Revue

Une approche castoriadienne de la pratique démocratique de la philosophie à l'école

I) Introduction

Nous savons que les activités de classe qui gravitent autour de la philosophie sont variées tant dans leurs formes que dans les objectifs qu'elles se fixent. Mais nous pouvons aussi noter que la plupart des enseignants engagés dans ces pratiques utilisent non seulement le terme "philosophie" pour désigner ces pratiques, mais que beaucoup y ajoutent le qualificatif de "démocratique" (Tozzi, 2012). Et par ailleurs, lorsque ce n'est pas le cas, toutes ces activités, hautement sociales et cognitives (Auriac, 2007), s'inscrivent dans le cadre de l'école républicaine qui, elle-même, prend forme dans une société qui se veut démocratique. Cet élément a été renforcé ces dernières années par l'apparition dans les programmes officiels de l'Education Nationale de la pratique de la DVP au cycle 3 de l'école élémentaire dans le cadre de l'Enseignement Moral et Civique (MEN, 2015/2018). Il semble donc essentiel d'élucider les rapports que peuvent entretenir la philosophie comme praxis, les principes démocratiques et la pratique de la philosophie à l'école primaire.

Pour cela nous voudrions interroger les fondements philosophiques des pratiques scolaires de la philosophie dans le cadre plus large de l'histoire de la philosophie. Dans ce but, nous nous appuierons essentiellement sur les travaux du philosophe de l'autonomie et spécialiste du monde grec antique, Cornelius Castoriadis (1922-1997). En effet, il fut l'un des philosophes essentiels du XXe siècle à repenser l'activité démocratique dans la perspective de l'autonomie individuelle et collective. Pour cela, il s'est appuyé sur les principes démocratiques d'origine en les considérant comme des "germes" capables de nous aider à repenser les pratiques démocratiques à venir.

Et pour notre part, nous voudrions ici articuler ces "germes" à la pratique de la philosophie à l'école primaire à travers la mise en place de Discussions à Visée Philosophique (DVP).

La recherche universitaire s'est déjà intéressée à cette question, en s'attachant à la question des fondements philosophiques de la DVP. Mais les chercheurs qui ont abordé ce sujet ont travaillé essentiellement dans une perspective éthique, que ce soit par exemple Usclat (2008) avec l'éthique communicationnelle d'Habermas, ou Agostini (2010) avec Montaigne, dans la perspective d'une l'éducation à la tolérance dans le cadre d'une éducation à la citoyenneté. Or, interroger philosophiquement les "procédures discussionnelles" utilisées lors des séances de DVP, ou effectuer une approche principalement éthique de la pratique pédagogique de la philosophie ne nous semblent pas l'unique axe pouvant fonder philosophiquement la DVP. En effet, ces approches ne nous permettent pas de mettre au jour ce qui fonde ontologiquement la philosophie comme praxis, ce que nous propose l'approche proposée par Castoriadis, en s'appuyant sur ce qui a fondé l'émergence de la philosophie et de la démocratie il y a plus de 2500 ans, dans la Grèce tout d'abord coloniale puis à Athènes.

De plus, une approche essentiellement éthique de la pratique philosophique implique une séparation radicale entre individu et société, séparation que nous souhaiterions, ici, remettre en cause. Nous voudrions, en effet, pour notre part, appréhender la pratique de la DVP dans ses enjeux plus architectoniques pour reprendre les termes d'Aristote, c'est-à-dire dans ses enjeux politiques. Aussi souhaiterions-nous travailler sur les dimensions instituantes et surtout auto-instituantes que peut permettre la pratique de la DVP en classe. Nous pensons en effet que pour qu'une activité philosophique puisse réellement voir le jour il faut, au-delà des procédures mises en oeuvre, un environnement propice et que cet environnement ne peut qu'avoir un rapport étroit avec l'auto-institution autrement dit avec le processus démocratique.

II) Entre Philosophie et Démocratie

Associer les termes "philosophie" et "démocratie" ne va pas de soi au vu de l'histoire de la philosophie elle-même. La question fait, pour le moins, débat, tant nombre de philosophes se sont méfiés ou même se sont opposés à la démocratie et à ses principes. Tozzi (2012c) nous rappelle à ce propos que "Platon est un aristocrate, Aristote admettait l'esclavage, Hobbes prônait un Etat fort, Hegel admirait Napoléon, Nietzsche fustigeait les démocrates, Heidegger s'était inscrit au parti nazi etc." (Tozzi, 2012).

Au regard de la longue et prestigieuse liste des philosophes non démocrates ou antidémocrates, on peut penser qu'il n'y a pas de corrélation évidente entre démocratie et philosophie. Cependant, plus que les conceptions de certains philosophes sur la question de la démocratie, nous voudrions questionner les pratiques philosophiques et démocratiques pour elles-mêmes.

Nous proposons dans un même mouvement d'élucider les relations qu'entretiennent ces deux pratiques et de voir, dans un premier temps, s'il est possible réellement de les conjuguer et, dans un deuxième temps, si elles ont leur place dans une pratique scolaire de la philosophie sous la forme de la DVP, ou de la DVDP (Discussion à Visée Démocratique et Philosophique), pour reprendre l'acronyme utilisé par certains.

