Revue

Pour en finir avec la caverne ou : que faire des mythes de Platon ?

I) De l'intérêt des mythes de Platon

À bien des égards, les mythes de Platon semblent se prêter à la discussion philosophique avec des enfants ou des adolescents. Le mythe est une histoire qui, chez Platon, s'adresse à ses lecteurs comme à des enfants1. Il paraît autonome et autosuffisant, ce qui permet de l'exploiter sans se farcir le reste du dialogue qui le contient. Il n'est pas trop technique, puisqu'il ne fait pas appel à un jargon philosophique, mais joue sur un registre accessible à tous. En un mot, il ne présuppose pas de clefs de lecture pour accéder à sa compréhension.

Ce tableau idyllique appelle cependant de la nuance. Le mythe est une histoire, certes, mais dont il faut saisir l'intention et la fonction. Or, bien souvent, les essais pour utiliser les mythes de Platon éclipsent ces dernières au profit de la dimension narrative. Au lieu de lire le texte, on le raconte, ce qui produit deux écueils. D'une part, on déforme le propos à la faveur de l'histoire qu'on souhaite construire. D'autre part, on confond le mythe avec la fable et on lui cherche une morale, comme si Platon avait voulu fairela leçon. Ensuite, à croire que Platon nous autorise à réserver le mythe à un jeune public, on oublie que lui-même s'adressait à la part enfantine chez son lecteur. C'est bien à des adultes qu'il parle, même s'il fait appel au goût pour l'histoire dont chacun conserve la trace. Enfin, on confond régulièrement différents types narratifs auxquels Platon recourt, sans remarquer qu'il ne les présente pas comme des mythes : la Caverne en offre un bel exemple (j'y reviens).

Mais le mythe n'est pas davantage autonome et autosuffisant. Platon n'a pas écrit des mythes in abstracto. Il les a intégrés dans des dialogues, qui sont des constructions complexes articulées autour d'un fil argumentatif. Le mythe constitue ainsi un moment narratif dans un mouvement plus large de la pensée. Il faut dès lors veiller à le replacer dans son contexte et à expliquer sa fonction dans le processus global de pensée, sous peine de passer à côté de la grille de lecture qui permet de l'analyser.

Enfin, le mythe est bel et bien technique. Il est traversé de références à la tradition antérieure ou d'allusions à des épisodes contemporains, dont le décryptage suppose de disposer du même bagage culturel que son lecteur original. Il faut se rappeler que ce mythe est écrit par un auteur pris dans une histoire et se garder de toute interprétation universalisante ou, pire encore, menée de notre propre point de vue. Qui plus est, il lui arrive aussi d'user de termes techniques - sans jamais, il est vrai, devenir jargonant. C'est le cas, par exemple, de la phronèsis que le mythe du Politique attribue au monde : pourquoi diable Platon considère-t-il que le cosmos possède une forme de "pensée raisonnable"2 ?

Pour illustrer ces mises en garde, prenons la Caverne. Cette histoire de trois pages, dans une République qui en compte trois cents, est en réalité la mise en récit dans un cadre politique d'un classement des formes de savoir - conjecture, foi, réflexion et intelligence. Elle ne comporte aucune morale, mais elle conduit bien une leçon : elle est une manière de mettre en scène notre rapport au savoir et à la politique, dans le but de l'interroger. Enfin, elle n'est pas un mythe à proprement parler, où des dieux interviendraient à la faveur d'événements extraordinaires. Elle est plutôt une allégorie - une transposition figurative représentant des éléments abstraits, les modes de la connaissance et notre rapport à eux. On est loin du tableau qui prête à Platon l'idée que nous vivons dans un monde d'ombres et d'illusions, asservis par de puissants manipulateurs et empêchés de nous libérer pour rejoindre un monde plus vrai, plus beau.

