Revue

Le dialogisme : un cadre pertinent pour une analyse langagière de la DVP (Discussion à Visée philosophique)

Un éclairage linguistique et langagier du fonctionnement de la DVP, à usage d'analyse, de formation et de recherche.

Introduction

La "Discussion à Visée Philosophique" est, comme son nom l'indique, une situation relevant des échanges oraux que l'on nomme aussi oraux polygérés ou oraux polylogaux, c'est-à-dire des situations d'échanges verbaux à plusieurs interlocuteurs.

Dans la droite ligne d'une approche socio-constructiviste de l'apprentissage, la dimension interlocutoire est considérée comme une dimension favorisant l'acquisition de nouvelles connaissances et compétences. Mais avant de savoir s'il y a apprentissage, et si cet apprentissage relève de la philosophie, il nous semble essentiel de savoir si lors de ces Discussions à Visée Philosophique, il y a réellement échange/dialogue entre les interlocuteurs.

Pour répondre à cette question, il nous parait pertinent de nous intéresser à la présence d'autres discours dans les discours des élèves. En effet, si nous pouvons montrer les traces du discours de l'interlocuteur dans le discours de l'élève, peut-être, pouvons-nous en conclure qu'il existe alors un premier niveau d'échange entre les membres de la communauté de recherche. Mais pour cela encore nous faut-il un cadre théorique nous permettant de montrer cette présence de l'"Autre du face à face" dans le discours du locuteur.

Pour répondre à ces questions nous proposons d'explorer, à partir d'éléments de notre thèse de doctorat (Roiné, 2016a), un courant des sciences du langage : le vaste champ du dialogisme.

I) Le dialogisme : un véritable kaléidoscope !

Pour commencer, il nous parait important de resituer ce courant du point de vue historique, avant de l'envisager comme point d'appui à une analyse du discours des élèves (ou de l'enseignant) participant à une DVP.

A) Aperçu historique et première définition

Le concept de dialogisme, comme celui de polyphonie qui lui est associé, est emprunté à l'oeuvre de Bakhtine (1895-1975), dont les travaux remontent aux années vingt du siècle précédent.

Lorsque Bakhtine introduit le terme de dialogisme, il s'agit pour lui non seulement de se démarquer de la critique stylistique mais aussi du structuralisme naissant (Saussure) ; c'est-à-dire de refuser à la fois le point de vue de la stylistique et le point de vue de la langue comme forme abstraite. Il crée pour cela une science nouvelle, la translinguistique et forge un nouveau concept, celui de dialogisme. Mais, comme nous le verrons plus loin, les termes employés par Bakhtine varient sensiblement (Nowakowska, 2005), et les acceptions autour du mot "dialogisme" ne cesseront de se multiplier. Il se crée ainsi, dès les premiers écrits de Bakhtine, un véritable kaléidoscope lexical et sémantique autour du terme de "dialogisme".

En France, c'est à la fin des années 1960 (Kristeva, 1967) et jusqu'au début des années 1980 (Todorov, 1981), que les oeuvres attribuées à Bakhtine commencent à circuler. Elles intéresseront dans un premier temps les champs de la sémiotique et de la littérature avant que la linguistique et l'Analyse du Discours ne s'emparent des concepts forgés par "le Cercle de Bakhtine" qui comprenait aussi Voloshinov1, Medvedev et Pumpjanskij.

Malgré les problèmes sémantiques et terminologiques, la question centrale posée par les écrits de Bakhtine peut être caractérisée par la recherche de la place prise dans chaque discours par "le discours d'un autre". Mais cet "Autre" est, dans la perspective bakhtinienne, "un autre qui n'est ni le double d'un face à face, ni même le "différent", mais un autre qui traverse constitutivement l'un", pour reprendre les propos d'Authier-Revuz (1982, p. 103). Ainsi, aucun énoncé ne peut être qualifié d'individuel, mis à part celui qu'aurait pu tenir un "Adam mythique" parlant pour la première fois, pour reprendre cette fois la célèbre formule de Bakhtine (1978, p. 102). Bien au contraire, tout mot, comme tout discours, est chargé à la fois d'une histoire et du contexte au sein desquels il est produit. Ainsi Bakhtine nous dit : "Comme résultat du travail de toutes ces forces stratificatrices, le langage ne conserve plus de formes ou de mots neutres, n'appartenant à personne ; il est éparpillé, sous-tendu d'intentions, accentué de bout en bout. Pour la conscience qui vit en lui, le langage n'est pas un système abstrait de formes normatives, mais une opinion multilingue sur le monde." (Bakhtine, 1978, p. 114)

