Revue

Place et enjeux de la philosophie pour enfants en matière d'éducation aux droits humains

Le 20 novembre 2019, nous célébrions les 30 ans de la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE). Adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, la Convention a été très rapidement signée et ratifiée par la France dès l'été 19901. L'article 42 de cette convention internationale dispose que "les États parties s'engagent à faire largement connaître les principes et les dispositions de la présente Convention, par des moyens actifs et appropriés, aux adultes comme aux enfants." Cette exhortation à employer des " moyens actifs " pour faire connaître la Convention manifeste en filigrane la conviction que la ratification est bien loin d'être synonyme d'effectivité. Il est d'ailleurs désolant de reconnaître qu'en France, la plupart des enfants et adultes ne connaissent que peu ce texte.

Pourtant, de nombreuses associations, ONG2, organisations internationales comme l'UNICEF ou institutions comme le Défenseur des droits, promeuvent les droits de l'enfant en France. Autorité administrative indépendante (AAI) instituée en 2011, le Défenseur des droits détient entre autres parmi ses missions et compétences celles "de défendre et promouvoir l'intérêt supérieur et les droits de l'enfant consacrés par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France"3. Avec son programme JADE - Jeunes Ambassadeurs des Droits auprès des Enfants - le Défenseur des droits recrute des jeunes entre 18 et 25 ans en service civique dont les missions sont de "sensibiliser des enfants ou des jeunes aux droits de l'enfant, à l'égalité et à la lutte contre les discriminations"4 Cette initiative soulève à l'évidence la question des modalités d'inscription de l'éducation aux droits au sein des curricula scolaires et donc de son institutionnalisation. C'est également la question de l'éducation aux valeurs qui se pose. L'éducation aux droits humains (EDH) s'apparente en effet à l'ensemble des activités éducatives menées en vue de développer des attitudes et comportements respectueux des valeurs humaines envers soi et les autres, afin de s'assurer que toute personne puisse en toute liberté jouer un rôle utile dans une société libre.

Toutefois, l'institutionnalisation de l'EDH présente certaines difficultés. Les textes normatifs ne sont pas questionnés, ce qui empêche les programmes pédagogiques de s'émanciper d'une vision purement institutionnelle des droits humains. Joanne Coysh, spécialiste de l'EDH, n'hésite pas à affirmer : "[...] l'institutionnalisation et la centralisation du discours sur l'EDH ont progressivement érodé diverses façons de connaître et d'interpréter les droits de l'homme en régulant la production, la distribution du discours d'EDH en tant que moyen de contrôle social ; ce qui a été perpétué par un manque de questionnement et de critique."5

Comment et en quels lieux une réponse peut-elle être apportée à ce double manque en mobilisant une pédagogie critique ? Nous nous proposons d'examiner dans cet article à quelles conditions les ateliers de philosophie pour/avec les enfants peuvent contribuer de façon déterminante à la mise en oeuvre d'une éducation critique aux droits humains. Nous retiendrons comme point de départ de notre réflexion l'hypothèse suivante : les ateliers de philosophie pour enfants constituent le support d'une expérience partagée permettant d'expérimenter de façon réelle des droits qui ne sont par ailleurs proclamés que de façon formelle, et ce, tout en permettant de les questionner6.

I) De l'appropriation discursive et cognitive des droits de l'enfant

Au sein des cinquante-quatre articles qui composent la Convention internationale des droits de l'enfant, quarante abordent le contenu même de ces droits. Leur lecture est assez austère et peut sembler difficilement accessible pour des enfants. La mise en oeuvre d'ateliers de philosophie portant sur les droits de l'enfant suppose dans un premier temps un travail de traduction de ce texte normatif. L'objectif est donc bien de transposer ces articles en ateliers de philosophie afin de questionner leur contenu. Donnons un exemple : le premier article présente une définition de l'enfant : "Au sens de la présente Convention, un enfant s'entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable." Avec les enfants, l'objectif est alors de se questionner sur le fait de savoir "qu'est-ce qu'un enfant ?". Cela suppose de comprendre que la réponse n'a pas toujours été la même selon les périodes historiques, et peut également varier selon les aires géographiques7.