Un tel constat vaudrait également pour le mythe d'Aristophane dans le Banquet, qui a imposé à l'imaginaire occidental l'idée d'une âme-soeur. Replacée dans son contexte, l'histoire semble toutefois moins romantique, puisqu'elle est racontée par une poète comique ivre, pris de hoquet, dont le seul but est de raconter une farce destinée à amuser les autres convives. Que dire encore du mythe de l'Atlantide, cette fiction politique forgée de toutes pièces par Platon dans le Timée et le Critias, qui continue pourtant à alimenter les hypothèses les plus folles ?

Cela signifie-t-il qu'il faut renoncer à se servir des mythes platoniciens pour les discussions philosophiques, au prétexte qu'ils seraient trop complexes ou trop purs ? Il me semble plutôt que ces remarques ouvrent à une lecture plus riche. Car ces mythes méritent d'être lus, et même relus. Il suffit simplement de savoir comment le faire. Esquissons quelques pistes.

II) Comment lire un mythe

Comment définir le mythe chez Platon ? Le mythe est un épisode narratif qui interrompt le dialogue pour problématiser, sur le registre du récit, un sujet qui ne peut l'être sur un autre mode de la dialectique (définition, division, paradigme). Le mythe ne constitue pas une alternative à la dialectique, qui est (la méthode de) la pensée elle-même, mais le processus même de la pensée sous une forme qui fait davantage appel à l'imagination et aux affects, autrement dit à une mise en image qui révélera davantage le caractère construit de certaines de nos évidences, quand le dialogue par question et réponse n'y est pas parvenu3.

Or le mythe n'est pas une invention de Platon. C'est un objet classique de la culture grecque, qui fait appel à des codes et à des schèmes convenus - la généalogie et la parenté, par exemple. C'est une histoire qui se transmet, faisant l'objet d'une réécriture et de références à des formes plus anciennes des mêmes récits : sur la base d'un fonds narratif connu, son auteur jouit d'une grande liberté d'adaptation. Pensons aux versions des mêmes épisodes mythiques que racontent Euripide ou Sophocle, chacun à sa manière, parfois même différemment d'une pièce à l'autre. D'ordinaire, le mythe fait intervenir les dieux, qui doivent être pris pour ce qu'ils représentent. Dès lors, quand Platon écrit des mythes, c'est avec ce modèle en tête, empruntant certains des codes familiers à son lecteur.

Dans ces conditions, pour comprendre un mythe platonicien, il faut :

  • le remettre dans le contexte historique et socio-culturel de son énonciation ;
  • le replacer dans son contexte narratif et mettre en évidence sa fonction : à quelle question entend-il apporter une réponse ?
  • se demander pourquoi Platon utilise le mythe plutôt que le dialogue par question et réponse à ce moment-là.

On devine directement le risque que comporte une telle approche herméneutique : basculer dans le commentaire de texte classique, où ce qui était d'abord ludique, facile, devient technique et rébarbatif. Aussi l'échappatoire que je propose implique-t-elle d'envisager le mythe pour sa forme avant de l'étudier dans son contenu. C'est la perspective d'une philosophie du mythe qui vise à en saisir la fonction avant d'entrer dans le détail de son interprétation. Son intérêt se situe à deux niveaux : sur le plan de l'historiographie philosophique, elle vise à saisir le rôledu mythe chez Platon ; sur le plan philosophique, elle permet de cerner l'usage et les possibilités du mythe en général, c'est-à-dire la portée philosophique des formes narratives et leur utilisaton dans le cadre d'une pratique philo. En d'autres termes, avant de se focaliser sur le contenu des mythes, il me semble plus pertinent de s'intéresser à leur usage et à leur fonction.

III) À quoi sert un mythe

L'exercice présenté constitue donc un travail préparatoire à une analyse plus fine du mythe. Il suppose de comparer plusieurs usages possibles, en l'occurrence le mythe platonicien et la pratique qui le précède, afin de mettre en évidence les propriétés de chacun et, du même coup, les moyens de les interpréter. Dans ce qui suit, je présenterai successivement quelques éléments essentiels du mythe grec puis du mythe platonicien, pour en relever les particularités respectives et rendre ainsi possible un travail à partir du mythe, grâce aux ressources de la comparaison.

