Il y a bien quelque chose à explorer, qui soit sérieux autant que joyeux, et qui se niche quelque part entre les vérités littérales et l'arbitraire des opinions. C'est à cet endroit, précis, que nos ateliers de DVDP souhaitent mener les enfants de CM2, 6e et 5e.
I) La genèse des ateliers
Tout a commencé par une commande de "café-philo pour enfants" qui m'a été faite par Frantz Delplanque, Directeur du Théâtre Jean Vilar à Montpellier. Mon objectif était double, mêler la philosophie et la dramaturgie autour d'un projet commun. La philosophie offre, en effet, les outils nécessaires au développement du sens critique, tandis que la narration développe la capacité d'identification distanciée et, ce faisant, développe la force de l'empathie, distincte de la compassion. La fiction narrative a le mérite, de plus, d'entraîner son auteur autant que son récepteur à la multiplication des points de vue, dont le passage de l'un à l'autre devient de plus en plus dextre au fur et à mesure du contact avec les oeuvres. Ces divers points de vue sont horizontaux (d'un personnage à l'autre), autant que verticaux (du monde des personnages à celui du récepteur en passant par celui du narrateur). Il n'en fallait pas moins, comme conviction, pour se lancer dans l'écriture de trois contes philosophiques. L'écriture s'est faite conjointement à l'animation des ateliers et est nourrie des échanges qui ont eu lieu avec les enfants. Chaque narration a été ponctuée par des visuels présentés sur PowerPoint qui rendait compte des questions philosophiques soulevées par l'histoire. Passer de la narration aux visuels permet de clarifier la pensée, en lui donnant plusieurs formes, et de remobiliser l'attention par le fait même du changement de médium.
II) La rigueur philosophique
Le socle le plus solide de ces ateliers réside dans la rigueur philosophique. Cette rigueur n'est pas autoritaire, mais garante, au contraire, de la liberté de chacun. Non, toutes les opinions ne se valent pas. Non, le relativisme absolu qui consiste à affirmer "à chacun sa vérité" n'est pas gage de tolérance mais de tyrannie. Non, la philosophie ne consiste pas à ce que "chacun dit ce qu'il veut et tout le monde a raison". Ce relativisme, dangereux, les enfants l'ont bien compris. Forts de cette affirmation, ils nous mettent en demeure d'être cohérent ou de nous contredire. Que dire, alors, à l'enfant qui, intelligent dans son arrogance, nous défie par un "les filles c'est plus nul que les garçons" ou autre phrase du genre ? Que doit-on lui répondre ? Que "c'est de la philosophie parce que tu as dit ce que tu voulais et que tout le monde a raison ?". Bien sûr que non ! Avec un peu de maïeutique, avec un peu d'analogie vers d'autres situations qui garderaient la même structure discriminatoire, l'enfant se rend vite compte que cette phrase vole en éclat, qu'elle est une opinion qui ne se fonde sur rien de ce qu'il défend par ailleurs, souhaite dans sa vie et accrédite, en son for intérieur. De lui-même, l'enfant abandonne l'opinion et désire la pensée. L'enfant désire la rigueur philosophique, car elle lui offre un sol solide pour construire sa vie, une sécurité intellectuelle et affective, le sentiment de ne pas être abandonné dans le flou des énoncés désordonnés qu'il rencontre dans son quotidien. Mais la rigueur n'est pas l'autoritarisme. Il ne s'agit pas de dicter à l'enfant ce qu'il doit penser, mais de l'accompagner dans l'exercice même de construction de sa pensée. Le chemin compte plus que la conclusion, à l'issue de ces ateliers, et la démonstration d'une pensée joyeuse compte plus que les informations qu'il aura ou non retenues. Ces ateliers de DVDP (discussions à visées démocratique et philosophique) ne se confondent en rien avec un "cours de morale". Il ne s'agit pas, pour nous, de venir convaincre les enfants des bienfaits de la tolérance, de la valeur de la différence, et de leur ânonner qu'il faut être gentil. Nous leur faisons confiance pour cela, car nous partons du principe que c'est la lame de fond de chaque individu. Il s'agit plutôt de leur donner la force nécessaire à cette affirmation de bienveillance, de se sentir fort à répondre à l'endroit du doute, de la tolérance, de l'émotion.