A) Castoriadis et la question de la démocratie

Pour entrevoir cette relation, nous devons commencer par nous interroger le plus radicalement possible sur les fondements de la pratique philosophique. Il s'agit pour nous d'aller aux racines à la fois historiques et ontologiques des pratiques philosophiques et démocratiques. Pour cela, nous utiliserons l'éclairage fourni par les travaux de Cornélius Castoriadis. Les séminaires de l'EHESS qu'il a conduits de 1982 à 1984, et qui ont été publiés à partir de 2004, seront notre principale source d'information. Mais ces textes ne seront pas les seuls, tant toute l'oeuvre de Castoriadis fait référence à la question des origines de la philosophie et de la démocratie dans une perspective d'autonomie individuelle et collective. En effet, après avoir travaillé, au sortir de la seconde guerre mondiale, dans le cadre du marxisme hétérodoxe et milité au sein d'organisations trotskistes, le co-fondateur de Socialisme ou Barbarie a construit ensuite une critique "révolutionnaire" du marxisme et repensé l'émancipation humaine à travers le concept d'autonomie. La démocratie directe athénienne comme le conseillisme ouvrier sont alors les grandes sources d'inspiration de Castoriadis dans sa recherche de ce qui pourrait fonder une société réellement autonome. Refusant de voir l'émancipation des hommes comme la résultante de la simple dialectique des forces productives, comme y invite Marx, Castoriadis replace au centre des capacités émancipatrices l'"imaginaire collectif instituant", et plus particulièrement la question de la démocratie au sein de cet imaginaire.

B) Des origines de la démocratie et de la philosophie

La première source d'étonnement et d'interrogation est de constater que philosophie et démocratie apparaissent toutes deux de façon concomitante. Cette concordance dans le temps serait-elle simplement due à une contingence historique ou relèverait-elle aussi de l'ontologique de ces deux créations ? Et dans ce cas-là quel est le soubassement ontologique de cette double appartenance ? C'est, nous semble-t-il, en cherchant les racines de ces deux praxis que nous pourrons clarifier les liens qu'entretiennent philosophie et démocratie et que nous pourrons voir à quelles conditions "pratique philosophique" et "processus démocratique" peuvent être conciliés.

Si donc historiquement la philosophie et la démocratie apparaissaient en un même lieu à une même période, elles n'apparaissent pas seules non-plus. En effet, la science (avec Thalès de Milet par exemple) et l'histoire (avec Hérodote puis Thucydide) voient aussi le jour à la même époque. Toutes ces créations sociales-historiques viennent au monde, ensemble, autour des VIIIe et VIIe siècles avant Jésus-Christ sur le pourtour méditerranéen, entre les colonies d'Ionie, d'Abdère et d'Italie du sud avant d'entrer, à proprement dit, sur le sol grec (Hersch, 2002 : 11, 12). Mais pour notre part, et malgré tout l'intérêt que représenterait l'étude des relations entre Sciences et Philosophie ou entre Histoire et Philosophie, nous laisserons ces questions hors du champ de notre analyse, nous focalisant uniquement sur le rapport entre Philosophie et Démocratie.

"Miracle Grec" comme certains, depuis Renan (1883), nomment ce prodigieux moment de l'histoire de l'humanité. "Miracle" qui a lieu selon Jaspers (1954) dans ce moment plus vaste qu'il qualifie de "période axiale" ("Achsenzeit"), mais "miracle" qui occupe une place particulière dans notre histoire par les répercussions que celui-ci aura non seulement en Occident mais aussi dans le monde entier1. En effet, si nous devons nous concentrer sur les origines grecques de la philosophie et de la démocratie, c'est qu'aucune autre civilisation n'a créé un tel bouleversement. Ceci ne veut bien sûr pas dire que la philosophie ne se soit cantonnée qu'à l'espace grec. En Orient, par exemple, existe sur la même période une philosophie spéculative avec l'émergence du taoïsme ou du bouddhisme. Et de la même façon, cela ne veut pas dire que des éléments de vie démocratique n'aient pas vu le jour ailleurs ni auparavant (Graeber, 2004). D'autre part on sait ce que la démocratie athénienne doit au système esclavagiste et on connait les limites de cette démocratie avec la place dévolue aux femmes, aux métèques et aux esclaves entre autres, et ceci sans parler des enfants. Il ne s'agit pas pour nous d'y voir un quelconque modèle ni d'adopter un point de vue strictement helléno-centré mais, pour reprendre Castoriadis, d'y voir "le germe"de principes et d'institutions qui résonnent encore aujourd'hui pour celui ou celle qui se veut "démocrate" et qui considère les principes de celle-ci comme devant guider nos pratiques politiques.