A) Le mythe dans la culture grecque avant Platon

Dans la tradition grecque, le mythe se présente comme un récit qui fait intervenir des dieux et met en oeuvre des modèles explicatifs simples et familiers (les schèmes) dans le but de rendre compréhensible un phénomène, à la fois pour l'expliquer et l'accepter. Or, pour produire cette explication raisonnée de l'organisation du monde, il recourt à des procédés de travestissement, qui impliquent un décryptage de la part des lecteurs ou auditeurs. Le message d'un mythe n'est jamais immédiat : il se donne masqué, sous des voiles qu'il faut savoir lever. Les plus courants, mais aussi les plus simples, sont le schème de la violence (qui présente des conflits entre dieux aboutissant, par leur résolution, à la répartition des puissances dans le monde) et le schème de la parenté (qui, par la généalogie, manifeste les relations de dépendance structurelle entre les parties du monde).

La Théogonie d'Hésiode en offre plusieurs exemples, tel l'épisode de la naissance des dieux Olympiens(Zeus, Poséïdon, Hadès, Héra, Dèmèter et Hestia). L'extrait présente la descendance des deux Titans, Rhéia et Cronos (eux-mêmes nés de l'union du Ciel et de la Terre) et le combat qui oppose ce dernier à son dernier né, Zeus :

Rhéia, domptée par Cronos, lui enfanta de glorieux enfants : Histiè du Foyer, Dèmèter, Hèrè aux sandales d'or, ainsi qu'Hadès le Fort (celui qui, sous le sol, a ses demeures, coeur impitoyable), le retentissant Ébranleur de la Terre et Zeus maître de l'idée, père des dieux et des hommes, dont le tonnerre fait aussi trembler la vaste terre. Et ceux-là, le grand Cronos les avalait tout rond, sitôt que chacun, quittant les entrailles sacrées de sa mère, arrivait à ses genoux - cela, avec cette pensée en tête : qu'aucun des admirables descendants du Ciel, que personne d'autre que lui, parmi les immortels, ne détînt les honneurs royaux. Il tenait en effet de la Terre et du Ciel étoilé qu'il devait fatalement, soumis à son propre fils, se retrouver dompté, tout puissant qu'il était - en vertu des vouloirs du grand Zeus. Aussi ne montait-il pas la garde en aveugle, mais, toujours aux aguets, il avalait tout rond ses propres enfants. Et Rhéia, à son deuil, ne trouvait pas d'oubli.

Mais au moment où c'était Zeus, père des dieux et des hommes, qu'elle allait enfanter, la voilà qui, alors, suppliait ses parents (ses parents à elle : la Terre et le Ciel étoilé) de réfléchir avec elle à une idée qui pût l'aider à se faire oublier au moment d'enfanter son fils - et à faire payer le prix dû aux Érinyes de son père et des enfants qu'avalait tout rond le grand Cronos aux idées retorses. Eux, à bien écouter leur fille, se laissaient convaincre : ils lui expliquèrent tout ce qui devait fatalement arriver concernant le roi Cronos et son fils, cet être plein de puissance. Ils l'envoyèrent à Lyctos, au gras pays de Crète, au moment où elle allait enfanter, bon cadet, le dernier de ses enfants, le grand Zeus. Celui-là, pour elle, c'est l'énorme Terre qui le reçut, dans la vaste Crète, pour l'élever et le dorloter. C'est là qu'elle était arrivée, quand elle l'emportait à travers la nuit noire, rapide : d'abord à Lyctos. Et elle le cacha, le prenant dans ses mains, dans une grotte gigantesque, au fond des cachettes de la terre divine, dans le mont Égéon, sous l'épais couvert de ses forts. Puis, à l'autre : emmaillotant une grande pierre, elle le remit au fils du Ciel, au grand maître et seigneur, au roi des premiers dieux. C'est celle-ci qu'alors il saisit de ses mains et mit en sûreté au fond de ses entrailles, le misérable ! sans même s'apercevoir ni penser qu'il avait derrière lui, désormais, (au lieu de la pierre) son propre fils invincible et à l'abri de tout chagrin : il lui restait ; c'est lui qui allait bientôt, le domptant de vive violence et de ses mains, le chasser, l'arracher à ses honneurs : être lui-même à l'avenir maître et seigneur parmi les immortels.