III) La pensée versus l'opinion
Il est courant d'entendre que le pire ennemi de la pensée, c'est l'opinion. La première construit et avance, la seconde ressasse et fait du surplace. L'opinion ne cohabite pas avec la pensée, elle la met en danger. L'opinion est un corrosif puissant qui détruit, en quelques secondes, l'intégrité et la valeur d'une pensée construite dans la durée. Si l'opinion est sans appel, glaciale et tranchante, la pensée, elle, est chaude, précieuse, engagée, en perpétuel mouvement. On doit la choyer avec attention, précision, délicatesse, joie et distance. Il faut pouvoir l'offrir sans l'imposer, la remettre en question sans détruire son moteur, la laisser changer sans croire que l'on se trahit. La pensée demande un effort, du temps et se distingue clairement de la facilité et de la courte vue de l'opinion. Malgré leur différence, la pensée et l'opinion manifestent un même besoin de repère. Dans la pensée comme dans l'opinion on peut trouver, lové dans leur racine, le besoin tout humain de comprendre le monde, de lui donner forme et sens. Malgré cette origine commune, la souplesse de la pensée s'écrase souvent contre la rigidité de l'opinion. Il convient, dès lors, de refuser une opinion, mais il convient également de comprendre qu'elle exprime un besoin de repère. Refuser une opinion, ce n'est pas refuser la personne qui la prononce. Refuser une opinion consiste plutôt à attendre de l'autre qu'il soit à la hauteur de l'intelligence qu'on lui reconnait. Refuser une opinion, c'est tout de même l'entendre pour comprendre d'où elle vient afin de remonter à l'endroit où la pensée s'est perdue en chemin. Condamner une opinion dangereuse, dès lors, ne condamne pas la personne, bien au contraire. Condamner une opinion dangereuse, c'est aider celui qui la produit à se libérer de la tyrannie de l'habitude des phrases toutes faites, c'est apaiser la colère et la blessure qui, souvent, président à la naissance de ces phrases. L'enfant qui ne veut pas contredire ses parents peut prendre de la distance avec leurs opinions sans les renier comme parents, dans leur éducation ou leur amour. L'enfant qui ne veut pas perdre un ami n'est pas obligé de consentir à toutes les opinions qu'il prononce et d'adopter le même discours. L'enfant qui prononce des opinions ne doit évidemment pas culpabiliser mais sortir de cette prison. Bien sûr, avant de savoir, on doute, et cela peut effrayer. Mais le "je ne sais pas" de la pensée sera toujours un paysage plus vaste, et plus beau, que la caverne obscure de l'opinion pétrie de certitude.
La philosophie, lors de ces ateliers, est moins un savoir qu'il convient de dispenser qu'une méthode qui permet de "muscler" la pensée, la garder en éveil, en mouvement, en acte.
IV) Un ouvrage
Ces ateliers on fait l'objet d'un ouvrage intitulé Devenir Philosophe, paru en 2019 aux éditions Chronique Sociale. L'ouvrage présente les contes et flèche les débats possibles à mener avec les enfants. Il présente également la méthode philosophique, ses vertus méthodologiques, sa nécessaire rigueur comme condition d'une pensée libre et joyeuse, et sa valeur tant intellectuelle que citoyenne. Préfacé par Frantz Delplanque et postfacé par Sylvain Connac, l'ouvrage laisse également la parole à Joris Rodriguez, jeune animateur qui a vécu l'expérience des ateliers à partir de Devenir Philosophe. Joris Rodriguez témoigne de la façon dont il s'est approprié les contes, de l'organisation qu'il a mis en place dans ses ateliers, de ce qu'il a constaté, suivi, amélioré, etc. Ces contes-outils ont en effet vocation à servir de base aux discussions et n'ont en aucun cas été conçus pour être restitués dans leur intégrité. Il est d'ailleurs conseillé de les raconter et non de les lire.