En effet, il se passe à ce moment-là, en ce lieu-ci, une rupture radicale et unique : la loi et la tradition, jusqu'alors toutes deux transmises, sont pour la première fois objet d'interrogation quant à leur fondement, et cette interrogation irrigue l'ensemble de la vie sociale des Grecs. Un véritable changement paradigmatique est ainsi opéré et ceci changera le rapport de chacun des membres de la communauté à la fois aux savoirs et aux croyances (Veyne, 1983) mais aussi aux institutions politiques : "Il suffisait, pour acquérir ces vertus, de se conformer aux modèles transmis par la paideia avec, pour exemples, les grandes actions des ancêtres. Mais, là où ces vertus se transmettaient auparavant par mimétisme ou conformisme, là où personne ne se posait la question du bien-fondé de ces nomoi, nous savons que désormais, et de plus en plus, cette transmission de l'héritage ne s'opère plus sous cette forme quasi automatique [...] parce que les Grecs, grâce aux sophistes, se posent désormais de nouvelles questions sur le bien-fondé de leurs pratiques ou de celles de leurs pères" (David-Jougneau, 2010 : 43).

Tout commence bien avant les Sophistes, entre le VIII et le VIIe siècle, par l'observation des phénomènes qui entourent les hommes. Les premiers philosophes vont refuser ce que tout le monde acceptait auparavant, c'est-à-dire les explications mythologiques, et ceci même si celles-ci gardent un statut essentiel dans la société grecque. Or, la première constatation que feront ces philosophes sera que tout ce qui les entoure, tout ce qui nous entoure, ne cesse de changer (Hersch, 2002 : 11). Cette première observation va entraîner la recherche d'explications causales, d'un principe premier ainsi que la construction de systèmes de compréhension du monde. Cette double recherche devient ainsi une des premières exigences que formulent ces premiers "philosophes-scientifiques" (Dumont, 1988). Cependant, bien vite, la question se précise et devient la question du "principe premier", avec cette double question : au-delà de ce qui change, qu'est-ce qui ne change pas ? Et quelle est la cause première de tous ces changements ?

La recherche de ce principe premier (ou "arkhè")2 devient donc la préoccupation essentielle de ces philosophes que l'on appelle "présocratiques". Ces derniers veulent trouver, au-delà de la cosmogonie et du perceptible, un principe originel. Celui-ci est d'abord l'eau chez Thalès, puis l'air chez Anaximène, et plus tard le feu chez Héraclite, autrement dit le "logos" ("langage", "raison", "logique") à partir duquel "tout coule" : "Le feu est la forme première du logos. A Ephèse, pour la première fois, le vocable de Logos, dont les Milésiens avaient ignoré jusqu'à l'usage, se prend à signifier Raison, au double sens d'une part de raison d'être, principe d'explication, qui rend compte de devenir de la nature, et d'autre part de faculté humaine à raisonner, c'est-à-dire d'exprimer dans un discours la raison d'être des choses" (Dumont, 1988 : XIV).

Mais la grande rupture a déjà eu lieu avec le Milésien et disciple de Thalès, Anaximandre. En effet, pour Anaximandre, si l'on en croit le commentaire qu'en fait Simplicius, le principe premier est l'"apeiron", c'est-à-dire l'illimité, ou l'indéterminé. Ainsi si le monde n'est pas déterminé, il est inutile d'aller chercher un principe premier, un savoir unique et définitif. Mais d'un autre côté, il semble évident à tout observateur que le monde n'est pas qu'indétermination, sinon rien ne pourrait être dit sur celui-ci. Cette indétermination dont parle Anaximandre n'est donc pas "chaos" non plus. Entre une certaine déterminité et une indétermination certaine, le monde peut être à la fois objet d'interrogation et construction de sens. C'est ce que Castoriadis résume par : "La possibilité historique de la philosophie dépend du fait que le monde, à la fois, est et n'est pas pensable." (Castoriadis, 2004 : 170). L'indétermination du monde énoncée par Anaximandre devient donc source de l'interrogation philosophique comme possibilité de création de sens. Nous prenons ici le terme de création dans le sens défini par Castoriadis lorsqu'il parle de création sociale-historique à savoir de nouvel "eidos", tout à la fois nouvelle essence, nouvelle forme, nouvelles normes. C'est donc parce que le monde n'est ni chaos ni cosmos, ni totalement indéterminé ni réellement ordonné que l'interrogation a sa place et que la création de significations nouvelles peut voir le jour. Nous voyons d'ores et déjà ce que cette conception peut avoir d'heuristique dans ce que nous pouvons concevoir de la place et du rôle de la discussion dans "la mise en concept" du monde.

