Revue

Les tenants et aboutissants de la discussion à visées démocratique et philosophique (DVDP)

I) Genèse de cette pratique

Cette méthode a été mise au point par M. Tozzi, professeur de philosophie, qui a enseigné de 1967 à 1995 en lycée technique avec les "nouveaux" lycéens selon F. Dubet ; nouveaux car n'entrant pas auparavant dans les lycées, c'est à dire ceux majoritairement d'origine modeste, produits de la massification de l'enseignement et qui "montent socialement" et "descendent scolairement", par rapport aux "vrais" lycéens, les héritiers issus de familles aisées (Dubet, 1991, p. 94). A partir des années 1980, ces lycéens peuvent désormais bénéficier de l'enseignement de la philosophie. Au fil des années, avec les difficultés rencontrées pour enseigner, le décalage entre les exigences de l'enseignement philosophique et les obstacles rencontrés auprès de ce nouveau public moins "scolaire", M. Tozzi s'est intéressé à la didactique de cet enseignement de la philosophie, devenant même selon ses mots un "didacticien de l'apprentissage du philosopher".

M. Tozzi a d'abord été professeur suivant la méthode d'enseignement traditionnel de la philosophie en 1968, à savoir "magister institutionnellement perçu comme dominus" (Tozzi, 2013, II). Professeur dispensant, comme c'était l'usage alors, son enseignement par des cours magistraux pendant lesquels la docilité des élèves était une constante. Les évènements de mai 68 le déconcertent et l'interrogent profondément, car ils sont une véritable remise en cause de l'approche pédagogique de la philosophie et du statut du professeur. Il n'enseignera plus comme avant. Il tente diverses approches, dont l'abolition de la distance symbolique entre le professeur et les élèves, le placement des élèves en rond, ce qui à l'époque est une véritable révolution, la "prise en compte du groupe et pas seulement d'une addition d'individus", l'instauration de débats de fond et de décisions collectives sur la vie de la classe : c'est la "version autogestionnaire et la valeur donnée à la prise de parole (...) du choc de mai 68" qui va l'interpeller. Il va alors chercher à améliorer l'apprentissage du philosopher en ayant la "volonté d'instaurer la libération de la parole de l'élève à travers la valorisation de son expression, car ce qui le motivait, c'était de comprendre les différentes façons de faire discuter les élèves en classe", et le souci de faire philosopher les élèves.

Mais comment faire ? Il s'intéresse alors aux "méthodes actives" et s'implique dans un travail de recherche qu'il partage avec des collègues enseignants de philosophie à partir de 1971 dans le Cercle de Recherche et d'Action Pédagogiques (Crap), écrit dans les Cahiers Pédagogiques, s'engage dans la formation interne des enseignants au sein de la Mission Académique à la Formation des Personnels (Mafpen) à partir de 1982 et introduit, en les adaptant, des pratiques différentes issues de la psychologie, de la pédagogie, comme le travail de groupe, les démarches d'évaluation formative, les théories de l'apprentissage, méthodes transversales communes à d'autres disciplines. C'est à cette période que les "nouveaux" lycéens investissent les lycées techniques et que l'intérêt pour les méthodes plus actives que le cours magistral en philosophie devient une nécessité face à "des élèves moins attentifs à cette discipline, et plus généralement à leur scolarité".

A partir de 1991, il participe à des groupes de réflexion pédagogique, comme la section philosophie du Groupe Français d'Éducation Nouvelle (Gfen), où il va rencontrer des enseignants travaillant comme lui à une réflexion pédagogique sur l'enseignement philosophique, particulièrement N. Grataloup dont il salue la pertinence des analyses des programmes de philosophie. Il collabore également à l'Association pour la Création d'Instituts de Recherche en Philosophie (Acireph), dont il devient membre du conseil d'administration en 1998, et dans lequel il bénéficie d'un "constat lucide des chantiers nécessaires pour renouveler l'enseignement français de la philosophie en terminale".

Fort de sa culture pédagogique, alors peu répandue dans le milieu des enseignants de philosophie, puisqu'il était entendu, dans la corporation, que la pédagogie n'était pas nécessaire, car "la philosophie est à elle-même sa propre pédagogie", M. Tozzi s'engage dans la recherche universitaire avec un DEA d'abord puis une thèse en Sciences de l'Education : Vers une didactique de l'apprentissage du philosopher, soutenue en 1992. En effet, le "tournant didactique" qu'il opère alors est guidé par la volonté incessante de permettre aux élèves de philosopher et par "la nécessité de l'émergence d'une didactique de la philosophie plus adaptée au développement d'un enseignement de masse auquel l'enseignement philosophique traditionnel de classe terminale n'était pas préparé, et n'a pas voulu institutionnellement s'adapter".

En 1995, il est nommé maître de conférences à l'Université de Montpellier en Sciences de l'Education, ce qui lui permettra de s'imprégner de toutes les recherches scientifiques sur les différentes didactiques disciplinaires et sur l'apprentissage, pour enrichir de leur contribution la didactique, son champ disciplinaire.

Par ailleurs, en 1992, c'est le début en France des premiers cafés philo avec M. Sautet. C'est aussi l'émergence de la philosophie avec les enfants et les adolescents selon la méthode Lipman avec P. Sustrac comme pionnière (dès 1985), puis avec M. Bailleul et E. Auriac en 1998. M. Tozzi découvre la Communauté de Recherche Philosophique de M. Lipman, tout son travail avec A.M. Sharp et The Institute for the Advencement of Philosophy for Children de Montclair University. Il prend connaissance du matériel didactique conséquent que Lipman et ses collaborateurs ont élaboré. Il constate que ces outils sont utilisés dans de nombreux pays dans le monde, dont le Québec vers 1986, en Belgique depuis 1990 et en Suisse depuis 1999 (avec l'association ProPhilo). En France, cela reste une pratique innovante et peu développée, car la philosophie n'est au programme que des classes terminales. Cependant, il existe des pionniers qui tentent des expériences diverses, et dans le monde des recherches universitaires sur la question. En 1998, M. Tozzi fonde à l'Université de Montpellier un pôle de recherche sur la philosophie avec les enfants. Il met au point progressivement une méthode, la DVP (discussion à visée philosophique), puis à partir de 2003 la DVDP (discussion à visées démocratique et philosophique). Il l'expérimente auprès de différents publics : les jeunes enfants, les adolescents, les jeunes délinquants, les adultes...

