Revue

Ateliers philo virtuels, une nouvelle pratique philosophique. Doit-on penser un humanisme numérique ?

L'utilisation de l'outil numérique, déjà fort présent dans le monde de l'entreprise mais également parfois utilisé en complémentarité dans le celui de l'éducation, s'est imposé à nous pendant le confinement dans une forme d'urgence, qui n'a pas laissé le temps à une réflexion en amont : il fallait conserver du lien à tout prix ! Cette crise sanitaire nous ayant tous pris de court, a d'abord laissé dans les premiers jours bon nombre d'enseignants, d'animateurs et d'éducateurs dans une certaine forme de perplexité, sinon de sidération. Comment allait-on procéder pour poursuivre nos cours, nos ateliers, les apprentissages, en étant tous confinés ? Comment garder ce lien à présent rompu par des contraintes extérieures ? Quelles pratiques responsables allions-nous mettre en place ? Quelle identité pour le philosophe praticien numérique ? Comment concilier le numérique avec nos pratiques ? Quels outils responsables avions-nous, allions-nous utiliser ?

I) L'outil numérique : un outil qui transforme ?

A) Le cadre : les Francas du Finistère

Aussitôt le confinement décrété par le gouvernement, avec mes camarades des Francas du Finistère, nous avons décidé de tenter l'aventure du numérique en proposant, tant que durerait le confinement, un cycle d'ateliers philosophiques virtuels, à raison de deux rendez-vous hebdomadaires réguliers.

Il s'agissait avant tout pour notre équipe de toucher les enfants des quartiers défavorisés dont nous voulions éviter la double peine : celle d'une fracture socio-économique déjà pesante et celle d'un risque d'isolement qui serait préjudiciable pour eux.

Nous avons pensé qu'en leur proposant ces temps de débats et d'échanges réflexifs, ils trouveraient une forme de courage et de plaisir pour vivre mieux leur confinement.

Rapidement, dès le 24 mars 2020, nous avons élaboré et conçu des séquences philosophiques et des visuels qui seraient diffusés sur tous les supports possibles (réseaux sociaux, presse locale, relais des structures d'accueil de loisirs du Finistère adhérentes aux Francas...).

Nous nous sommes réparti les tâches : Quentin Guégan, l'animateur départemental, s'occuperait des inscriptions, de la communication et de l'aspect technique, et je prendrais en charge la partie pédagogique et l'animation de ces ateliers hybrides. Ainsi, nous étions toujours deux durant les ateliers. Cette coanimation servirait de cadre sécurisant pour nous lancer dans cette aventure nouvelle pour nous. Partis sur un rythme de deux rendez-vous hebdomadaires d'une heure, nous ne savions pas vraiment, pour être honnêtes, dans quelle expédition nous nous embarquions...

Côté technique, nous avons choisi au démarrage d'utiliser la plateforme Zoom, encore gratuite mi-mars et qui semblait plébiscitée par un grand nombre d'internautes. Mais rapidement, dès le deuxième atelier, nous avons reçu des remarques des familles sur la sécurité, la fiabilité de ce support, inquiétudes renforcées par la publication d'un article du Monde pointant les failles de cette plateforme (vente de données aux Gafam, possibilité de captures d'écran, d'intrusion de contenus inappropriés...). Nous avons donc décidé d'utiliser la plateforme Jitsi, open-source, plus éthique, totalement gratuite et ne nécessitant aucun téléchargement préalable. Nous avons animé 16 ateliers philosophiques virtuels sur 2 mois.

B) Un succès immédiat comme une soif de penser ce qu'on était en train de vivre ?

Quelle ne fut pas notre surprise de voir s'inscrire dès les premières séances une vingtaine d'enfants et d'adolescents, venus de Bretagne mais aussi de tout le pays et de l'étranger !

La procédure mise en place était somme toute assez simple : les enfants et leurs parents se rendaient sur la page Facebook des Francas du Finistère pour s'inscrire, afin de recevoir 30 mn avant le début de l'atelier, le lien de connexion. Nous commencions à 16 h pour une heure, voire 1h 30 de discussion à visée philosophique. J'avais décidé de démarrer avec la question de la fraternité, un thème qui nous a semblé précieux et adapté en ces temps troublés et déstabilisants. Chaque jour, nous recevions de nouvelles demandes d'inscription d'enfants et d'adolescents d'Algérie, de Suisse, et de toutes les régions de France.