Et cette création, comme toutes les créations sociales-historiques, se fait dans ce que Castoriadis a appelé la rupture de "la clôture du sens" (Castoriadis, 1996 : 137). Il s'agit pour pouvoir interroger le monde, de rompre avec l' "imaginaire hérité" selon lequel une question peut trouver réponse unique autour d'un principe premier : Dieu, les Ancêtres, la Nature, la Raison ou encore, pour reprendre un thème contemporain, le Progrès Illimité ou les Lois du marché. Cette rupture de la "clôture du sens" permet d'interroger et éventuellement de remettre en cause ce qui est donné par héritage. Certes, cette rupture ne peut se faire de façon totale et en tout sens. De plus, un autre phénomène est à observer : la tendance propre à toute remise en question de la clôture du sens hérité sera toujours d'établir une nouvelle clôture : "Rupture de la clôture, la réflexion tend cependant, de manière irrésistible, à se clore de nouveau sur elle-même. Cela est inévitable (même lorsqu'une philosophie ne prend pas la forme d'un système), puisqu'autrement la réflexion se bornerait à être un point d'interrogation indéterminé et vide. La vérité de la philosophie est la rupture de la clôture, l'ébranlement des évidences reçues, y compris et surtout philosophiques. Elle est ce mouvement, mais un mouvement qui crée le sol sur lequel il marche. Ce sol n'est pas et ne peut pas être n'importe quoi – il définit, délimite, forme et contraint" (Castoriadis, 2008 : 23).

Malgré cette inclinaison à vouloir clore, plus la rupture avec le sens hérité est grande, plus le questionnement philosophique est important et plus il y a création de sens et d'autonomie. Nous verrons un peu plus loin comment ce rapport à la philosophie peut avoir des conséquences sur la pratique scolaire de la Discussion à Visée Philosophique.

La voie ouverte par Anaximandre permettra à Protagoras, par la suite, de mettre au jour le gouffre devant lequel se trouve maintenant l'homme : "pantôn krhèmatôn metron anthropos". L'homme étant la mesure de toute chose, il n'a pas à s'en remettre aux représentations instituées, aux idoles de la tribu, à Dieu ou à la Nature, mais à son propre jugement, à sa propre activité réflexive, à sa propre interrogation, enfin et surtout à sa propre capacité de création. C'est sur cette question que Platon s'opposera violemment aux sophistes en général et à Protagoras en particulier ; et le même Platon lui répondant quasiment terme à terme, dans "Les Lois" : "c'est donc Dieu qui serait pour nous au plus haut degré la mesure de toute chose" (Platon, 1943 : 763).

Une double généalogie voit donc le jour sur la question du principe premier qui détermine l'activité philosophique :

- d'un côté Anaximandre et "l'apeiron" et à sa suite Héraclite et "le mouvement perpétuel", Démocrite et "le matérialisme" et enfin Protagoras et "la place de l'Homme" ;

- de l'autre côté, on trouvera la recherche de l'unité et du principe premier avec tout d'abord Parménide et "la sphère parménidéenne", puis Platon et le domaine "des Idées". Puis viendront les philosophes chrétiens en Occident à la suite des néo-platoniciens (Plotin).

Pour continuer notre réflexion à partir de l'apeiron d'Anaximandre, l'interrogation à laquelle mène l'indétermination du monde devient elle-même illimitée car si la philosophie crée de la vérité, celle-ci est "toujours en même temps interrogation" et seul l'Homme en tant que "subjectivité réfléchissante et délibérante", pour reprendre une nouvelle fois les termes de Castoriadis (1997 : 37, 66-67), peut décider de s'arrêter dans sa démarche d'investigation. Aucune limite "hétéronomique" ne saurait exister sans détruire le principe même de la praxis philosophique dont le questionnement fait partie. De là aussi nous pourrons, une nouvelle fois, tirer des conclusions quant à ce que peut être une DVP avec des enfants et dans le cadre scolaire.

Ainsi naît la philosophie en Grèce. "Etrange phénomène" pour reprendre la formule de Hadot (1998), qui depuis deux mille cinq cents ans, permet aux philosophes de dialoguer à distance. Mais la philosophie, comme nous l'avons vu, n'est pas seule à naître à cette époque. La Grèce est aussi le sol sur lequel la démocratie voit le jour.

C) La praxis démocratique

En effet, la rupture "de la clôture du sens" ne permet pas seulement la naissance de la philosophie, elle entraîne aussi, dans un même mouvement, la création de la démocratie. Et donc, à ce même principe de rupture, une autre conséquence. Si le monde est ordonné, que ce soit par la Nature, par Dieu, par la Raison ou par l'Histoire, pour synthétiser quelque peu abusivement "les grandes réponses" des vingt-cinq siècles de philosophie occidentale, il suffit de confier les affaires humaines aux détenteurs de l'épistémè, c'est-à-dire aux détenteurs du Savoir sur la Nature, sur Dieu, sur la Raison ou sur l'Histoire. Et la conséquence serait alors que la démocratie n'a pas sa place puisque les lois devraient se faire en fonction de cette connaissance du monde. C'est la position de Platon lorsqu'il parle de faire des philosophes-rois, et lorsqu'il critique la démocratie dans le livre VIII de la République et tout au long de ses dialogues socratiques. Ce sera, comme nous l'avons vu précédemment, la position de beaucoup de philosophes tout au long de ces vingt-cinq derniers siècles. Il existe un principe premier, organisateur du monde, et les Hommes n'ont pas à chercher ailleurs les principes qui doivent encadrer leur vie individuelle et collective.

