Au rang des nouvelles pratiques à visée philosophique, on peut maintenant compter les ateliers philo 2.0, cette version "virtuelle" des cafés-philo rendue possible par des logiciels interactifs comme Zoom ou Jitsi.Cette possibilité, qui était certes déjà exploitée depuis un certain temps par des animateurs "tendance", a connu un boom lors du récent confinement dû à la pandémie de coronavirus1. Il importe dès lors de s'interroger plus largement sur cette nouvelle forme de pratique philosophique.
Si, comme Michel Tozzi le montre, les nouvelles pratiques philosophiques combinent à la fois la recherche d'une pensée critique et un idéal de démocratisation de la philosophie2, le fait de faire dépendre un atelier philo de l'utilisation d'un outil informatique n'est pas anodin. Elle exclut d'emblée ceux qui sont incapables de se servir d'internet (outil participant d'une évolution trop rapide de la société pour certains), ou qui ne possèdent pas d'ordinateur équipé d'une webcam, de smartphone ou de tablette. Bref, numériser la pratique philo renforce les effets de la fracture numérique. La gratuité de certains services ( Jitsi est gratuit ; Zoom est, en revanche, payant au-delà de 40 minutes sitôt qu'on est plus de trois) n'empêche donc pas l'impact sur l'aspect démocratique.
Notons que l'aspect convivial est aussi limité. Certes, on peut se réjouir de se retrouver derrière un écran, mais ce n'est pas pareil que de se voir en chair et en os, de prendre un verre et de discuter ensemble. On ne fait pas vivre un lieu, on n'en fait pas un espace de vie, on n'institue rien. Vouloir remplacer un atelier physique par un atelier numérique est un leurre. La complexion sociale inhérente à l'atelier physique n'est pas reproduite dans l'atelier numérique, même si celui-ci dispose d'atouts propres. En fait, les enjeux mis en place ne sont pas les mêmes. Dans l'atelier numérique, le milieu partagé n'est pas le même. C'est une opportunité (on peut connecter des gens géographiquement très distants), mais cela est aussi potentiellement discriminant d'un point de vue social. Alors que dans un atelier philo classique, on occupe un même espace, un atelier 2.0. connecte des gens se trouvant dans des milieux divers et éventuellement hétérogènes. La qualité de la connexion d'une personne utilisant un vieil ordinateur dans un appartement bruyant n'est pas la même que celle d'une personne confortablement assise devant son Mac tout neuf dans le bureau de sa villa.
Alors que dans un atelier classique, on partage un même milieu, bien qu'on ne soit pas nécessairement issu d'un même milieu, dans un atelier en visioconférence, ce n'est pas le cas. Cela peut d'ailleurs, au-delà d'une certaine équité inscrite dans l'idéal démocratique, impacter le fil de la discussion. Dans un atelier classique, on n'est pas à l'abri d'un "bruit" : une voiture qui klaxonne dans la rue, un oiseau qui chante, etc. Ce "bruit" qui est extérieur au thème traité est perçu plus ou moins de la même façon par tous et peut infléchir la discussion comme une "ressource" exploitable. Dans le cadre d'un atelier 2.0, il y a des bruits qui ne touchent qu'un individu. La voiture qui klaxonne pour moi qui écoute les arguments d'un autre ne klaxonne que pour moi. Les autres ne modulent pas leur discours en fonction de ce bruit. Ce bruit reste pour moi quelque chose de privé et peut donc me distraire de la discussion collective. Le milieu dans lequel je suis et qui diffère de l'interface peut interférer sur celle-ci et me détourner de celle-ci sans qu'un modérateur puisse me recentrer sur la discussion, car le bruit est resté pour lui inaudible.
Il semblerait donc qu'outre les aspects anti-démocratiques liés à la fracture numérique, un facteur de distraction lui-même lié à la qualité inégale de la situation dans laquelle on se trouve impacte l'atelier 2.0. De façon générale, l'attention lors d'un atelier numérisé n'est maintenue qu'au prix d'une dépense d'énergie supérieure à ce que nécessite le fait de suivre un café-philo traditionnel. À cela, il faut ajouter que l'outil dont on dépend n'est pas nécessairement neutre. Si Jitsi est un logiciel libre, Zoom est une société dont le but avéré est le profit. Il s'ensuit que la sécurité des données privées n'est pas garantie pas plus que ne l'est la liberté du net. Avant d'opter pour le solutionnisme numérique comme voie royale de solution à nos problèmes3, il importe donc de s'interroger sur les enjeux éthiques des outils informatiques. À côté des enjeux en matière de sécurité des données personnelles des utilisateurs et de la réglementation des marchés, on notera aussi l'impact écologique du numérique. Selon une étude de Greenpeace, on estime qu'Internet devrait utiliser 20% de la consommation mondiale en électricité cette année. Il semblerait qu'une certaine sobriété numérique soit donc requise. Numériser la pratique philo s'oppose bien évidemment à cette tendance et doit donc être à tout le moins interrogé.
