Revue

De l'utilisation de la philosophie pour enfants dans les autres matières du programme scolaire

Quand la philosophie pour enfants (PPE) est entrée dans notre école, j'étais pour le moins sceptique. Les élèves de l'école primaire me semblaient bien jeunes pour "étudier la philosophie". Je n'avais pas la formation nécessaire pour l'enseigner. Et puis, où trouver le temps ? Le curriculum était déjà bien assez chargé...

Autant de raisons qui m'ont fait hésiter à m'engager dans cette démarche.

Maintenant, non seulement je pratique avec les enfants des sessions de communauté de recherche philosophique (CRP) de façon régulière, mais la philosophie s'est répandue dans les autres matières au programme et fait maintenant partie du tissu même de la vie en classe.

C'est qu'avec la philosophie pour les enfants, nous sommes très loin des cours magistraux sur les grands philosophes. La pratique régulière de CRP en classe vise plutôt à développer, chez les élèves, selon leur âge, et pour eux-mêmes, les outils de la pensée que sont les questions, les exemples, les contre-exemples, les analogies, les raisons, les critères, etc. Elle incite les participants à examiner de près les présupposés et les idées reçues. Elle expose les préjugés. Elle invite au questionnement et examine de façon critique les réponses toutes faites.

A nous, les enseignants, elle demande d'assumer un rôle d'animatrices et d'animateurs assez éloigné de notre posture traditionnelle de détenteurs de savoirs.

Cela demande une bonne formation et beaucoup de réflexion. Car il faut bien faire la distinction entre les CRP et d'autres activités pédagogiques qui y ressemblent beaucoup, mais qui visent des objectifs bien différents. Sans une solide formation, on risque de tomber dans des pièges dont je parlerai plus loin.

Il existe de nombreux ouvrages consacrés à la PPE et à la façon de mener les CRP. Je ne m'attarderai donc pas sur le déroulement des CRP comme telle. Je vais plutôt décrire comment ce nouveau rôle d'animateur/animatrice nous amène à nous positionner autrement comme enseignants, et comment les outils de la recherche philosophique peuvent sortir du cercle des CRP pour s'inviter un peu partout dans les matières au programme, créant ainsi une culture de recherche au sein du groupe.

Pour ce faire, j'utiliserai trois exemples tirés de mon expérience personnelle avec mes élèves de 5 et 6 ans.

I) Premier exemple : l'orthographe, avec les orthographes approchées

Cette stratégie a été développée par une chercheure de l'Université de Sherbrooke, la Professeure Marie-France Morin, que nous avons eu la chance de recevoir à plusieurs reprises à notre école. Cette pratique est en parfaite adéquation avec l'approche de recherche en commun des CRP. C'est donc tout naturellement que mes collègues et moi l'avons mise en oeuvre avec nos élèves, chacun selon le niveau et l'âge de ses élèves.

Voici comment se déroule une activité d'Orthographe approchée dans ma classe, avec des élèves de 5-6 ans, encore débutants en lecture, vers la fin du premier trimestre de l'année scolaire.

Nous choisissons d'abord un mot. Ex. : PAPILLON.

Il est clair pour tout le monde que ce mot est trop "difficile à écrire". A ce stade-ci de l'année, nous ne savons pas écrire tous les sons que nous entendons dans PAPILLON. Nous ne cherchons donc pas à l'écrire "correctement", mais à nous en approcher. Nous commençons par faire des hypothèses. Les élèves savent déjà ce qu'est une hypothèse :

"Une hypothèse, ça commence par "Peut-être que..., donc ce n'est pas certain."

Nous formulons souvent des hypothèses en CRP. Nous en faisons aussi quand nous écoutons des histoires, nous en faisons en mathématiques, en sciences... Formuler des hypothèses fait déjà partie de nos pratiques quotidiennes.