Si, en revanche, comme l'affirme Anaximandre, le monde est apeiron, c'est-à-dire indéterminé, les affaires humaines ne relèvent alors pas d'un savoir (épistémè) mais de la doxa, c'est-à-dire de l'opinion. On peut aussi en déduire que la démocratie peut voir le jour pour gérer les conflits naissant de l'opposition entre les différentes opinions. Il s'avère cependant essentiel de définir la "doxa", et de voir dans celle-ci autre chose que le lieu du "n'importe quoi" ou bien du relativisme absolu, mais plutôt le lieu de l'"opinion droite", c'est à dire de l'opinion à la fois argumentée et réfléchie s'appuyant sur des savoirs mais ne se résumant pas à ceux-ci.

Une autre interrogation voit le jour, si la politique relève de la doxa, de l'opinion et non de l'épistémè, du savoir : qui détient la légitimité pour juger de ce qui est à faire en matière politique ? Une nouvelle fois on voit pointer la question de l'expertise et de l'expert qui possède le savoir. En effet, si la politique relève de la doxa, les seuls juges possibles de l'acte de gouverner sont les citoyens eux-mêmes ; il ne peut y avoir d'"experts" quant à la gestion des affaires humaines, ce qu'Aristote avait formulé de la façon suivante : "nous voulons parler de ces arts dont les productions peuvent être appréciées en connaissance de cause même par des personnes étrangères à l'art en question : ainsi la connaissance d'une maison n'appartient pas seulement à celui qui l'a construite ; mais meilleur juge encore sera celui qui l'utilise" (Aristote, 2005 : 219).

Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que les experts dans une technè n'ont pas à être consultés, mais la décision en revient in fine à l'assemblée de citoyens, autrement dit aux usagers de la vie politique. De la même façon, et par translation, le philosophe peut et doit convoquer l'expert dans un domaine précis, mais cette expertise ne saurait rendre compte du "tout" qui préoccupe le philosophe et le citoyen : "La philosophie est prise en charge de la totalité du pensable puisqu'elle est requise de réfléchir toutes nos activités." (Castoriadis, 2008 : 11).

Ici, il est nécessaire de préciser que si le philosophe prend en charge "la totalité du pensable", il ne s'agit pas de faire du pensable une totalité. En effet, si cela devait être le cas, la totalité deviendrait alors à la fois réifiée et "totalitaire", et il y aurait alors négation du principe premier qui est que "tout est mouvement".

Ainsi l'expert3, même philosophe, ne saurait être l'unique référent à une pratique de la démocratie. C'est cette épistémologie démocratique que conteste le Socrate de Platon quand celui-ci est opposé au sophiste Ménon dans le texte éponyme de Platon. Platon s'oppose à une vision de la connaissance qui, pour lui, n'a rien à voir avec le savoir délibératif de l'ordre démocratique, mais relève de la réminiscence et du monde des réalités intelligibles.

Nous verrons que cette distinction entre épistémè et doxa dans un espace démocratique aura aussi des conséquences en ce qui concerne la pratique de la Discussion à Visée Philosophique et au rôle du maître détenteur de l'épistémè dans la communauté de recherche.

Mais continuons à définir ce que peut être la démocratie. Si l'étymologie n'épuise pas la signification d'un mot, elle peut nous permettre d'interroger le concept qu'il recouvre. Or, que veut dire démocratie, ?????????? / d?mokratía ?

Le démos est l'assemblée de tous les citoyens d'un territoire et le kratos, la force nécessaire au pouvoir. Le terme s'oppose alors à "aristocratie" (aristos : meilleur, excellent, et kratos : le pouvoir, l'autorité) et à "oligarchie" (olígos, "petit, peu nombreux", et árkhô, "principe premier" et "ce qui commande")4 où le pouvoir est réservé à une classe dominante.

Le terme de "démocratie" pose une question : quelle est la constitution de ce demos ?

Le demos est l'assemblée de tous les citoyens d'un territoire. La question ensuite est de définir qui peut devenir citoyen. Le citoyen est, pour la Grèce antique, le mâle libre et adulte ; pour notre "démocratie libérale", il s'agit de la femme ou de l'homme de plus de 18 ans qui a la nationalité française et qui n'est pas privé de ses droits civiques.

D) Débattre en démocratie

Jean-Pierre Vernant a montré combien la création d'un espace commun de prise de parole est constitutif de la Polis, et ceci bien avant que la démocratie ne voie réellement le jour à Athènes (Vernant, 2004). Si "désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique" (Vernant, 2004 : 47), se posent les conditions de ce jeu. On ne peut en effet discuter, polémiquer sans règles.

Isonomia, iségoria, isophsèphia et parrhesia

Dans la démocratie athénienne, l'isonomia, iségoria, isophsèphia et parrhesia règlent les rapports entre les citoyens lorsqu'ils sont assemblés pour délibérer. De façon explicite ces quatre principes sont : l'égalité de tous devant la loi (isonomia), l'égalité de tous devant la prise de parole (isegoria), l'égale valeur de chaque prise de parole (isophsèphia) et l'absolue nécessité (morale) d'une parole courageuse et sincère (parrhesia). Ainsi, par ces principes, l'ecclésia athénienne peut légiférer de façon réellement démocratique. Pour notre part, nous possédons ainsi des éléments permettant de mettre en oeuvre la discussion en classe et nous assurer que la communauté de recherche philosophique de la classe pourra philosopher dans un espace lui aussi réellement démocratique.