Pendant deux mois, nous avons constitué un noyau dur d'une vingtaine de jeunes âgés de 8 à 15 ans, auxquels venaient s'agréger de temps à autres d'autres jeunes. Ces jeunes participants, n'auraient pour rien au monde "loupé" leurs deux rendez-vous philo de la semaine.

Pendant ces deux mois, les débats ont été fructueux, même joyeux, en dépit de la situation plutôt anxiogène, comme si penser venait soulager les inquiétudes, venait ensoleiller leur journée et de fait, la nôtre.

C) L'émergence de questionnements philosophiques abondants

La crise du Covid 19 a fait surgir un certain nombre de questionnements variés et foisonnants à propos de ce nouvel outil numérique, entré brusquement dans nos pratiques professionnelles.

Pour les ateliers philosophiques, la période, en dépit de son aspect anxiogène et inédit, a aussi fait remonter de nombreuses interrogations philosophiques dont nous nous sommes emparés et que nous avons soumis à la réflexion aux enfants qui se sont lancés dans cette aventure virtuelle. Durant les deux mois qu'a duré notre voyage en terre numérique, nous avons ainsi abordé les questions du bonheur, de la fraternité, de l'amitié, de la mort, du rapport au savoir, du courage, de l'intelligence, du Rêve VS Réalité, de la liberté...

Certains thèmes ont nécessité qu'on les déploie sur deux séances, tant les échanges se sont révélés intenses et inspirants pour les jeunes participants assoiffés de questions.

Au niveau de l'appropriation de l'outil lui-même, j'ai été surprise de constater que seules quelques minutes ont suffi aux enfants pour comprendre cette nouvelle façon d'échanger. Après une présentation de chacun et l'explication du déroulement de l'atelier virtuel, ils se sont emparés de l'outil et du dispositif. Nous leur avions toutefois envoyé en amont, un petit "vade-mecum du philosophe confiné" qui reprenait quelques consignes d'ordre technique pour aborder ces séances en Visio.

En deux mois de pratique régulière, j'ai pu noter des progrès indéniables dans de nombreuses compétences : oser prendre la parole, déplier sa pensée avec aisance, conceptualiser, c'est-à-dire réussir à préciser une idée, un concept : quand on emploie le même mot, parle-t-on de la même chose ? J'avais décidé de toujours garder en mémoire et en filigrane la volonté de faire intervenir des éléments de métacognition. Ce retour critique, de point en point lors des débats, leur a ainsi permis de décaler leur raisonnement et de découvrir ce qui se jouait dans l'acte de réfléchir sur l'acte de réfléchir. Telle une manière d'être pleinement acteurs de la communauté de recherche qu'ils constituaient, l'intervention de la métacognition leur a permis de se placer consciemment dans la posture du co-chercheur, donnant ainsi plus de puissance à leur pensée.

Nous avons également travaillé la problématisation : l'idée étant que les enfants prennent conscience que derrière chaque affirmation, il y a toujours des questions qui se posent, et que chacun est capable de formuler ces questions de façon philosophique : quelles sont les questions soulevées par ce texte, par cette affirmation ? Qu'est-ce qui pose problème ici ?

L'argumentation, autre habileté de pensée incontournable de l'exercice, leur a donné une idée plus précise de ce qui fonde l'art de discuter ensemble sur des concepts abstraits : comment je justifie mon point de vue ? Quels exemples, contre-exemples, quelles objections, quels arguments ai-je utilisés pour défendre mon point de vue ?

Je leur ai présenté, dès la première séance, la démarche comme totalement désintéressée, en leur expliquant ce qu'est un acte désintéressé, insistant bien sur le fait que les séances seraient sans notes ni jugement ni aucune pression d'enjeu : cet élément très apprécié des participants est sans doute venu contrebalancer les attentes de leurs enseignants dans le travail scolaire qu'ils avaient tous à réaliser quotidiennement par ailleurs. Ainsi, ces rendez-vous hebdomadaires furent vécus comme des moments suspendus, gratuits, rien que pour eux, des expériences de pensée à travers lesquelles ils pouvaient s'exprimer librement sur le monde qui se dessinait à l'aune de la pandémie.

