Revue

De l'introduction d'une initiation au philosopher en bac pro et dans l'accueil des décrocheurs de la Mission de lutte contre le décrochage scolaire (MLDS)

Introduction

Tous les lycéens de France n'ont pas accès à la philosophie. Pourtant, considéré comme un savoir émancipateur qui couronne les études secondaires et favorise l'entrée dans les études supérieures, cet enseignement n'est pas proposé de manière systématique aux jeunes en France.

L'accès à la philosophie n'est-il pas affirmé par (au moins) deux éminents représentants classiques de la discipline ? Quand le premier, Socrate, sous la plume de Platon dans le Ménon, interroge un esclave ; quand le second, Descartes, adressant son Discours de la méthode à tous, utilisant la langue vernaculaire, juge le bon sens, dont nul ne réclame d'être mieux pourvu, offrant au monde une méthode pour la conduire bien.

Pourquoi, forts de cette universalité de la philosophie tant dans ses objets (qui concernent la vie de chaque humain) que dans son accès (la possibilité en résidant en chacun), nous ne proposons toujours pas de philosophie en bac professionnel ? Pourtant, ils ne manquent pas l'occasion de réclamer cet enseignement, de nombreux professeurs et même récemment une proviseure en a fait part...

Sensible à ce qui apparaît comme une injustice, le fruit d'une inégalité scolaire encore à l'oeuvre, j'ai récemment participé à l'introduction de quelques heures de philosophie dans le cadre du projet "Philo pour Tous" initié par Marion Boulnois et porté par la DAAC de l'Académie de Grenoble (représentée par Sylvie Mollière chargée de mission).

Surtout, je rencontrais une professeure de filière professionnelle, en Lettres-Histoire, très motivée pour renouveler l'expérience d'initiation à la philosophie, qui eut la gentillesse de m'accueillir dans ses classes et de co-construire toutes nos séances : il s'agit de Karine Grélaud.

En préambule, il faut noter le caractère trop court de ces interventions. Je n'ai pu intervenir qu'une petite dizaine d'heures, une année, ce n'est pas suffisant. Je fais effectivement le choix de corréler ces heures avec mes dix ans d'expérience au CLEPT (Collège Lycée Elitaire Pour Tous : établissement dédié aux décrocheurs scolaires). Ainsi, ces quelques heures d'initiation au philosopher en bac pro ne font que couronner une plus longue expérience de l'initiation et sont utilisées ici comme occasion de formuler la demande d'étendre l'accès à la philosophie à tous les élèves du secondaire. En effet, si je m'autorise dans ce texte à revendiquer leur développement, c'est au nom d'une autre expérience, au long court celle-ci, celle d'Emmanuelle Rozier : l'initiation du collège à la Terminale proposée au CLEPT depuis septembre 2000. Ce que j'ai vécu en bac pro ces derniers mois n'est que la confirmation qu'il est possible d'initier à la philosophie tous les jeunes adolescents du secondaire, avec profit pour eux comme pour le professeur.

Par ailleurs, recueillant la parole des jeunes décrocheurs, qui souvent ont eu une orientation ou une expérience du bac professionnel, j'ai également pu entendre leurs regrets de ne pas avoir eu accès à certains enseignements. En outre, ces quelques heures permettent de cerner que les élèves sont en demande de philosopher, qu'ils sont volontaires et disponible pour cela, et, s'il était besoin, de démontrer qu'ils en sont tout à fait capables. Malgré le fait que l'expérience en bac pro que relate ce texte est modeste en elle-même, je souhaite ici en tirer le maximum d'enseignements possibles pour que tous aient enfin accès à la philosophie, qui doit absolument être pour tous !

