I) Genèse
Et si... c'était une danse?!
Et si les différents rapprochements entre méditation et atelier philosophique n'étaient en fait que divers degrés de développement d'une même voie?? Il nous faudrait alors théoriser une approche globale qui vaudrait pour chaque degré. Ses stades correspondraient plutôt alors à un positionnement précis du curseur entre méditation et philosophie. De cette manière, le pas de côté aurait été réalisé au moment de l'intégration du procédé méditatif à l'atelier philosophique. Je vais tenter une petite archéologie de l'articulation philosophie/méditation au sein de ma propre expérience.
A) J'ai été formé par la fondation SEVE, et mes premiers ateliers philosophiques contenaient donc un temps de méditation (style pleine conscience) et un temps de discussion. Ce premier degré que j'appellerai zéro ou genèse n'articule pas encore méditation et philosophie, il les place côte à côte. C'est un peu le stade de l'observation entre deux danseurs. On s'est repéré, on a pu apprécier la technique de l'autre et on a envie d'occuper la scène ensemble. Ce premier moment est d'une importance capitale, car par ce simple rapprochement, tout le reste devient possible.
B) Par la suite, j'ai pu être initié lors de week-end complémentaire à l'importance de l'intuition en philosophie. Notamment grâce aux enseignements de Bruno Guiliani. Cette possibilité d'aborder une notion de manière intuitive nécessite un dispositif proche de celui de la méditation de pleine conscience. C'est par un effort de centration et de libération que cet accès un peu immédiat à une forme de connaissance est rendu possible. Pour autant, ce moment de lucidité n'est pas suffisant en lui-même et requiert tout l'appareil philosophique pour valider ou invalider, pour complexifier, pour amener à l'intelligible. Ce moment ressemble un peu à un échange entre deux danseurs. Lorsque le premier passe à l'autre une de ses techniques afin qu'il l'intègre à son propre mouvement.
C) Plus tard, j'ai eu la chance de participer en plus à un week-end de philosophie corporelle. Le principe était simple, il s'agissait de mettre le corps en mouvement (marche, danse, position statique, interaction avec les autres corps) et à partir de l'expérience vécue, tracer une réflexion de type philosophique. Typiquement, le corps, la liberté, l'altérité, le parallèle entre marcher et penser...
Cette proposition originale m'a permis de comprendre qu'une chorégraphie serait possible.
D) Très tôt, dans la pratique de mes ateliers, j'ai souhaité essayer toutes ces formes que je n'intégrais pas encore à une théorie globale : une proposition côte à côte. Pratique de l'attention et débat sur une notion. Des mini moments de méditation pour favoriser l'intuition. Expérience corporelle suivie de temps de silence où rassembler le vécu sur différents plans, sensible et intellectuel. Peu à peu, il m'a semblé que je pourrais jongler avec ces différentes propositions, à condition que je leur trouve une place dans une chorégraphie commune. Sans parler encore de "méditation philosophique", j'ai essayé de lier plutôt que d'articuler le temps de pratique de l'attention avec le débat philosophique. Cela revenait d'une certaine manière à détourner la méditation de son but premier (placer l'enfant dans un état de paix et bien-être) pour, sans occulter cette étape, inviter l'enfant à creuser l'expérience aussi du côté de l'intellect. Une méditation qui insiste sur "?faire le silence?" ouvre sur une réflexion : c'est quoi au fond le silence?? Une autre qui insiste sur ce classique "?laisser les pensées passer?" peut donner matière à réfléchir sur : c'est quoi une pensée?? Et enfin une méditation qui optait pour une visualisation pouvait très bien servir d'expérience de pensée. En plus de cet aspect, expérimenter avec le corps me permettait d'interroger le rapport entre les sens et la connaissance, ainsi que sur les croyances intégrées par l'inconscient ou par l'approche incomplète du seul sensible. Cette manière de lier méditation et philosophie est très vite apparue comme enthousiasmante pour l'élève qui vivait sa marche vers la notion de l'intérieur, et plus seulement à partir d'une proposition extérieure.
E) À cette proto-méthode, j'ajoutais des temps de recentrage au milieu même du débat, notamment lorsque celui-ci s'enlisait dans une accumulation d'exemples, pour permettre aux élèves de trouver à partir de ce qui avait été dit et vécu une définition intuitive de la notion abordée. À ce niveau la chorégraphie méditation/philosophie ressemblait de plus en plus à un duo avec enroulement et portée. Mais ce n'était pas fini. Deux partenaires en danse sont d'autant plus crédibles s'ils le sont aussi dans la vie en général.
F) Lors du confinement, l'impossibilité de se rassembler m'a invité à personnaliser mes propositions en développant la dimension d'introspection. C'est à partir de ce moment que j'ai commencé à parler de méditation philosophique. Il s'agissait alors de guider une méditation qui, tout en favorisant un calme intérieur, ouvrait sur une réflexion en lien étroit avec le contenu et le procédé même de la méditation. Aujourd'hui, je tente de revenir à un atelier commun qui, en liant fortement méditation et philosophie, puisse être aussi vécu comme un seul procédé que l'élève pourra intégrer et répéter. Peut-être qu'ici la notion d' "introspection accompagnée" sera plus adaptée.