L'apparition et le développement de nouvelles pratiques philosophiques, très variées dans leurs formes et dans le public visé : à l'école maternelle, en milieu adapté, au lycée professionnel, dans la cité (cafés philo, ciné philo, université populaire, rando philo, consultation philosophique privée ou en entreprise...), ont incité M. Tozzi, J.C. Pettier, A Beretestsky, O. Brénifier, G. Geneviève, J.F. Chazerans et d'autres innovateurs à organiser un colloque autour de ces Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) à partir de 2001. L'Unesco a apporté depuis 2005 son soutien à ce réseau, qui est devenu un rendez-vous annuel international, qui permet de confronter les pratiques, formations et recherches sur le sujet. En 2007, L'Unesco charge M. Tozzi, en tant qu'expert, d'un rapport sur la philosophie à l'école primaire dans le monde : La philosophie une école de la liberté - Enseignement de la philosophie et apprentissage du philosopher : état des lieux et regards pour l'avenir. Cette institution encourage la pratique de la philosophie dès le plus jeune âge, ce qui invite les praticiens des NPP à approfondir leurs recherches et élaborer des outils pour permettre à tous les enfants de philosopher dans une visée de développement de la démocratie et de la paix. Ainsi, M. Tozzi est-il incité à améliorer sa méthode et élaborer des outils didactiques pour l'apprentissage du philosopher dès le plus jeune âge, parce qu'ils sont à cet âge dans un questionnement existentiel.

II) La DVDP

La DVDP est donc la méthode élaborée par M. Tozzi à partir d'un long cheminement d'enseignant et de chercheur. Puisque la philosophie pour enfants répondait en partie aux interrogations sur la didactique de l'apprentissage du philosopher d'une part et que, d'autre part, le mouvement des NPP devenait un moteur d'échanges internationaux d'experts et de praticiens, la DVDP prenait toute sa place dans l'éducation des enfants et des jeunes, dans ces colloques internationaux, et se présentait comme une des méthodes en cours dans le monde.

A) Une méthode française

1) Elle est spécifiquement française par son histoire. M. Tozzi évoque la tradition des salons où l'on discute des derniers ouvrages parus, des cafés littéraires du 18e siècle comme le café de la Place du Palais Royal à Paris, où les intellectuels artistes et gens de lettres viennent échanger des idées ; des cafés révolutionnaires comme le Procope où ce sont les idées politiques du club des Cordeliers ou encore des Jacobins qui sont débattues avec toute la fougue et la passion qu'on leur connaît ; ou encore les cafés littéraires du19e. D'autre part, elle s'inscrit également " dans le mouvement des cafés philo initiés par Marc Sautet au Café des Phares en 1992 ", où chacun est libre de s'exprimer sur un sujet choisi démocratiquement et où il est possible " d'apprendre à philosopher en discutant par un travail collectif de critique des préjugés ", aidé par un animateur dont le rôle est de veiller à ce que la visée philosophique soit effectivement présente, en incitant chacun à problématiser, conceptualiser et argumenter.

Française aussi, car façonnée par des recherches sur la didactique du philosopher pour tenter de résoudre les problèmes rencontrés dans l'enseignement de la philosophie des classes technologiques des lycées. Problèmes dus à la fois à une massification de la scolarisation en lycée, au désir de prendre en compte la parole de l'élève, et aussi parce que l'institution n'avait pas su ou voulu tenir compte des évolutions nécessaires.

2) Elle l'est également par l'essor d'une pédagogie nouvelle pour l'enseignement après mai 1968. Nous l'avons dit, M. Tozzi vécut ce printemps 68 comme une vague de fond qui vint radicalement changer sa pédagogie. Parce qu'il appartient et s'investit dans le mouvement pédagogique issu de l'École Nouvelle et que celle-ci implique un enseignement basé sur une parole plus largement donnée à l'élève, mais aussi sur des discussions en classe, du travail de groupes pour les élèves ainsi que le travail en équipe pour les professeurs, les méthodes actives, il opère, dit-il, " un tournant didactique " en " revisitant ma pédagogie à la lumière de la spécificité de ma discipline " (Tozzi, 2013, I). Il se " recentre alors progressivement sur la discipline elle-même, et sur le " rapport au savoir " (B. Charlot).

3) De plus, les réformes dans l'enseignement des années 2000, que ce soit à l'école maternelle, à l'école primaire, en collège et même au lycée, laissaient une place aux " débats ", où la parole de l'élève peut se déployer. En Français, on va instaurer des " débats d'interprétation " oraux sur des textes à partir de passages qui " résistent " dès la maternelle, on vise à développer des capacités argumentatives par des discussions dans le cadre d'une didactique de l'oral en constitution. En Mathématiques et en Physique-Chimie, Sciences Naturelles, on organise des débats scientifiques à partir d'hypothèses et " d'énigmes sur des phénomènes naturels ". En Education Civique en primaire et en ECJS (Education Civique Juridique et Sociale) au lycée, et aujourd'hui, depuis 2015, EMC (Enseignement Moral et Civique), on instaure un temps de débat hebdomadaire en utilisant la " méthodologie du débat argumenté ". En Sciences Économiques et Sociales, on débat sur des " questions socialement vives ". C'est le cas également quand il s'agit de la formation des élèves délégués de classe ainsi que dans les heures dévolues à la vie de la classe. En outre, devant ce qui a semblé être la montée des incivilités dans certaines cités et surtout la violence et la recrudescence des attentats terroristes, la nécessité de s'interroger ensemble, en classe, sur le vivre ensemble et sur ce qui fonde la solidarité et la citoyenneté, sur ce qui fait le terreau du radicalisme, a permis à la DVDP de prendre sa place à l'école et au collège.

De nombreux enseignants ont éprouvé la nécessité de se former à cette méthode, d'autres futurs jeunes professeurs dans certains IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), l'ont été depuis 1998, notamment avec Marc Bailleul à Caen, Emmanuelle Auriac à Clermont- Ferrand ou J. C. Pettier à Créteil. La DVDP répond à ce souci de discuter de sujets citoyens dans un cadre qui l'est tout autant. Très formatrice en ce qui concerne le fonctionnement d'une structure démocratique, la DVDP est bien adaptée à l'école française. La place et le rôle de l'animateur convient souvent bien aux enseignants français qui ne craignent alors pas de perdre leur statut d'autorité.