Il semblerait qu'au travers de cette modalité pédagogique, les enfants aient la possibilité de s'approprier ensemble la signification conceptuelle du contenu des articles de la Convention, au fur et à mesure de leur énonciation, au travers de questionnements philosophiques. La transposition du contenu des articles en question philosophique permet ensuite de questionner la position de la convention en tant que telle. Des droits formulés abstraitement sont-ils toujours adaptés aux situations concrètes de la vie quotidienne ? Ces droits vont-ils de pair avec une certaine responsabilité et des devoirs envers autrui et la communauté ? Les ateliers permettent également d'interroger les manques d'un texte écrit il y a une trentaine d'années. Les enfants peuvent ainsi percevoir le caractère construit et non naturel de cette liste de droits qui leur est reconnue. Ils prennent ainsi conscience que de nouveaux droits peuvent advenir au gré des évolutions des sociétés humaines et qu'ils peuvent eux-mêmes s'en saisir pour les revendiquer.

Au regard d'une éducation civique et morale relevant d'un curriculum défini et mise en oeuvre dans le cadre scolaire et renvoyant à une politique éducative déterminée, la discussion à visée philosophique avec les enfants présente une triple spécificité.

En premier lieu, les enfants ne se situent plus dans la classe mais au sein d'une communauté de recherche. Celle-ci pouvant être érigée dans d'autres lieux que ceux relevant du système scolaire, cela présuppose donc l'existence d'une organisation autonome de cette communauté de recherche dans le cadre de laquelle enfants et adultes sont des membres intervenants en toute égalité, puisqu' "on y cultive [dans la classe instituée en "communauté de recherche"] le sens du problème et l'exigence intellectuelle du "meilleur argument", selon la formule d'Habermas, tout en y développant une éthique communicationnelle favorisant l'écoute et le respect, les valeurs démocratiques d'expression et de confrontation"8.

Il s'ensuit, en second lieu, que le rapport à l'enfant n'est plus le même que dans une classe puisque chacun adulte et enfant est invité à se mettre à l'écoute du cheminement de la pensée qui circule entre les enfants. Si un protocole est établi par l'intervenant, la tournure de la réflexion et des échanges ne peuvent être prédits. Cette modalité invite ainsi de à revisiter le monde de l'enfance puisque "le thème proposé éveille en eux [les enfants] leur propre monde, fait de bonheurs et de souffrances, de victoires et de défaites"9.

Le rapport aux savoirs enfin, n'a plus rien à voir avec celui de la classe. Les ateliers n'ont pas pour ambition de valoriser et transmettre le savoir d'une culture consacrée ou dominante. Ainsi, l'atelier de philosophie n'est pas ici instrumentalisé pour mettre en oeuvre une certaine éducation morale. Plutôt, les enfants sont encouragés à verbaliser et partager leurs expériences et à en tirer des compréhensions plus générales à partir de la confrontation avec celles des autres. Ils deviennent ainsi les co-acteurs d'une expérience de vie dans laquelle les véritables enjeux "sont l'acquisition de la compétence à parler dans un groupe et la construction d'un rapport personnel aux valeurs"10. À cette fin, l'atelier de philosophie s'affirme comme le lieu idoine pour les trois apprentissages, problématiser, argumenter et conceptualiser11, tout en donnant une signification à leur expérience, en contextualisant des droits abstraits.

L'objectif est alors d'évaluer dans quelle mesure la mise en oeuvre de ces ateliers permet une meilleure appropriation discursive et cognitive des droits. Il semble intéressant dès lors d'employer une méthode triangulaire passant par l'analyse des discours des enfants lors des ateliers, mais également de leurs écrits, ainsi que par l'analyse de questionnaires proposés en conclusion d'ateliers.

II) Une possible appropriation axiologique des droits de l'enfant ?

Au premier abord, il paraît bien compliqué d'émettre l'hypothèse que des ateliers de philosophie pourraient structurellement ou durablement façonner l'attitude et les comportements des enfants. Pourtant, l'éducation aux droits suppose la mise en oeuvre de programmes adaptés sur le temps long, afin que se développent des rapports de confiance entre les formateurs et les élèves. Cette idée échappe bien souvent aux responsables des programmes d'éducation aux droits humains, qui mettent en oeuvre des actions de "sensibilisation" organisant des tables rondes d'une ou deux journées, qui ne permettent dès lors que difficilement la mise en place d'une nouvelle forme de socialisation au sein du groupe.