La première étape consiste à demander à chaque élève d'écrire sur un bout de papier le mot PAPILLON selon sa propre hypothèse, c'est à dire à partir de ce qu'il ou elle sait déjà sur la correspondance grapho-phonétique.

Deuxième étape : Mettre nos hypothèses en commun

Une fois que chaque élève a écrit PAPILLON au mieux de ses connaissances, les élèves sont placés en équipes de trois pour comparer leurs hypothèses. La consigne est d'arriver ensemble à une hypothèse commune, basée sur les connaissances combinées de chacun.

Voici un exemple typique d'échanges entre les élèves d'une même équipe :

- "Papillon, ça commence comme papa...

- Ton 'P' est à l'envers, regarde sur l'alphabet de la classe. Le 'P' c'est comme ça...

- On entend 'P' deux fois, on doit le mettre deux fois...

- Oui, mais le même 'P' peut servir deux fois, non ?

- Dans papa, on l'entend deux fois et on le met deux fois aussi...

- Comment on écrit le son 'on' ?"

A partir de ces discussions, chaque équipe formule une hypothèse commune.

Troisième étape : Comparer avec la norme

Une fois que chaque équipe s'est mise d'accord sur une hypothèse commune pour l'équipe, il est temps de trouver la norme.

Qui peut nous aider ?

Comme les élèves ne sont pas encore lecteurs, les ressources écrites ne sont pas utiles. Ils devront donc trouver un adulte ou un élève plus grand qu'eux qui soit en mesure de leur épeler correctement PAPILLON. Les groupes se dispersent dans l'école à la recherche d'une personne pouvant servir de référence. C'est l'étape que tous les élèves préfèrent. Ils sortent du cadre habituel de la classe avec un tout petit peu d'appréhension et beaucoup d'excitation. Ils cherchent dans l'école, dans les autres classes, vont dans les bureaux de l'administration. Quand ils reviennent, tout contents d'avoir trouvé la norme, nous comparons ensemble leurs hypothèses avec celle-ci.

L'exercice aura duré au total près de 50 minutes. C'est beaucoup pour apprendre à écrire un mot, mais les élèves ont accompli bien plus, à travers cet exercice, que d'apprendre à écrire PAPILLON.

Pour cette activité, la classe s'est transformée en mini laboratoire d'orthographe où les élèves ont réinvesti les outils appris lors des CRP. Chacun commence par puiser dans ses propres connaissances des pistes de réponse pour formuler son hypothèse. Puis, chaque élève la partage et la compare avec les hypothèses des autres. Lors de ce partage, l'élève corrige les malentendus qu'il repère chez les autres en les expliquant à l'aide d' exemples, chacun s'auto-corrige. L'adulte ici n'offre ni aide ni commentaire. Tout au plus guide-t-il les discussions en clarifiant la consigne et en valorisant le dialogue entre les élèves.

Ensemble, ils ont utilisé des analogies, donné des exemples : "Papillon, ça commence comme papa..."

Ils ont donné des raisons: "le P s'écrit comme sur l'alphabet affiché là-bas, regarde..."

Ils se sont questionnés : "Le P peut servir deux fois, non ?"

Ils ont trouvé des similitudes : "Dans papa, on écrit le P deux fois..."

Autre aspect intéressant d'une telle démarche, il n'est jamais question de tricher ; on parle au contraire de partager. L'élève n'est pas isolé dans son apprentissage. Il s'inspire des autres. On assiste à de la co-construction de savoirs. Pour l'observateur, il est frappant de constater à quel point chaque élève est engagé tout au long de cette activité.

Pour ce qui est de la norme, ce n'est pas un élément qu'on recherche habituellement lors d'une CRP. Mais lorsqu'il s'agit d'orthographe, la norme existe et on ne peut la contourner. Elle est présentée ici comme étant un code généralement accepté de tous dans un souci d'homogénéité et d'universalité. L'orthographe, dans ce contexte, ne fait pas peur. Au contraire, elle représente une occasion de recherche en commun très stimulante.