4) Elle est aussi française par son nom de " discussion à visées démocratique et philosophique ". En effet, il faut remarquer que M. Tozzi n'a pas appelé sa méthode communauté de recherche comme M. Lipman. Cependant souligne-t-il, " dès qu'on discute pour faire philosopher les enfants, on forme une communauté discursive, une communauté de discussion ".

Mais cela est également dû au fait qu'il existe de réelles différences entre les traditions philosophiques d'Amérique du Nord et celles européennes. Les premières étant plutôt de tradition analytique avec pour M. Lipman une démarche empirique, initiée, nous l'avons vu par Dewey, Pierce, ce qui n'est pas le cas d'une philosophie plus " continentale " et dont " la tradition est plutôt intellectualiste et rationaliste ". D'autre part, " chez nous, la visée philosophique doit répondre à un certain nombre d'exigences intellectuelles et quand on regarde comment M. Lipman définit la pensée d'excellence, pensée à la fois critique, créatrice, auto-correctrice et en même temps attentionnée, on n'insiste pas exactement sur les mêmes caractéristiques pour définir le philosopher en France ". M. Tozzi a choisi alors ce terme de discussion à visée philosophique. Le fait que cela soit " à visées démocratique et philosophique " (Proposition de J.C. Pettier) et non pas discussion démocratique et philosophique s'explique par le fait qu'une discussion n'est pas nécessairement démocratique et/ou philosophique. En effet, " on peut échanger démocratiquement des préjugés de manière très respectueuse, mais une discussion a une visée philosophique à un certain nombre de conditions, donc c'est une visée. La discussion n'est pas philosophique mais elle peut le devenir à des conditions qui sont des exigences intellectuelles ". Il est à remarquer que le fait qu'elle ait deux visées est une difficulté de taille, car ce que souligne M. Tozzi pour le caractère philosophique l'est tout autant pour le caractère démocratique. Le sujet de la discussion peut être philosophique, par exemple : " L'art est-il nécessaire ? " Mais la discussion tout en réunissant des conditions qui l'inscrivent dans l'apprentissage du philosopher, doit également réunir les conditions d'une discussion démocratique : prise de parole régulée, adhésion des participants à un processus d'écoute attentive des autres, de respect des règles de la prise de parole, de l'existence des autres participants et de leurs idées, absence de quolibets, d'invectives...

B) Le philosopher et les critères du philosopher

1) Le philosopher : un concept multidimensionnel

Avec M. Tozzi, on évoque beaucoup " le philosopher ", mais qu'est-ce que ce terme recouvre ? Quelle signification lui donner ? F. Galichet remarque la complexité à cerner ce concept. Faut-il le réserver aux objets qu'il étudie, comme Platon par exemple au monde des idées ; à l'expérience et la connaissance entière, comme Bergson et Sartre le font ? Faut-il le réserver à la démarche, " la méthode particulière qu'elle met en oeuvre ", comme le prétend Marx ? Est-il réductible aux différents processus de pensée comme le soulignent M. Tozzi et M. Lipman ? Faut-il au contraire selon Bergson faire la part belle à l'intuition et " aux certitudes des données immédiates de la conscience " ? Ne serait-ce pas par sa finalité qu'on pourrait le définir, par le but d'une autonomie sur tous les plans : " théorique, pratique, intellectuelle et moral ? ".

Mais dans ce cas, comment inclure sa dimension universelle ? Car, ne vise-t-il pas " à rendre compte d'une expérience à la fois singulière et universalisante, à décrire un vécu qui est toujours celui de quelqu'un, mais qui en même temps se donne comme originairement normatif, c'est à dire valable a priori pour tout homme " (Galichet, 2003) ? Or, selon cet auteur, c'est cela qui caractérise précisément l'égocentrisme de l'enfant : son expérience ainsi que sa singularité sont celles de tous et son point de vue le seul envisageable. Aussi philosopher impliquerait-il " un retour à une naïveté première " et c'est pourquoi il existerait " une affinité profonde entre la philosophie et l'enfance. L'enfant (..) n'est pas encore instruit (...) mais simplement homme sans encore être membre d'une société ou d'une culture déterminée ". Philosopher serait alors pour lui " se replacer (...) dans cet état d'adéquation première avec soi qui permet de critiquer les pseudos certitudes de l'existence sociale... se replacer dans l'état de naïveté et d'innocence qui caractérise l'enfance, tout en demeurant capable de le réfléchir et de l'expliciter dans un discours compréhensible par tous ". C'est pourquoi il ne serait pas vain de faire philosopher les enfants, de " les faire réfléchir leur enfance et verbaliser les expériences et les évidences qu'ils vivent ", afin de leur permettre de devenir des adultes différents de ce qu'ils auraient été, des personnes capables de réfléchir le monde, d'interroger les présupposés, de se remettre en question, de tenir leur place de personne responsable dans la société qui sera la leur.

2) Le philosopher dans la recherche de M. Tozzi

Ainsi, de nombreuses voies sont ouvertes par les philosophes pour tenter de définir le philosopher. M. Tozzi, en se préoccupant d'une adaptation de sa pédagogie pour ces " nouveaux élèves " dont nous avons parlé, voire d'une refonte totale de celle-ci, s'est investi dans la recherche de plus en plus fine sur l'enseignement de sa discipline. Il est devenu, selon ses propres termes, " non pas un philosophe, mais un didacticien de l'apprentissage du philosopher ". Aussi n'est-ce pas étonnant que la voie qu'il ait choisie pour donner une définition du philosopher soit celle de la démarche et de la méthode. Ainsi définit-il ce concept comme une " démarche rationnelle consistant à tenter de penser le monde et le rapport de l'homme au monde, à autrui et à lui-même, dans une recherche de sens et une visée de vérité, en articulant dans le mouvement et l'unité d'une pensée habitée des processus de problématisation d'affirmations ou de questions, de questionnement de leurs présupposés et conséquences ; de conceptualisation de notions ; d'argumentation de thèses et d'objections dans l'examen de ces questions et notions " (Tozzi, 2012, 3). Nous avons vu que ces trois actions de la pensée que sont la problématisation, la conceptualisation et l'argumentation sont, pour Michel Tozzi, les trois grandes capacités de la pensée critique. Philosopher sera donc pour lui une mise en oeuvre de ce type de pensée. Mettre en oeuvre une didactique du philosopher consistera alors à " proposer des situations et des tâches (ex : de lecture, d'écriture, de discussion etc.) qui permettent d'apprendre à philosopher, d'acquérir ces processus de pensée pour comprendre le réel et s'y orienter ", pour affiner sa pensée et la rendre de plus en plus performante dans le sens critique. Philosopher est un processus et la discussion philosophique est une éducation qui permet l'apprentissage du philosopher. Que l'on s'adresse à des adultes, à des adolescents ou des enfants, que leur origine sociale soit privilégiée ou modeste, qu'ils soient en pleine possession de leurs moyens ou psychologiquement blessés, le préalable est le même : philosopher s'apprend et la discussion philosophique également.

