Revue

La discussion à visée philosophique en classe : le problème d'une prise de parole authentique

Résumé

Introduire la Discussion à Visée Philosophique en classe comprend des écueils, notamment le rapport des élèves à la norme d'un nouveau genre scolaire. Celui-ci dépend de la manière dont la norme elle-même est définie pour la pratique en classe : quelle est la référence du "philosopher" ? Mais il dépend aussi et surtout de la manière dont cette norme est perçue par l'élève de son point de vue. Si les ouvrages fournissent de nombreuses indications sur l'activité cognitive du "philosopher", les élèves procèdent plutôt à partir de la pratique de communication qui se déroule sous leurs yeux : ils infèrent la norme d'une nouvelle activité que l'enseignant.e introduit en classe en observant son fonctionnement lors des premières mises en oeuvre. Ce sont bien moins les principes définis dans le cadre théorique de l'enseignant.e qui déterminent les spécificités, pour une classe en particulier, de la norme construite à cette occasion, que la pratique effective de la communication conduite par l'enseignant.e et les élèves et, tout particulièrement, l'éthique communicationnelle ou discussionnelle que l'activité permet d'induire. Cet article présente une analyse théorique de quelques uns des enjeux liés à la demande d'une prise de parole authentique des élèves.

Introduction

À l'occasion d'un colloque1 sur la Discussion à Visée Philosophique (désormais DVP), j'ai pu analyser des traces discursives2 d'élèves et d'enseignant.e.s produites lors d'activités de ce type à l'école. Cette expérience m'a conduit à problématiser, en discussion avec les participant.e.s au colloque, quelques-uns des enjeux d'une mise en place de DVP en milieu scolaire. La DVP offre un cadre précis quant aux intentions et activités cognitives (voir par ex. Tozzi, 2002), et de nombreuses précautions pour sa mise en oeuvre (voir par ex. Lipman, 2003), auxquelles s'ajoutent les recommandations de la psychologie pour favoriser la métacognition (voir par ex. Romano, 1992)3. Cependant, ces indications ne précisent que le processus d'enseignement et ne permettent pas de présumer du processus d'apprentissage, de ce qui se passe du point de vue des élèves.

Gérard Auguet met en évidence dans sa thèse comment la DVP constitue "un nouveau genre scolaire" (cité par Tozzi, 2007, p. 18), et problématise le lien que ce genre scolaire entretient avec la philosophie. Je ne reprends pas cette discussion ici, car mon attention dans cet article s'oriente sur un aspect spécifique de la pratique de la DVP en milieu scolaire : la prise de parole authentique des élèves en classe (pour une discussion du problème de l'authenticité à l'école, voir par ex. Kohler & Donzé, 2017).

Comme l'explique en détail Tozzi (2007), la DVP varie selon les pratiques et les auteurs sous plusieurs aspects :

  • au niveau de la place que prend l'enseignant·e, l'animatrice ou l'animateur de la discussion dans la conduite des échanges, allant d'une direction garante de la rigueur jusqu'à "la disparition de l'animateur" (idem, p.13) dans le but de favoriser les interactions entre les élèves eux-mêmes ;
  • au niveau des intentions, tantôt orientées vers une éducation à la démocratie, tantôt vers l'expressivité et le développement personnel des élèves, ou encore vers la rigueur d'une maïeutique.

Dans tous les cas, la conduite de la discussion par les enseignant.e.s encourage des prises de paroles authentiques par les élèves, qui va au-delà du contrat didactique traditionnel consistant pour les élèves à fournir la réponse attendue - voire instruite - par l'enseignant.e (Brousseau, 1998, p. 58). Ce glissement n'est pas sans conséquence et nécessite une investigation du rapport entre le cadre social et les activités d'apprentissage (voir par ex. Grossen, 1999), et tout particulièrement pour une activité où la communication est centrale, puisque les élèves y participent selon les habitudes de leur milieu social (Perret-Clermont, 1976).