Or c'est bien vite, ensuite, que la force ardente et les membres glorieux de ce maître et seigneur grandissaient ; et, avec le retour de l'année, sur les suggestions longuement méditées de la Terre, victime de leur ruse, il recracha sa progéniture, le grand Cronos aux idées retorses, vaincu par le savoir-faire et la violence de son propre fils ! Et en premier lieu il vomit la pierre, puisqu'il l'avait avalée en dernier. Celle-là, Zeus la fixa sur le sol aux larges routes, à Pythô la divine, au fond des vallons du Parnasse, pour qu'elle fût désormais un signe - une merveille pour les humains mortels. Puis il délivra les frères de son père des liens pernicieux qui les retenaient - les fils du Ciel que leur père avait chargés de liens dans l'égarement de son esprit. Eux, vis-à-vis de lui, gardèrent mémoire et reconnaissance de ces bienfaits : ils lui donnèrent le tonnerre, la foudre brûlante et l'éclair (auparavant l'énorme Terre les avait tenus cachés). C'est à cela qu'il se fie pour être, sur les mortels, comme sur les immortels, maître et seigneur4.

Cet épisode fait appel aux deux schèmes évoqués précédemment : la parenté et la violence.

La généalogie montre que les dieux Olympiens sont issus des Titans et, par conséquent, que les puissances que symbolisent les premiers dépendent de celles que symbolisent les seconds - ou celles dont ces derniers sont eux-mêmes issus. Par exemple, pour que le tonnerre (Zeus), les phénomènes marins (Poséïdon) ou l'agriculture (Dèmèter) surviennent, doivent au préalable exister la Terre (Gaïa) et le Ciel (Ouranos), ainsi que les dieux liés au temps qui en sont issus (Cronos et Rhéia). La généalogie met ainsi en évidence les liens de dépendance causale entre les phénomènes naturels.

Sur le plan de la violence, cet extrait souligne que, si Zeus règne sur le monde des hommes et des dieux, c'est parce qu'il a eu l'audace de se dresser contre son père et l'a emporté dans le conflit qui en a suivi. Celui-ci doit désormais se contenter de régner sur les Îles des Bienheureux tout comme son propre père, Ouranos, le premier roi des dieux, voit son pouvoir limité au Ciel. De cette répartition des puissances, il résulte une forme de légitimation de l'ordre politique, où celui qui a imposé aux autres son autorité pour accomplir par la force un acte au service du groupe en est le chef légitime. Nous vivons en effet sous le règne de Zeus, c'est donc son modèle qui prévaut.

On le voit, le mythe hésiodique remplit un rôle d'organisation et de structuration par le récit. En décrivant les choses telles qu'elles apparaissent et en décortiquant leurs articulations, il aide à mieux comprendre leur fonctionnement et, en un sens, à les légitimer. Ce mythe traditionnel n'a donc pas pour fonction d'instituer un ordre nouveau, mais bien de légitimer un ordre social et politique, tout en permettant aux hommes de se situer dans le monde et de voir comment agir sur lui (par le biais de rites, de prières, etc.).

B) Le mythe chez Platon

Chez Platon, le mythe remplit davantage une fonction critique. La narration et le mouvement qu'elle crée servent à mettre en évidence un problème et à le décortiquer, afin de proposer une alternative.