A ma grande surprise, ces ateliers, bien que virtuels, ont aussi permis de développer des habiletés sociales et des habitus démocratiques que j'aurais pensé difficiles à mettre en place en raison de l'outil numérique. Ils se sont en effet rapidement montrés rompus à l'utilisation du micro qu'on éteint quand on a fini de parler et qu'on rallume dès qu'on a reçu la parole, du fait d'attendre son tour, d'écouter la parole de l'autre et d'y réagir. Une forme "d'amitié", ou de camaraderie a même vu le jour entre celles et ceux qui étaient très assidus et qui au bout de quelques semaines ont commencé à apprendre à se connaître, à travers les idées qui se déployaient dans les débats.

Leur bagage lexical s'est aussi enrichi au fur et à mesure qu'on avançait dans le temps.

Une question cependant demeure : ont-ils réellement pu développer leur pensée critique en deux mois ? Je n'ai pas le recul nécessaire pour l'affirmer, mais ce dont je suis convaincue, c'est que cette centaine d'enfants a découvert la joie de penser et de réfléchir avec les autres. Leur assiduité et leur enthousiasme ainsi que les nombreux retours des parents nous ont confortés dans l'idée que cette opération, au départ "sauvage" parce que nouvelle et mise en place très rapidement sans préparation approfondie préalable, s'est finalement avérée réellement enrichissante pour ces jeunes qui en sont ressortis "grandis".

A les écouter, les discussions se poursuivaient toujours après les ateliers dans le foyer, montrant que même après la séance, la réflexion ne s'arrêtait pas et se poursuivait avec les membres de la famille.

Le choix de nos supports inducteurs furent variés : lecture de conte ou de fable, album de littérature de jeunesse, citation ; les jeunes philosophes en herbe ont découvert des auteurs, des penseurs, mais aussi ont pu travailler sur des étymologies, le sens de certaines connotations. Ils ont perçu l'importance des polysémies, renforçant ainsi leur bagage lexical et leur culture générale. N'oublions jamais, comme le dit Michel Tozzi, que "c'est dans les mots que la pensée se cherche". Et l'on sait, quand on anime des ateliers philo dans les écoles et dans la cité que souvent, c'est la pauvreté du lexique qui freine le déploiement de la pensée...

Les ateliers se sont arrêtés une semaine après le déconfinement du 11 mai, car plus de la moitié des jeunes avait enfin pu reprendre le chemin de l'école.

II) La face cachée du numérique : des limites et des difficultés...

"Si le numérique intéresse la philosophie, ce n'est pas forcément le cas de son enseignement, qui le tient pour un accessoire, éventuellement dangereux car captivant. La philosophie a pour cette raison une double tâche à accomplir : l'une consiste à examiner les principes et les fins des formes scolaires ; l'autre à s'interroger sur l'usage disciplinaire qu'elle peut faire de ces nouvelles technologiques"

Pierre Leveau

Derrière ce panorama en apparence idyllique, je ne veux omettre de souligner qu'il y a quand même eu quelques couacs et quelques déconvenues, liés à l'outil numérique, et des interrogations sur la réalité de l'efficience pédagogique de cette aventure virtuelle.

A) Du côté de la technique

Outre parfois les pertes de connexion, les matériels dysfonctionnant (micros ou caméras qui s'arrêtent subitement), problèmes indépendants de notre volonté à tous et inhérents à l'outil lui-même, j'ai pu constater qu'avant l'âge de 8 ans, ces séances en distanciel se révèlent déstabilisantes pour les plus jeunes enfants. D'abord, ils avaient absolument besoin d'un de leurs parents, ou du moins d'un plus grand, pour les aider dans leur utilisation technique de l'outil. La proximité de l'adulte limitait-elle leur liberté d'expression ? Je pense qu'en partie, la parole a sans doute été légèrement écrasée... Par ailleurs, certainement impressionnés par l'aspect immatériel de l'échange, par le changement de corporéité sans doute, par le fait de se voir soi-même en train de parler, ces très jeunes enfants n'ont pas réussi à tenir sur la durée. Nous avons d'ailleurs abondamment échangé avec leurs parents sur ces problématiques, et nous en avons conclu qu'il valait mieux ne pas les "embêter" davantage... Faut-il s'en réjouir en se disant que finalement, ils ne sont pas encore "formatés" et ont besoin de contact humain et de présentiel ? Je n'ai pas encore suffisamment de recul sur cette question pour tenter une quelconque analyse sérieuse.