Faut-il donc voir dans l'atelier philo 2.0 un simple pis-aller qui est à utiliser avec modération et qui se justifie uniquement en situation de crise (c'est-à-dire quand les conditions requises pour l'organisation d'un atelier physique ne sont pas réunies) ?
Beaucoup des ateliers en visioconférence qui ont eu lieu récemment se sont justifiés par le contexte du confinement, et ont soit poursuivi un programme thématique défini préalablement ou ont proposé des thématiques de circonstance : la santé est-elle un bien commun ? (Gruissan), le confinement sous l'angle de la philosophie (Ploudalmezeau), qu'attendons-nous du monde d'après Covid ? (Montmorency), "Foessel : les politiques ont la tentation de faire de la crise un lieu d'expérimentation autoritaire" (Cal-Charleroi), etc. Ils ont été motivés par le fait de continuer, vaille que vaille, à offrir un "lieu" d'échange et d'éducation permanente qui, faute d'une adaptation du dispositif, aurait été purement annulée. Les échos sont en général assez positifs, mais cela suffit-il à pérenniser la pratique, voire à l'imposer au détriment d'un atelier physique ?
Après ce premier test positif, d'aucuns pourraient vouloir généraliser la pratique des ateliers en visioconférence. On pourrait faire valoir divers arguments : le numérique permettrait d'attirer un autre type de public (un public de jeunes gens actifs typiquement moins impliqués dans les cafés-philo traditionnels) et de changer l'image de la philo, souvent perçue comme une activité désuète et hostile (par parti pris) aux nouvelles technologies. Les chantres du numérique nous dirons par ailleurs qu'Internet permet de connecter ensemble des gens qui peuvent se trouver à une très grande distance. C'est l'occasion de faire échanger des gens qui, sans cela, ne se rencontreraient pas.
On notera que ces avantages de l'atelier numérique sont compensés par les inconvénients du numérique cités plus haut, mais ne peut-on répondre aux pointes critiques avancées ? Si on parle de l'impact énergétique des ateliers 2.0, il faut aussi parler de l'impact énergétique des ateliers classiques. Si pour se rendre physiquement à un café philo, les personnes utilisent un SUV, il se peut bien qu'ils polluent plus en se rendant physiquement quelque part qu'en échangeant depuis leur bureau au moyen d'un ordinateur.
Les esprits finauds pourront d'ailleurs retourner la plupart des arguments. Un atelier physique exclut ceux qui n'ont pas accès à un mode de locomotion pour se rendre au lieu de l'atelier. Quant au fait qu'on ne soit pas tous dans une même situation, cela peut très bien se faire au sein d'un même espace. Le fait de partager un même espace ne garantit pas l'égalité des situations. On peut être assis sur une chaise défectueuse ou être incommodé par l'odeur de son voisin.
Faut-il en conclure que les deux types d'atelier se valent ? En fait, il faut comparer ce qui est comparable. Il faut distinguer un atelier philo de proximité où les gens se réunissent en venant à pied ou en utilisant très peu de transport, d'un atelier philo d'où les gens viendraient de plus loin. Il semblerait que la plupart des ateliers philo de type "café philo" se fondent sur la proximité, il s'agit alors moins de connecter des gens de milieux géographiquement différents que de reconnecter entre eux les gens d'un même lieu. Il y a dans les cafés-philo traditionnel un aspect de résilience qui réunit les gens au-delà de la thématique.
On ne peut faire passer comme un "besoin" le fait de supprimer les distances spatiales quand un des enjeux d'un atelier de type café-philo est de réunir des gens géographiquement proches afin de renforcer localement le tissu social. Il reste que si l'argument pro-numérique dans sa pointe critique semble peu valide, un atelier 2.0 peut connecter des gens éloignés (avec du coup des avis potentiellement moins homogènes) dont l'intérêt est parfois plus intrinsèquement lié à la thématique. Cela pourrait du coup élargir la perspective critique en faisant se rencontrer des gens directement intéressés par celle-ci. Mais cet affûtage critique se fait au détriment de l'aspect social. Notons encore que les inégalités sociales qui peuvent grever les deux types de pratiques ne sont pas comparables comme on pourrait le croire en écoutant les partisans du solutionnisme. En effet, les inégalités propres à un lieu peuvent être discutées et réglées ensemble, ce qui n'est pas le cas des inégalités liées à la connexion et à l'environnement propre de l'utilisateur participant à l'échange.
