Revue

Analyse didactique des pratiques de l'enseignement de la philosophie en classe terminale (projet de recherche en République Centrafricaine)

Introduction

Les questions initiales que nous pouvons soulever pour ce projet sont les suivantes : Comment enseigner philosophiquement ? Comment l'enseignement de la philosophie peut se fonder sur une démarche philosophique ?

L'enseignement de la philosophie a deux principaux buts qui sont soulignés par les textes institutionnels concernant le contexte français : l'exercice réfléchi du jugement et la culture philosophique (Conseil supérieur des programmes, 2019, p.3). Dans le contexte centrafricain, l'enseignement de la philosophie vise "la formation de l'esprit critique et rationnel ; l'approfondissement de la culture ; la réflexion globale sur la place de l'homme dans le monde" (Ministère de l'éducation, instructions officielles, 2004). Dans un cours de philosophie, ces différents objectifs ne peuvent pas être séparés. Ils sont liés. Ce qui signifie que nous ne pouvons pas parler de l'exercice réfléchi du jugement sans parler de la culture philosophique, et réciproquement, nous ne pouvons parler de la culture philosophique sans parler de l'exercice réfléchi du jugement. Ce objectifs poursuivis, l'enseignant est appelé à les exercer au même moment ou du moins de manière articulée. L'exercice réfléchi du jugement permet d'interroger la culture et la culture philosophique permet d'outiller l'exercice réfléchi du jugement. Un jugement philosophique réfléchi est celui qui se base sur la culture philosophique, car cette culture consiste à faire comprendre aux élèves ce qui se montre de manière complexe et les problèmes qui leur posent des difficultés (La Balme, 2018, p.8). Par ailleurs, la culture philosophique permet de connaître comment d'autres avant nous ont réfléchi les problèmes et les éléments qu'ils ont mobilisés pour répondre à des questions et les nouveaux problèmes que cela pose en retour. Nous posons la problématique de l'enseignement de la philosophie à partir de l'idée kantienne selon laquelle la philosophie n'est pas à apprendre, mais le sujet ne peut chercher qu'à philosopher : "On peut donc, parmi toutes les sciences rationnelles (a priori) apprendre seulement la philosophie (AK, III, (542) (si ce n'est historiquement) : en fait, pour ce qui concerne la raison, on ne peut apprendre tout au plus qu'à philosopher" (Kant, 2006, p. 677). La philosophie ne peut être considérée comme un savoir scientifique à l'instar des mathématiques, de la physique qui ont un objet bien déterminé. Cependant, la philosophie ne dispose pas d'un objet bien précis. La philosophie n'est pas une formule toute faite, une connaissance établie qu'un sujet se mettrait à assimiler puis à réciter. Ce n'est pas non plus un système conditionné par une loi auquel un acteur est assujetti. La philosophie est plutôt un choix personnel et rationnel où le sujet porte un regard objectif sur le monde, sur ce qui l'entoure et ce qui se présente à lui au cours de son activité quotidienne (Hadot, 2001). La philosophie aujourd'hui dans le domaine scolaire se rapporte à certaines expressions et concepts tels que "problématisation", "conceptualisation", "argumentation", "penser par soi-même". Ils ont pour visée de favoriser chez l'élève une certaine autonomie intellectuelle (Tozzi, 1993). Ferry (2018, p. 1238) explique : "Quand on regarde les manuels et les programmes scolaires, la philosophie y est toujours définie par quelques mots clés qui tournent tous autour des mêmes thèmes : réflexion, argumentation, apprentissage de l'esprit critique, du ''penser par soi-même'', etc. L'idée qui anime cet enseignement, c'est que la philosophie serait une espèce de méthode de pensée destinée à aider les jeunes gens à accéder à l'autonomie intellectuelle [...]".