Nous commencerons donc par définir le dialogisme comme l'ensemble des relations que tout énoncé [E] entretient avec "les énoncés produits antérieurement ainsi qu'avec les énoncés à venir que pourraient produire ses destinataires" (Charaudeau & Maingueneau, 2002, p. 175). Cette présence d'un énoncé antérieur ou à venir, [e], présent dans [E], peut concerner tout aussi bien les mots employés, leurs significations, les formes syntaxiques, certaines conventions, ou bien encore des arguments ou expressions diverses repris. Ainsi, si tout énoncé est monologique par sa forme extérieure en ce qu'il provient d'un seul locuteur [L], il est dialogique "dans sa structure sémantique et stylistique" (Voloshinov cité par Todorov, 1981, p. 292), parce que tout discours, y compris le discours intérieur, rencontre et rentre à la fois en relation avec le discours d'autrui et le cadre dans lequel il est émis. On peut déduire de cela une relation enchâssante de (E), qui est constituée de l'énoncé [E] provenant d'un locuteur [L], et enchâssant un énoncé (e) provenant d'un énoncé [e] ; ce qui nous amène à une formule de type : E(e).

Mais pour Voloshinov, il s'agit même d'inscrire tout discours dans une chaîne beaucoup plus longue : "Tout énoncé monologique, y compris un document écrit, est un élément inséparable de l'échange verbal. Tout énoncé, même sous la forme écrite achevée, répond à quelque chose et attend à son tour une réponse. Il n'est qu'un maillon de la chaîne continue des interventions verbales." (Voloshinov, 2010, p. 267)

Le dialogisme du cercle de Bakhtine ne s'inscrit donc pas à l'origine dans la perspective de l'énonciation ni dans l'analyse du face à face conversationnel de type dialogal, mais comme nous l'avons déjà fait remarquer, dans celui de l'analyse du discours romanesque. Ce n'est que plus tard que le concept sera repris dans une perspective énonciative plus large (pragmatique avec la polyphonie de Ducrot, 1980, 1984), dans une perspective dialogale et conversationnelle (avec les distinctions faites par Roulet, 1985), ou dans le cadre de l'analyse du Discours Rapporté (Authier-Revuz, 1982)

Or, selon nous, prendre en compte le dialogisme dans le cadre du face à face dialogal, c'est renforcer la présence des deux dimensions du dialogisme : non seulement tout énoncé est dialogique par son inscription même dans la longue chaîne des discours ( in abstentia), mais il l'est aussi par une deuxième inscription, dans la prise en compte, en son sein, de l'interlocuteur du face-à-face ( in praesentia) qui devient ainsi co-énonciateur. Et même si nous nous attachons ici à porter notre attention sur la dimension in praesentia, ces deux dimensions nous semblent également importantes.

B) Dialogisme et polyphonie

Alors que Bakhtine développait l'idée de "dialogisme" dans les deux ouvrages Esthétique de la création verbale et Esthétique et théorie du roman, c'est uniquement dans Problèmes de la poétique de Dostoïevski que le concept de polyphonie est développé. Et si Bakhtine ne spécifie pas exactement ce qui relève de la polyphonie et ce qui relève du dialogisme, on peut néanmoins extrapoler quelques éléments de l'ensemble de ses travaux. En effet, on peut prétendre qu'au-delà du cas Dostoïevski, la polyphonie puisse être du ressort des énoncés "éminemment littéraire[s] et plus ou moins affranchi[s], émancipé[s] de la tutelle interlocutive qui pèse sur la parole ordinaire, détaché des contraintes d'explicitation, de marquage, d'organisation, de hiérarchisation, qui régissent la parole ordinaire." (Perrin, 2004). Ainsi, à la lecture même de Bakhtine, si le dialogisme gouverne toutes les pratiques langagières, la "polyphonie" est réservée au domaine littéraire.

Ensuite, dans une conception plus pragmatique, Ducrot s'appuie sur "la polyphonie"2 et développe la notion de point de vue et de responsabilité énonciative plutôt que celle de voix. Ducrot effectue donc un déplacement de la polyphonie à partir du champ originel de la littérature, à celui de tout énoncé. Il distingue alors différentes instances : locuteur, énonciateur et sujet parlant. La pluralité des énonciateurs est orchestrée par un metteur en scène responsable de la mise en scène.

Quant à l'Analyse du Discours à la Française, elle s'empare assez tôt du terme de dialogisme en l'articulant à la notion d'interdiscours, à partir des travaux de Kristeva et de Peytard lors du colloque de Cluny, "Linguistique et littérature" (1968) puis d'Authier-Revuz (1982), qui non seulement établit les liens qui unissent le dialogisme et l'Analyse du Discours mais aussi réaffirme ce qui les sépare (essentiellement, les places du sujet et de la langue).