Tozzi signale précisément quelques risques de la constitution d'un genre scolaire nouveau pour la DVP :

"Car il ne suffit pas qu'une discussion soit démocratique pour qu'elle apprenne à philosopher : il peut y avoir dans celle-ci beaucoup de doxologie ("c'est vrai parce que c'est ce que je pense et que j'ai le droit de le dire", ce qui mène au relativisme des opinions), de sophistique ("mon objectif premier, dans la joute verbale, est de te faire partager mon point de vue, et j'emploierai toutes les ressources disponibles", ce qui fait primer le rapport de force sur la recherche de la vérité), de démagogie ("je dis ce que tu penses comme cela on sera d'accord et tu m'apprécieras"). Pour que la discussion soit philosophiquement formatrice, il faut réunir des conditions, et ce sont elles qui légitiment sa convocation dans l'apprentissage du philosopher : une communauté coopérative de recherche impliquant une éthique discussionnelle au sein d'un "agir communicationnel" (Habermas), une authentique visée de vérité à partager, la mise en oeuvre de processus rationnels de pensée..."

(Tozzi, 2007, p. 18)

Ce sont ces "conditions" que j'interroge ici, et tout particulièrement celles de l'ordre de l'éthique communicationnelle que suppose la prise de parole authentique des élèves. L'introduction d'un genre nouveau soulève la question du contrat didactique et de sa négociation avec les élèves : comment les élèves perçoivent-ils ce nouveau genre scolaire ?

La question qui m'intéresse plus particulièrement dans cet article, est la suivante :

Lorsque qu'un.e enseignant.e introduit dans sa classe une activité qui est de son point de vue une DVP, les élèves s'approprient-ils cette activité également comme une DVP de leur point de vue ?

Évidemment, cette question ne peut recevoir de réponse que particulière, pour chaque activité et pour chaque élève y participant, et nécessite pour cela des recherches empiriques. Néanmoins, j'aimerais déjà dans cet article soulever la question de l'articulation des points de vue en général et décrire quelques uns de ses enjeux théoriques relativement à l'introduction d'une prise de parole authentique en classe.

I) Du point de vue de l'enseignant.e à celui de l'élève

Un premier enjeu de l'introduction de la DVP à l'école concerne le processus de normalisation : toute pratique sociale tend à s'équilibrer au fil du temps autour d'éléments communs aux participant.e.s, d'un ensemble de conduites acceptables qui constitue une norme (Moscovici, 1984/1998). Le respect de cette norme relative à la situation, une fois qu'elle est établie, devient une finalité en soi pour les participants qui craignent d'être considérés comme déviants et de se retrouver (plus ou moins) rejetés par le groupe. Lors d'une DVP en milieu scolaire, la diversité de pensée des élèves sera-t-elle normalisée, pour tendre vers une opinion commune ou des représentations sociales typiques dans le contexte social donné, ou au contraire la manière dont les enseignant.e.s régulent la discussion permet-elle d'instaurer une nouvelle norme à l'école, celle de la DVP, qui libère une parole plus authentique? Quel rapport les élèves construiront-ils, ensuite, à cette nouvelle norme, à ce genre scolaire ? Peuvent-ils s'exprimer si librement qu'ils remettent en question ce qu'est la DVP de leur point de vue ?

Passer du point de vue de l'enseignant.e au point de vue de l'élève soulève deux questions, relativement à l'instauration d'une nouvelle norme (le genre scolaire DVP) :

1) Comment les élèves se positionnent-ils par rapport à cette norme ?

2) Comment peuvent-ils comprendre et négocier cette norme, comment leur est-elle communiquée ?

Je discuterai d'abord brièvement la seconde question à l'aide du modèle dialogique et constructiviste de la communication de Jean-Blaise Grize, pour montrer l'importance du processus de reconstruction par les élèves. La première question sera ensuite abordée à l'aide des concepts de Brousseau (1998) de situation didactique et adidactique, en posant systématiquement la question "de quel point de vue ?".

D'autres enjeux importants pourraient être soulevés pour toucher à la question de l'authenticité des prises de parole des élèves :

  • la remise en question des frontières entre des sphères d'expérience (Zittoun, 2013) habituellement distinctes ;
  • la question de la secondarisation des émotions, que Bautier et Goigoux (2004) mettent par exemple en lien avec la problématique de la reproduction des inégalités sociales : les apports de la pratique de la DVP à cette question, par ex. lorsque les élèves racontent des épisodes de leur vie ou partagent leurs sentiments, mérite certainement des recherches spécifiques.