3) Les critères du philosopher dans la DVDP

Mais quels sont donc les critères qui permettent de dire que la personne philosophe ? En quoi repère-t-on la " philosophicité " d'une DVDP ?

- La question d'une culture et des connaissances philosophiques

Pour les praticiens et théoriciens des NPP, la référence explicite aux concepts philosophiques et aux grands courants de l'histoire de la philosophie n'est pas un critère qui permet de dire que l'on est dans une discussion philosophique. Dans le contexte de la philosophie pour enfants ou adolescents, ou même avec la plupart des adultes en différentes occasions (cafés philo, rando-philo...) comment cela serait-il possible ? Il manque là une certaine expérience de la vie ou surtout une éducation à l'histoire des idées que l'on ne rencontre dans le contexte scolaire qu'en classe de terminale, et tous les adultes n'ont pas rencontré cet enseignement (fin précoce d'études secondaires, apprentissage, lycée professionnel, formation professionnelle d'adultes). D'autre part, ce n'est pas parce que la discussion porterait sur les concepts philosophiques ou des auteurs qu'elle deviendrait ipso facto une discussion philosophique. En effet, on peut bien échanger des banalités sur des courants philosophiques, échanger des connaissances historiques ou tout simplement de goût personnel sur les auteurs ou les courants. Ce sera davantage la forme que prennent les interventions dans les échanges qui sera significative. La discussion, qui ne l'est pas d'emblée, peut devenir philosophique quand il est possible d'y retrouver " un certain nombre d'exigences intellectuelles spécifiques ".

- Les exigences intellectuelles spécifiques

"Un travail de soi sur soi".

En tout premier lieu, il nous semble que l'on peut affirmer que l'on est dans une discussion philosophique lorsque les participants s'interrogent eux-mêmes à propos de leurs représentations, de leurs préjugés... c'est à dire quand ils sont occupés " à affronter [leur] propre pensée, à en découvrir les limites, les incertitudes, les présupposés, dans une interrogation systématique, réglée, conduite pas à pas " (Huguet, 2002). C'est alors, selon l'expression commune, un dialogue entre soi et soi, un véritable effort de pensée, volontaire et conscient. Effort, travail, ces termes sont justes en ce qui concerne la démarche philosophique. Car il s'agit de prendre conscience de sa pensée et de l'examiner de façon méthodique et ordonnée dans une démarche volontaire et honnête afin de parvenir à une conclusion qui deviendra, si le travail se poursuit et en fonction de ce que la vie nous réserve, un nouveau départ pour un approfondissement de la réflexion. Ce qui suppose une authenticité dans la démarche et dans les échanges.

Ce qui implique que le participant à la DVDP se place dans un désir de sens et dans une recherche de vérité. Le désir de sens, de recherche du sens est semble-t-il naturel chez les enfants et chez les jeunes. Ne dit-on pas que ce qui rapproche la philosophie et les enfants est la capacité à s'étonner ? Pour M. Tozzi, c'est " l'émerveillement et le fait d'être étonné, curieux. On a envie de savoir. On a un désir, un désir de philosophie qu'on trouve à l'origine et qui va se manifester " (J. Hawkens). Ce désir est défini comme un besoin pour la plupart des humains : " pour comprendre le monde qui l'environne et de dégager des principes pour y guider son action " (Azoulay). Ainsi cette recherche de sens avec authenticité, cet effort de la pensée, cette remise en cause de ses propres représentations nous semble être un critère de philosophicité des échanges dans la DVDP.

"Un travail ouvert sur le monde"

Mais c'est aussi un travail qui nécessite une ouverture au monde, aux autres, quand la dimension personnelle se dépasse pour accéder à une réflexion plus universelle. Selon M. Lipman, M. Tozzi, M. Sasseville, M.-F. Daniel et tous les théoriciens des NPP, ainsi que nous l'avons évoqué, " philosopher n'est pas l'aboutissement du bien penser, mais c'est d'abord et avant tout un processus d'apprentissage " (Daniel, 2007). Ainsi, selon M.-F. Daniel, les apprentis philosophes passent par différents types d'échanges pour parvenir à formuler une pensée plus construite, plus logique, plus ouverte, dont l'analyse permet de rapprocher des critères du philosopher. Elle constate, dans ses expérimentations (en particulier celle auprès d'environ 240 élèves en Australie, Mexique et Canada), que les enfants qui bénéficient de pratiques philosophiques sur une année scolaire évoluent, peu importe d'où qu'ils soient, de leur langue, de leur culture ou milieu social, au fil de l'année, selon un même cheminement.

"Une exigence d'éthique communicationnelle"

Mais pour que cela soit possible, il est nécessaire que la discussion se déroule selon " une éthique communicationnelle " d'après ce qu'entend J. Habermas. P. Usclat, dans ses travaux, montre en effet que la DVDP s'inscrit dans les concepts majeurs de la philosophie habermassienne. Tout d'abord parce qu'elle est une discussion et que, en l'occurrence, elle utilise le langage. Pour Habermas une discussion implique par la médiation du caractère performatif du langage " une relation intersubjective dans laquelle les participants s'engagent à respecter la situation d'interlocution nécessaire à la réception adéquate du sens, à la compréhension réciproque " (Usclat 2007). Car pour lui, c'est l'entente entre les interlocuteurs qui est visée par le fait que chaque prise de parole a pour ambition la compréhension mutuelle des participants. Ainsi pour P. Usclat, la relation entre la pensée de Habermas avec la DVDP devient claire et évidente sur ce point, car " la communauté de recherche construit un lien indéfectible entre la maîtrise de la langue et son usage, qui nous ouvre à notre statut de personne en relation avec les autres " (P. Usclat, 2007, p. 139).

"Les composants de la pensée critique"

Ce sont bien sûr également la présence d'éléments qui composent les grandes capacités de la pensée critique qui permettront de dire que l'on est bien dans une discussion à visée philosophique.