Si l'assemblée du peuple détient le pouvoir c'est, comme nous l'avons vu en ce qui concerne l'activité philosophique, que ce pouvoir ne vient pas d'ailleurs. Ni les Dieux, ni les Lois de la Nature, ni les Experts (selon la terminologie contemporaine) ne peuvent se prévaloir d'une quelconque autorité pour légiférer. Dans une société démocratique seuls les citoyens assemblés peuvent décider des lois qui les gouverneront. Le peuple ainsi constitué devient réellement autonome, c'est-à-dire capable d'établir sa propre loi (auto/soi-même et nomos/loi) :

"[...] la démocratie renvoie à une "conception explicite de la démocratie comme régime sans aucune norme extérieure à lui-même, en tout cas aucune norme législative."

(Castoriadis, 2004 : 56)

Ainsi définie dans ses principes, la démocratie ne peut pas être simplement constitution de règles ou de procédures, comme la mise en place d'élections à intervalles plus ou moins réguliers par exemple, ou bien comme la prise en charge de certaines fonctions au sein de la communauté. Elle est pour la société dans laquelle elle s'épanouit un processus perpétuel et explicite d'auto-organisation, d'auto-institution et de remise en question de ses propres significations. Significations qui répondent essentiellement à ces deux questions : qui sommes-nous ? Et que voulons-nous ? Dans une perspective similaire, Dewey définissait la démocratie et formulait ce processus perpétuel d'auto-institution de la façon suivante :

"La démocratie est la conviction que le processus de l'expérience importe davantage que tel ou tel résultat particulier, les résultats particuliers ayant une valeur ultime uniquement s'ils servent à enrichir et à ordonner la suite du processus"

(Dewey, 1939 : 5)

Nous venons donc de voir que la démocratie est consubstantiellement liée à la philosophie comme processus de "rupture de la clôture de sens", ce que Castoriadis exprimait de la façon suivante :

"car ces deux activités participent de la même création fondamentale, à savoir la mise en question de ce qui est donné, qu'il s'agisse de l'institution politique au sens étroit ou de l'institution globale, de la représentation du monde. Toutes deux cassent les cadres reçus et n'acceptent d'autres présupposés que ceux qui reposent sur leur propre activité"

(Castoriadis, 2004 : 197)

C'est sur ce socle que nous pourrons établir une pratique philosophique scolaire qui soit aussi une pratique démocratique. Mais avant cela, il nous semble important de revenir sur la notion d'autonomie.

E) Autonomie et hétéronomie

Nous définissons l'autonomie en rappelant l'étymologie du mot, "faire sa propre loi". Cette première définition ne veut pas dire "faire ce que je veux" ou bien encore "faire n'importe quoi". Bien au contraire, l'autonomie exige de prendre en charge "le sens hérité" de façon à pouvoir délibérer de sa valeur pour continuer à l'accepter comme norme, ou bien pour le réfuter et créer, de facto, de nouvelles significations. L'autonomie ne signifie pas abandon ou rejet de toute contrainte ou influence externe, ce qui serait nier ce qui fait la spécificité de chaque Homme à savoir que chacun naît et ne peut vivre que dans une société donnée, mais la capacité après délibération d'exprimer quel est mon désir, quelle est ma volonté et ceci de façon à la fois individuelle et collective.

Nous pensons que cette définition de l'activité philosophique rejoint celle de Tozzi lorsqu'il définit le "penser par soi-même" comme la capacité à

"approfondir ce qu'on pense, et découvrir, alors qu'on n'y avait guère réfléchi, jusque-là, pourquoi on avait raison de le penser. Le plus n'est pas toujours dans le changement de point de vue, mais dans l'élaboration d'un fondement rationnel, argumenté, de sa pensée"

(Tozzi, 2005 : 31)

Nous sommes bien face à une activité créatrice de nouvelles significations, pour reprendre la terminologie castoriadienne.

F) De la personne et du social, du social et de la personne

La philosophie comme pratique et la démocratie comme institution se trouvent donc toutes les deux adossées au principe d'autonomie. Principe d'autonomie qui permet d'articuler les deux instances : l'individu et le social, sachant qu'il ne saurait y avoir de société autonome sans individus sociaux autonomes. L'objectif de chacun est donc d'accentuer l'autonomie de la société, c'est-à-dire sa capacité à légiférer, et l'objectif des institutions démocratiques est d'accentuer l'autonomie de chacun, c'est-à-dire sa capacité à donner un sens et des lois à sa propre vie. Or ce double mouvement implique de réfuter l'opposition radicale entre individu et société.