Je me concentre ici sur les conséquences d'une prise au sérieux du basculement du point de vue de l'enseignant.e à celui de l'élève : quand un.e enseignant.e a pour but de mettre en place une DVP dans sa classe, quelles sont les conditions favorables à ce que les élèves s'engagent effectivement dans cette activité de manière à en faire une DVP de leur point de vue ?

A) D'une schématisation à sa reconstruction

Avant d'analyser la communication, revenons brièvement à une définition de la norme en question. Pour Tozzi (2007), la "visée philosophique" peut se définir selon diverses "dimensions" :

"Cette discussion peut avoir, selon notre conception, une visée philosophique par plusieurs dimensions, souvent étroitement entremêlées :
la nature du sujet abordé, dont l'enjeu pour la condition humaine est déterminant (...) : ce sont les thèmes qui impliquent une réflexion sur le rapport de l'homme au monde, à autrui, à lui-même, au sens et aux valeurs, les problèmes métaphysiques, épistémologiques, éthiques, politiques, esthétiques... Le thème est d'ailleurs souvent formulé sous forme de question ;
la façon existentielle, impliquée, habitée, dont le sujet va investir ce questionnement en tant qu'humain (...) ;
le traitement rationnel (...) qu'il va tenter pour poser et résoudre ces problèmes (...) ;
l' éthique communicationnelle des échanges : il s'agit, dans une démarche coopérative, de chercher ensemble à déchiffrer une énigme humaine."

(Tozzi, 2007, pp. 19-20)

Il est peu fréquent et peu probable que ces critères soient communiqués tels quels aux élèves : ne serait-ce pas trop difficile à comprendre pour eux ? Le modèle de la communication de Grize (1996) permet de mettre en évidence les raisons qui nous conduisent à prendre une telle décision, car il présente l'avantage de rendre compte de l'activité de l'auditeur (voir la figure 1 ci-dessous) : le destinataire d'une schématisation, que Grize définit comme une représentation discursive, est aussi actif que le locuteur, puisqu'il est engagé à reconstruire la schématisation qui lui est proposée pour l'assimiler et, éventuellement, y réagir.

Schéma du modèle de la communication, extrait de Grize, 1996, p. 68

À ce schéma du modèle, il faut ajouter une perspective temporelle et imaginer la succession des opérations de construction et de reconstruction de la schématisation au fil du déroulement de l'échange. Le partage d'une schématisation entre les interlocuteurs dépend en grande partie des reprises (Trognon & Larrue, 1988) des interventions des uns par les autres, sans lesquelles la dimension dialogique de l'échange reste faible. Dans le modèle schématisé par la figure 1, c'est l'image du thème de l'échange ("im(T)") qui fait référence à cette co-construction d'une "image partagée" du thème à l'aide du discours, à laquelle s'ajoutent des images des interlocuteurs ("im(A)" et "im(B)").

Ce modèle permet de montrer que les élèves sont engagés à reconstuire les opérations des intervenants qu'ils écoutent4, et qu'ils s'aident de leurs représentations ("rep." sur la figure 1), des préconstruits culturels ("PCC" sur la figure 1) et de la situation d'interlocution (voir figure 1) dans laquelle ils se trouvent impliqués, pour faciliter cette reconstruction de la schématisation. Dans l'exemple pris ci-dessus, le vocabulaire académique de l'énonciation de Tozzi des dimensions de la visée philosophique ne fait probablement pas partie des préconstruits culturels auxquels les élèves ont accès, d'où leur éventuelle difficulté à reconstruire la schématisation. C'est ainsi que pour enseigner un nouveau genre scolaire, les élèves sont le plus souvent impliqués dans une nouvelle situation d'interlocution - construite par l'enseignant.e - dont il s'agit de leur point de vue de reconstruire les règles de fonctionnement à partir de son déroulement effectif. Autrement dit, les élèves doivent inférer à partir d'un jeu de langage les intentions et les principes de fonctionnement du nouveau genre scolaire. À cette occasion, le lien entre la situation d'interlocution et la reconstruction de la schématisation s'exerce à sens inverse : non seulement les élèves ne peuvent se reposer qu'en moindre mesure sur la situation d'interlocution pour reconstruire la schématisation, mais en plus ils sont occupés à inférer à partir de la discussion effective le sens de cette nouvelle situation d'interlocution dans laquelle ils sont censés s'engager.