Ces ateliers sont nés dans les quartiers nord de Montpellier (Mosson - Paillade) dans les écoles Heidelberg et Roosevelt. Les débats fléchés sont le résultat de l'expérience de trois animateurs : mon expérience lors de l'animation conjointe à l'écriture des contes, l'expérience de Joris Rodriguez et celle de Valentine Bourdin. Ainsi, le cours des contes et les débats fléchés sont le résultat de cette relation avec les élèves d'une part, et de la relation que les animateurs ont eu avec le matériau (contes, proposition de débats, méthode et ressources philosophiques) qui ont été mis à leur disposition d'autre part. L'ouvrage s'est donc construit en tentant de suivre au mieux ce double besoin, celui de l'enfant et celui de l'animateur ou animatrice qui souhaiterait s'emparer du projet.
L'ouvrage indique un lien vers les visuels PowerPoints qui ont servi de support pour les ateliers. Ces fichiers sont une proposition et, à ce titre, modifiables à souhait selon la pertinence que l'animateur ou l'animatrice leur prêtera dans le cadre des ateliers qu'il ou elle mettra en place.
Bien sûr, il n'est pas obligatoire de traiter des trois contes, les ateliers peuvent ne porter que sur la première séance ou sur l'un des trois contes.
V) La première séance
La première séance est dédiée à la rencontre. Nous présentons le café-philo et les personnages que nous y croiserons au fil des séances :
- Marius, Fatiha et Grand Jo nous parleront de la différence entre justice et vengeance ;
- l'apprenti philosophe en esthétique nous parlera d'art et de la différence entre le beau et l'agréable ;
- Martin s'interrogera sur la vie et la mort. Nous introduisons ainsi ce qu'est un thème philosophique.
Car oui, on peut faire "philosophie de tous bois" ! Laissant cette galerie de personnages en suspens, nous nous proposons de définir la philosophie et remontons, pour cela, à nos ancêtres grecs. Nous présentons différentes figures de philosophes qui ont construit l'histoire de la philosophie. Chaque philosophe est présenté selon une anecdote qui le rend accessible. Le but étant de rendre ludique la philosophie et de désacraliser la figure du philosophe. Il est important de proposer un portrait visuel de chacun d'eux. Nous concluons cette présentation par les vertus de la philosophie comme quête du bonheur, conformément à la conviction d'Aristote. Nous proposons alors le premier débat sur le thème du bonheur. La méthode philosophique et ses exigences sont exemplifiées par la rigueur de l'animateur qui organise la discussion, en restant au service de l'écoute de chacun d'une part, et de la pensée collective d'autre part.
À la suite du débat sur le bonheur, l'enfant est capable de comprendre que la philosophie a une histoire et une méthode. Il est également capable de comprendre que l'outil philosophique se justifie par l'épaisseur qu'elle rend aux mots et par le regard nouveau qu'elle nous offre sur ce qui nous semblait aller de soi. Il convient de rappeler que la parole n'est pas un acte facile, qu'elle nous demande du temps et de l'attention. Mais lorsqu'on a une pensée claire, et qu'on la partage, on se sent déjà mieux. Ainsi, à la suite du débat sur le bonheur et puisque la philosophie nous aide à clarifier nos pensées et notre représentation du monde, nous pouvons affirmer qu'elle participe pleinement à la voie de notre bonheur.