B) Du côté de la didactique et de la pédagogie

Il est apparu évident qu'au cours de ces ateliers virtuels, je n'ai pas pu appliquer mon scénario pédagogique habituel. Ainsi par exemple au niveau de la disposition circulaire des participants, il m'a semblé dommageable de ne plus pouvoir instaurer cet aménagement spatial car cette disposition en cercle permet justement que l'animateur se retrouve dans le même principe d'égalité que les discutants. Or c'est ce principe qui donne de la puissance à l'idée qu'on s'inscrit dans une visée démocratique et émancipatrice. Cette mise en scène circulaire joue un rôle pédagogique crucial, celle notamment d'institutionnaliser la discussion. Entrer dans le cercle, c'est comme entrer dans un espace-temps signifiant distinct de la vie ordinaire. Autre limite et non des moindres : il n'a pas été possible d'utiliser un tableau pour noter des mots, des étymologies, des noms propres, pas possible non plus d'utiliser certains de mes objets-supports, facilitateurs de l'animation. Sans doute, certains experts en numérique réussissent-ils à jongler avec toutes les fonctionnalités de l'outil numérique : ce n'est pas mon cas, mais comment concilier en même temps la concentration extrême que nécessite l'animation d'un groupe en Visio et la manipulation de plusieurs fonctionnalités très techniques ? Difficile aussi de lire un livre en en tournant les pages de façon à ce que tous puissent apprécier les illustrations, compliqué de ménager des effets d'attentes, de suspense, de surprise derrière son écran. Bien sûr, nous avons eu recours à des logiciels spécifiques pour "fabriquer" des albums en vidéo, soit en ayant enregistré ma voix, soit en trouvant dans les nombreuses maisons d'éditions des albums lus et animés en libre accès, mais il a manqué le plaisir de lire en présentiel et de voir la bouille des enfants avec leurs yeux captivés ! Je n'évoquerai pas la fatigue oculaire provoquée par l'abus d'écran, l'aspect statique de l'échange qui pour ma part ne convient pas beaucoup à ma personnalité, et enfin le danger que représente une trop grande utilisation des écrans chez les enfants : ce serait l'objet, là aussi, d'un article plus spécifiquement dédié...

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Enfin, un dernier point nous a laissé un petit goût d'amertume : nous n'avons pas réussi à toucher les enfants des quartiers défavorisés, malgré tous les moyens que nous avons déployés. La mission même des fédérations d'éducation populaire et politique, telle que celle des Francas, est d'aller chercher tous les enfants, mais nous savons aussi que certains d'entre eux, les plus fragiles, les moins nantis, requièrent davantage notre attention. La fracture économique et numérique, en ces temps de confinement, s'est montrée bien palpable, concrète et dure dans sa réalité crue, et elle nous a rappelé combien il est difficile d'aller chercher ces enfants-là, combien d'inégalités et d'injustices dormaient cachées avant le confinement. Ce serait là, l'objet d'un autre article...

Nous essaierons de rattraper ce "raté" pendant les deux mois d'été avec notre dispositif "La rue est à nous !", au travers duquel, cette fois-ci, c'est nous qui irons jusqu'à eux, au pied de leurs immeubles, pour leur proposer sous des tentes et des barnums de philosopher le monde pour mieux agir sur lui !

III) Réflexions, doutes et interrogations sur la face cachée du numérique

"Le numérique est d'ores et déjà une culture, une civilisation : il ne faut pas traiter le numérique comme un outil, il ne faut pas en parler comme s'il pouvait être un simple objet d'étude ; le numérique est proprement sujet en ce qu'il engendre une culture, il produit une nouvelle façon de voir le monde, une nouvelle civilisation".

Milad Douehi

A) Questions

A l'issue de l'expérience des Francas du Finistère, des réflexions ont surgi sur la face cachée du numérique. Voici quelques-unes de nos réflexions qui ont surgi lors de cette aventure numérique :

  • quels philosophes numériquement responsables avons-nous été et serions-nous demain, si nous devions penser d'autres expériences virtuelles ? Avons-nous consciemment pensé à toutes les fonctionnalités de ce nouvel outil ? N'existe-t-il pas une partie immergée dans cet iceberg numérique, une part d'invisible à laquelle, nous devrions réfléchir tous ensemble demain, aujourd'hui ?
  • Comment appréhender le caractère "augmentant" et en apparence si facile de l'outil numérique par rapport à l'outil qu'utilise l'ouvrier par exemple ? Ce nouvel outil numérique modifie-il nos expériences de pensée ?