II) Deuxième exemple : la résolution de problèmes en mathématiques, initiation à la division

Dans une approche plus traditionnelle, une fiche serait remise à chaque élève avec la consigne de trouver si, oui ou non, il y a assez de véhicules pour que tous les petits personnages puissent monter à bord. Mais nous pouvons aussi transformer cet exercice en occasion de recherche commune.

Première étape : la fiche est remise à deux élèves. La consigne devient : "Trouvez ensemble une stratégie qui vous permette de répondre à la question posée."

Ici, l'accent est mis sur la stratégie. C'est la discussion entre partenaires qui est valorisée. Aucun enfant n'est isolé avec sa compréhension partielle du problème ou de la consigne.

A-t-on le droit de regarder ce que les autres font ? Oui, bien entendu ! Regarder autour de soi n'est pas tricher. Les autres sont une source d'inspiration, un déclencheur pour stimuler notre propre imagination.

A la fin, chaque équipe est invitée à expliquer sa stratégie au groupe-classe. Les stratégies sont affichées et nous pouvons les évaluer tous ensemble.

C'est là qu'intervient un outil très important de la CRP : les critères.

Quels seront les critères que nous utiliserons pour juger chaque stratégie ?

  • Est-elle claire ?
  • Facile à comprendre ?
  • Efficace, menant à la bonne réponse ?
  • Pouvant s'appliquer à d'autres problèmes semblables ?

Il ne s'agissait pas au départ d'une question philosophique, mais d'un problème fermé avec une seule réponse valide : oui ou non. Toutefois, pour résoudre le problème, la classe s'est transformée en mini laboratoire. Cet exercice s'inscrit dans la culture de communauté de recherche de la classe. Elle a exigé de chacun de l' écoute, de l' attention, du dialogue, du questionnement et de l' engagement.

Cette approche de recherche en commun a aussi l'immense mérite de briser l'isolement des élèves plus "faibles", face à la fiche de travail. Elle les fait participer pleinement au processus de résolution de problème. Chacun bénéficie de l'effet contagieux du travail en communauté. Ce travail se fait dans un contexte dénué de tout jugement de l'adulte. Le développement de la pensée logique de l'enfant, son auto-construction, est porté par ses pairs.

III) Troisième exemple : en sciences

Avec les élèves de 5-6 ans, nous consacrons une partie de l'année à la santé par l'alimentation.

Nous utilisons, comme coup d'envoi, une CRP autour d'une question toute simple, mais fondamentale : "Qui (ou qu'est-ce qui) mange ?"

Á l'aide d'une banque d'images représentant des personnes, des animaux et des objets divers, nous tentons de classer chaque élément dans un tableau de trois colonnes :

Oui, ça mange  ? ne sait pas Non, ça ne mange pas.
 
 
 
 
 
 

Les premières images sont faciles à classer :

Oui, ça mange  ? ne sait pas Non, ça ne mange pas.
Éléphants
Personnes
Lions
  Chaise
Crayon

La discussion s'anime autour de l'image de l' arbre.

Voici quelques exemples d'interventions d'élèves autour de cette image :

- "Non, il ne mange pas, il n'a pas de bouche.

- Mais il grandit, donc il mange.

- C'est vrai, il mange par les racines.

- Il boit par les racines, ce n'est pas pareil.

- L'eau, c'est sa nourriture !".

Passons à une autre image : un téléviseur

- "Bien sûr que non, il ne mange pas.

- Attends ! Il a un fil qui lui apporte l'électricité pour fonctionner. L'électricité, c'est sa nourriture.

- L'électricité, c'est pour fonctionner, pas pour grandir.

- La nourriture nous fait fonctionner aussi, sans nourriture, on meurt."

Poursuivons : Un nuage

- "Mais non !

- Ce n'est pas vivant !

- C'est un objet !

- Un arbre aussi, c'est un objet, et ça mange.