VI) Le premier conte
Ce conte a particulièrement intéressé les élèves de CM2, quelques peu impressionnés par leur future entrée au collège. L'histoire met en scène trois personnages : Fatiha, Marius et Grand Jo. C'est Marius qui en est le narrateur, pour un récit à la première personne. Marius rentre au collège. Comme c'est son premier jour, il s'est fait particulièrement beau. Dans ce collège, Grand Jo est en troisième et il a la fâcheuse réputation de terrifier les plus petits. L'habit fait-il le moine ? Peut-on être une terreur dans les couloirs du collège et un garçon "sans histoire, serviable et très poli" dans la cage d'escalier de son immeuble ? L'identité est-elle figée ? Que ressent Marius ? Confond-il la vengeance et la justice ? Comment agir ? Se faire justice soi-même, est-ce se venger ? Sont autant de questions qui pourront être abordées à l'occasion de ce premier conte.
L'histoire est chapitrée en cinq journées, abordant respectivement :
- la situation initiale et l'exposition du noeud ;
- la naissance de la conscience philosophique ;
- apprendre à penser ;
- la mise en place de l'action philosophique ;
- l'évaluation, a posteriori, de l'acquisition de la pensée philosophique et ses bienfaits.
Dans sa soif de comprendre et de justice (ce qui, finalement, n'est pas très éloigné), Marius sera guidé par son amie Fatiha auprès de qui il pourra se confier, qui saura adopter la posture juste qui consiste à accompagner son ami sans lui dérober sa douleur, et qui saura se montrer d'une aide précieuse grâce à ses conseils.
Notions abordées dans le conte
Le conte propose de distinguer la justice de la vengeance, selon plusieurs critères :
- l'évaluation de l'acte (pour être juste, il faut condamner l'acte et non la personne) ;
- être juste, c'est refuser d'être "bourreau" ou "victime" ;
- être juste, ce n'est pas faire à l'autre ce qu'il m'a fait ;
- être juste, c'est penser à moi et aux autres (et pas seulement à moi ou seulement aux autres) ;
- l'action bonne génère du bien (ou, du moins, ne provoque aucun mal). Si mon action provoque du mal, sans que je le sache ou puisse le savoir, alors, je ne suis pas coupable mais je dois tout de même être responsable.
- le conte aborde également la question de l'identité et propose une réflexion sur l'inné (je suis né avec ce caractère), l'acquis (j'ai appris ce caractère), et l'interlocution (mon caractère change selon les personnes, les situations ou les lieux).
VII) Le deuxième conte
Ce conte consiste en la visite d'un musée à l'intérieur duquel les oeuvres se présentent elles-mêmes. Il se bâtit autant sur la philosophie esthétique d'Emmanuel Kant que sur une interrogation face aux oeuvres de la contemporanéité sur lesquelles nous nous sommes particulièrement attardés. Il invite les enfants à réagir sensiblement pour guider leur réflexion. Chaque réaction (le rire devant l'oeuvre de Marcel Duchamp, le dégoût ou l'admiration devant Alba, etc.) est interrogée comme relevant d'un sentiment esthétique qu'il convient de comprendre, et dont l'origine réside dans la confrontation de soi (comme sujet) avec l'oeuvre. Ce conte est donc bien plus interactif que le précédent. Il est même possible de ne pas lire l'ensemble des discours prononcés par les oeuvres et d'entrer directement en débat, pourvu que celui-ci se solde par la distinction entre philosophie de l'art et histoire de l'art. Le défi, et la valeur de l'exercice, réside, pour l'enfant, à mettre de la distance entre les émotions ressenties face aux oeuvres et la réflexion à mener pour les comprendre (les oeuvres autant que les émotions) dans un dialogue qui vise à produire un discours qui échappe au simple jugement de goût. Chaque oeuvre présentée fera l'objet d'une description pendant laquelle nous nous amuserons à distinguer les énoncés descriptifs des énoncés évaluatifs. Nous verrons cependant que, parfois, c'est par le jugement esthétique que nous arrivons à remonter à la description de l'oeuvre ("Pourquoi c'est beau ou moche ?", "Qu'est-ce qui te plaît, ou ne te plaît pas dans l'oeuvre ?") car les goûts et les couleurs, heureusement, ça se discute.