Parmi les nombreux questionnements qui ont surgi à l'aune de cette immersion virtuelle de deux mois, il est apparu que cet outil se présente à nous comme un prolongement de nous-mêmes, une forme d'organe qui aurait la vertu quasi-magique de permettre l'accélération de l'espace-temps, de gommer les frontières et les kilomètres, bref de nous connecter avec les autres quel que soit le contexte. Mais quelles en sont les limites et les infirmités ?

B) Être là sans être là...

On est ensemble même à des milliers de kilomètres et, comble de l'ironie, on se voit soi-même en train de parler... Etrange phénomène ! En cela même, il y a là déjà quelque chose d'effrayant pour certains dans cet outil, car il aurait le pouvoir de nous transformer. Devrions-nous l'apprivoiser comme une sorte de créature dont on ignore la puissance et les capacités ? Mais surtout, que nous apporte réellement cet outil dans nos pratiques professionnelles et dans nos interactions quotidiennes avec autrui ?

C) Un numérique pas si écoresponsable que ça ...

Par ailleurs, un élément dont on a peu parlé est ressorti de ces expériences virtuelles : très gourmand en énergie, grand consommateur en électricité, l'impact écologique de cet outil serait égal à celui du transport des individus dans le monde. Pour des ateliers d'éducation à la pensée critique, à la démocratie et à l'écocitoyenneté, cet invisible du numérique ne nécessiterait-il pas la conception d'un "livre blanc", forme de Vade-mecum qui poserait en termes clairs les règles du bon usage qu'on doit en faire ? Ainsi, comment concilier cet outil numérique avec le respect de l'environnement ?Une question pas si accessoire si on veut rester cohérent dans la démarche qui est la nôtre de sensibiliser les enfants aux grands enjeux de notre monde. Faudra-t-il réfléchir et tendre vers une "sobriété numérique" comme certains le préconisent déjà ?

D) Quid de l'esprit critique ?

A travers l'expérience du Finistère et les 16 ateliers en Visio que j'ai animés durant le confinement, je me suis aussi questionnée sur l'impact de cette forme nouvelle d'animation sur le développement de la pensée critique chez les jeunes participants. L'utilisation de cet outil numérique aura-t-il favorisé le développement de leur pensée critique aussi puissamment que la pratique en présentiel le permet, ou au contraire présente-t-il des lacunes qui freinent le développement de cette aptitude ? Sommes-nous moins engagés, moins impliqués derrière un écran en numérique qu'en présentiel ? La question mérite d'être posée. Les échanges ne sont-ils pas finalement fragmentés voire partiels ?

E) Homo emoticus : quoi de nouveau ?

J'ai pu observer également que nos émotions changeaient de facto de mode d'expression à travers l'écran. D'ailleurs avons-nous ressenti les mêmes émotions que dans la vie réelle ou s'est-il agi de nouvelles émotions, liées directement à ce nouvel outil ? Quelles nouvelles émotions le numérique créée-t-il en nous, alors même qu'il nous ôte trois de nos sens et non des moindres : l'odorat, le goût et le toucher ? Qu'en est-il du savoir, de la conscientisation de nos actes et de nos pensées avec ces pratiques virtuelles ? Et la relation à l'autre, ne se retrouve-t-elle pas elle aussi largement modifiée ?

Isabelle Pariente-Butterlin, dans son ouvrage Philosophie de l'espace connecté : la réalité d'internet, explique que "L'internet n'est ni un "nouveau" monde, qui s'opposerait à l'ancien, ni un monde virtuel, différent de l'actuel. C'est plutôt un espace connecté au nôtre, qui étend manifestement le champ des possibles". Pour elle, il n'y a pas de virtualité dans le numérique. Il incombe donc à chacun de se pencher sur l' identité numérique qu'il veut se forger. Une réflexion sur cette question de l'identité permettrait sans doute de mieux comprendre ce qui crée de l'ambiguïté entre ma véritable identité et celle, numérique, que je me construis.