"C'est une grossière fallace que d'opposer ici, encore une fois, société et individu, autonomie de l'individu et autonomie sociale, puisque, quand nous disons individu, nous parlons d'un versant de l'institution sociale, et quand nous parlons d'institution sociale, nous parlons de quelque chose dont le seul porteur effectif, efficace et concret est la collectivité des individus"

(Castoriadis, 1999a : 398)

Ainsi, cette séparation proclamée entre individu et société, qui se trouve aux fondements de nos "démocraties libérales", ne peut faire sens pour nous. Il ne saurait exister un individu antérieur à la société et capable d'agir de façon autonome par rapport à elle, et a fortiori, de contracter avec elle5. L'individu ne peut exister en dehors de la société, de la même manière qu'on ne peut concevoir une société sans individus sociaux :

"Il n'y a pas d'être humain extra-social ; il n'y a ni comme réalité, ni comme fiction cohérente d' ''individu'' humain comme ''substance'' a-, extra- ou pré-sociale. Nous ne pouvons pas concevoir un individu sans langage, par exemple, et il n'y a de langage que comme création et institution sociale"

(Castoriadis, 2007 : 268)

Mais la recherche de l'autonomie de chacun ainsi que de la société ne peut se faire sans réelle paideia, sans réel apprentissage. Et si un troisième principe devait être associé à la pratique de la philosophie et à la démocratie, dans une perspective d'autonomisation, c'est bien celui de l'éducation. Or, avec la philosophie et la démocratie, l'éducation est aussi un des acquis essentiels du "miracle Grec" :

"On peut parler aussi de philosophie avant la philosophie à propos d'un autre courant de la pensée grecque présocratique : je veux parler des pratiques et des théories se rapportant à une exigence fondamentale de la mentalité grecque, le désir de former et d'éduquer, le souci de ce que les Grecs appelaient la paideia. [...] A partir du Ve siècle, avec l'essor de la démocratie, les cités auront le même souci de former les futurs citoyens par les exercices du corps, gymnastique et musique, et de l'esprit."

(Hadot, 1995 : 30)

Aujourd'hui, nous pensons que la pratique de la Discussion à Visée Philosophie en classe est l'une des modalités d'expérimentation et d'apprentissage de cette autonomie. Il s'agit même d'une double expérimentation. Cette pratique permet, en effet, à la fois à l'individu-social (l'élève) et à la communauté déjà instituée (la classe) de s'auto-instituer, par une nouvelle praxis.

Une pratique de la philosophie doit donc viser à la fois l'autonomie individuelle et l'autonomie collective pour être une pratique démocratique.

Il nous faut maintenant envisager la pratique de la DVP et voir à quelles conditions effectives elle peut maintenir la double perspective d'autonomisation que nous venons d'évoquer.

III) La DVP et les 4 principes démocratiques : Iségoria, Isonomia, Isophséphia et Parrhésia

Cette élucidation de la genèse de la philosophie et de la démocratie que nous venons de faire, ainsi que leurs liens avec l'éducation et l'instruction, nous amène maintenant à tirer quelques enseignements nous permettant de définir une pratique démocratique de la philosophie en classe.

La pratique philosophique en classe, pour qu'elle soit à la fois philosophique et démocratique, nécessite donc que tous les membres de la communauté (koinônia), ici la classe, participent, à la manière du démos assemblé (au sein des deux sphères que sont l'agora et surtout l'ecclésia), de façon égale et dans la sincérité de chaque prise de parole.

Que l'égalité soit un fait antérieur à toute institution, pour reprendre l'expression de Rancière citant Jacotot : "La société n'existe que par les distinctions et la nature ne présente que des égalités" (Rancière, 2004 : 148) et que, seule, la démocratie comme institution permette de "retrouver" ce fait premier ; ou bien dans une autre approche que l'égalité soit un postulat indispensable à la mise en oeuvre de cette même démocratie, pour reprendre Castoriadis, dans les deux cas, l'activité démocratique comme l'activité philosophique ne peuvent que prendre appui sur l'égalité non seulement de droit mais aussi ontologique de tous.

Mais quelles seraient les implications dans la pratique de la DVP des trois conditions d'égalité énoncées précédemment, l'isonomia, iségoria, isophsèphiaainsi que de la parrhesia ?

A) La question des institutions au sein de la DVP

L'isonomia, l'iségoria et l'isophsèphia sont les conditions premières de la création de la communauté de recherche en tant que telle, mais aussi de la prise de parole individuelle en classe. Chacun vit et s'exprime suivant les mêmes règles, chaque prise de parole a la même valeur, c'est-à-dire que chacune d'elles peut être questionnée également. Ainsi s'expérimentent une nouvelle communauté et une nouvelle relation entre les individus-sociaux qui composent cette communauté. Mais ces trois principes quelque peu évidents en ce qui concerne la gestion de la parole des élèves posent problème dès que l'on questionne la prise de parole de l'enseignant.

B) Le rôle de l'enseignant

S'il est aisément envisageable que le maître soit soumis à l'isonomia et à l'iségoria, qu'en est-il, de fait, de la valeur de sa parole par rapport à celle de ses élèves ?