Les notions abordées dans le conte :
- la distinction entre le beau et l'agréable ;
- la Beauté est un sentiment qui appartient au Sujet, et non une propriété de l'Objet ;
- la différence entre une Philosophie de l'Art et une Histoire de l'Art ;
- le beau naturel et le beau artificiel ;
- on ne peut pas définir l'art par le beau.
Qu'est-ce que je dis vraiment quand je dis "c'est beau" ? A priori, pas grand-chose sur l'objet, mais beaucoup sur l'effet qu'il produit en moi. Or, quand je dis "c'est beau", je fais comme si je décrivais l'objet (ce que je ne fais pas lorsque je dis que "c'est agréable", ou que "c'est bon" où j'assume "mon" plaisir). Être face à la beauté, c'est être face à quelque chose que l'on ne peut pas posséder (abstraction faite du marché de l'art) mais face à laquelle on se sent exister, d'une certaine manière (face à un paysage, à une scène, un morceau de musique). On fait donc l'expérience de la beauté et on décrit ce que l'on juge beau à partir de cette expérience. Après avoir distingué le beau de l'agréable, le conte se concentre sur l'art. Il présente des oeuvres diverses et variées, allant de l'Antiquité à l'art biotech. Il s'agit de comprendre que l'art est une fonction (La pissotière de Marcel Duchamp, dans Fontaine, devient oeuvre dès qu'elle est signée et exposée). L'art est affaire de regard, il se concentre sur l'expérience (sur ce que cela fait, et non sur le fait de plaire). C'est cet effet qui est vecteur de sens et qui attire notre regard, notre attention, et notre intelligence. Nous n'oublierons pas la parenté entre le sens (sensoriel), et le sens (signification). Les oeuvres parlent d'elles-mêmes, elles ne sont pas analysées : ce sont les réactions qu'elles génèrent en nous qui le sont.
VIII) Le troisième conte
Ce conte est né de la demande des enfants qui souhaitaient, à l'unanimité, aborder la question du temps, de la vie et de la mort. Il est donc très ambitieux et mérite, de la part de l'animateur, plus d'attention à l'effort de synthèse régulière que les précédents contes, afin que les enfants puissent intégrer des notions délicates, certes, mais faciles à comprendre.
Ce conte met en scène plusieurs personnages, dont certains sont issus de l'histoire de la philosophie :
- l'épicier Martin, dont le prénom fait référence à Martin Heidegger, est au centre du conte. Il se pose des questions existentielles : il veut comprendre ce qu'est la vie, ce qu'est la mort, et la peur qu'elle génère en lui ;
- Jacques fait référence à Jacques Monod. Néanmoins, il fera également référence à Henri Atlan. Il est porteur de la parole biologique et définit le Vivant. Il rend compte, également d'une philosophie du vivant en présentant les conceptions d'Ari (Aristote) et de Lulu (Lucrèce). Il permet ainsi d'introduire la question de la Vie ;
- Épicure, le marchand de chaussures, explique pourquoi il ne sert à rien de craindre la mort ;
- Rachid, enfin, est le seul personnage qui ne fait pas référence à un philosophe. Il est l'oncle de Fatiha, personnage du premier conte, et joue sensiblement le même rôle qu'elle : celui de donner une parole concrète, engagée (Martin dit de lui qu'il est "sanguin"), qui repose sur des questions philosophiques déjà présentées. Il interrogera le versant moral de la conception dualiste de l'individu et, par le biais d'un conte de son cru, reprendra le discours d'Épicure sur l'angoisse de la mort. Il sera très clair à expliquer, également, que la vision que l'on se fait de la mort n'est rien d'autre qu'un discours que l'on produit sur la valeur que l'on accorde à la vie.