Toute modalité pédagogique et éducative n'est jamais neutre et des valeurs sont toujours sous-jacentes à l'éducation. Ce qui est valorisé lors des ateliers de philosophie est la capacité d'écoute des enfants, pour mieux rebondir sur la parole d'autrui, mais également la capacité d'empathie cognitive des enfants, pour se mettre à la place de ses camarades, et parvenir à penser ensemble. Enfin, c'est également la capacité à être tolérant, en reconnaissant et acceptant les désaccords et la différence de point de vue et en essayant de comprendre ce que cela peut apporter. Lors d'un atelier de philosophie, les enfants réalisent que certaines formes de savoir-être sont ainsi valorisées. L'atelier de philosophie avec les enfants ne serait-il donc pas le lieu d'une mise en oeuvre concrète de certains comportements éthiques valorisés au sein d'une éducation aux droits humains ?

Si réfléchir sur leurs propres droits peut permettre aux enfants d'appréhender de façon plus approfondie leur signification intellectuelle, il paraît toutefois opportun de se demander si les ateliers de philosophie, par leurs modalités, ne permettent pas également de faire l'expérience de certains droits. En effet, tout au long des ateliers de réflexion, les enfants accomplissent de nombreuses actions intellectuelles posant - même provisoirement - les fondations d'un univers intérieur : ils identifient les philosophèmes au sein des savoirs, aiguisent une sensibilité à la profondeur des expériences, s'attachent à des idées, prennent connaissance de questions-clés, doivent prouver et éprouver leurs convictions et croyances.

A-t-on, en définitive, bien rendu compte de la profondeur de l'expérience du vivre ensemble qu'offre la mise en oeuvre d'un atelier de philosophie avec les enfants ? Pour en rendre compte il convient d'expliquer en quoi des ateliers consacrés à l'appropriation du sens et des effets des articles 12, 13 et 14 de la convention internationale des droits de l'enfant sur la liberté d'expression et d'opinion, mais aussi aux articles 5 et 17 révèlent le caractère révolutionnaire de ladite Convention. En réinterprétant les séquences correspondantes comme une expérience de vie au sens de J. Dewey, c'est-à-dire un vécu où la réalité déborde ce qui est entendu comme expérience par les scientifiques12, il apparaît que ce qui fait sens, c'est cette plénitude du vivre ensemble à égalité dans l'ignorance appelée à faire place à la prise de conscience que le droit et singulièrement l'avènement des droits des enfants est l'expression d'une réalité sociale. Pour Dewey, connaître le droit, c'est toujours le connaître dans le droit entendu comme réalité sociale : "[...] le droit est un phénomène social de part en part ; social dans son origine, dans son but ou sa finalité, et dans son application" (1941, p. 76). Toute connaissance du droit en dehors du social est donc une illusion : "[...] le "droit" ne peut être considéré comme une entité distincte, mais doit être appréhendé à travers les conditions sociales dans lesquelles il se produit, et saisi dans ses opérations et conséquences concrètes" ( ibid.)13. Quelle meilleure situation pour s'en convaincre que la nature de l'atelier philo et du cadre cognitif dans lequel il s'inscrit ?

Lors d'un atelier, les enfants saisissent qu'il n'y a pas une seule bonne réponse pour une question philosophique. Ils comprennent de ce fait que chacun à un égal droit à la parole lors de l'atelier, que la parole de toutes et tous est légitime, chacun étant un interlocuteur valable, et ce, tant qu'ils essayent de justifier leurs affirmations. Dès lors, il y a la place pour entendre des propos qui ne sont pas reconnus et n'ont pas leur place à l'école. Les enfants réalisent alors qu'ils ont une plus grande liberté de parole lors des ateliers et prennent conscience que ce qui est légitimé, valorisé et attendu n'est pas la même chose que lors d'un cours classique. La liberté d'expression ainsi éprouvée est une mise en pratique des articles 12 et 13 de la CIDE. En outre, l'atelier peut mettre en lumière d'autres cultures plus populaires ou subalternes, et leur donner une place au sein de l'institution scolaire, permettant alors d'expérimenter la différence de points de vue, ce qui donne sens à l'article 2 de la CIDE portant sur la non-discrimination. En effet, se joue pendant l'atelier une interaction horizontale où ce sont les enfants eux-mêmes dans une position d'acteurs qui qualifient ou disqualifient, ensemble, les affirmations proposées. La pensée d'autrui, différente, novatrice, audacieuse n'est pas disqualifiée directement mais mise en question. Dès lors, les enfants expérimentent le pluralisme d'idées et apprennent à penser et réfléchir ensemble.