Prenons pour exemple le mythe du Politique, car il fait écho au conflit entre Cronos et Zeus. S'agissant du contexte, il survient pour corriger une erreur dans la division initiale de la science politique, dont la définition fait l'objet du dialogue. Le protagoniste, l'Étranger, s'est d'abord appuyé sur le pastorat divin et a donc pris pour modèle l'art de prendre soin d'un troupeau. Au moment de se pencher sur le type d'animaux sur lequel porte la politique, les hommes, il butte sur un problème : d'autres arts peuvent revendiquer le soin des hommes, tels que l'agriculture, la boulangerie, la médecine, etc. L'art politique perd ainsi ce qui est censé assurer sa spécificité. Il s'agit donc de lui trouver un modèle qui sorte du schéma pastoral. Arrivé à ce stade, l'Étranger propose de raconter un mythe destiné à découvrir cette alternative :

- Il faut donc prendre un autre point de départ et cheminer en suivant une autre route.

- Laquelle ?

- En y mêlant quelque chose comme du jeu. Car il nous faut utiliser une large portion d'un mythe grandiose et pour ce qui reste, comme nous l'avons fait précédemment, couper chaque fois une partie d'une partie et ainsi atteindre jusqu'à son extrême pointe l'objet cherché. Il le faut, n'est-ce pas ?

- Oui, absolument.

- Eh bien, prête toute ton attention à ce mythe de mon invention, comme font les enfants ; il n'y a d'ailleurs pas tant d'années que tu es sorti des jeux de l'enfance !

- Tu n'as qu'à parler !

- Il y avait donc une fois et il y aura encore, entre autres légendes du temps jadis, celle notamment du prodige lié à la querelle d'Atrée et de Thyeste. J'imagine que tu as entendu ce qu'on raconte être arrivé et que tu t'en souviens ?

- Tu veux sans doute parler de ce signe divin qu'était la brebis à toison d'or ?

- Pas du tout, mais de celui de l'interversion du coucher et du lever du soleil et des autres astres : là où ils se lèvent maintenant, c'est là qu'ils se couchaient alors et ils se levaient au point opposé ; c'est à ce moment que le dieu, pour témoigner en faveur d'Atrée, renversa leur cours en celui qui existe actuellement5.

Ce passage montre comment le mythe interrompt le processus dialogique afin d'envisager la question sous un angle différent, étant donné que la recherche de la définition par la méthode de division se heurte à une difficulté de laquelle elle ne parvient pas à s'extirper. Il est d'emblée présenté comme un interlude destiné à rendre à nouveau possible le processus de définition par division. Il n'est donc pas étranger au fonctionnement même de la dialectique.

Mais il illustre également, de façon explicite, que le mythe constitue une création à partir de plusieurs légendes antérieures. Il ne s'agit pas d'inventer une histoire de toutes pièces, mais de partir d'un fonds existant pour produire un récit original par l'organisation nouvelle d'épisodes connus. En l'occurrence, Platon mêle trois histoires dont le ressort politique est manifeste : la querelle d'Atrée et de Thyeste pour la souveraineté politique, qui fait intervenir les mythèmes de la toison d'or et de l'inversion du cycle du soleil ; l'alternance entre les règnes de Cronos et de Zeus, qui introduit les souvenirs du mythe de l'âge d'or et du pastorat divin ; le récit des Fils de la Terre, qui renvoie au fantasme de l'autochtonie. Ces trois fragments placent directement le débat dans le signe de la souveraineté et de la fiction destinée à la rendre acceptable.

Pour manifester les principes de la véritable science politique, le mythe présente ensuite une alternance entre deux âges : l'un sous la domination de Cronos, l'autre sous la domination de Zeus. Regardons d'abord l'âge de Cronos.

Mais ce que tu demandais, à quel moment tout naît spontanément pour les hommes, cela ne caractérise pas du tout le mouvement céleste actuel mais appartenait aussi au mouvement antérieur. Alors, en effet, c'est sa révolution circulaire que le dieu dirigeait dans un premier temps et il en prenait entièrement soin, comme cela se passe à présent de la même façon pour les régions, les parties du monde étant totalement réparties entre eux par les dieux qui les gouvernent. Et naturellement, les vivants aussi avaient été répartis en genres et en troupeaux par des démons - sortes de pasteurs divins dont chacun subvenait indépendamment à tous les besoins de ceux qu'il paissait ; aussi n'y avait-il pas d'espèce sauvage, aucune ne servait de nourriture à une autre ; entre elles, ni guerre ni dissension d'aucune sorte.