I) Philo pour tous : un projet

"Avec ce projet, je me suis sentie plus intelligente." [élève de bac pro]

Voici la présentation du projet "Philo pour tous" :

"La philosophie a pour vocation de conduire les élèves vers une pensée autonome en dépassant les idées reçues et les préjugés, à prendre en compte les idées d'autrui, à apprendre à argumenter et à s'exprimer. L'Éducation Morale et Civique prévoit en outre la "Discussion à visée philosophique" comme outil privilégié de construction de sens et du savoir-être. Les élèves de lycées professionnels pourtant, parce qu'en formation, et les élèves de collège, parce que trop jeunes, n'ont pas accès à l'enseignement de la philosophie. La DAAC s'est donc engagée depuis 2014 dans un projet intitulé "Philo pour tous" impliquant une équipe constituée d'une dizaine de professeurs de philosophie volontaires. Elle accompagne ainsi les enseignants et les établissements qui souhaitent se lancer dans l'expérience philosophique :

- en mettant en place des stages de bassins ou d'établissement (stages FIT) pour une approche théorique, pratique et méthodologique ;

- en favorisant la mise en relation des équipes intéressées de lycées professionnels ou de collèges avec des professeurs de philosophie qui accompagnent le projet ;

- en formant les professeurs de philosophie qui souhaitent intégrer le projet à la pratique de discussion philosophique avec des élèves qui ne seront pas évalués sur cette matière ;

- en apportant un soutien financier au projet.

Les établissements qui se sont lancés avec enthousiasme dans le projet témoignent d'une réelle réussite".

Ce projet a réuni une petite dizaine de professeurs volontaires pour intervenir auprès des lycéens de lycée professionnel.

II) De quoi va-t-on parler ici ?

En 2018, je fus contactée, dans le cadre du projet "Philo pour tous", par Marion Boulnois pour intervenir avec un petit groupe de professeurs de philosophie, en bac professionnel. Il s'agissait de proposer quelques heures de philosophie à des lycéens de bac professionnel de l'académie de Grenoble. Ces lycéens ne bénéficient pas de philosophie dans le cadre de leur cursus.

Ici, il va s'agit de poursuivre trois objectifs corrélés :

  • proposer un retour sur l'expérience d'une dizaine d'heures d'initiation au philosopher donnés au Lycée Jean Jaurès ;
  • réfléchir au développement de cette pratique en examinant son sens et ses difficultés propres ;
  • situer ces deux démarches dans le cadre d'une lutte contre les inégalités scolaires.

Seront ici entremêlés plusieurs plans : une réflexion sur l'accès concret pour tous à la philosophie, une description de mon expérience en bac pro, la défense de la nécessité de systématiser cette pratique.

A) Les raisons d'être du projet : l'injustice scolaire

1) Histoire des lycées professionnels et autres démarches expérimentales et expérimentées en bac pro

Les lycées professionnels (LP) ont été créés en 1985. Leur but premier était de répondre à un besoin spécifique d'enseignement qui ne soit ni général, ni technique, mais directement professionnalisant. Ils sont par nature hybrides : dispensant des savoirs généraux assurés par des professeurs de l'Éducation Nationale et un enseignement professionnel assuré par des entrepreneurs dans le cadre de stages. La finalité était à l'origine de permettre au titulaire d'un bac pro d'intégrer immédiatement la vie active. Or, depuis quelques années, la finalité a changé : nombreux sont les lycéens issus du pro qui suivent des études supérieures.

2) Un triple constat

L'orientation en lycée professionnel est très souvent vécue par les élèves et leurs parents comme un échec : l'image de cette orientation est loin d'être flatteuse. Même si souvent l'orientation professionnelle est choisie, elle est aussi souvent une forme de déclassement dans le contexte d'une école française totalement marquée par son élitisme. Les meilleurs élèves ne vont pas en bac professionnel, ceux qui y sont orientés le sont en fonction de leurs résultats ou difficultés scolaires. Si c'est une vertu de ce baccalauréat pro de permettre à de nombreux lycéens d'accéder aux études supérieures, rares sont ceux qui ne l'associent pas avec une forme de déclassement intellectuel.

Par ailleurs, si le bac professionnel donne accès aux études supérieures, les jeunes titulaires d'un bac pro se retrouvent majoritairement en grande difficulté dans leur poursuite d'études. Seuls 59 % environ des étudiants en BTS titulaires d'un bac pro obtiennent leur diplôme1.

Enfin, de récents faits divers scolaires ont montré la violence qui pouvait émerger en bac pro. Difficultés à enseigner, professeurs dépassés, braqués en classe, agressés. Les posts sur le web sont nombreux à relater ce climat délétère que l'on a peu coutume de vivre en lycée général et technologique.