Ainsi, en expérimentant leur liberté de parole, leur liberté de pensée, et en expérimentant le pluralisme des idées et le désaccord, les enfants s'initient à ce que peut être vraiment un débat démocratique et l'accueil de la liberté de pensée de chacun.

III) Une pratique qui garantit le pluralisme cultuel ?

Ce qui est rendu possible par une pratique sociale spécifique lors de l'atelier pourrait-il alors permettre de faire advenir un dialogue interculturel sur les droits humains ? La pratique de la philosophie avec les enfants peut-elle être faire advenir un certain pluralisme culturel dans un questionnement sur les droits humains ? Cette question est essentielle, car les intérêts de la rencontre interculturelle n'ont jamais été aussi cruciaux que dans le monde globalisé d'aujourd'hui. L'actualité des phénomènes sociaux contemporains montre en effet un réel foisonnement des mouvements de crispations identitaires. Michel Wieviorka évoque en ce sens la montée d'une nouvelle forme de racisme, un "racisme culturel", retournant de façon paradoxale le slogan traditionnel des antiracistes (qui, eux, invoquaient le droit à la différence) pour certifier l'impossible "assimilation" des étrangers et la crainte du métissage comme facteur de perte de son identité culturelle. Les droits culturels reconnus tardivement sont donc potentiellement sources d'un risque d'essentialisation, dont les conséquences peuvent directement nuire aux bénéficiaires de ces droits. La reconnaissance de ces droits culturels, si elle n'est pas accompagnée d'une réflexion "sur les schémas explicatifs hégémoniques ou le fonctionnement des systèmes normatifs des majorités"14 peut donc devenir elle-même un obstacle à l'appréhension d'un droit émancipateur.

L'incitation à s'adapter à la compréhension proprement occidentale de ce que doivent être les droits humains est une forme de domination épistémique qui, de fait, peut se retrouver sans réelle portée au sein de certaines sociétés. En ce sens, l'éducation aux droits humains par le biais d'une pédagogie à la fois horizontale et interculturelle devrait permettre aux apprenants de conscientiser certains enjeux de domination épistémique et politique. D'une part, l'éducation interculturelle contribuerait a` réduire les phénomènes de discriminations en contexte scolaire, notamment "par un travail sur des enjeux de pouvoir et domination des différents acteurs, par une prise en compte positive de toutes les cultures sans les hiérarchiser"15. D'autre part, elle permettrait aux élèves de devenir "acteurs" de la société dans laquelle ils vont vivre, en renforçant leur aptitude à comprendre et à respecter les droits culturels, ce qui est une étape primordiale dans la promotion de la paix.

Comment, dès lors, assurer l'effectivité d'un renforcement du dialogue interculturel au sein de l'éducation aux droits humains pour établir effectivement les bases d'un "vivre ensemble" fondé sur le respect mutuel, le respect de l'Autre ?