Quant aux autres conséquences d'une telle organisation, il y en aurait des milliers et milliers à énumérer. Mais pour en arriver à ce qu'on raconte de la vie des hommes et du mode spontané de son existence, voici à peu près comment on peut l'expliquer : un dieu lui-même les faisait paître et les dirigeait, tout comme à présent les hommes, espèce animale différente et plus divine, font paître les autres espèces animales qui leur sont inférieures. Comme c'est un dieu qui les faisait paître, nul besoin de constitution politique, ni de posséder femmes et enfants puisque, sortant de la terre, ils revenaient tous à la vie, sans garder aucun souvenir du passé. Mais s'il n'y avait rien de tout cela, en revanche, ils avaient à profusion les fruits des arbres et d'innombrables taillis, fruits qui poussaient sans être cultivés mais fournis spontanément par la terre. Ils vivaient nus, dormaient le plus souvent sans lit, à la belle étoile, car les saisons avaient été tempérées pour leur éviter de souffrir, et molles étaient leurs couches, faites de l'herbe foisonnante qui poussait de la terre. La vie dont tu viens de m'entendre parler, Socrate, est la vie que l'on menait sous le règne de Cronos. Quant à celle qu'on dit être menée sous le règne de Zeus, la vie de maintenant, tu as bien toi-même conscience qu'elle t'est présente. Est-ce que tu te sentirais capable et accepterais de juger laquelle des deux est la plus heureuse6 ?

Platon donne une description de l'humanité qui nous est antérieure et inverse. Commençons par une observation biologique. Au lieu de vieillir, les hommes rajeunissent, ce qui bouleverse le processus de génération : ils ne doivent plus s'unir pour se reproduire, puisqu'ils naissent par génération spontanée à partir de la terre - ce qui souligne combien ce qui est normalement une obsession pour l'humanité (qui tend à devenir immortelle) devient alors une préoccupation tout à fait inutile. Ils seraient ainsi libérés de cette toute première contrainte et, par conséquent, dans une meilleure disposition pour se livrer à la philosophie. Or la présentation laisse à penser que le rajeunissement du corps entraine un rajeunissement de l'âme : les facultés intellectuelles, la mémoire en premier, tendent à s'évanouir avec l'inversion du temps.

Sur le plan politique, le rapport des dieux aux hommes est clairement pastoral. Les seconds sont sous la responsabilité des premiers, comme le sont toutes les espèces animales. L'homme et l'animal sont ainsi sur un pied d'égalité. La première conséquence est l'absence de guerres, non seulement entre les hommes, mais aussi avec les animaux. L'âge de Cronos s'avère un état irénique, qui est également apolitique : l'homme bétail sous Cronos s'oppose à l'homme actuel, supérieur aux bêtes qu'il a domestiquées. Cette différence de statut doit en réalité se comprendre de façon plus descriptive que normative : elle correspond à la façon dont les hommes perçoivent cette relation. Autrement dit, l'une des manifestations de la vie et de la politique actuelles est la façon dont les hommes conçoivent leur supériorité par rapport aux animaux.

La deuxième conséquence est l'absence de constitution et de politique en général, puisque le dieu prend soin de l'homme. L'âge de Kronos est donc bien apolitique, un âge de prospérité où la nature fournit le nécessaire à la subsistance. C'est le genre de vie qui correspond à l'âge d'or chez Hésiode, un âge sans structure sociale, familiale ni politique, mais aussi sans souvenir du passé. On peut évidemment douter que Platon considère cette vie comme digne d'être vécue, puisque les hommes sont assimilés à du bétail que paissent les dieux. Le pastorat divin privel'homme de la capacité à se gouverner nécessaire à l'émergence de l'autonomie politique. Aussi plaisant soit-il, un âge sous la conduite directe du dieu n'en demeure pas moins incompatible avec la politique.

Qu'en est-il à présent de l'âge de Zeus ?