D'autre part, face au nouveau lexique mis en place dans ce nouvel univers numérique, quid des subtilités de la langue ? Ne faut-il pas craindre la survenue d'une pensée par trop dogmatique et d'une forme de radicalité où les nuances de la pensée deviendraient anecdotiques ? Quel regard critique devons-nous porter sur cet objet nouveau ? Le langage du numérique ne fait-il pas obstacle, sans que cela ne se perçoive d'emblée, à l'usage d'un vocabulaire plus riche, plus subtil, plus élaboré ? Nous le savons, les connotations affectives non conceptualisées modifient de fait nos expériences de pensée. Alors, dans nos pratiques professionnelles, si nous devions avoir recours souvent à cette technologie, devrions-nous réinstaurer un dialogue différent ? Lequel ? Ce dernier autorisera-t-il réellement une pensée autonome ?

F) Une expérience aux saveurs mitigées...

Avec mes camarades des Francas, si nous devions recourir à nouveau à ces ateliers philosophiques virtuels avec les enfants, nous resterions attentifs aux évolutions et conséquences d'un usage massif du numérique dans nos pratiques avec les jeunes. Et nos interrogations s'étendent et dépassent le cadre unique de l'animation avec les enfants. En effet, si demain, partout dans la société, également à l'université ou dans le monde du travail, dans nos interactions quotidiennes et notre rapport à l'autre, cet outil devait s'imposer, voire supplanter le présentiel, nous estimons que nous devrons penser nos supports, et pourquoi pas initier une réflexion collective qui rassemblerait des acteurs du monde éducatif, des citoyens, des penseurs du monde de l'éducation, pour poser les fondements de la transformation de nos relations sociocognitives et affectives.

Derrière un écran, difficile de saisir un rougissement, un embarras furtif, une fatigue, compliqué d'entendre un soupir, de surprendre un regard, bref, tous ces signaux corporels subtils qui fondent notre humanité primitive et qui font de nous des humains. Le non-verbal étant une dimension essentielle pour l'animateur qui observe son groupe et se soucie du climat de confiance qui doit présider à tout atelier philosophique, il est clair qu'à l'ère du virtuel, sa posture ainsi que son étayage sont profondément modifiés.

Enfin, le problème de la sécurité de nos données, liées au big Data, mériterait à lui-seul aussi un article à part entière...

Pour conclure, il reste que cette expérience fut dense, riche et très instructive. Elle aura permis à de nombreux enfants et adolescents, tous confinés et pour certains isolés, de pouvoir s'exprimer, de pouvoir s'évader le temps d'une heure de leur univers confiné et de pouvoir échanger avec d'autres enfants. Si le contexte particulier n'a pas permis de rencontrer physiquement ces jeunes, nous pensons leur avoir donné pour le moins, durant ces 16 rendez-vous philosophiques, le goût pour la culture du doute et du questionnement et l'envie, nous l'espérons de poursuivre cette expérience en présentiel partout dans la cité et à l'école.

G) Le post-confinement : une libération ?

Depuis le mois de mai, j'ai retrouvé le chemin des écoles et des structures où j'interviens au quotidien. Les retrouvailles se sont faites dans un grand bonheur et une joie largement partagés avec les enfants et les adolescents.

A choisir ? Je préfère sans nul doute animer mes ateliers en présentiel, mais ne me fermerai pas pour autant à des temps virtuels de temps en temps, si la situation le nécessite ou si l'enjeu en vaut le coup... Je resterai également attentive aux retours de mes collègues pour poursuivre cette analyse sur ce qui semble devenir pour certains, un outil incontournable du futur et pour d'autres, une menace pour notre humanité.

Annexes

Voici les verbatims de deux ateliers philosophiques sur la question de la mort et sur celle du bonheur, menés avec des jeunes âgés de 7 à 15 ans en Finistère avec les Francas.

Quelques paroles d'enfants saisies au vol d'une pensée en communauté de recherche...

Annexe I : C'est quoi la mort ?

Si la mort est un thème philosophique puissant qui nous questionne sur notre humaine condition et notre finitude, il est souvent anxiogène pour les adultes. Pourtant, ce thème interpelle les enfants avec beaucoup d'acuité et ce sont souvent eux qui nous demandent de pouvoir l'aborder en discussion à visée philosophique. Dans ce contexte particulier de pandémie, nous avons abordé ces questionnements sur la mort, ce qu'elle représente, les peurs qu'elle suscite et ce qu'il pourrait y avoir après. Nous sommes partis du mythe d'Orphée pour lancer le débat. Vingt participants âgés de 8 à 15 ans.