Il faudra donc que l'on puisse remarquer une démarche de problématisation qui montre que l'on est en mesure de s'étonner à partir du problème posé, mais aussi face à ce que les autres peuvent affirmer ; que l'on est dans un désir de recherche de vérité et de sens ; que l'on est capable de remettre en question ses croyances et ses certitudes, de " déboulonner " des vérités que l'on pouvait penser immuables, intangibles, d'interroger les présupposés qui peuvent être contenus et dans le problème posé et dans ses propres affirmations, d'examiner de façon méthodique et rationnelle les conséquences de ses opinions, de tâcher de comprendre un problème, éclaircir ce qu'il a de complexe, évaluer ses objectifs... Cela se traduit par la présence d'un questionnement intense. Des questions, bien sûr, de la part de l'animateur afin de permettre aux participants de réfléchir et d'avancer ensemble dans la discussion et que celle-ci soit bien philosophique. Mais ce sont surtout les questions que les participants posent qui sont bien le signe du philosopher ou du moins de son apprentissage. On peut alors trouver des questions qui interrogent le sens de ce qui est dit, qui questionnent des présupposés ou des conséquences, que les participants se posent mutuellement pour se comprendre, pour demander des éclaircissements, une exemplification, ou des élargissements. Il peut aussi exister des questions que les participants se posent, pour mutuellement s'aider à éclaircir leur pensée. On peut y voir aussi des questions que les participants se posent à eux-mêmes par rapport à ce qu'ils ont dit précédemment ou ce qu'ils pensent. Tout ceci marque le signe d'une réflexion intense à travers la capacité de problématisation.

La conceptualisation est la démarche qui consiste à cerner la question qui est discutée par des concepts grâce aux notions qu'elle sous-entend. Il faut donc la bâtir à partir des représentations que l'on se fait d'un problème, d'une question, et qui sont discutées ensemble. Ainsi on peut interroger les présupposés, travailler sur les conséquences " pour savoir si ce qu'on dit est vrai, afin de tendre vers une conception plus rationnellement fondée ". On peut également utiliser le langage et notamment l'étymologie ou la définition donnée par le dictionnaire. On travaille à partir de la polysémie ou de l'univocité d'un terme, on essaie d'étendre l'enquête aux champs lexicaux ou sémantiques. On délimite les domaines dans lesquels la notion ou le concept s'étend (professionnel, personnel, métaphysique, moral, politique...). On tâche de distinguer ses spécificités ou " attributs ". On utilise des supports concrets comme les images, les métaphores, les proverbes, les symboles, les allégories qui permettent de percevoir le sens de la notion. Dans la discussion, cela se traduit par la présence de questions qui se rapportent à des distinctions notionnelles et conceptuelles, à des demandes d'éclaircissement, à des interrogations sur le langage, sur le domaine d'action, à des définitions partielles, à des remises en question, à une volonté de circonscrire précisément la notion travaillée. Parfois il s'avère que la notion ne peut être cernée que par plusieurs dimensions, mais qui " exigent d'être pensées ensemble pour développer la richesse de ce concept ". C'est donc tout une variété de portes d'entrée qu'il faudra tour à tour, mais pas nécessairement toujours toutes, franchir pour parvenir, en un travail commun de construction intellectuelle, à proposer un concept fondé rationnellement.

L'argumentation est le moment où dans la discussion les participants assoient leur discours en l'appuyant sur des raisons qui sont censées être des bases solides, qui permettent de poursuivre la recherche philosophique en commun. Ces raisons doivent être valides et sont passées au crible de l'assemblée des participants qui les évaluent. L'argumentation, en plus de fournir des bases à la réflexion, est aussi une évaluation de ces bases. Il existe des arguments de type différents : l'argument logique, l'argument par la cause, celui par la conséquence, celui par l'expérience, celui par analogie, celui qui fait référence à des valeurs. De plus l'argumentation ne se réduit pas à produire des arguments, ceux-ci doivent-être appuyés par des exemples qui se doivent d'être pertinents au regard de l'argumentation proposée et qui permettent de l'enrichir ou de l'éclairer. C'est pourquoi dans la discussion on pourra trouver mention d'arguments, de questions qui permettent d'exemplifier ces arguments, qui les remettent en question ou en interrogent la validité. Dans une DVDP, certains types d'arguments ne trouvent pas leur place comme l'argument ad hominem, ou l'argument d'autorité qui sont davantage utilisés dans un débat où l'on s'efforce de convaincre à tout prix, que dans une discussion philosophique en communauté où l'on travaille ensemble rationnellement sur un problème. Si l'on trouve la remise en question de ces arguments, cela signifie que l'on se situe bien dans un espace réflexif où la raison est mise en oeuvre. La présence de contre-arguments ou de contre-exemples est également significative. Ainsi, par exemple lorsque le raisonnement reste beaucoup trop inductif et que des participants tentent de le pousser vers une généralité. Les connecteurs logiques peuvent également être interrogés. Ils se doivent en effet d'être bien choisis et appropriés et selon leur appellation, logiques.

Ainsi si la plupart de ces critères sont réunis on pourra dire que l'on se trouve dans une réflexion philosophique et si les exigences intellectuelles de compréhension, de pertinence dans l'élaboration des questions, l'utilisation et la précision des notions utilisées ainsi que la qualité relationnelle des arguments ou des objections employés, on sera en mesure de dire que l'on est dans une démarche réflexive du sujet.

C) Les enjeux de la DVDP

Mais quels sont donc les buts de la DVDP ? Quels sont ses enjeux quand il s'agit de la pratiquer avec des enfants ou des adolescents ?

Il nous semble qu'il s'agit de faire réfléchir les élèves et de faire que chacun puisse progresser dans l'apprentissage de sa pensée grâce à la médiation des autres membres du groupe. Le but ultime est de faire d'un enfant, un adolescent, un citoyen réflexif qui puisse être responsable et acteur dans la démocratie, qu'il puisse " s'inscrire dans un débat démocratique sur des idées ".

M. Tozzi distingue six enjeux essentiels : un cognitif, un langagier, un psychologique, un éthique, un politique et un didactique.