Pour conclure
À partir de ce cheminement personnel, il me semble que je ne peux pas réellement parler de voies différentes entre les divers moyens d'articuler méditation et philosophie dans le cadre d'un atelier. Que ce soit simplement par l'utilisation de l'état de concentration et de paix dans lequel place la méditation, ou bien ces moments d'intuitions, ou encore la visualisation et pour finir l'introspection... je crois qu'il s'agit plutôt d'une danse de plus en plus rapprochée.
II) Développement
Après plusieurs mois de recherches à essayer de comprendre comment articuler méditation et philosophie dans le cadre d'un atelier pour enfant, adolescent ou adulte, il me semble qu'aujourd'hui, je suis en mesure de mieux cerner le cadre d'une telle proposition. Comme je le décrivais dans le début de l'article "?Genèse?", ce cadre n'est pas à chercher du côté de la méditation ni même de la philosophie, mais du côté de la danse.
Si dans notre approche, nous nous focalisons soit du côté de la méditation, soit du côté de la philosophie, nous arrivons tôt ou tard à une forme d'opposition où chacun des partenaires, campé sur ses représentations, ne peut plus ni dialoguer ni même pleinement réaliser sa propre chorégraphie. La danse en duo a cela d'avantageux que pour fonctionner, elle ne peut se dispenser d'une parfaite synchronisation et d'une permanente attention à l'autre. Cet exercice n'empêche pas des moments de solo, mais ceux-ci s'insèrent toujours dans une chorégraphie générale.
Il y a donc un cadre où chacun existe soit pour lui-même, soit pour l'autre, soit avec l'autre et parfois même en l'autre. Ce parallèle entre un atelier de "?méditation-philosophique?" et la danse peut sembler anodin, mais si nous l'approfondissons, nous y découvrirons toutes les subtilités nécessaires à l'élaboration scénique d'un tel partenariat.
A) L'attention comme intention
En danse, l'intention n'est pas, comme on pourrait le croire, de promouvoir une émotion en particulier, mais simplement de susciter une expérience sensible permettant au spectateur de ressentir la danse sans bouger de son siège, de danser à l'intérieur. Mon humble expérience dans le domaine m'a permis de découvrir que ce qui faisait la qualité de ma danse n'était pas mes capacités physiques, car dans ma situation de handicap j'en ai très peu, mais la qualité de ma présence sur scène, c'est-à-dire ma qualité de présence à mes gestes, aussi lents et approximatifs soient-ils.
Ramené à notre duo méditation/philosophie, cela veut dire que leur articulation exige d'abord une forte présence de l'animateur à ce qui le rend philosophe et méditant. La technique associée à l'un ou l'autre ne sera pas plus importante que la présence au procédé de l'un et de l'autre. Je dis bien au procédé et non au but?! Car il suffirait que l'animateur décide d'utiliser l'aspect "?méditation?" ou "?philosophie?" pour arriver à un résultat aussi légitime soit-il, par exemple une belle expérience, la découverte de belles valeurs, la compréhension de telle notion... que l'un des partenaires prenant le pas sur l'autre gâcherait dans la chorégraphie générale. Encore une fois, lorsque les danseurs opèrent sur scène, ils ne cherchent pas à réussir leur danse, ni même à réaliser une magnifique prestation, ils n'ont qu'un seul chemin pour "?réussir?" leur chorégraphie, c'est d'être présent à chaque seconde à leur danse et à celle de leur partenaire.
Concrètement, il s'agit d'être très attentif à ne point se laisser emporter par ce que l'on voudrait dire, ou faire, ou faire découvrir, ou faire comprendre aux élèves, car d'un côté comme de l'autre, nous tomberions dans ce que Luc Ferry décrit comme une doctrine du salut. À mon avis, que cette dernière demeure laïque ne change rien au fait qu'elle enferme l'interlocuteur dans une forme de manipulation. Comment éviter cela?? En se bornant justement au cadre de la danse. Très tôt j'y ai appris combien il était important que les mouvements imposés s'intègrent à un mouvement plus général qui, conservant toujours une part de déséquilibre, oblige les gestes propres aux bras, au torse, à la tête et même au fauteuil roulant, à se lier les uns les autres. C'est par cet élan que la chorégraphie se déroule sans jamais s'écrouler ou s'arrêter, car toujours maintenue dans un déséquilibre dynamique. Ce sera la même chose dans le cadre d'une méditation philosophique. Si la méditation s'installe avec la volonté d'assoir son sujet pour conduire le méditant à connaître par l'expérience sensible du soi ou du non-soi l'importance d'une valeur ou d'une idée, elle rompt le mouvement philosophique. Si au contraire la réflexion philosophique impose par la pensée des valeurs qu'elle considère comme importantes, elle fige la marche des idées, et interrompt la danse entre notion et émotion.