Cette dernière remarque m'amène à souligner à quelles conditions la pratique de la philosophie avec les enfants peut être une pratique pédagogique garantissant le pluralisme culturel dans un questionnement sur les droits humains. La littérature disponible sur la philosophie pour/avec les enfants nous permet d'entrevoir de nombreux exemples de pratiques localisées dans des cultures situées en dehors des pays occidentaux. Toutefois, dans presque tous ces cas, la philosophie occidentale reste, même implicitement, le principal point de référence et la source d'une grande partie de ses hypothèses. La compréhension de la "philosophie" dans "La philosophie pour / avec les enfants" est toujours inscrite dans les modèles et les perspectives philosophiques occidentaux. Il n'y a rien de mal à cela dans la mesure où la philosophie f???s?f?a émane d'une culture occidentale, en particulier des Grecs. Toutefois, il existe une lacune dans la littérature existante de la pratique de la philosophie avec les enfants car très rarement sont intégrées les autres formes de connaissances. Peu d'attention a été accordée à l'intégration des formes de connaissances autochtones par exemple, mais également à l'intégration d'autres philosophies non occidentales dans les supports choisis. Une dernière interrogation s'impose alors à nous : dans quelle mesure la pratique de la philosophie avec les enfants ne pourrait-elle pas être considérée, elle aussi comme une pratique dotée d'une certaine violence épistémique, ayant elle aussi une origine occidentale, et ne répondant alors peut-être pas au besoin des élèves du monde entier ? À titre d'exemple, Nell Rainville, qui a écrit dans le contexte canadien, rappelle que le "projet démocratique" dont beaucoup de riches pays occidentaux sont fiers est basé sur le génocide et l'oppression des peuples autochtones, qui ne sont généralement pas reconnus16. Ce théoricien soutient que cela pose un problème pour les ateliers de philosophie avec les enfants car les ateliers deviennent problématiques, selon lui, lorsqu'ils prétendent poursuivre des objectifs démocratiques sans reconnaître la manière dont les systèmes "démocratiques" nord-américains et européens ont été mis en place - à savoir par la colonisation et l'oppression des peuples autochtones. Il craint que "notre approche soi-disant neutre en matière d'enquête philosophique puisse involontairement contribuer à la marginalisation des peuples autochtones en Amérique du Nord et dans le monde"17. En outre, d'autres auteurs comme Darren Chetty ont affirmé que les textes fondamentaux de la philosophie pour enfants se concentrent de manière disproportionnée sur les expériences d'enfants blancs appartenant à la classe moyenne aux États-Unis18. Cela rend difficile l'appropriation par tous les enfants des enjeux proposés en ateliers. Si ces critiques sont valables et importantes, plutôt que d'abandonner la philosophie pour enfants, nous devrions réfléchir en quoi en matière d'éducation aux droits, cette pratique peut tout de même contribuer au dialogue interculturel et favoriser la décolonialité en éducation.

Une remarque est essentielle à faire ici : la philosophie pour enfants ne devrait pas être exclusivement mise au service de tels objectifs. Autrement dit, bien qu'elle puisse et doive être employée au nom de la décolonialité et des efforts antiracistes, il ne s'agit que d'un des objectifs pédagogiques et sociaux légitimement associés à cette pratique, mais non le seul projet. Tous les ateliers de philosophie pour enfants ne devraient pas être axés sur la décolonisation ou sur des questions de justice sociale. Il s'agit ici de s'intéresser plus particulièrement à son emploi en matière d'éducation aux droits humains. Or, ces ateliers sont le lieu opportun pour faire exprimer les points de vue culturellement situés des enfants sur leurs droits. Ainsi, il paraît essentiel que soient intégrées dans la démarche d'éducation aux droits humains, la prise en compte de certaines philosophies orientales et l'intégration de connaissances autochtones pertinentes. Mais comment cette intégration peut-elle être réalisée lors des ateliers de philosophie pour/avec les enfants portant sur les droits humains ? Un bon moyen de commencer à ébranler un éventuel eurocentrisme consiste à rechercher et à utiliser des livres pour enfants centrés sur différents types d'expériences et de perspectives. En plus d'utiliser des livres pour enfants qui peuvent être centrés sur des thèmes décoloniaux, les praticiens de P4C peuvent également s'efforcer d'adapter le matériel pédagogique de P4C existant au contexte social de groupes auxquels ils font face. Ces remarques soulignent en quoi la pratique de la philosophie avec les enfants est aussi un outil de responsabilisation pour les praticiens, lorsque ces derniers deviennent profondément conscients de la provenance des enfants et de la façon dont leurs communautés influencent leur compréhension du monde et l'interprétation de leurs propres expériences. En d'autres termes, si les praticiens de P4C s'intéressent à la démocratie et à la justice sociale, le programme ne suffit pas.

En conclusion, pour que la pratique de la philosophie avec les enfants fasse partie d'une éducation véritablement émancipatrice formant des futurs citoyens éclairés des enjeux démocratiques, les principes de la pédagogie critique et décoloniale doivent être pris au sérieux.