Il faut alors envisager que la parole du maître puisse être considérée comme relevant d'une expertise particulière à laquelle la communauté de recherche a accès quand la nécessité se fait sentir. Ce statut de la parole de l'enseignant à la fois coparticipant à la discussion et autorité (auctor) ne contredit ni l'isophséphia démocratique ni le principe habermassien consistant à vouloir "que mon argument puisse être accepté par tous ceux qui y sont exposés ou qui pourraient l'être" (Habermas cité par Usclat, 2012 : 78). Lorsque le maître argumente, il fait partie de la communauté au même titre que les autres et lorsqu'il exprime un savoir axiologiquement neutre susceptible d'être repris par tous, il devient "l'expert" consulté par la communauté de recherche. Cette dissymétrie partielle dans les rôles du maître et des élèves ne contredit pas le fait que la DVP soit une pratique de type action conjointe, pour reprendre le concept de Sensevy :

"Que l'action soit conjointe ne signifie pas que les actions participatives à cette action conjointe soient de même nature. Cela ne signifie pas non plus qu'elles soient non hiérarchisées [...]"

(Sensevy, 2011 : 50)

Enfin dernier principe, la parrhesia. L'activité doit être sincère et aussi engageante. Comme nous l'avons vu dans la démocratie athénienne, la participation de façon égale aux discussions ne doit pas être un droit passif, tout doit être mis en oeuvre par la communauté (ici la classe) pour faire de cette participation un éthos, une façon d'être. Il en résulte un engagement accepté de tous et un devoir pour l'enseignant-animateur de la discussion de créer les conditions de cet engagement, entre autres par une attention particulière portée à la sécurité psycho-affective de tous.

Un contenu philosophique peut ainsi voir le jour, au sein de la classe, dans un espace réellement démocratique, c'est-à-dire non soumis à l'hétéronomie. Ce contenu philosophique participe, par sa co-élaboration même, à l'autonomisation de l'élève. En effet, selon les mots de Sensevy :

"l'autonomie ne peut naître qu'au sein d'institutions dont le projet consiste explicitement à rendre instituants les institués, selon la formule de Castoriadis. Or, qu'est-ce qu'être instituant dans une situation didactique ? C'est participer à la production de savoirs, c'est-à-dire à son avancée"

(Sensevy, 2011 : 611)

Projet philosophique, projet démocratique et projet pédagogique peuvent donc s'articuler dans une perspective d'autonomisation individuelle et collective.

Conclusion

On a vu les critiques effectuées par nombre de philosophes au principe démocratique et en premier lieu les critiques effectuées par Platon. La principale critique est celle du manque de fondement de la démocratie car elle se réfère au hasard (tirage au sort pour les fonctions) et à la multitude sans expertise ni valeurs (Platon, La République, Livre VIII). Rupture de l'unicité du vrai du domaine des Idées pour la pluralité des désirs, le refus de la démocratie est bien non seulement une question politique mais qui s'appuie aussi sur une question ontologique. On a vu comment les deux dimensions permettaient d'envisager une praxis démocratique.

Enfin, nous avons vu comment la pratique de la DVP, dans un double mouvement, permet à la fois d'instituer l'élève philosophe et d'auto-instituer la communauté philosophique de recherche par l'activité même menée par chacun des membres. De façon plus générale, elle permet à chaque "monade psychique" de continuer son processus d'individuation par une socialisation devant lui permettre de tendre, in fine, vers une "subjectivité réfléchissante et délibérante" (Castoriadis, 1997 : 22), c'est-à-dire de tendre vers un individu-social autonome dans une société elle-même autonome.

On voit ici tout l'intérêt à continuer à travailler sur ces deux pratiques que sont la philosophie et la démocratie dans le milieu scolaire. On voit aussi comment une DVP aux enjeux politiques explicitement formulés peut permettre une réelle initiation aux principes démocratiques en dehors des pratiques scolaires, souvent affligeantes sur le plan démocratique.

Maintenant, une question demeure quant à la traduction effective des principes de la discussion démocratique Iségoria, Isonomia, Isophséphia et Parrhésia au sein de la DVP. Par quelle posture énonciative l'enseignant peut-il garantir le respect de ces principes et permettre aux élèves d'en être les garants ?


(1) Jean-Pierre Vernant rappelle les spécificités "du cas grec" au sein de ce "miracle" en rappelant que "ce n'est pas au sein de la sphère religieuse que les changements se manifestent" (Vernant, 2004).

(2) Nous verrons que ce terme signifie aussi "le commandement" et nous interrogerons aussi cette double signification.

(3) Pour ce qui concerne la question de la relation entre démocratie et expertise dans la Grèce antique, nous renvoyons au livre de Paulin Ismard, La démocratie contre les experts.

(4) Rappelons Aristote : "il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort, et comme oligarchique qu'elles soient électives" (Aristote, Les politiques IV, 9, [1294b5], Traduction Pellegrin, GF).

(5) Sur la question de la place des institutions dans une société "autonome", nous renvoyons au livre de Frédéric Lordon, Vivre sans, qui montre, par une approche spinoziste, et dans le cadre d'une critique de la philosophie d'Agamben, l'aporie que constitue une société sans institution définie comme "mode d'être du collectif".

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