Ce modèle attire notre attention sur l'importance des premières constructions et reconstructions d'une schématisation à l'occasion de l'introduction de la DVP en classe : les élèves infèrent ce qu'est une telle discussion à partir de leur (première) expérience. Et, parmi cette expérience, le succès (ou non) des essais ou tentatives de l'élève à jouer le jeu proposé par l'enseignant.e peut être déterminant : lorsqu'un.e élève tente de donner un avis personnel, ayant plus ou moins deviné qu'il s'agit dans cette situation d'interlocution nouvelle de prendre la parole de manière authentique, l'élève ratifiera son inférence quant à ce qu'est la DVP en fonction de la reprise (ou non) de son intervention par l'enseignant.e (ou, en moindre mesure, par les autres élèves). Si cette intervention est purement et simplement ignorée, l'élève conclura probablement s'être trompé de jeu de langage et tentera autre chose, ou se découragera en renonçant à comprendre et à jouer le jeu du milieu didactique proposé.

Autrement dit, l'introduction de la DVP pose la question de l'évaluation, au cours des échanges, que font les enseignant.e.s pour réguler la discussion. Cette évaluation dirige l'attention des élèves en donnant plus de valeurs à certaines interventions qu'à d'autres, que ce soit par des commentaires explicites ou plus simplement par la reprise (ou non) des interventions des élèves par l'enseignant.e (ou par un.e élève) : toute intervention reprise dans la suite de la discussion est valorisée relativement à une intervention à laquelle personne ne réagit. Cette évaluation sociale en cours dans les échanges peut se faire en fonction de la qualité ou potentialité philosophique d'une intervention, selon les critères de la DVP évoqués plus haut - et c'est le principal moyen à disposition de l'enseignant.e cherchant à établir ce genre scolaire dans une classe qui ne le connaît pas - ou elle peut se faire en fonction de l'adhésion de l'enseignant.e (ou des élèves) aux propos énoncés, glissant d'une évaluation plutôt philosophique des interventions à une évaluation plutôt normative et procédant d'un conformisme qui prend alors pour critères la proximité des contenus énoncés avec l'opinion commune, les représentations sociales, les normes et les valeurs du groupe ou de la culture d'appartenance. Dans ce dernier cas, la schématisation s'achemine au fil de la discussion vers l'opinion courante, cette doxa informelle qui tend à effacer tous les avis divergents et surtout les positions extrêmes. L'authenticité des prises de parole en est amoindrie, mais c'est surtout l'activité philosophique et de discussion,comprise comme une confrontation et une coordination de points de vue "habités" (ibidem) et divers, qui est transformée, voire abandonnée.

B) D'une situation didactique à une situation adidactique

Pour penser ce basculement de point de vue de l'enseignant.e à l'élève, la théorie des situations didactiques de Brousseau (1998) peut être utile, car elle prend son fondement dans la théorie des jeux en mathématiques, qui constitue un modèle permettant de penser l'agir stratégique de l'élève dans son milieu, autrement dit ses mouvements et ses stratégies dans le jeu didactique que propose l'enseignant. La définition des concepts de milieu (ou situation) didactique et adidactique nécessite la reproduction d'un passage assez long de Brousseau, mais qui permet d'en saisir les principaux enjeux :