Quand en effet le Monde se renversa à nouveau et s'engagea sur la voie menant au mode de génération actuel, le cours des âges s'arrêta une fois encore et provoqua, pour ceux qui vivaient alors, des phénomènes nouveaux et contraires aux précédents. Ceux des vivants que leur petite taille condamnait, ou peu s'en faut, à disparaître se remirent à croître, tandis que les corps tout juste nés de la terre avec des cheveux blancs mouraient à nouveau et y retournaient. [...]

Pour les autres bêtes, passer en revue les circonstances à la suite desquelles et les causes en vertu desquelles chaque espèce a subi des changements réclameraient un exposé bien trop abondant et trop long. Mais pour les hommes, ce sera plus court et plus à propos. Car, privés du soin du démon qui nous avait en partage et nous paissait, comme toutes celles des bêtes dont les natures étaient agressives étaient devenues sauvages, les hommes, par eux-mêmes faibles et privés de protection, étaient par elles mis en pièces ; qui plus est, dans les premiers temps, ils étaient encore sans industrie et sans arts, de sorte que, la nourriture ne s'offrant plus d'elle-même, ils ignoraient encore comment se la procurer, faute d'avoir connu auparavant la pression du besoin. En conséquence de tout cela, ils étaient en proie à de grandes difficultés. Telle est l'origine des dons que, selon d'antiques légendes, des dieux nous ont offerts, en y joignant l'enseignement et l'apprentissage indispensables : le feu, don de Prométhée, les arts, dons d'Héphaïstos et de sa collaboratrice, les semences enfin, et les plantes, présents d'autres dieux. Tout ce qui a aidé à l'équipement de la vie humaine est né de ces dons, puisque, ainsi que l'on vient de le dire, le soin dispensé par les dieux faisait défaut aux hommes et qu'ils étaient bien obligés d'assurer leur existence par eux-mêmes et, à l'instar du Monde tout entier, de prendre eux-mêmes soin d'eux-mêmes. Car c'est en imitant ce monde et en suivant son cours que, pour l'éternité du temps, nous vivons et croissons à présent de cette façon et jadis de l'autre.

Mettons donc un terme à notre fable et faisons en sorte qu'elle nous soit utile pour voir à quel point nous nous sommes trompés dans notre présentation du roi et du politique lors de notre précédent discours7.

À l'âge de Zeus, les hommes se retrouvent privés de ressources et démunis face aux animaux, contraints de subvenir à leurs propres besoins et à leur subsistance, sans parvenir à s'unir, bien que ce soit la condition à laquelle ils résisteront aux bêtes. Car le premier besoin est désormais la perpétuation de l'espèce, par la reproduction. Or la génération sexuée présente l'avantage de la mémoire et de la transmission, à la fois génétique et culturelle, nécessaires à l'existence de la philosophie, que la génération spontanée rendait en quelque sorte impossible. De ce point de vue, cet âge est plus propice à la philosophie.

Mais il comporte un véritable risque, car les appariements entrainent des erreurs de casting, qui se perpétuent sur des générations.Aussi le mythe révèle-t-il la condition d'émergence de la politique, en même temps que sa fonction : intervenir dans les unions, sous peine pour l'homme de courir à sa perte ou de s'entretuer. Le rôle de la politique sera ainsi de tisser des liens et de nouer des unions.