En conclusion, les ateliers 2.0 semblent un pis-aller d'un point de vue énergétique, démocratique et social (qu'un contexte de crise comme le confinement peut néanmoins justifier). Au niveau critique, la qualité des pensées élaborées ne semble toutefois pas impactée. Le numérique parait même une opportunité en permettant de confronter des personnes issues de zones géographiques éloignées. L'outil technique permet un "appariement des égaux"4, elle permet de réunir, de mettre en réseau, au-delà des frontières et des institutions, toute personne intéressée par un même questionnement.
Au niveau technique de la gestion de la prise de parole, le rôle du médiateur peut être techniquement facilité par l'interface. Il peut couper le micro de tous et choisir de donner la parole à une personne à la fois, ce qui empêche de facto à deux personnes de parler en même temps. Il peut avoir une meilleure visibilité de l'ensemble des participants. L'écran se fractionne et laisse apparaître le visage de chacun des participants. Ces caractéristiques techniques permettent d'éviter que le nombre de participants ne sature trop vite le dispositif de discussion. On peut par ailleurs selon les fonctionnalités de l'interface partager un texte, une vidéo et des applications diverses. Il suffit d'un clic. On peut scinder un groupe en sous-groupes et ces opérations sont facilitées par le logiciel. Point n'est besoin de distribuer des textes, de bouger dans l'espace, etc. Enfin, on peut commenter les discussions via le "tchat"5 et enregistrer aisément la vidéo de l'échange ou réaliser des captures d'écran, etc.
Mais l'efficacité technique de cette pratique philo a un coût, elle lisse les conflits ou, du moins, les formate (elle n'annule pas purement et simplement les réactions spontanées des gens qui n'ont pas la parole, outre l'expression faciale, on peut, dans la plupart des logiciels, faire apparaître un signe - pouce levé, mains qui applaudissent - ou un émoticône), et masque les inégalités de situation (le lieu de connexion est potentiellement inégalitaire). Du coup, elle déconnecte la pensée de son lieu d'incarnation. Un atelier en version numérique fait du milieu un espace privé et s'inscrit dans une logique du réseau. En enfermant les gens dans la thématique dont ils parlent, elle les concentre sur le sujet et évite que la discussion à visée philosophique ne dérive en bavardage, mais elle empêche dans le même mouvement toute ouverture de la pensée à son lieu d'instanciation. Les conflits, les connivences (les regards qui se croisent, etc.) et les bruits partagés, ne sont-ils pas aussi des occasions pour la pensée de se réformer ou d'ajuster son rythme ?
Faut-il préférer une pensée décontextualisée à une pensée locale, prise dans les rets de la contingence ? En philosophie, il n'existe d'exclusive que pour une logique d'entendement, pour la raison tout ne se vaut pas, mais est appelé à être mis en relation, à se compléter, à s'opposer, à se présupposer, etc. À défaut de trancher pour l'une ou l'autre pratique, le but de cet article est d'enjoindre à se poser des questions et d'indiquer certains enjeux. Si l'atelier en visioconférence permet de dépanner ou de toucher un autre public (un public jeune et connecté, un public de personnes éloignées), il ne se substitue pas pour autant à un atelier physique. Il pose par ailleurs toute une série de questions qu'il importe de prendre en considération.
(1) On trouvera sur le site de la revue un compte-rendu de la récente expérience en visioconférence menée à Annemasse. Outre quelques indications sur les modalités de gestion du débat, l'article met en avant certains enjeux qui, dans les grandes lignes, rejoignent les nôtres. Cf. R. Guichardan, "Notre premier visiocafé philo à Annemasse en situation de confinement", Diotime, n°85, juillet 2020. Nous entendons toutefois ici adopter une perspective plus générale et mettre en garde contre les dérives du "solutionnisme numérique", cette idéologie consistant à croire qu'internet offre une solution clé en main pour tous nos problèmes.
(2) M. Tozzi, Nouvelles pratiques philosophiques - Répondre à une demande sociale et scolaire, Paris, éditions sociales, 2012.
(3) Sur la question, voir E. Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L'aberration du solutionnisme technologique, Limoges, FYP, 2014.
(4) Voir I. Illich, Une société sans école, Paris, Seuil, 1971, p. 154 ss.
(5) Sur l'intérêt du tchat comme "fact-checking" complémentant la discussion, voir R. Guichardan, op. cit.On notera toutefois que la pratique du tchat double aussi le discours et, du coup, dilue l'attention.