En regardant de plus près l'enseignement de la philosophie dans les classes aujourd'hui, nous relevons qu'il s'agit de l'enseignement du philosopher. Cet enseignement consiste à amener les élèves à développer leur capacité de réflexion, à les amener à s'interroger sur des connaissances déjà acquises, voire à prendre du recul vis-à-vis des situations qu'ils vivent quotidiennement. Nous soulignons que l'enseignement du philosopher ne consiste pas à faire des élèves des savants, mais il s'agit de les amener à comprendre en quoi les notions qu'ils rencontrent quotidiennement peuvent soulever un certain nombre de questions et des difficultés qu'elles peuvent poser. Ayant pour but d'amener les élèves à exercer leur faculté de jugement, l'enseignement du philosopher incite les élèves à se poser des questions sur le présent, à s'interroger sur les notions qui posent des difficultés en leur temps : "La philosophie devait permettre aux élèves aux élèves d'exercer les dimensions les plus lumineuses de leur époque, mais aussi de regarder en face ses zones les plus obscures" (La Balme, 2018, p. 20). Loin de faire des élèves des savants et de les endoctriner (Conseil supérieur des programmes, 2019), l'enseignement de la philosophie consiste aujourd'hui à amener les élèves à se questionner sur ce qu'ils vivent quotidiennement. Comte-Sponville (2018, p. 20) voit à travers la philosophie le fait de penser, de questionner plutôt que de connaître et d'expliquer. Ce qui voudrait donc signifier que l'acte de philosopher, c'est cette faculté qu'a un élève de formuler des interrogations autour d'un problème donné, la capacité à penser un problème, plus que l'assimilation de connaissances. Pour amener les élèves à exercer leur faculté de jugement, le professeur accompagne les élèves. L'enseignement de la philosophie consiste à accompagner les élèves lorsque ceux-ci se lancent dans l'exploration des problèmes. Par cet accompagnement, le professeur est avec les élèves dans la formulation des problèmes. Il les aide lorsqu'ils se mettent à explorer le problème, à trouver des éléments de réponses que peut soulever le problème. Le professeur accompagne les élèves pour qu'ils réussissent à tenir un raisonnement. Tozzi et Chirouter (2012, p. 97) résument l'idée d'accompagnement en rapportant la phrase de Le Montagner : "Par accompagner, nous insistons sur le fait que l'enseignant chemine à côté et avec l'élève, accueille, écoute et questionne sa parole, dans "un lâcher-prise" et une mise en retrait visant le développement du processus de pensée de cet élève ou de la classe".

Aujourd'hui, nous notons que l'enseignement de la philosophie dans les classes est essentiellement axé sur l'étude des problèmes (Galichet, 1997, p. 16). Le problème a une place centrale dans la construction d'une séquence de philosophie. Car l'enseignement de la philosophie consiste à faire résoudre aux élèves un problème. D'ailleurs, Go (2016, p. 79 relève : "quand on réfléchit en philosophie, c'est que l'on ''a'' un problème, que l'on éprouve une difficulté. Étymologiquement, ce que l'on appelle problème, c'est ce qui fait obstacle [...] ''ce qui est placé devant, obstacle''". L'enseignement de la philosophie signifie donc l'étude des problèmes. Dans cette étude des problèmes, le sujet est appelé à indiquer les enjeux qu'ils constituent dans la société, leur importance et comment on pourrait procéder à leur description (Go, 2016, p. 79).

I) Cadre théorique et questions de recherche

Nous utilisons le cadre théorique de l'action conjointe en didactique pour décrire les interactions entre le professeur et les élèves autour du savoir. Cette théorie nous permet de modéliser dans un premier temps la situation d'enseignement apprentissage en un modèle de jeu d'apprentissage. Le jeu d'apprentissage peut se décrire comme un modèle de jeu dans lequel le professeur et les élèves agissent ensemble. Il s'agit d'un jeu coopératif (Sensevy, 2011) c'est-à-dire un jeu dans lequel le professeur et les élèves coopèrent pour faire apprendre l'élève. Le modèle du jeu d'apprentissage est décrit comme un voir-comme (Cariou, 2016). Ce qui laisse entrevoir que le modèle du jeu consiste à se déprendre de tout jugement et de toute explication pour pouvoir décrire la situation. Le jeu d'apprentissage est la modélisation d'une situation de classe permettant de comprendre ce que le professeur veut faire faire à ses élèves et l'ensemble des stratégies que développent les élèves pour entrer dans le processus de ce que nous modélisons comme le jeu d'apprentissage.

Le jeu épistémique renvoie au modèle du jeu de savoir. Le modèle du jeu épistémique concerne la description d'une pratique sociale avec un enjeu de savoir (CDPE, 2019). En d'autres termes, il s'agit d'une pratique sociale qui se fait dans un domaine donné. Le jeu épistémique est la modélisation de la pratique du savant. La pratique sociale de la philosophie est ''philosopher'', entendu au sens kantien selon lequel la philosophie n'est pas une matière de connaissance mais plutôt une réflexion (Kant, 2006). Philosopher n'est autre que la capacité qu'a un sujet de réfléchir sur une réalité donnée. Cette pratique sociale du philosopher au sens de Kant (2006) se traduit par des démarches : "conceptualiser", "problématiser" et "argumenter" (Tozzi, 1993). La pratique du philosopher qui correspond à la pratique sociale du philosophe permet de voir s'il y a une parenté épistémique avec les pratiques de classe des élèves appelées les capacités épistémiques. Les capacités épistémiques sont les savoirs développés par les élèves. À partir du jeu épistémique qui fait allusion au savoir savant, nous cherchons à voir s'il y a une parenté épistémique avec les capacités épistémiques. La parenté épistémique peut se comprendre comme le rapprochement et le non-rapprochement (CDPE, 2019) entre le philosopher qui est le jeu épistémique et les pratiques de la classe que nous modélisons en jeux d'apprentissage. Le philosopher étant le jeu épistémique a pour enjeu la capacité de favoriser le "penser par soi-même". À travers la modélisation de la situation de classe en jeu d'apprentissage, nous nous demandons si les capacités épistémiques développées par les élèves se rapprochent ou non du philosopher.