Le rappel de ces éléments n'a pas pour fonction d'aggraver une stigmatisation déjà forte qui pèse sur la filière professionnelle. Le but est de proposer des remédiations structurelles en soutenant que l'accès à la parole, la revalorisation narcissique et l'accès à une pensée émancipatrice sont autant de contre-feux à notre portée pour renverser la situation. Si l'accès à la philosophie ne peut pas tout, lutter contre l'injustice et l'inégalité d'accès à des savoirs dont l'élite se prévaut, semble une piste pour créer un meilleur climat scolaire.

3) A l'origine : l'enquête de Meirieu

La consultation nationale, conduite en 1998, intitulée "Quels savoirs enseigner dans les lycées ?", initiée par le Ministère de l'Éducation nationale et pilotée par un comité présidé par Philippe Meirieu, a interrogé toutes les personnes concernées par la question. Le rapport mentionne entre autres un malaise particulier ressenti par les jeunes de LP : répondant à une question qui ne leur était pas posée, ils furent très nombreux à demander pourquoi ils étaient privés d'un enseignement de philosophie ? Ils exprimèrent également "leur désir d'être reconnus comme des lycéens à part entière"2.

Quoi de mieux pour répondre à cette attente que la construction d'une culture commune ? Quoi de plus valorisant que d'avoir accès à cette discipline de couronnement du lycée qu'est la philosophie proposée à tous les lycées hormis ceux de LP ?

Ce sont les inégalités scolaires contre lesquelles il nous faut lutter : que tous aient accès aux savoirs émancipateurs qui donnent accès à l'universel, ne présupposent pas ou peu d'acquis scolaires, font appel à la raison en chacun, éduquent à la démocratie et au débat. Comment justifier que certains, pourtant lycéens, n'y aient pas accès ?

4) Objectifs

Pour reprendre le titre de l'ouvrage éponyme de Sébastien Charbonnier, demandons-nous "Que peut la philosophie" ? Comme l'exprime Charlotte Creac'h : "les bénéfices pour l'élève, pour la société dans laquelle il s'inscrit et pour l'enseignement de la philosophie en général sont trop importants pour ne pas relever le défi". Détaillons les objectifs de cette introduction de la philosophie en bac pro.

Revaloriser le jeune

En effet, le fait même d'y avoir accès, de droit, constitue une forme de revalorisation. Les lycéens de bac pro, qu'ils soient volontaires ou pris dans cette offre sans l'avoir directement demandé, sont sensibles au rétablissement d'un droit d'accès, comme les autres lycéens. Cela constitue à la fois un tremplin favorisant la démarche : se sentant revalorisés, ils goûtent ce moment volontiers, pour la plupart ; et les aide à se sentir mieux avec les adultes en charge de leur cursus. Ils voient alors en nous des adultes de références sensibles aux manquements éventuels d'une institution qui ne peut pas tout, mais trouve en son sein des acteurs engagés, des adultes qui se soucient d'eux, pour de bon, et ont envie de venir à leur rencontre.

Donner la parole et apprendre à argumenter

Cet objectif est sans doute le plus immédiat. A échanger avec les jeunes en bac pro (mais pas seulement), on constate le manque d'accès à la parole dont souffrent les jeunes au lycée. Les cours nécessitent que tout le temps soit pris par les contenus, et les rencontres informelles avec les professeurs sont trop peu possibles. Les jeunes ont des choses à dire et un besoin criant d'échanger avec des adultes acteurs de leur environnement scolaire. L'initiation au philosopher est aussi un accès à la parole entre eux et avec un adulte disponible.

A les côtoyer, on voit vite les difficultés pour argumenter, échanger sereinement avec leurs camarades, aller au bout d'une idée. Cet objectif reste un en enjeu majeur.

Faire entrer dans l'universel et la complexité

En lien avec ce qui précède, il ne s'agit pas seulement de parler pour s'exprimer, mais bien de le faire dans un souci de la généralisation, voire de l'universel. Et à ce titre, la philosophie est la discipline reine de l'accès à l'universel. De plus, elle permet d'entrer dans la complexité et de dépasser l'évidence de l'immédiat vécu, ressenti, qui reflète souvent une expérience peu détachée de l'environnement familial premier.