Annexe

Document (format PDF) : Convention Internationale des droits de l'enfant


(1) L'article 55 de la Constitution dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie". Ainsi, en France, la Convention devient applicable une fois ratifiée. Cela signifie que la Convention n'a pas besoin d'être formellement reprise par une nouvelle loi interne. La CIDE est en outre l'une des conventions les plus ratifiées puisque sur les 197 États signataires, 196 l'ont ratifiée, soit la quasi-totalité, à l'exception des États-Unis.

(2) Parmi de nombreuses autres associations et ONG, nous pouvons souligner ici le rôle fondamental d'Amnesty International.

(3) Loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits, modifiée par la loi du 9 décembre 2016. Ainsi, lors de l'année scolaire 2018-2019, pour leur 13ème année d'exercice, les JADE ont sensibilise´ 59 911 enfants et jeunes a` leurs droits et a` la promotion de l'égalité, intervenants dans près de 592 établissements sur 21 départements et 2 métropoles.
Cf. :https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-jade-num-04.06.19_0.pdf

(4) https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actualites/2018/08/le-programme-jade-recrute-des-volontaires-pour-lannee-20182019

(5) Traduction personnelle de Coysh Joanne ?The Dominant Discourse of Human Rights Education: A Critique?, Journal of Human Rights Practice Vol. 6 | Number 1 | March 2014 | pp. 89-114.

(6) "Selon Le GAL ce n'est qu'au XXe siècle (avec l'adoption de la Convention des Nations Unies pour les droits de l'enfant) qu'apparaît l'idée selon laquelle l'enfant est capable d'exercer lui-même des droits" : Sabrina Moisan, "Le Gal, J. (2008). Les droits de l'enfant à l'école : pour une éducation à la citoyenneté. Bruxelles, Belgique : De Boeck" recension Revue des sciences de l'éducation, Volume 37, numéro 1, 2011, pp. 195-196.

(7) Pendant longtemps l'enfance n'a été pensée qu'en ignorant sa spécificité puisqu'elle était conceptualisée comme le passage vers l'âge adulte, ce dernier constituant le critère d'évaluation de la qualité de ce parcours. Cf. André Turmel [2013] "Une sociologie historique de l'enfance Pensée du développement, catégorisation et visualisation graphique". Presses de l'Université de Laval, pour la traduction française.

(8) TOZZI Michel. "L'émergence des pratiques à visée philosophique à l'école et au collège : comment et pourquoi ?" In Spirale. Revue de recherches en éducation, n°35, 2005. Philosopher avec des enfants. p. 26.

(9) Ateliers de philosophie de l'AGSAS. Spécificité, pratique et fondements. Jacques Lévine.in GFEN, Pratiques de la philosophie, n°9, janvier2004 "L'Atelier-Philosophie de la maternelle au collège. Principes. Spécificité, pratique et fondements" https://agsas-ad.fr/wp-content/uploads/2017/02/levine_j_ateliersphiloagsas.pdf

(10) Bliez-Sullerot Nicole. "L'atelier philosophique : un lieu pour travailler le rapport au savoir ?" In Spirale. Revue de recherches en éducation, n°35, 2005. Philosopher avec des enfants, sous la direction de Sylvie Queval. p. 66

(11) Tozzi M. (dir.) (2001) L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire Paris, CNDP-Hachette.

(12) John Dewey, ""La réalité comme expérience"", Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 9 |2005, mis en ligne le 11 février 2008, consulté le 06 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/traces/204.

(13) Liora Israël et Jean Grosdidier, "John Dewey et l'expérience du droit. La philosophie juridique à l'épreuve du pragmatisme", Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 27|2014, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 06 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/traces/6129

(14) Valérie Amiraux, "Penser les droits culturels au risque de l'essentialisation", Droits et Libertés, vol. 36, n° 1, printemps 2007, [En ligne]

(15) Myriam Radhouane, "Former les enseignants aux approches interculturelles : un consensus international aux orientations diverses", L'Education en débats : analyse comparée, vol. 8, 2017, p. 23.

(16) Rainville, Nell, ?Philosophy for children in Native America. A post-colonial critique? Analytic Teaching, Vol. 21(1), 2000, pp. 65-77.

(17) Ibid.

(18) Chetty, Daren, ?The elephant in the room: Picturebooks, philosophy for children and racism? Childhood & Philosophy, Vol.10(19), 2014, pp. 11-31.

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