- Moi, j'ai vu des nuages qui grossissaient, ça veut dire qu'ils mangent."

Le tableau se complexifie, il y a maintenant des ambiguïtés et un véritable questionnement qui s'amorce :

Oui, ça mange  ? ne sait pas Non, ça ne mange pas.
Éléphants
Personnes
Lions
Arbre
Téléviseur
Nuage
Chaise
Crayon

Á ce stade-ci, la maîtresse-animatrice connaît, elle aussi, quelques moments de flottement et d'instabilité dans ses convictions. En tant qu'adulte, on croit maîtriser, mais ces simples observations des enfants nous font voir les choses sous un angle inhabituel. Nos propres définitions sont ébranlées.

Et voilà toute la classe (maîtresse incluse) lancée dans une recherche nouvelle et excitante.

IV) La formation

Les CRP développent l'humilité. Elles fissurent nos certitudes suffisamment pour provoquer de véritables interrogations. Les questionnements suscités par cette CRP, par exemple, nous entraînent sur des terrains inexplorés et sur des sujets imprévus au départ, ce qui peut être un peu déstabilisant pour l'enseignant. Une pratique régulière de CRP exige de nous, enseignants, de mettre de côté notre plan pré-établi, de nous interroger ouvertement, d'être nous-mêmes des apprenants.

Comme le fait remarquer très justement Natalie Fletcher, praticienne philosophique et chercheure interdisciplinaire à Montréal, spécialisée dans la philosophie de l'enfance (Fletcher, 2019) :

L'ambiguïté ne fait pas partie de notre formation pédagogique. Le confort face à l'incertitude non plus.

On pourrait être tenté de pratiquer des CRP plus "prévisibles", dirigeant les discussions vers des conclusions souhaitées. On pourrait facilement se laisser glisser, même à notre insu, vers des animations manipulatrices, avec des buts fixés au préalable. C'est pourquoi une bonne formation en animation de CRP est essentielle.

Mes collègues et moi avons la chance de bénéficier de telles formations données par des praticiens compétents et expérimentés, comme Natalie Fletcher, citée plus haut, qui viennent chaque année dans nos classes mener des animations, nous observer en train d'en faire et nous faire part de leurs commentaires et suggestions. Ces interventions nous permettent de comprendre précisément ce que nous cherchons à accomplir avec nos élèves en pratiquant des CRP. Car la CRP, dans son format classique de discussion en cercle, ressemble à d'autres pratiques, tels les conseils de classe, les tables rondes et le "brainstorming". Elle s'en distingue cependant de façon importante. La CRP n'est ni un débat ni un tour de table d'opinions ni une collecte d'idées pour stimuler l'imagination. C'est une invitation à nous questionner et à partager nos connaissances et nos expériences, tout en utilisant des outils de réflexion et de pensée logique.

Conclusion

Une pratique régulière et bien menée de CRP, en classe, a un effet bénéfique sur le développement des habiletés interpersonnelles et de la pensée critique chez les participants. Elle développe des aptitudes à la recherche et au partage. Nous avons donc tout intérêt, nous les enseignants, à faire en sorte que les outils de CRP puissent être réinvestis dans l'ensemble des matières au programme scolaire. Nous devons aussi accepter que les CRP modifient sensiblement notre position et notre rôle d'adulte au sein de la classe.

Il ne s'agit pas de faire table rase de toute autre pratique pédagogique, mais plutôt de les présenter autrement, de les transformer en occasions de recherche et d'utiliser les outils structurants de la CRP pour créer dans la classe une culture de recherche à laquelle chacun peut pleinement participer. Comme l'écrit Lipman (1996) : "C'est en reconnaissant que les enfants donnent le meilleur d'eux-mêmes quand ils participent à une coopération cognitive avec leurs pairs et leurs mentors, et qu'ils sont moins efficaces quand ils sont isolés de toute forme de communauté cognitive, que la qualité de l'éducation s'améliorera".

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