"La conception moderne de l'enseignement va donc demander au maître de provoquer chez l'élève les adaptations souhaitées, par un choix judicieux, des "problèmes" qu'il lui propose. Ces problèmes, choisis de façon à ce que l'élève puisse les accepter doivent le faire agir, parler, réfléchir, évoluer de son propre mouvement. Entre le moment où l'élève accepte le problème comme sien et celui où il produit sa réponse, le maître se refuse à intervenir comme proposeur des connaissances qu'il veut voir apparaître. L'élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu'il peut la construire sans faire appel à des raisons didactiques. Non seulement il le peut, mais il le doit aussi car il n'aura véritablement acquis cette connaissance que lorsqu'il sera capable de la mettre en oeuvre de lui-même dans des situations qu'il rencontrera en dehors de tout contexte d'enseignement et en l'absence de toute indication intentionnelle. Une telle situation est appelée situation adidactique. Chaque connaissance peut se caractériser par une (ou des) situation(s) adidactique(s) qui en préserve le sens et que nous appellerons situation fondamentale . Mais l'élève ne peut pas résoudre d'emblée n'importe quelle situation adidactique, le maître lui en ménage donc qui sont à sa portée. Ces situations adidactiques aménagées à des fins didactiques déterminent la connaissance enseignée à un moment donné et le sens particulier que cette connaissance va prendre du fait des restrictions et des déformations ainsi apportées à la situation fondamentale.
Cette situation ou ce problème choisi par l'enseignant.e est une partie essentielle de la situation plus vaste suivante : le maître cherche à faire dévolution à l'élève d'une situation adidactique qui provoque chez lui l'interaction la plus indépendante et la plus féconde possible. Pour cela, il communique ou s'abstient de communiquer, selon le cas, des informations, des questions, des méthodes d'apprentissage, des heuristiques, etc. L'enseignant.e est donc impliqué dans un jeu avec le système des interactions de l'élève avec les problèmes qu'il lui pose. Ce jeu ou cette situation est la situation didactique .
En ce sens que disparaît d'elle l'intention d'enseigner (elle est toujours spécifique du savoir). Une situation pédagogique non spécifique d'un savoir ne serait pas dite adidactique mais seulement non-didactique"

(Brousseau, 1998, pp.59-60)

En quoi la distinction entre situations didactique, adidactique (et non-didactique)permet-elle de mieux comprendre le rapport des élèves à la norme d'un nouveau genre scolaire tel que la DVP ?

C'est qu'une situation n'est didactique que d'un certain point de vue: si l'enseignant.e construit un milieu didactique avec des problèmes à la portée des élèves pour que ceux-ci développent des connaissances dont ils peuvent ensuite faire usage au-delà du milieu scolaire, c'est-à-dire dans un milieu adidactique, c'est justement parce que son but est de faire oublier un moment donné aux élèves qu'ils travaillent pour apprendre, de faire en sorte qu'ils se prennent au jeu et qu'ils s'adaptent aux situations didactiques qui leur sont présentées comme ils s'adapteraient à des situations adidactiques ; autrement dit, une situation didactique pour l'enseignant.e- elle est telle de son point de vue car il l'a conçue dans une intention d'enseigner et pour l'élève d'apprendre - peut être perçue comme adidactique par un.e élève. C'est l'objectif même du jeu que décrit Brousseau5 de faire que ce qui est milieu didactique du point de vue de l'enseignant.e devienne milieu adidactique pour l'élève : "L'enseignement a pour objectif principal le fonctionnement de la connaissance comme production libre de l'élève dans ses rapports avec un milieu a-didactique" (Brousseau, 1988, p.324). En effet, tant que l'élève perçoit le milieu comme didactique, c'est-à-dire que la situation ou le problème qui lui est proposé est perçu comme une tâche pour apprendre, son activité s'inscrit dans ce que Perrenoud (1994) nomme "le métier d'élève", ou les "stratégies du pauvre" : l'investissement stratégique de l'élève ne se fait pas dans le jeu que vise à modéliser la théorie de situation didactique de Brousseau, un jeu avec le savoir, mais un jeu de pouvoir6, une sorte de faire semblant qui permet à l'élève de s'en tirer sans trop subir de sanctions, et sans fournir trop d'efforts.

Si la question du rapport à la norme des élèves mérite évidemment une réponse singulière pour chaque élève, et pour chaque situation dans laquelle ils sont impliqués, la distinction de Brousseau permet néanmoins de caractériser deux cas de figure généraux dans lesquels peuvent être regroupés un ensemble de positionnement individuel plus précis :

1) la DVP est perçue par l'élève comme une situation didactique ;

2) la DVP est perçue par l'élève comme une situation adidactique.