Préparer au plein exercice de la citoyenneté

Partout, notre société démocratique nous intime de prendre la parole, que ce soit dans le cadre des débats qui émaillent la vie politique ou dans le cadre du travail. Or, trop peu de temps y préparent les lycéens professionnels. Si les cours d'histoire, de français et même les temps de préparation de leurs projets professionnels font la part belle à l'argumentation, seule la démarche philosophique en fait un incontournable et un essentiel traité en propre. De plus, elle seule introduit des sujets universels et généraux, non complètement indexés sur un domaine scolaire spécifique.

Favoriser l'innovation pédagogique

Dernier objectif : innover pédagogiquement. Si par tradition la philosophie se vit comme étant à elle-même sa propre pédagogie, il n'est pas sans bénéfice de pouvoir rencontrer des publics qui nous interrogent sur la transmission, la progressivité de notre enseignement et son accès à tous et pour tous. Nous y gagnons du métier, de l'expérience, des ressources.

B) Le dispositif : initier au philosopher

Pour commencer, il nous faut expliquer cette dénomination : initier au philosopher. Si nous reconnaissons l'intérêt de la Discussion à visée philosophique, nous ne nous reconnaissons pas dans cette désignation pratique. Pourquoi ?

- D'abord parce qu'il semble plus porteur que soit assurée cette initiation par des professeurs de philosophie "diplômés". Pour des raisons de symbolique aux yeux des jeunes eux-mêmes, il est une vertu qu'un professeur de philosophie vienne les rencontrer, fort de son aura, puisqu'il est normalement en charge des lycéens généraux et techniques. Ensuite, parce qu'il vient d'un hors champ : il n'est pas du lycée pro et vient à leur rencontre, ce que les jeunes respectent.

- Parce qu'initier au philosopher désigne la philosophie dans ce cadre comme une activité porteuse de ses spécificités, de son corpus, de ses techniques propres. Autrement dit, il ne s'agit pas d'initier à LA philosophie, ce qui serait irréalisable en si peu de temps (et le fait-on au lycée général hors ancienne série L ?). L'essentiel est ici de leur faire goûter la spécificité d'une démarche active, qui questionne, qui a ses textes, qui soulève des problèmes, qui conceptualise. Autant d'actions intellectuelles qu'il est possible de faire vivre aux jeunes.

Quel fut le dispositif ?

1) Description concrète : heures - classe - lieu
  • 3 classes ont été concernées : TVT, TCOM, MLDS. DETAILS ;
  • au Lycée Jean Jaurès à Grenoble ;
  • intervention à deux avec le professeur de Lettres-Histoire ;
  • en demi-groupes de 15 élèves maximum.

2) Travail en équipe et sens d'être à deux

Nous sommes intervenus à deux professeurs en filière professionnelle : le professeur de la classe, en charge des Lettres et de l'Histoire Géographie, et moi.

En MLDS, nous étions 3 : la professeure en charge des jeunes accompagnés en FLE et le professeur de Lettres-Histoire.

Intervenir à deux professeurs est extrêmement porteur pour les élèves et le déroulement de la séance. Quand l'un développe une idée, l'autre a un recul pour à la fois compléter ce qui manque dans l'intervention (ce que nous ne voyons pas toujours étant pris dans le feu de l'action). Par ailleurs, le fait d'être à deux permet une meilleure attention aux prises de parole des jeunes : on passe moins à côté des envies de s'exprimer en étant deux. Enfin, et surtout, la coanimation entre un professeur extérieur vécu comme un invité et le professeur de la classe favorise la reprise en cours (ici de français) de ce qui se vit en initiation au philosopher.

3) Moyens et modalités de la mise en oeuvre

Les moyens financiers sont donnés par la DAAC et la chargée de mission Sylvie Mollière qui s'occupe de la mise en oeuvre : une dizaine d'heures sont alloués au professeur de philosophie qui intervient là.