Le conte se structure selon les notions Vivant, Vie, Mort. Ainsi :
- le premier chapitre se propose de distinguer la matière vivante de l'organisme, et d'introduire l'impossibilité, pour la science biologique, de définir ce qu'est la Vie ;
- le second chapitre se propose de balayer les grandes théories visant à définir la Vie et de comprendre les enjeux philosophiques qui se cachent derrière chacune de ces conceptions. Il avance donc vers la question de l'existence ;
- le troisième chapitre aborde la question du temps et la conscience de la mort. Il insiste sur l'universalité de la question autant que sur notre méconnaissance sur ce sujet. Il distingue alors le Croire du Savoir ;
- enfin, le dernier chapitre propose une réflexion sur la liberté existentielle et traite de la question "Faut-il craindre la mort ?".
Les notions abordées dans le conte
Il est important, lors du premier chapitre, de distinguer la matière vivante (qui contient de l'ADN), l'organisme vivant (complexe), et la vie (comme expérience). Seul le vivant (matière et organisme), peut faire l'objet d'un discours scientifique. On pourrait dire que la Vie est l'expérience que fait l'être vivant d'être un être vivant et la valeur qu'il donne à cette expérience.
Lors du deuxième chapitre, il sera important de distinguer les questions "comment" (apanage de la science), "pourquoi" (la cause) et "pour quoi" (le but). Car dans la philosophie du vivant, c'est bien là que réside tout l'enjeu. Croire qu'il y a une cause à la vie, et un but qu'il lui est associé, c'est adopter une pensée théologique et considérer, derrière le caractère éventuellement sacré de la vie, que l'identité humaine (et de la nature en général) s'apparente à celles des objets techniques (sur le modèle du stylo qu'on construit pour pouvoir écrire ou de la chaise qu'on construit pour pouvoir s'assoir). On peut considérer, a contrario, que la vie est un fait qui n'a ni cause ni but, et que nous les trouvons ensuite, que nous donnons sens à notre existence, que nous nous fixons des buts : c'est ce que l'on appelle la liberté.
Lors des troisième et quatrième chapitres, il sera question de la mort et de la conscience que nous avons de notre finitude. Si elle reste un grand mystère, la mort fait couler beaucoup d'encre. Bien que les discours sur la mort relèvent de la spéculation, ils nous révèlent, surtout, une conception de la vie. Il sera important d'être attentif à ce point. Il sera important, également, de distinguer la croyance du savoir (cette distinction est introduite dès le deuxième chapitre). Cette distinction, au sens philosophique du terme, permet de parler librement de la croyance sans y mêler la religion. Philosophiquement, la croyance est une certitude sans preuve. Lorsque que je crois, je n'ai aucune preuve formelle, et pourtant mon esprit adhère au discours. La croyance, c'est cette adhésion de mon esprit. Savoir, c'est pouvoir établir des preuves vérifiables par tous. Quand je sais quelque chose, mon esprit adhère à ce savoir, on peut donc dire que lorsque je sais, je crois également. En revanche, l'inverse n'est pas vrai, lorsque je crois, je ne sais pas, même si je crois savoir, tant j'y crois dur comme fer...
IX) L'émerveillement philosophique
A partir de ces trois contes, les ateliers de DVDP ont pour but de faire réfléchir au fossé qui peut parfois exister entre l'opinion fondée sur des certitudes et la pensée construite à partir de l'émerveillement car, comme Bertrand Russell l'affirmait : "c'est dans son incertitude que réside largement la valeur de la philosophie. Celui qui ne s'y est pas frotté traverse l'existence comme un prisonnier : prisonnier des préjugés du sens commun, des croyances de son pays ou de son temps, de convictions qui ont grandi en lui sans la coopération ni le consentement de la raison. Tout dans le monde lui parait aller de soi, tant les choses sont pour lui comme ceci et pas autrement, tant son horizon est limité, les objets ordinaires ne le questionnent pas, les possibilités peu familières sont refusées avec mépris. Mais (...), à peine commençons-nous à philosopher que même les choses de tous les jours nous mettent sur la piste de problèmes qui restent finalement sans réponses. Sans doute la philosophie ne nous apprend pas de façon certaine la vraie solution aux doutes qu'elle fait surgir : mais elle suggère des possibilités nouvelles, elle élargit le champ de la pensée en la libérant de la tyrannie de l'habitude. Elle amoindrit notre impression de savoir ce que sont les choses, mais elle augmente notre connaissance de ce qu'elles pourraient être, elle détruit le dogmatisme arrogant de ceux qui n'ont jamais traversé le doute libérateur, et elle maintient vivante notre faculté d'émerveillement en nous montrant les choses familières sous un jour inattendu"1.