Dans le premier cas de figure, la norme du genre scolaire que l'enseignant.e parvient à établir dans sa classe en visant une DVP sera utilisée par les élèves pour ajuster leurs actions aux attentes :

  • si l'absence de participation à la discussion n'est pas sanctionnée, un.e élève décidera peut-être de ne pas participer, percevant surtout dans le nouveau genre scolaire une opportunité de ne pas s'exposer au jugement social, de ne pas faire d'effort, etc.
  • un.e élève cherchant la désirabilité sociale relativement à cette nouvelle norme, guettera les réactions de l'enseignant.e (ou des autres élèves si l'enseignant ne joue pas ce rôle-là dans la régulation de la discussion) aux interventions de ses camarades pour tenter de distinguer celles qui remportent du succès de celles qui n'en remportent pas, pour tenter d'inférer ce qui fait une bonne intervention et participera en fonction de cet idéal ; les chances sont élevées, dans ce cas, de voir l'élève participer à la discussion - voire y prendre une place prépondérante - tout en intervenant dans la discussion en décalage par rapport aux attentes réelles de l'enseignant.e quant à l'activité de DVP, tout particulièrement dans cette situation puisque cette activité évite précisément le cadrage structurant habituel du milieu scolaire, complexifiant la tâche d'un.e élève cherchant à deviner ce qu'est la bonne réponse, celle-ci n'étant pas ou peu définie7 ;
  • la dynamique de groupe au sein de la classe peut évoluer vers une compétition sociale orientée vers la meilleure participation à la discussion, du fait de 1) la référence à une norme commune, 2) la visibilité sociale des conduites - les interventions sont entendus par tous les participants - et 3) de la possibilité de juger ou au moins de valoriser certaines prises de parole par rapport à d'autres ;
  • lorsque la conduite d'un.e élève s'oriente vers l'adéquation avec la norme, voire jusqu'à la compétition pour être le plus normal d'entre les normaux, selon les processus expliqués dans les deux précédents points, les interventions dans la discussion se font au détriment du contenu de la DVP, du travail sur le thème ("im(T)" dans le modèle de Grize, voir figure 1 ci-dessus), et au profit d'une orientation de la schématisation sur l'image que les interlocuteurs donnent d'eux-mêmes en participant ; autrement dit, la schématisation risque de ne plus être "à visée philosophique" mais "à visée d'une construction d'une identité sociale valorisée" si une proportion importante des élèves interviennent de cette manière-là.

Dans le second cas de figure, pour un.e élève qui perçoit la DVP comme une situation adidactique :

  • l'intervention dans la discussion permet à l'élève d'énoncer des avis personnels, sans (trop) craindre qu'ils soient jugés comme déplacés ou erronés (en référence aux savoirs scolaires), voire de poser des questions qui la ou le préoccupe ;
  • l'écoute, la reprise et le dialogue avec l'enseignant.e et les autres élèves se fait sur le mode d'une découverte de l'altérité, sans prendre en compte de différences hiérarchiques - que ce soit le statut institutionnel de l'enseignant.e ou les statuts informels des pairs - et permettant d'entendre d'autres points de vue sur un même sujet qui mettent en mouvement sa propre pensée, permettent de reformuler pour être mieux compris.e, de nuancer ses propos, voire de changer d'avis en cours de discusssion ;
  • l'activité paraîtra éventuellement faire exception à d'autres situations du milieu scolaire dans lesquelles l'élève vit un engagement d'un autre genre, cette différenciation étant justement rendue possible par l'identification consciente par l'élève d'un genre nouveau ;
  • la discussion sera perçue comme permettant de solutionner des problèmes (dilemmes moraux, décisions à prendre, sentiments de culpabilité, etc.) de la vie quotidienne, c'est-à-dire que l'élève perçoit le sens de l'activité pour sa vie extra-scolaire.

Il va de soi que les deux cas de figure discuté ci-dessus ne décrivent que des positions dans le jeu social, et que les individus peuvent changer et adopter tantôt l'une, tantôt l'autre position, voire hésiter entre ces pôles.

Quelques conditions pour une dévolution réussie

Sans doute souhaiterions-nous encore poser la question, cruciale pour la ou le praticien.ne : comment faire en sorte que les élèves y perçoivent plutôt une situation adidactique ? Cette question mérite des recherches complexes qui prennent en compte les diverses conditions de mises en oeuvre des DVP dans les écoles.

