'essayer de transposer à nos pratiques de terrain cette problématique : la recherche de la vérité doit-elle être une des principales visées de la pratique philosophique ? La difficulté à définir ce concept très vaste de vérité, contribue-t-il à engendrer de la confusion ? Oui, mais comment faire l'impasse sur ce questionnement quand on décide de former les citoyens à la pensée critique ? De quelle vérité s'agit-il ? Qu'est-ce que la recherche de la vérité quand on anime des ateliers philosophiques ?

La question, loin d'être farfelue ou encore moins subsidiaire, questionne fondamentalement notre engagement citoyen en tant qu'adulte et éducateur. En tout cas, pour résister aux pièges et aux mensonges, les penseurs partisans d'une éducation à l'autodéfense intellectuelle proposent des outils qui se donnent comme objectif d'expliciter et de clarifier toutes les agressions faites à notre intégrité intellectuelle, notamment en ce qui concerne les manipulations dont les enfants et les adolescents sont les premières victimes.

Refaisant une mise au point de cette notion d'autodéfense intellectuelle par le canal de l'étymologie, nous avons ainsi pu observer que le mot, composé du grec auto = soi-même, et du latin defensa, signifie : défense, protection. Le mot lui-même dérivé du verbe defendere, signifie défendre, protéger, écarter, éloigner, repousser, tenir loin...

L'expression "autodéfense intellectuelle" désigne donc une attitude critique vis-à-vis de toute affirmation pour se protéger des agressions contre l'intégrité intellectuelle. Son afférent est ce qu'on appelle la pensée critique ou l'esprit critique.

La boîte à outils du philosophe praticien

Il est primordial de lister les outils qu'on va utiliser pour s'affranchir des discours mensongers, tronqués, orientés qui véhiculent de fausses informations. Il existe plusieurs activités pédagogiques qui permettent justement de disséquer, analyser et interpréter les images et les discours qui surgissent à tous moments notamment à travers Internet. On pourra travailler ainsi sur le langage et le sens des mots, ses connotations, ses registres de langue mais aussi sur la rhétorique, les figures de style, la logique, les probabilités, la science de la statistique, la Zététique et les méthodes de raisonnement scientifique. Ces agressions nombreuses ne sont pas toujours faciles à identifier et repérer : langue de bois, désinformation, fausses rumeurs, Fake-news, propagande, endoctrinement (sectaire, idéologique, etc.), conspirationnisme, pseudo-sciences, publicité et messages subliminaux... En examinant cette liste d'outils, on a ainsi pu mieux comprendre quel type d'activité proposer dans nos ateliers philosophiques pour apprendre aux discutants à lutter contre les idées reçues.

Au début du XX° siècle, le philosophe et penseur de l'éducation John Dewey expliquait déjà que "La pratique philosophique constitue une des meilleures réponses pédagogiques pour former de futurs citoyens rationnels et soucieux des valeurs de la démocratie". Il plaidait pour la généralisation d'une structure éducative horizontale sans hiérarchie, ni compétition, mais qui reposerait sur la coopération. Lui faisant écho, Anne Herla rajoute que :" La pratique de la philosophie est un acte politique par excellence, au sens rancérien du terme, puisqu'il s'agit de perturber l'agencement des places, établi par les institutions et de contester les dominations ainsi légitimées".

Le temps justement, filant à toute vitesse, nous n'avons pas pu poursuivre notre échange pour explorer d'autres aspects de la question. Il eût été intéressant d'avoir le point de vue des participants sur le rôle et la place que devrait avoir la philosophie dans l'école d'aujourd'hui et de demain. Il eût été passionnant de leur demander pourquoi et en quoi l'émancipation est une condition nécessaire pour former des citoyens éclairés. J'aurais souhaité savoir en quoi les propos d'Anne Herla et de John Dewey sur la dimension politique de la pratique philosophique pouvait nous aider à clarifier notre propre réflexion sur la didactique de cette pratique et sur sa visée émancipatrice.