Ce n'est pas tant dans la grandeur des thèmes abordés que dans la grandeur de la pensée, capable de faire philosophie de n'importe quel bois, que naît l'émerveillement. Le "je sais" est toujours moins tangible, esthétiquement, que le "ahaa, je viens de comprendre !". Ce moment de grâce que chaque personne ayant travaillé auprès des enfants connaît bien (on pourrait presque dire que ce moment est l'adrénaline de nos métiers), s'apparente à un sentiment esthétique précis, celui que Gian-Carlo Rota2 explore à propos de la pratique scientifique. Si un sentiment esthétique naît dans la pratique scientifique, c'est du fait du temps que l'esprit accorde à se "dépêtrer" des difficultés qu'il rencontre face à la modélisation de son objet d'investigation. Puis vient le moment où "tout s'éclaire". Ce "Eurêka" qui accompagne la compréhension et sa formulation. Or, ce "Eurêka" n'est pas un éclair de génie, une illumination, mais bien le résultat d'un temps de travail plutôt long, celui passé à construire une formule, un discours ou un modèle à même de représenter le monde sans en réduire sa complexité. En insistant sur la rigueur philosophique, nous garantissons plus facilement la possibilité d'offrir, à chaque enfant, ce moment de grâce intellectuelle, ce si précieux "ahaa" sans lequel la vie ne serait qu'ennui...
X) S'ouvrir aux champs des possibles
Le premier conte fait aujourd'hui l'objet d'une adaptation en pièce de théâtre dans le cadre d'un projet de territoire intitulé "Cartographie d'un conte, Un territoire pour un thème", soutenu par la DRAC Occitanie et le Théâtre Jean Vilar - Montpellier. Cette progression nous semble tout à fait logique. En effet, ces ateliers de DVDP ont, dès leur création, investi la parole et la pensée des enfants, certes, mais également leur engagement physique dans l'exercice de la pensée. À ce titre, et parce que nous sommes convaincus, comme Aristote, que le corps en mouvement pense mieux, nous laissons à l'enfant, lors des DVDP, le soin de se lever lorsqu'il parle, voire de mimer/jouer le personnage pour exprimer, au mieux, ce qu'il souhaite dire de lui. C'est l'animateur qui, offrant aux enfants le mot qui manque parfois, l'aide à conceptualiser et à construire sa pensée. Ainsi, la rigueur philosophique dont nous parlons n'est en rien un carcan. Lors des ateliers de DVDP, nous n'utilisons pas le bâton de parole et laissons à chacun le soin d'être plus ou moins "acteur", plus ou moins "auteur", plus ou moins "metteur en scène" ou plus ou moins "spectateur" de ce qui se joue dans les séances. L'expérience nous a montré que tout le monde participe de bon coeur lorsqu'il est libre et responsable de sa modalité d'intervention au projet. Il est notable de constater, en effet, que certains enfants restent silencieux pendant longtemps, attentifs à l'ensemble du débat tel qu'il se mène, assez lucides quant à celui qui parle trop et à celui qui ne parle pas assez et dont il ou elle fait partie. Mais nous avons fait le constat que le corps est actif dans l'écoute, même si sa gestuelle se fait discrète, et que la parole finit toujours par jaillir, dans la joie du moment qu'elle aura choisi pour sa naissance. Lors des contes, certains enfants ont eu besoin de visualiser la scène qui leur était narrée dans son ensemble, d'autre ont eu besoin de s'identifier à un des personnages, d'autres, enfin avaient besoin de remettre en cause la narration et de modifier le cours de l'histoire. Les émerveillés silencieux, par la tension de leur regard, jouaient le rôle de spectateur : redoutable et merveilleux miroir de celui qui propose. Chaque enfant a ainsi pu découvrir sa place, et la modalité d'expression de son intelligence. Chacun, ainsi, avait une place spécifique au sein du groupe. Chaque enfant, enfin, a fini par prendre la parole, à échanger, dans la bienveillance et l'attention de tous pour chacun, ce qui veut dire que, dans un mouvement corollaire, chaque enfant, même le plus bavard, a fini par se taire pour laisser de la place à la parole de l'autre, et qu'il a su faire preuve d'une écoute sincère et d'une curiosité à l'autre, capable alors de mettre du baume aux coeurs les plus endurcis et défaitistes quant à la génération que l'on appelle parfois Z.