Par ailleurs, la rencontre en amont de la collègue avec laquelle on intervient est indispensable et ne peut être pris que sur le temps personnel, même si les 10 heures (HSE) payées impliquent chaque fois 1 heure de préparation.

Enfin, l'inscription dans le groupe Philo pour tous est un préalable pour cadrer l'offre : il ne s'agit pas de faire cours, mais bien de penser une intervention d'initiation, ce qui a pu rebuter certains collègues.

4) Contenu et déroulé : thèmes - supports - auteurs

Travaillant en amont pour décider de nos contenus, nous nous sommes arrêtés sur deux thèmes :

  • En bac pro : la liberté et la philosophie de Jean-Paul Sartre, celle-ci faisant utilement écho à ce qui se travaillait alors en français : Les Justes de Camus.
  • Avec la MLDS, essentiellement constituée de réfugiés d'Afrique sub-saharienne : la question de l'ethnocentrisme.

Il fut également décidé de tenir compte de leurs suggestions et réactions pour préparer chaque fois la deuxième séance. L'idée n'était pas de proposer un cours fermé, construit de manière complètement hermétique, mais bien de faire des propositions ad hoc et opportunistes en fonction de ce qui émergeait dans les échanges. C'est ainsi que nos séances 2 furent :

  • Bac pro : la question du choix moral et l'examen des cas de conscience via le tramway fou.
  • En MLDS : la question du rejet de l'autre étendue à l'homophobie.

C) Évaluation

Il nous faut établir les moyens de l'évaluation de notre expérience. Nous proposons ici plusieurs critères. Leur examen, comme dans toute mise en oeuvre au sein d'une classe où il ne serait pas souhaitable d'être un trop grand nombre d'adultes, souffre de notre position même : nous la mettons en oeuvre et l'évaluons. Il est difficile d'échapper à cela.

1) Critères et indicateurs

Participation .

Les élèves n'ont pas tous participé. Il serait abusif de le prétendre. Plusieurs sont même passés complètement à côté de la proposition en demeurant dans un silence de refus ou sur leur portable ; cela leur a été systématiquement signifié, calmement, afin qu'ils aient l'opportunité de rejoindre la classe en échange. Certains, grâce à cette relance, ont fait le choix de "s'y mettre" et parfois très activement. D'autres, disons 3 ou 4 par groupe (hors MLDS), sont totalement restés docilement en dehors du moment, refusant d'y accorder temps et énergie. La grande majorité de nos groupes d'élèves se sont prêtés au jeu, soit en étant attentifs, soit en entrant très activement dans les échanges. A la fois, j'ai pu cerner leur manque de pratique du débat contradictoire sans filets scolaires, c'est-à-dire sur des sujets non directement irrigués par des cours, thèmes de société, constructions conceptuelles à partir d'une notion, discussion de la pensée d'un auteur. Non que ce qu'ils exprimaient était maladroit ou hors de propos, mais bien plutôt leurs hésitations à l'oral, par manque de pratique.

Ambiance et vie de classe

Si ce genre de temps hors programme, hors évaluation sont porteurs pour la suite de la vie de la classe, créant une expérience en forme de pas de côté qu'on peut réutiliser par la suite, l'état de l'ambiance de classe a semblé tantôt un frein, tantôt un terreau fertile. La classe de MLDS bénéficie d'une bonne entente et un climat de confiance leur permettant des échanges à la fois très policés, mais assumant des désaccords profonds. En revanche, la classe essentiellement masculine, n'a pas permis que certains se sortent du cliché du "gars" qui ne s'adonne pas volontairement à une démarche intellectuelle ; les jeunes expliquant leur manque d'implication par l'absence de filles.

Prise de parole argumentée et écoute de l'autre

Je n'en doutais pas en amont, mais peut-être que d'autres auront besoin de le vivre pour être sûrs des "capacités" des jeunes3 à entrer en argumentation. S'ils n'en ont pas l'habitude et si donner les raisons de leurs idées ne leur est pas évident, ils entrent vite dans cette demande du "pourquoi dis-tu cela ?". Un élève me fit justement remarquer : "avec vous madame il faut toujours dire pourquoi". Oui, en philosophie il s'agit de justifier ce que l'on pense, d'argumenter. Reconnaissons que parfois, des échanges vifs entre eux ont eu lieu : des désaccords profonds sur le fait que nous sommes libres de nos actes, même quand la famille ou la religion les désapprouve.