"On n'accepte pas tous de la même manière, la mort de ceux qu'on aime. Certains sont fous de rage et d'autres essaient de l'accepter et de continuer à vivre.

- Moi, si j'étais Orphée, j'aurais aussi tout essayé pour faire revenir ma chérie du royaume des morts.

- Moi, j'suis pas d'accord parce que la mort, c'est inévitable. Même si j'aurais été triste, j'aurais accepté et essayé de trouver une autre amoureuse.

- Faut pas penser à la mort et penser à ce qu'il se passera demain, mais penser à profiter de ce qui se passe aujourd'hui De toute façon on est obligé de profiter du moment présent ...

- La mort on en a peur parce qu'on dit qu'on n'a pas envie d'être mort mais c'est comme ça, on peut pas y échapper donc faut pas en avoir peur.

- Je ne suis pas d'accord, y'a pas forcément notre mort à nous, il peut y avoir la mort des gens qu'on aime et donc la mort n'est pas vraiment une injustice puisqu'on est tous visés par elle un jour ou l'autre...

- S'il n'y avait pas la mort, la planète serait remplie d'êtres humains et on n'aurait plus de place.

- Il y a quand même une limite, si on nait, c'est normal qu'il faille mourir, c'est normal.

- C'est une chose juste la mort parce que c'est la seule chose que les êtres humains auront tous une fois.

- Qu'on soit riche, pauvre ou autre, tous les êtres humains l'auront la mort.

- Parfois ça peut être juste et pas juste en même temps. Juste parce que si personne ne meurt on serait trop sur la terre, mais ce n'est pas juste pour les proches, parce qu'on aurait pu passer d'autres moments ensemble.

- C'est pas la mort elle-même qui est injuste, c'est le moment et la cause qui est injuste. La mort d'un enfant, c'est pas que c'est plus injuste, c'est juste que l'enfant aurait peut-être eu envie de faire sa vie et de mourir plus tard.

- La personne qui vole ou qui commet un meurtre, si quelqu'un l'a mise en colère ou rendu folle, ça veut pas dire qu'il était méchant de base, donc elle ne mérite pas plus de mourir qu'une autre...

- Le monde ne serait pas meilleur si la mort n'existait pas parce que tout ce qui commence, finit forcément un jour, on peut très bien vivre bien sa vie avec une mort à la fin.

- Je pense qu'il ne faut pas vivre en se disant : "quand je serais mort, j'aurais pas de regrets" car c'est normal d'avoir des regrets, c'est pas une mauvaise chose, je pense...

- Si on n'avait pas conscience de la mort on serait toujours à s'inquiéter de savoir est-ce que c'est demain, est-ce que c'est maintenant !

- J'aimerais connaître le jour et l'heure de ma mort, si c'était possible, comme ça je pourrais profiter de l'instant présent, mais d'un autre côté, je serais toujours en train de compter les jours, les heures, comme un compte à rebours...

- Vieillir, c'est pour nous habituer à mourir. Je pense que c'est un des signes de la mort.

- On peut faire des belles choses à tous les âges de la vie.

- Certaines personnes sont plus prêtes à mourir que d'autres. Certaines vieilles personnes disent bon bah c'est comme ça on va bientôt mourir, alors que d'autres ne sont pas prêtes.

- Après la mort il y a quelque chose qu'on ne connait pas, que personne ne connait, quelque chose d'inimaginable et ça me fait un peu peur quand même...

- Pour moi, il y a quelque chose après la mort, ça la rend moins cruelle la mort, comme ça il y a une page qui se tourne et y'a quelque chose après...

- Parfois, quand on est malade et qu'on souffre, la mort, c'est comme une libération !

- Pour moi, après la mort, il n'y a rien, c'est le néant !".

Annexe II : Sur le bonheur : qu'est-ce qui me rend heureux ?

"Vivre heureux, c'est ce que tout le monde veut, mais quand il s'agit de dire en quoi cela consiste, personne n'y voit clair" nous dit Sénèque. C'est quoi le bonheur ? A quoi reconnait-on qu'on est heureux ? Peut-on être heureux tout seul ? L'argent peut-il nous rendre heureux ?

- "Je pense qu'on peut être heureux sans être riche. On peut vivre sans argent, il suffit de construire sa maison et cultiver ce qu'on mange...