En attendant, je ne peux que proposer quelques conditions assez évidentes, issues de la théorisation du problème, pour favoriser les chances d'une activité de DVP d'être perçue par les élèves comme une situation adidactique :

  • une mise en oeuvre hors de l'institution scolaire ou, si elle se fait en milieu scolaire, sans évaluation de forme scolaire, par exemple en laissant libre les élèves sur la manière de s'adresser les uns aux autres ;
  • des liens avec le monde et la société (témoignage, actualité, réflexion personnelle, etc.) ;
  • l'orientation, au cours de la discussion, sur l'objet de discussion ("Im(T)") plutôt que sur l'image des interlocuteurs ("Im(A)", "Im(B)", etc.) ;
  • la réduction des risques d'évaluation sociale lors de la discussion, par exemple en accueillant et valorisant toutes les interventions des élèves, que ce soit en établissant une dynamique de groupe où les élèves parviennent à assurer cette valorisation pour tous, ou en régulant la discussion : l'enseignant.e peut alors choisir ce qui est valorisé en reprenant chaque intervention d'élève, de manière à ne pas créer un champ de compétition sociale en ignorant certaines interventions, et communiquer implicitement en quoi consiste une DVP en mettant l'accent sur un aspect particulier8

Hors du milieu scolaire, la pratique de la DVP avec un groupe débutant permet d'observer comment s'instaure assez rapidement une nouvelle norme relative aux prises de parole, qui permet au groupe constitué autour de la pratique de se rencontrer sur ce qui se dit, comment on le dit, et en particulier sur la qualité des liens entre les interventions entre les différents participants à la discussion, élément essentiel de la DVP.

Or, en milieu scolaire, cette norme se trouve incluse dans un système institutionnel où l'évaluation préside à des orientations scolaires, à une valorisation objectivée par l'institution et l'État - par ex. sous forme de notes - qui met les élèves en compétition les uns avec aux autres, de telle sorte que le rapport des élèves à une norme de la DVP repose sur la référence au "vrai" et au "juste". Or, dans cette pratique, ce référentiel épistémique est d'autant plus souple que c'est l' authenticité des prises de parole des élèves qui est recherchée, et leur construction commune d'une discussion d'un certain type. Pour que les élèves jouent le jeu et s'engagent de manière authentique dans la discussion, il devient nécessaire de redéfinir le référentiel épistémique d'une manière qui permettent la coordination de plusieurs points de vue, dont chacun peut présenter une part de "vrai", sans pour autant tomber dans un relativisme des opinions qui nuirait toute entreprise philosophique et à la coordination même des points de vue entre eux : Kohler & Donzé (2017) propose dans ce but d'adopter explicitement une posture perspectiviste qui reconnaît la valeur épistémique de l'expérience - elle est "vraie" pour la personne qui l'a vécue - tout en permettant l'évaluation et la coordination des points de vue selon des critères rationnels qui dépendent, notamment, de la question traitée dans la discussion.

La multidimentionnalité (voir les "dimensions" citées plus haut de Tozzi, 2007, pp. 19-20) permet un référentiel épistémique multiple, qui s'inscrit dans un perspectivisme permettant de coordonner les points de vue des élèves et d'évaluer la valeur de leurs interventions selon diverses dimensions : une intervention qui fournit une analogie en réponse à une difficulté émise par un autre intervenant sera valable pour la dimension éthique de la discussion - elle propose une aide à la réflexion d'autrui dans une démarche coopérative - quand bien même elle paraît peut-être hors de propos quant à la thématique. Cet exemple est assez typique des défis concrets de la conduite de la discussion par l'enseignant, en pratique : une intervention d'élève qui paraît ne pas respecter la thématique est facilement ignorée ou disqualifiée par l'enseignant.e, alors qu'elle est peut-être l'occasion d'effectuer une opération dans la construction de la schématisation collective, par exemple d'avancer sur le plan du "traitement rationnel" (ibidem) ou de "l'éthique communicationnelle" (ibidem) des échanges.

Si, a contrario, la DVP est présentée aux élèves comme un exercice respectant des règles strictes ou indiquant qu'il n'y a qu'une seule manière de faire de la philosophie correctement, le risque est important que les élèves ayant compris les caractéristiques du type de discussion qu'attend l'enseignant·e, c'est-à-dire une fois la norme établie au sein du groupe-classe, s'engagent à faire semblant de "philosopher" dans une stratégie du métier d'élève et au détriment de leur apprentissage et, tout particulièrement, de l'apprentissage à penser (Kohler & Donzé, 2017).