Ainsi, nous avons plaisir à croire que ces ateliers ont permis aux enfants de prendre confiance en eux, en leur pensée et en leur capacité à raisonner. Ces ateliers leur ont offert la possibilité de comprendre que la méthode philosophique n'est pas une contrainte ennuyeuse, mais la condition joyeuse de la liberté, car la pensée bien construite est une force qui n'empêche ni le plaisir, ni l'humour, ni l'action. S'ils devaient n'en retenir qu'une chose, ce serait bien celle-là : le souvenir d'un plaisir éprouvé grâce à l'exercice d'une pensée active et collective.
Annexe : Paroles d'enfants récoltées à l'issue des ateliers menés au théâtre Jean Vilar, Montpellier - Classes de CM2, Ecoles Heidelberg et Roosevelt
"Quand je m'endors, parfois, j'ai des questions philosophiques du genre "C'est quoi la vie ?" Maintenant je sais que c'est normal de se poser ces questions."
(Mokhtar, 10 ans)"C'est bien de venir discuter ici, car on peut poser plein de questions et on ne va pas se moquer... C'est un peu comme si toutes les questions étaient de bonnes questions." (Safia, 10 ans)
"Il faut faire quoi comme étude pour devenir philosophe ?" (Youness, 10 ans)
"Jusqu'à maintenant, je crois que je me vengeais quand on ne me respectait pas... Mais je sais pas, c'est pas ce que je voudrais qu'on me fasse non plus... Je sais plus trop là..." (Anissa, 10 ans et demi)
"En fait, j'aime bien réfléchir comme ça, c'est comme jouer avec des mots parce que parfois, il suffit de poser la question autrement..." (Enzo, 10 ans)
"Nous on va essayer d'écrire un conte philosophique aussi !" (Anaïs et Mariam, 10 ans et 10 ans et demi)
"Moi aussi je m'appelle sagesse !" (Sophia, 10 ans)
"J'aime bien parler de tout ça. D'habitude on n'en parle pas trop." (Kenza, 10 ans)
"Maintenant je me sens libre quand je pense." (Hassan, 10 et demi)
"Mon frère passe le bac cette année, et on a pu discuter de Kant ensemble." (Jade, 10 ans)
"Ma mère me pose beaucoup de question sur le café-philo, je crois que ça lui plait bien qu'on en discute." (Axel, 10 ans) "oui, chez moi c'est pareil." (Roxanne, 10 ans)
(1) Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, chapitre XV, 1912, Editions Payot, 1989, p. 180-181.
(2) Gian-Carlo Rota, "The Phenomenology of Mathematical Beauty", in Indiscrete Thoughts, Birkhauser Verlag, 1997. Également in The Visual Mind II, collectif sous la dir. de Michele Emmer, MIT Press, 2005.