Le contrat et le milieu sont les éléments descripteurs de la situation d'apprentissage. Le contrat didactique est défini comme l'ensemble des attentes réciproques du professeur et des élèves (1998). Nous pouvons dire que le contrat didactique renvoie à l'ensemble des informations et des capacités dont disposent les élèves à travers leur vécu quotidien. Dans la théorie de l'action conjointe en didactique, le contrat didactique désigne d'une part l'ensemble des connaissances que les élèves possèdent déjà pour interpréter les attentes du professeur et d'autre part il fait allusion aux acquis que l'élève a et qui lui permettent d'aborder le milieu lorsque celui-ci lui pose un problème. Le milieu au sens de Brousseau voudrait désigner tout ce qui agit sur l'élève et ce sur quoi l'élève agit (Brousseau, 1998). Ayant évolué dans la théorie de l'action conjointe didactique, le milieu signifie d'une part ce qui fait problème (L'élève sur la base de ce qu'il sait, va se mettre à interpréter le milieu qui lui est inconnu). Le milieu d'autre part désigne l'ensemble des ressources matérielles que le professeur met à la disposition des élèves pour acquérir des savoirs et explorer des problèmes philosophiques. Les textes philosophiques, les ouvrages sont des ressources matérielles qui désignent le milieu. Nous mobilisons aussi pour le cadre théorique la dialectique réticence/expression. La réticence désigne l'acte par lequel le professeur tait des réponses pour pouvoir amener les élèves à philosopher. La réticence ne veut pas dire que le professeur refuse de dire quelque chose aux élèves, mais il veut que les élèves arrivent à donner les réponses par eux-mêmes. Le professeur ne veut donc pas révéler la réponse. À un moment donné, l'élève ne peut donner la réponse attendue par le professeur. Le professeur sera donc amené à exprimer ou à révéler la réponse. L'acte de révéler une réponse donnée est appelée expression. Ces différents outils nous permettent de poser des questions suivantes : dans la construction et la résolution du problème philosophique, l'action conjointe entre le professeur et les élèves favorise-t-elle la construction du philosopher ? Comment à partir du déjà-là des élèves, le professeur favorise-t-il l'enseignement du philosopher ? Les jeux d'apprentissage permettent-ils aux élèves de construire des capacités épistémiques qui s'inscrivent en relation avec les jeux épistémiques du philosophe ? Ces questions guident notre recherche.

II) Cadre méthodologique

Pour ce travail, nous aurons d'abord à procéder à des observations dans les classes tant en France qu'en République centrafricaine. Ces observations nous permettront d'avoir une idée préalable sur ce qui se passe en classe. Ensuite, nous irons dans ces classes filmer. Autrement dit, nous ferons l'enregistrement vidéo des pratiques d'enseignement apprentissage de la philosophie dans les classes choisies. Les séances filmées serviront à la transcription et au synopsis. La transcription permet de rapporter toute action issue du film. Elle permet au chercheur de disposer d'un texte qui sert à l'analyse (Sensevy, 2011a, p.247). Le synopsis quant à lui, permet au chercheur de découper les séances filmées en des phases. La transcription et le synopsis vont favoriser nos différentes analyses. Ces analyses se feront à l'aide des concepts théoriques puis l'ensemble des documents philosophiques qui seront nécessaires pour la réalisation de notre travail. Les pratiques enseignantes développées par Poucet (2012) constituent un intérêt pour notre travail. Dans les analyses des données, nous ferons établir la comparaison entre les différentes séances filmées en France et Centrafrique.

III) Intérêt et originalité

La question des pratiques de l'enseignement de la philosophie ne commence pas avec nous. Elle a fait l'objet de plusieurs débats en pédagogie. Du point de vue didactique, nous pensons qu'il y a peu de recherches en didactique de philosophie. Les controverses autour de l'acceptation ou non de la didactique de philosophie suscitent de jour en jour de nombreuses réflexions. L'absence des articles ou des publications purement didactiques en République centrafricaine montrent que nous sommes parmi les promoteurs de la didactique de philosophie. Nous estimons que la comparaison des pratiques d'enseignement de la philosophie en France et en Centrafrique constituera un véritable intérêt et une originalité pour notre recherche, car il s'agit de deux pays totalement différents avec des réalités différentes.

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