1) L'enjeu cognitif

La DVDP permet de travailler sur les capacités cognitives. En effet, par les exigences intellectuelles nécessitées par la discussion philosophique, celle-ci permet à chaque enfant ou adolescent qui la pratique de développer des processus de pensée, des opérations intellectuelles, qui resteraient très certainement sous-développées sans cette pratique. Le développement de la dimension cognitive est " un point central de l'activité proposée ", parce qu'elle a une visée philosophique. Ceci implique une vigilance, une rigueur et aussi un certain entraînement. M. Tozzi est en accord avec Épicure et Montaigne lorsque ceux-ci disent qu'il faut commencer tôt, à philosopher. Il faudrait " dès le préscolaire et le primaire [...] mettre en place par un exercice régulier des exigences de rigueur intellectuelles, des habiletés à raisonner... ". Car tout ceci " garantit l'éveil et le renforcement d'une pensée réflexive sur la condition humaine ". Les questions philosophiques ne manquent pas dès l'enfance : qu'est-ce que l'amour ? Pourquoi la mort ? Qu'est-ce qu'un ami ? Il s'agit de permettre aux enfants et adolescents de pouvoir donner un sens à ce qu'ils vivent, à leur apprendre " à penser par eux-mêmes, de développer, en partant de leur questionnement sur les grandes énigmes humaines, des capacités réflexives.

2) L'enjeu langagier

La DVDP développe la maîtrise de la langue, et le travail sur la langue par le travail de la pensée.

3) L'enjeu psychologique

Des études, notamment anglosaxonnes, montre que les ateliers philo développent la construction de l'estime de soi, par l'expérience d'être considéré comme " interlocuteur valable " (J. Lévine), et l'aptitude à participer à la construction collective dans un groupe. Ils font " grandir en humanité ".

4) L'enjeu éthique

Pour M. Tozzi, cet enjeu est d'abord " de développer en classe la pratique éducative d'une éthique discussionnelle fondée sur le respect d'autrui dans sa personne à travers ses idées ". Cela signifie d'abord qu'il existe des règles pour que la discussion soit possible. " Certaines sont d'ordre technique (un seul parle à la fois pour éviter la cacophonie, [...] pour que chacun puisse s'exprimer, on n'interrompt pas celui qui parle...). D'autres sont d'ordre éthique (ex. : on ne se moque pas de celui qui parle) ". Ces dernières permettent d'expérimenter et de pratiquer le respect qui est dû à chacun en tant que personne, pour ce qu'elle est et pas seulement pour les idées qu'elle profère. Les idées peuvent être nuancées ou jugées mais selon des arguments valables, jamais selon la personnalité de celui qui les émet. On ne s'affronte ni ne combat, on s'entraide à penser mieux. " L'autre est moins un adversaire qu'un partenaire, mieux, un coopérateur [...] La DVDP est ainsi une habitude acquise du " désaccord dans la paix civile ". Au fur et à mesure des séances, ces règles éthiques ont davantage l'occasion d'être intégrées et même de devenir une façon d'être, tout comme les règles techniques pour de futures discussions qui ne seraient pas réalisées dans le même contexte, mais qui seraient de l'ordre de la " discussion publique ". On peut alors envisager que la pratique régulière de la DVDP selon une éthique discussionnelle inspirée de " l'agir communicationnel " de Habermas " prévient la violence, et accroît la tolérance, par exemple inter-ethnique. Elle est facteur de paix et de dialogue ".

Mais, pratiquer la DVDP ou plus généralement une discussion philosophique avec les enfants et adolescents, en dehors du cursus philosophique scolaire des classes de terminales, est aussi pour M. Tozzi une question de droit, le droit de philosopher qui s'inscrit dans la droite ligne des Droits de L'Homme. Cela rejoint les revendications de J. Derrida pour " un droit à la philosophie pour tous et toutes ", car en sus d'être une question de justice, la philosophie nous permet de vivre une " expérience d'autonomie irréductible ", tout en stimulant l'homme dans le développement de sa raison. J.C. Pettier revendique pour tous les enfants, y compris ceux déficients intellectuellement, un droit à la philosophie, parce que la philosophie à enseigner " est aussi une part du patrimoine de l'humanité " et que par rapport à l'élève en difficulté, " il est un être humain qui doit entrer en débat avec les êtres humains qui l'ont précédé, par le biais de réflexions sur ce qu'ils nous ont légué ". Leur refuser ce droit (au nom de quoi ?) serait les maintenir dans la stigmatisation de l'exclusion. L'ayant lui-même expérimenté durant de longues années, il constate qu'un exercice philosophique, comme le problème de la violence par exemple, est pour ces élèves " un exercice de vie, un exercice concret ". La discussion philosophique s'apparente donc à une nécessité. De plus, même si la réflexion philosophique est ardue, surtout pour ces élèves en difficulté, ils ne sont pas seuls face à un problème, il est du ressort de l'animateur de la DVDP d'aider l'émergence d'une pensée plus construite. C'est pourquoi " on doit leur proposer des activités durant lesquelles on sollicite réellement leur pensée, où on leur permet de s'exprimer parce qu'elle est essentielle pour faire progresser la réflexion commune ". La DVDP, par la présence de pairs-partenaires, avec la discussion selon une éthique discussionnelle comme principe, le choix du support adapté à l'âge (littérature de jeunesse, contes, mythes, affiches, textes...), le cadre structurant, l'accompagnement bienveillant mais vigilant et rigoureux de l'animateur permet de répondre à ce besoin de philosophie. Cela autorise chacun à tenter de trouver un sens à son existence, à répondre à des questions existentielles, à faire preuve d'autonomie dans sa pensée et à vivre des moments de liberté intellectuelle. C'est enfin aller dans le sens d'un désir de paix et de dialogue entre les cultures et les peuples ainsi que le préconise l'Unesco. Ainsi, cet enjeu est fondamental puisqu'il répond aux Droits de l'Homme, restaure une certaine justice, travaille l'autonomie de la personne et, en accordant aux enfants et adolescents la possibilité d'intégrer des règles de l'éthique discussionnelle, développe le sens de l'humanité et de l'universel chez les enfants, constitue une base du lien social, et partant politique.

5) L'enjeu politique

Au-delà du sentiment d'appartenir au groupe classe par la pratique d'une recherche collective et d'une pédagogie coopérative, la DVDP peut développer une conscience politique. L'enjeu politique, dit Tozzi, c'est de contribuer à l'éducation d'une " citoyenneté réflexive et critique dans un espace public scolaire de discussion ", sur fond d'une " laïcité de confrontation " (Ricoeur), et non d'indifférence à la différence. Elle contribue à la prévention de la violence, et promeut la démocratie.