Restitution des / dans les autres cours

Les élèves réinvestissent leurs échanges et analyses en cours de français. La collègue en charge de la classe peut en témoigner : travaillant sur Camus, lors des échanges en philo, les élèves faisaient déjà des liens : "c'est comme dans les Justes quand ils doivent choisir de lancer la bombe".

2) Effets constatés
  • Acquis des élèves : argumentation, dépasser les certitudes et les évidences premières, apprendre à s'écouter et à ne pas être d'accord.
  • Estime de soi renforcée : plusieurs jeunes sont restés après la séance pour échanger plus largement sur leur choix d'études, leur envie d'aller plus loin sur une thématique.

3) Thèmes émergents traités ou quels sont les sujets chauds dont ils ont besoin de parler ?
  • Laïcité : les élèves de la MLDS n'étaient pas très au fait de ce que signifie la laïcité en France. Ils ont pu à la fois exprimer leur désapprobation de certaines mises en oeuvre et apprendre à mieux comprendre ce que dit la loi, grâce à l'éclairage de la collègue de Lettres-Histoire, qui leur restitua les analyses de Catherine Kintzler. Cela permet de préciser qu'il faut également savoir éclairer leur lanterne, quand on perçoit qu'une chose aussi essentielle n'est en fait pas comprise.
  • Homophobie : plusieurs fois, le caractère étrange de l'acceptation en France de l'affichage des préférences sexuelles (en ville, dans la rue, dans les médias, au lycée) a été soulevé.
  • "Françafrique" : les jeunes de la MLDS ont témoigné à la fois d'une immense colère envers "la domination blanche" sur l'Afrique et de ressources informatives solides et impressionnantes pour penser ce qu'il convient d'appeler "la Françafrique" ou les suites du colonialisme.
  • Liberté : "que signifie être libre" a été à la fois un thème de départ et une source d'interrogations qui les a percutés. Une jeune de bac pro TVT a même réalisé : "Mais en fait je ne suis pas libre, je fais tout ce que souhaite ma famille".
  • Complotisme : évidemment la question du complot n'a pas été longue à émerger. Les jeunes se "documentant" pour l'essentiel via la chaîne YouTube, il a alors été possible de les alerter sur les risques de cette non-démarche d'information. Seul un climat de confiance permet d'avoir de vrais échanges où nous adultes, livrons notre avis sur ces questions.

D) Préconisation / revendication ?

1) Pourquoi introduire systématiquement l'initiation au philosopher en bac pro est une urgence absolue ?

Ce qui précède l'a assez démontré, en droit et en fait : la philosophie, sous forme d'initiation, peut et doit être offerte à tous. Elle permet de grandir, de s'élever, de s'émanciper et de devenir acteur d'une vie sociale essentiellement faite de pensées et d'échanges. Elle permet d'avancer dans la construction d'une pensée, de dépasser certaines opinions ou du moins de découvrir qu'elles en sont et ne sont pas des vérités, mais souvent des préjugés.

Que les professeurs se rassurent, un jeune reste un jeune : curieux et désireux d'apprendre, canalisable s'il voit du sens à ce qu'on lui propose. Les lycéens de bac pro ne sont pas différents des autres élèves qui nous sont confiés.

2) Comment ?

Selon nous, il est possible - et nos dix ans passés au CLEPT en témoignent - de systématiser une initiation au philosopher depuis la fin du collège jusqu'au lycée bac pro inclus. A raison d'1 heure 30 par semaine toute l'année avec deux professeurs.


(1) Source : note d'information sur les facteurs de réussite en BTS, session 2001, site de l'EN. Repris dans l'article de Charlotte Creac'h.

(2) Rapport Meirieu, page 2.

(3) L'emploi de ce terme est plus que problématique à mon sens, naturalisant indûment les compétences en acte des élèves, ne permettant pas de tenir compte de conditions favorables, renvoyant l'élève à son manquement individuel et définitif naturalisé.

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