- En ce moment je suis heureuse, parce que je suis avec ma famille et je peux rester en pyjama toute la journée, mais je suis aussi triste de ne pas voir mes amis.

- Tout ce qui compte c'est qu'on est en bonne santé, même si je m'ennuie je suis quand même heureuse, parce que même si mes parents travaillent tout le temps je suis avec eux dans la même pièce.

- Moi je suis heureux mais pas vraiment en même temps parce que du coup je sors moins mais je trouve quand même le moyen de m'occuper. Mais mes copains me manquent !

- Moi je suis heureux parce que je suis en vacances et je peux commencer le travail à 10h et je vais manger à midi et à 14h j'ai fini.

- Moi, même si je m'ennuie un peu, ce qui est bien c'est que je fais des apéros avec mes amis sur Skype et des trucs comme ça donc je les vois un peu quand même !

- Moi j'aime bien parce qu'aujourd'hui par exemple avec mon papa on a découvert un sentier et sur ce sentier, il était super cool quoi, juste au-dessus de notre maison et on fait des belles balades rien que tous les deux.

- Moi aussi, je me sens plutôt heureux et c'est bien parce que je fais l'école que le matin et un petit peu l'après-midi quoi. C'est cool !

- On peut pas toujours être heureux ou malheureux, parce qu'il y a forcément des moments où on n'est pas heureux Le bonheur c'est des petits moments qui ne durent pas trop longtemps... Bien-sûr qu'on peut être heureux pendant des journées entières mais dans l'ensemble c'est pas des grands moments, ça se limite à un nombre d'heures.

- Pour moi, ce que j'ai compris de cette phrase de Prévert : "j'ai reconnu le bonheur au bruit qu'il a fait en partant", ça veut dire qu'il y a eu l'inverse du bonheur, c'est à dire la tristesse la mélancolie et tout ça et donc il a reconnu qu'il y avait du bonheur avant.

- Le bonheur c'est un machin où j'ai le sourire, je rigole, je joue, je m'amuse et c'est le bonheur !

- C'est le visage et l'attitude qui nous permet de reconnaitre le bonheur quand on a les lèvres qui retombent c'est qu'on est un peu triste...

- Quand je suis heureuse, j'ai des papillons dans le ventre, le sourire aux lèvres et je suis contente d'être là où je suis".

Des paroles encore peu élaborées sans doute diront les réticents mais des paroles en devenir et déjà l'amorce d'une pensée complexe en construction. Aux Francas, nous sommes heureux d'avoir vécu cette expérience dans l'humilité et avec beaucoup de bonheur.

Annexe III : Petit Vade-mecum des ateliers philo virtuels

Bonjour à toutes et à tous,

Afin que l'atelier philosophique virtuel se déroule bien et que les échanges soient sereins et fluides, voici quelques petites règles :

  • Essayez de vous connecter 5 à 10 minutes avant le début de l'atelier pour vérifier la connexion internet, le bon fonctionnement du lien de connexion ainsi que du micro et de la caméra.
  • Pensez à écrire votre prénom pour faciliter les échanges entre les participants : ce sera moins impersonnel et plus chaleureux.
  • Pendant la durée de l'atelier, pensez à désactiver votre micro pour éviter les bruits ambiants qui gêneraient la discussion philosophique.
  • Pour demander la parole, cliquer sur la petite icône dédiée. Une fois que l'animatrice vous a donné la parole, réactivez le micro !
  • Pendant le débat philo, pensez à toujours laisser la caméra allumée pour que chacun puisse vous voir par respect pour les autres.
  • Eviter d'utiliser la fonction ""message écrit", sauf pour des questions d'ordre technique.

Les règles de l'atelier philo :

  1. Personne n'est obligé de parler : ce n'est pas parce qu'on ne parle pas qu'on ne pense pas ! Peut-être certains d'entre vous préféreront juste écouter, mais ce serait dommage car il n'y a aucune note, aucun jugement. Osez vous exprimer, car il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. En philosophie, toutes les réponses sont valables du moment qu'elles sont argumentées.
  2. Pour la distribution de la parole, la priorité est donnée en priorité à celui qui n'a pas encore parlé.
  3. Il est interdit de se moquer.
  4. En philosophie, il est très important de bien expliquer son point de vue en le justifiant et en argumentant

Au grand plaisir de vous retrouver pour notre prochain atelier philo !

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