6) L'enjeu didactique

" Du point de vue philosophique, la pratique de la réflexivité avec des enfants appelle à une redéfinition du philosopher, à une conceptualisation de ses commencements, de sa nature, de ses conditions. "

D) Déroulement d'une séance

La DVDP peut se pratiquer dans un espace circulaire, carré ou rectangulaire. Mais c'est toujours dans un espace aménagé, et dans le face à face. En effet, l'organisation matérielle de la salle est importante : elle permet, dans le contexte de la classe, de séparer le temps de la DVDP de celui du travail scolaire proprement dit, et aussi d'apporter une certaine solennité à ce moment particulier où chacun endosse un rôle : président de séance, synthétiseur, reformulateur, discutant, observateur... Celui de l'animateur est tenu par le professeur. Dans le cas de classes maternelles et primaires, il y a aussi des élèves-déménageurs qui organisent l'espace. Chacun doit être investi d'un rôle, qui le responsabilise.

Bien entendu, il faut tenir compte du public concerné. Peut-être que certains rôles ne peuvent être tenus trop tôt dans le cas des élèves de primaire ou de maternelle. M. Tozzi a longuement expérimenté la DVDP et il assure que le président de séance et le reformulateur peuvent être introduits dès la grande section de maternelle. Le synthétiseur lui est introduit à la fin du CE1 quand les enfants peuvent écrire. Les élèves observateurs sur les processus de pensée le sont à la fin du primaire en CM1-CM2.

De même le temps de la séance est adapté à l'âge des élèves. De 15 minutes de discussion en maternelle, cela peut passer à trois quart d'heure en primaire, à 1 heure en collège et lycée.

La démarche de la DVDP consiste d'abord à instaurer un espace de discussion dans lequel les élèves auront une place et un rôle à tenir. Le but est de faire expérimenter les démarches citoyennes en vigueur dans le fonctionnement des institutions et des associations. Les rôles sont définis au préalable et les participants s'installent là où l'exige leur rôle. Les élèves président de séance, reformulateur et synthétiseur, prennent place à côté de l'animateur, le président au centre, à côté de l'animateur. Les discutants prennent place autour du cercle ou du rectangle. Les observateurs se placent en retrait, en ayant soin d'avoir une vision aisée de la personne ou des personnes qu'ils ont mission d'observer, ou du rôle qu'ils doivent étudier : il n'est pas question de " critiquer " les personnes observées mais de relater, pour pouvoir s'interroger, la façon dont telle personne dans son rôle est intervenue dans la discussion.

Les différents rôles

Avant de commencer la discussion proprement dite, l'animateur s'assure que chacun a bien compris son rôle (avec son " cahier des charges ") :

Le président de séance ouvre et ferme la séance, gère le temps, donne la parole à celui qui la demande mais dans l'ordre d'inscription, tout en ayant le souci de la donner prioritairement à ceux qui ne l'ont pas encore prise ou de tendre la perche à ceux qui restent silencieux. Son rôle est également de décharger l'animateur de la gestion de la discipline au sein du groupe. Il a un rôle très actif de distributeur de la parole, mais sans s'impliquer directement sur le fond de la discussion. Il est le garant du bon fonctionnement de la discussion dans sa forme, régule la discipline et peut par exemple exclure un élève gêneur après trois avertissements.

Le reformulateur intervient sur la demande de l'animateur pour permettre la clarification d'une idée. Il redit, si possible avec ses propres mots, ce qui a été dit par un autre. Il ne participe pas à la discussion, pris par sa fonction qui l'oblige à être particulièrement attentif à ce qui est dit, le comprendre et le redire fidèlement.

Le synthétiseur intervient sur la demande du président à la fin de la discussion pour indiquer au groupe l'itinéraire de la discussion, faire état des principales idées qui ont été apportées et défendues. Il permet aussi éventuellement de faire un point ponctuel de l'état de la discussion, là où le groupe en est dans la discussion. Il ne participe pas à la discussion, car il doit être extrêmement attentif aux différentes idées qui sont débattues et les noter pour en faire une synthèse.

Les discutants interviennent quand le président de séance leur donne la parole. Ils tentent de participer activement à la discussion en apportant des idées et des arguments. Ils expriment leur point de vue en tâchant de le justifier. Ils essaient de relever des points de désaccord entre eux et leurs camarades, de s'opposer à eux s'ils ne sont pas d'accord, de les nuancer ou de changer d'avis en fonction de ce qui est dit. Ils tâchent de faire avancer la discussion le mieux possible en proposant des exemples, des contre-exemples, des arguments, en posant des questions...

Les observateurs (dont les objets d'observation sont répartis entre élèves) ont pour mission d'observer comment la personne mène à bien sa mission et quelles sont ses difficultés. Ils peuvent observer également la façon dont la parole circule dans le groupe, si des personnes parlent beaucoup (combien de fois) ou peu, ou pas. Ils peuvent également repérer les processus de pensée à l'oeuvre. Ils essaient de repérer si des élèves posent des questions qui peuvent faire avancer la discussion, donnent des exemples, font des distinctions, apportent des nuances... Chaque observateur peut être aidé par une grille d'observation.