Nous avons dû, à mon grand regret, faire aussi l'impasse sur la question de la métacognition comme levier essentiel dans l'éducation à l'émancipation. Là encore, quelles réponses les participants auraient pu apporter sur cet aspect, à mon sens primordial de la didactique du philosopher ? Dans quelle mesure, l'introduction d'éléments de métacognition dans nos pratiques facilite-t-il l'éducation à l'émancipation et à la pensée critique ? C'est en tout cas une question qui intéresse de plus en plus les partisans de cette pratique et c'est pour ma part, un outil que j'inclus systématiquement dès le cycle 2, dans ma pratique professionnelle. Les élèves y sont très sensibles et s'engagent avec plus de présence, de conscience et de puissance dans l'acte de penser en comprenant mieux ce qui est à l'oeuvre durant les discussions.

La métacognition : puissant outil pour une émancipation conscientisée

En effet, lorsque nous réfléchissons, ou lorsque nous parlons, nous faisons des actes cognitifs. Tout ce qui se rapporte à l'acte de penser est considéré comme de la cognition. Ainsi, faire des hypothèses, dégager des conséquences, fournir des critères, synthétiser sont des habiletés de pensée de l'ordre de la cognition. Cependant, lorsque nous parlons de métacognition, nous faisons référence à un mode de pensée différent. Effectuer des actes métacognitifs, c'est faire un retour critique sur la manière dont nous avons réfléchi, dont nous nous y sommes pris pour résoudre un problème, répondre à une question ou arriver à telle ou telle conclusion.

C'est un exercice subtil, certes complexe au début mais qui est fondamental quand on vise l'émancipation. Ainsi réfléchir sur l'acte de réfléchir en CRP, consistera à prendre le temps d'évaluer les outils que nous avons utilisés : exemplifier, utiliser des contre-exemples, considérer les différents contextes, clarifier les termes employés, opérer des distinctions conceptuelles, reformuler les propos d'autrui, identifier des critères, dégager les présupposés, fonder ses affirmations à l'aide de raisons ou d'arguments. Car finalement se questionner sur notre manière de faire est un acte qui allie à la fois une dimension sociale et une dimension cognitive, et qui rend le concept de démocratie moins abstrait et moins virtuel.

J'aurais aimé demander aux participants s'ils validaient l'idée que faire intervenir des éléments de métacognition dans nos pratiques peut permettre d'encourager l'esprit de responsabilité et l'exigence d'une autocorrection perpétuelle. Je n'ai pas eu suffisamment de temps pour leur demander s'ils intègrent dans leurs pratiques professionnelles ces outils-là et dans quelle mesure, ils pensent qu'ils ont toute leur place dans nos ateliers.

Le temps nous contraignant à arrêter l'exercice, j'espère au moins qu'à travers ce petit compte-rendu, d'autres collègues pourront s'emparer de ces questions pour nourrir leur propre réflexion sur ce métier.

Conclusion

Une citation de Rancière synthétise à merveille l'essentiel de cet exercice. Prendre le parti de croire en l'égalité des intelligences est déjà en soi une pensée qui résiste, une pensée révolutionnaire. N'oublions jamais que la philosophie est née avec l'assassinat du premier philosophe du monde parce qu'il invitait les citoyens à penser par eux-mêmes...

Voici ce qu'écrivait Jacques Rancière dans Le maître ignorant :

"L'intelligence n'est pas possible sans l'égalité, et c'est pour ça qu'il faut faire advenir une société d'émancipés, une communauté des égaux, une communauté qui répudierait le partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas la propriété d'intelligence".

Travailler à l'émancipation de tous est sans aucun doute une des conditions premières de notre travail de praticiens philosophes au quotidien. Eduquer à l'émancipation est la première condition sans laquelle il n'est pas possible d'autoriser un véritable questionnement, sans laquelle nulle pensée ne peut se déployer librement pour nous transformer et nous faire grandir humainement.

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