B) La tension comme attention
Après plusieurs mois à essayer d'articuler méditation et philosophie, il me semble que les quelques fois où j'y suis réellement parvenu, c'est quand mon intention de méditation avait comme absorbé l'intention du philosophe et quand mon intention philosophique avait pareillement intégré l'intention du méditant. À la même période, je commençais à créer une chorégraphie avec mon professeur de danse, où nous devions mettre en scène le rapport entre corps réel et corps rêvé dans le cadre particulier du handicap. Notre intuition de départ était que l'attention et la tension entre nos gestes respectifs devenaient le centre de notre danse. Par exemple le fait de gestuer la marche de ma partenaire devenait pour moi le moteur comme décalé de mon propre mouvement...
Reprenant cette idée dans le cadre des ateliers de méditation philosophique, il est impressionnant de remarquer combien le geste propre à la méditation (centration sur le sensible, plage de non pensée, intuition spontanée, imagination, silence...) vient créer une attention et une tension avec les gestes philosophiques (focalisation sur l'idée, débat animé, critique des opinions, rationalisation, parole ...).
À première vue, si nous prenons ces chorégraphies de manière séparée, elles semblent opposées. Il en va de même quand ma partenaire réalise un saut de l'ange pendant que je réalise une simple fleur avec mes mains... mais justement, c'est parce que ces deux expressions paraissent éloignées que leur intégration à une chorégraphie commune crée non seulement une tension, mais aussi une attention entre ces deux pôles. Si on ne garde que l'attention, on tombe vite dans une fusion où se confondent les partenaires. Si l'on ne garde que la tension, on arrive peu à peu à un divorce. L'attention ne porte pas seulement sur l'inclusion de l'autre (le rapprochement), mais aussi sur l'intégration de la tension (la distance).
Je crois qu'il en va de même entre méditation et philosophie dans le cadre de l'atelier. Il y a une distance qu'il nous faut garder à l'esprit pour qu'attention et tension produisent le geste juste. Je pense que pour l'animateur d'une telle proposition, cette sensation d'attraction et de répulsion entre ces deux pôles au moment même où il les chorégraphie, est un point de discernement majeur. S'il ne ressent pas ce déséquilibre qui l'invite à rester en mouvement, non seulement il passe à côté de l'expérience "?méditation philosophique?", mais il ne permet pas à celle-ci de donner ses fruits.
C) L'intention comme tension
Cette tension, c'est ce que ressent le danseur, non seulement avant, mais aussi pendant et après sa prestation. Avant, cette tension est le moteur qui va lui permettre de donner le meilleur. Pendant, elle est la corde tendue à laquelle il s'attache pour être pleinement présent. Après, elle est le signe que la danse a fonctionné, qu'elle a rejoint le public et en particulier le coeur de chacun des spectateurs.
Je pense que l'exercice d'une méditation philosophique exige cette même in-tension. Par exemple, si je propose une méditation basée sur le scan corporel, je ne peux pas la vivre seulement comme un moment de bien-être destiné à faire l'expérience de mon corps et du "?bien?" que je peux lui prodiguer par l'attention à mes sensations physiques. Cette expérience du scan corporel, tout en permettant cette sensation de bien-être, doit également tendre vers une mise en mouvement de cette même expérience. Il faut lui trouver un moment de bascule qui ouvre à une réflexion sur le corps comme sujet de notre recherche, et non pas sur le résultat de la méditation comme élément de réponse. C'est lors de ces moments de bascule, que la méditation tend vers la philosophie en intégrant son intention. La tension demeure tant que le processus reste sur le mode de l'interrogation ouverte qui non seulement remet en question l'expérience menée, mais la prépare à l'expérience à venir. De son côté, la dimension philosophique entre à son tour dans cette tension, qui oblige les participants à demeurer éveillés, car c'est par la qualité de leur présence à leur sensation et à leur raison qu'un chemin s'ouvre entre émotion et notion.
Alors, les pas de danse entre méditation et philosophie s'enchaînent et le spectacle peut commencer. Une telle expérience a été menée au sein du groupe de recherche, et les résultats ont été étonnants. Non seulement la dimension méditation a été bien vécue parce que justement libérée de ces intentions pas toujours conscientes d'assoir le méditant, mais la dimension philosophique elle-même a été mieux perçue, plus accessible, plus vibrante et parlante...
Cela a donné un atelier de méditation philosophique sur la notion de "?corps?", où l'exercice du scan corporel a permis de mettre en scène les différentes conceptions philosophiques sur le sujet, mais aussi de les "?vivre?" à l'intérieur. À la fin, aucune réponse n'est favorisée par rapport à une autre, qui serait reçue comme une représentation à laquelle correspondre, mais tout un champ de la connaissance s'ouvre ou chacun peut commencer un chemin personnel.
Et si l'intention dans cette tension/attention d'un atelier de méditation philosophique et par là-même son grand avantage, constituait en une invitation à s'autoriser un chemin philosophique de l'intérieur vers l'extérieur ?
(1) Voir aussi l'article de Thibault Gibert dans le n° 86 de Diotime : "Méditation philosophique guidée : esquisse d'une méthode".