L'animateur a un rôle essentiel mais délicat, tel un funambule, il évolue et garde présent à l'esprit deux objectifs : le souci d'animer une discussion à visée philosophique et dans un cadre démocratique. Ce qui implique qu'il travaille à instaurer un espace et un moment de véritable échange démocratique entre les pairs que sont les élèves tout en étant " philosophiquement exigeant sur les processus de pensée à l'oeuvre dans les interactions ". En fait, " il maintient une tension difficile entre démocratie et philosophie ". Il a pour mission de garantir la philosophicité de la discussion, que chacun puisse apprendre à philosopher, c'est à dire " tenter d'articuler, sur des questions et des notions fondamentales pour la condition humaine, dans un rapport habité au sens et à la vérité, des processus de problématisation de questions et notions, de conceptualisation et de distinctions conceptuelles de notions, d'argumentation de thèses et d'objections". C'est une posture active. Il n'est pas silencieux, comme dans d'autres méthodes (Agsas), mais n'a pas non plus le rôle du questionneur- inquisiteur (méthode socratique d'O. Brenifier). Pour autant, il ne laisse pas le groupe partir dans une discussion s'éloignant du sujet et perdant éventuellement tout caractère philosophique. Au contraire, par ses interventions sous forme de questions, il permet de relancer la discussion, de cadrer voire recadrer les propos sur le problème soulevé. Il saisit ce que M. Tozzi appelle le " kairos ", le moment propice (ex. : émission d'une idée particulièrement importante pour la discussion), pour approfondir, éclaircir, aller plus loin. Il interpelle le groupe pour relancer la recherche. Il incite à analyser les arguments, à approfondir la réflexion. Il " veille à ce que les élèves cherchent à interroger leurs positions, définissent les notions, fassent des distinctions conceptuelles, fondent rationnellement leur thèse, s'adressent des objections pertinentes et constructives sans dérive socio-affective ". Il leur permet de travailler sur les trois compétences fondamentales qui fondent le " philosopher " : conceptualiser, problématiser, argumenter. C'est lui qui animera également le moment de méta-analyse après la discussion. Cela demande de la finesse, du travail, de la maîtrise et des connaissances. Dans la DVDP, l'animateur ne donne jamais son propre point de vue. Ceci afin que les élèves puissent penser et échanger entre eux. En effet, M. Tozzi partage l'idée de J. Rancière dans Le Maître Ignorant, selon laquelle lorsque le maître désire mettre des élèves en recherche, il doit se faire ignorant et créer un vide afin de susciter chez eux l'envie et la motivation de combler ce vide. Avec cette position, l'élève ne peut " faire alliance (...) [avec l'animateur] et on ne peut pas le combattre non plus. C'est à dire qu'on n'est pas dans le désir de la bonne réponse du maître, ni dans celui de s'y confronter, dans le cas d'un adolescent qui cherche à s'affirmer.

Á tour de rôle, les élèves de la classe expérimentent le statut spécifique des différents rôles à tenir qui demandent le développement de compétences précises. Ainsi, M. Tozzi distingue-t-il celle spécifique au président de séance : il " apprend la capacité sociale à donner démocratiquement la parole dans un groupe ". On pourrait aussi ajouter celle de savoir tenir son rôle de façon juste sans dépasser le cadre de sa fonction. Le reformulateur développe la capacité à " pénétrer dans la vision du monde d'autrui par une étude cognitive fine " et celle de redire fidèlement une pensée qui peut lui être étrangère et qui demande une clarification pour les autres. Cela demande un effort constant de concentration et de compréhension. Le synthétiseur, lui, apprend à " être la mémoire collective d'un groupe ", ce qui implique d'être capable de saisir rapidement la teneur du propos, l'évolution de la discussion, de retranscrire en abrégé ou sous forme de schémas les discours des autres. Le discutant développe la capacité d'intervenir publiquement, celle d'" élaborer sa pensée dans la confrontation à l'urgence d'une altérité plurielle et (plus difficile) de contribuer à l'avancée collective d'un débat ". L'observateur apprend " à se distancier de son implication dans un groupe pour observer son fonctionnement ou ses processus de pensée. Il doit aussi apprendre à différencier les personnes des rôles. Ainsi des capacités spécifiques sont-elles repérables pour chaque rôle. Cependant on peut dire que d'une manière générale, il faudra que tous soient capables de maîtriser leurs émotions au cours de la discussion, oser intervenir, approfondir leurs idées, expliquer leurs arguments, donner des exemples, les reformuler à la demande, justifier clairement, s'exprimer de façon claire et compréhensible... Il est donc impératif que ces rôles soient endossés successivement par les élèves afin que chacun d'entre eux " élargisse sa palette de compétences ". Des fiches permettent à chacun d'être aidé et de se positionner par rapport à son rôle à tenir par rapport au " cahier des charges ". Elles peuvent également aider l'élève dans sa méta-analyse qui viendra après la discussion.

Le processus est strict : le président gère le temps de la discussion, donne la parole, les discutants la demandent mais ne la prennent pas spontanément, chacun écoute ce que les autres disent, la moquerie est prohibée, le droit de se taire est respecté. L'animateur questionne, saisit une idée ou un argument, interpelle son initiateur pour l'inciter à approfondir. Ce dispositif permet à la fois de rester dans le sujet, d'instaurer une dynamique de groupe et d'éviter que " le conflit socio-cognitif [ne dégénère] en conflit socio-affectif où ça dispute mais ne discute point ".

Le support de la réflexion peut être une question, la lecture d'un texte, philosophique ou non, d'un ouvrage de littérature de jeunesse, celle d'un mythe, l'observation d'une peinture, d'une affiche... Le problème posé est en rapport avec les préoccupations des élèves, car il est aisé de comprendre qu'ils s'investissent davantage dans une réflexion quand le sujet répond à leurs interrogations. La discussion se déroule alors entre les élèves dont c'est le rôle, aidés par l'animateur et par les interventions du reformulateur et du synthétiseur.

Avant la fin de la séance, et après la discussion, un temps est consacré à une période de méta-analyse avec le retour des observateurs. Après l'autoanalyse des principaux acteurs, ceux-ci font état de leurs observations et chacun entend alors, quand cela a été le cas, les remarques faites sur sa manière d'intervenir dans la discussion. Chacun peut alors analyser pour lui-même le décalage entre ce qu'il perçoit de ses interventions et ce qui est observé. Comme chaque élève est amené à changer de rôle au fur et à mesure des séances, cette période de méta-analyse a un intérêt certain et des conseils sont proposés après l'analyse. Dans ce temps de partage, on examine ensemble comment la parole a circulé. Puis chaque élève peut intervenir s'il le souhaite sur le problème qui a été soulevé et sur la discussion qui s'est déroulée. Est-ce que cette discussion m'a permis de comprendre davantage les enjeux de ce problème ? Ai-je davantage d'arguments en faveur d'une position ? Ai-je changé d'avis ? Pourquoi ? Qu'est-ce qui m'a éclairé ? On étudie également l'aspect philosophique de la discussion : a-t-il été présent ? Seulement à certains moments ? Lesquels ? Absent ? Pourquoi ?

La DVDP est une activité essentiellement orale. Cependant rien n'interdit d'y adjoindre l'écrit " pour cumuler les avantages de ces deux codes du langage nécessaires pour penser ". M. Tozzi suggère quelques pistes pour les classes, à adapter bien sûr en fonction de l'âge des élèves : rédiger un court texte avant la discussion et un autre après pour pouvoir comparer ce qui a changé ; faire une pause écriture pendant la discussion ; faire un résumé, afficher dans la classe quelques phrases fortes ou conclusives. Il est possible aussi avec des classes de collégiens ou de lycéens de leur proposer le texte d'un philosophe qui a réfléchi au problème discuté...

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