(1) Colloque International "Corpus philo : corpus à(p)prendre" organisé dans le cadre du projet "philéduc" du laboratoire LiDiLEM de l'Université de Grenoble-Alpes, Grenoble, 20 - 22 novembre 2019.

(2) Je remercie vivement les organisateurs du colloque sus-mentionné, et en particulier Anda Fournel, pour nous avoir permis de travailler sur ces traces issues de sa thèse (Fournel, A. 2018. Analyse pragmatique et actionnelle de l'acte de questionner. Le questionnement chez des élèves de primaire et de collège pratiquant la philosophie à l'école, Laboratoire LiDiLEM | Projet Philéduc. Grenoble : Université Grenoble Alpes. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01841459/document), ainsi que M. Tozzi pour m'avoir encouragé à écrire cet article.

(3) Avec mes remerciements à Léna Rueflin pour cette référence et, surtout, pour avoir attiré mon attention sur la pratique de la philosophie en classe par son mémoire de Master.

(4) Il y a bien entendu d'autres prérequis à la construction d'une intersubjectivité dans la communication, que je n'aborde pas dans le détail ici, mais dont l'absence est rédhibitoire : les compétences linguistiques et logiques, l'intention des interlocuteurs à comprendre les interventions des autres au plus près du sens que leur donnent leurs auteurs, la confiance en l'écoute et l'effort de ses interlocuteurs à reconstruire sa schématisation, etc.

(5) Dans la longue citation du texte de 1998, que Brousseau présente délibérément de manière moins formelle que le texte de 1988, le passage du point de vue de l'élève d'une situation didactique à une situation adidactique se joue dans la phrase suivante, autour du "mais" central : "L'élève sait bien que le problème a été choisi pour lui faire acquérir une connaissance nouvelle mais il doit savoir aussi que cette connaissance est entièrement justifiée par la logique interne de la situation et qu'il la construit sans faire appel à des raisons didactiques" (Brousseau, 1998, p.59). Pour l'élève qui ne voit qu'un "problème (...) choisi pour lui faire acquérir une connaissance", la situation est perçue comme "didactique" et la connaissance en question n'est souvent pas acquise, dans ce cas, car l'élève s'adapte à une situation scolaire - au milieu scolaire - et non à une situation fondamentale, au milieu adidactique, c'est-à-dire à au problème épistémique. Brousseau règle cette question en parlant du "paradoxe" de la dévolution, et en affirmant que l'élève "doit" percevoir la situation comme adidactique pour apprendre ; cette obligation est fonction d'une finalité, or le problème - social et psychologique - de savoir si cela intéresse l'élève, s'il partage cette finalité, s'il en est conscient ou non, s'il en est capable, aussi, n'est pas du tout discuté par Brousseau dans son texte, concentré à décrire le système quand il fonctionne, justement, dans une finalité d'acquisition de connaissances.

(6) Comme le signale la référence de Perrenoud à Foucault, il s'agit d'un jeu de pouvoir, dans ce cas.

(7) Hormis quelques critères qui permettent de s'orienter vers une discussion philosophique, toute intervention peut être qualifiée comme bonne, selon le contexte, ces critères étant situés à un haut niveau d'abstraction qui permet une large palette de possibilité tant au niveau du contenu que de la forme.

(8) Par exemple, une intervention d'élève paraissant (éventuellement aussi aux autres élèves) hors de propos peut être valorisée comme étant un témoignage en spécifiant l'importance de ce lien à son vécu dans la DVP ; ce geste de régulation de la part de l'enseignant.e ne permet pas seulement d'éviter de disqualifier l'intervention de l'élève (une forme de sanction dans le rapport à la norme), que ce soit par un propos désapprobateur ou en l'ignorant, elle permet également de contrer le jugement social des élèves entre eux, et me semble indispensable dès lors que les élèves eux-mêmes sont susceptibles de considérer l'intervention de leur camarade hors de propos. La pertinence d'un geste comme celui-ci dépend autant de la dynamique de groupe de la situation particulière de DVP que de l'intervention elle-même.

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