Alors que le dieu a abandonné son rôle pastoral, laissant la possibilité d'une autonomie, cet âge ne semble pas encore devenu politique. En un sens, il est même antipolitique, au sens où les actes des hommes s'opposent à la mise en place d'une politique véritable. De ce point de vue, ce mythe soulève la question cruciale de savoir à quelle condition la politique est possible. Il n'en demeure pas moins un mythe, une fiction, qu'il ne faut donc pas considérer comme la description fidèle de l'histoire humaine. Mais la question reste nécessaire : pourquoi ce mythe ? Pour montrer qu'aucune de ces deux situations ne rend possible la véritable politique, mais pour des raisons bien différentes. L'âge de Kronos est apolitique, au sens où le pastorat divin rend inutile toute activité politique, mais aussi où la vie de loisir ne conduit pas les hommes à s'interroger sur la politique. L'âge abandonné du dieu, celui de Zeus, est quant à lui un âge anti-politique, au sens où, si la politique devient possible, ce qu'y font les hommes, et qui est en un sens la manière dont vivent encore les lecteurs auxquels s'adresse Platon, s'oppose à l'instauration de la véritable politique. Il souligne donc la nécessité de l'avènement d'une autre pratique et d'un autre type de pastorat politique. En conclusion, en montrant l'incapacité de ces deux âges à être véritablement politiques, le mythe met en perspective la situation où vivent les contemporains de Platon et, ce faisant, il parvient à montrer quelles sont les conditions favorables à l'existence d'une politique véritable.

Cet usage du mythe ne remplit plus seulement une fonction descriptive, mais il en appelle à une interrogation et à un dépassement, voire à une forme de normativité.

C) Mise en pratique de cette différence

Pour mettre en pratique cette théorie du mythe et comprendre ses mécanismes, je suggère l'exercice suivant. Il s'agira d'écrire un mythe, seul ou en groupe (par deux ou trois), au cours d'un atelier d'écriture de 20 à 50 minutes. Pour écrire leur mythe, les participants seront attentifs à trois consignes :

  1. définir un phénomène à expliquer ou à mettre en lumière
  2. choisir un des deux modes du mythe présenté ci-dessus :
    a) le mode platonicien, qui vise à déconstruire une évidence afin de la mettre en discussion et la problématiser.
    b) le mode hésiodique, qui consiste à expliquer une réalité au moyen de schèmes en faisant apparaître ses articulations et ses liens de causalité.
  3. ne pas confondre
    a) le mythe et la fable (ou le conte) : le mythe ne dissimule pas une morale, mais vise à problématiser ou à expliquer
    b) le mythe et l'allégorie : le mythe fait appel à des phénomènes surnaturels, le plus souvent symbolisés par des personnages divins

Lors de la mise en commun, chaque groupe ou participant est invité à lire son mythe, sans dévoiler ni le phénomène qu'il souhaite illustrer ni le mode qu'il aura choisi. Les autres doivent tenter de le deviner, ce qui est une manière de vérifier la compréhension de la différence entre les deux procédés narratifs.


(1) Par exemple, Platon, Protagoras, 320c : "Dois-je, pour ce faire, m'adresser à vous comme un vieillard qui parle à des jeunes gens et vous raconter une belle histoire ou dois-je me lancer dans un raisonnement ?" ; Politique, 268e : "Eh bien, prête toute ton attention à ce mythe de mon invention, comme font les enfants ; il n'y a d'ailleurs pas tant d'années que tu es sorti des jeux de l'enfance !" (trad. M. Dixsaut et al., Paris, Vrin, 2018).

(2) Platon, Politique, 269d.

(3) Pour une étude des visages de la dialectique, S Delcomminette, "Exemple, analogie et paradigme. Le paradigmatisme dialectique de Platon", Philosophie Antique, 13, 2013, p. 147-169. L'étude la plus complète en français sur le mythe chez Platon reste certainement celle de L. Brisson, Platon, les mots et les mythes. Comment et pourquoi Platon nomma le mythe ?, Paris, La Découverte, 1994.

(4) Hésiode, Théogonie, v.453-506 (trad. A. Bonnafé, Paris, Rivages, 1993).

(5) Platon, Politique, 268d-269a (trad. M. Dixsaut et al.). Pour une analyse plus approfondie de mythe, je renvoie à M. Dixsaut et al., Platon. Politique, Paris, Vrin, 2018, p. 333-382 ; et à D. El Murr, Savoir et gouverner. Essai sur la science politique platonicienne, Paris, Vrin, 2014, p. 143-188.

(6) Platon, Politique, 271d-272b (trad. M. Dixsaut et al.).

(7) Platon, Politique, 273e-274e (trad. M. Dixsaut et al.).

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