Aujourd'hui les deux termes de "dialogisme" et de "polyphonie" recouvrent des cadres théoriques sensiblement différents. La polyphonie fait principalement référence aux travaux de Ducrot en France et de la SCAPOLINE en Scandinavie autour de Nølke3. Il s'agit, pour les tenants de cette approche, de mettre au jour les différentes strates du sujet parlant (celui qui parle, celui qui prend en charge un point de vue etc.). La polyphonie, et ceci en regard de l'acception musicale du terme, permet d'envisager la mise en scène des différents points de vue alors que le dialogisme prend en compte une hiérarchisation des voix à l'intérieur des énoncés. C'est un point essentiel qui, selon les deux dictionnaires d'analyse du discours (Détrie, Siblot & Verine, 2001 ; Charaudeau & Maingueneau, 2002) ainsi que l'ensemble du courant praxématicien4, nous permet de distinguer aujourd'hui "polyphonie" et "dialogisme".

II) Dialogisme, linguistique et Discours Rapporté

Se pose maintenant la question de la place de la langue comme système dans l'analyse de cette parole "concrète". La critique la plus virulente de la linguistique telle que l'envisage Saussure est tout d'abord le fait de Voloshinov dans Marxisme et Philosophie du Langage. Ainsi, critique-t-il ce qu'il nomme "l'objectivisme abstrait" : "[...] le mode d'existence de la langue dans la conscience subjective langagière est-il bien tel que l'affirme l'objectivisme abstrait ? A cette question, nous devons répondre par la négative. La conscience subjective du locuteur n'opère pas avec la langue comme avec un système de formes normativement identique. Un tel système n'est qu'une abstraction, conçue à grand peine à des fins pratiques et cognitives particulières. [...] l'attention du locuteur est orientée vers l'énoncé concret qu'il prononce." (Voloshinov, 2010, p. 257)

Ainsi, la seule réalité pour Voloshinov est-elle la parole et non la langue et la linguistique "étudie les langues vivantes comme si elles étaient mortes et la langue maternelle comme si elle était étrangère" (Voloshinov, 2010, p. 277, note de bas de page). De la distinction langue / parole de Saussure, il ne faudrait retenir que la seconde comme digne d'intérêt pour l'analyse.

De son côté, on a déjà vu que le dialogisme bakhtinien s'est construit en opposition avec le structuralisme naissant et le statut systémique de la langue chez Saussure. Cette opposition est particulièrement visible au chapitre V de La poétique de Dostoïevski (Bakhtine, 1970), où Bakhtine refuse un quelconque intérêt à une étude linguistique du dialogisme présent dans la "parole concrète".

Ainsi se crée le couple linguistique/translinguistique et "la distinction entre les éléments abstraits de la langue, réitérables, mots, phrases, porteurs d'une "signification" dans le cadre du système linguistique, et les évènements concrets, uniques, que sont les énoncés, produits de l'interaction de la langue et de la situation [...]" (Authier-Revuz, 1982, p. 111). Or c'est dans le cadre de cet événement concret que le dialogisme prend sa place. C'est ce couple qui permet à Bakhtine de déterminer deux disciplines autonomes, la linguistique et la translinguistique. "En linguistique, on dispose au départ de mots et de règles de grammaire ; à l'arrivée on obtient les phrases. En translinguistique on part des phrases et du contexte d'énonciation, et on obtient des énoncés." (Todorov, 1981, p. 86). On retrouve ici, la distinction faite par Saussure entre "langue" et "parole" et de façon plus pertinente encore la distinction faite par Benveniste entre "langue" et "discours". Alors comment s'articulent les deux sciences selon Bakhtine ? : "Il est évident que dans ses recherches, la translinguistique ne peut ignorer la linguistique et doit se servir des résultats obtenus par cette dernière. Toutes les deux étudient le même phénomène concret, infiniment complexe et multiforme : le mot, mais elles en choisissent divers aspects et les observent sous des angles différents. Elles doivent se compléter, non se mélanger. Dans la pratique leurs frontières sont souvent difficiles à respecter." (Bakhtine, 1970, p. 238)

Ainsi, la linguistique n'est-elle pas à mettre aux oubliettes pour Bakhtine et a même toute sa place. La critique la plus forte de Bakhtine de la linguistique saussurienne vient de l'oubli par Saussure de ce qui fait le coeur de sa recherche : les genres. "Saussure ignore le fait que, outre les formes de la langue, il existe encore les formes de combinaisons de ces formes, c'est-à-dire les genres du discours" (Bakhtine, 1984, p. 287 note de bas de page)

A) Marquages en langue du dialogisme

La question des marqueurs en langue au sein du dialogisme a déjà été soulevée par de nombreuses recherches. Par exemple, les travaux de Bres & Mellet (2009) dans le cadre de la praxématique ou de Moirand (2004). Mais il nous paraît davantage pertinent dans le cadre de la description d'une activité polylogale scolaire comme la DVP de nous attacher non pas à des marqueurs grammaticaux de dialogisme mais au " Discours Rapporté " dans toutes ses dimensions. En effet, l'étude du "Discours Rapporté" est pour nous essentiel, parce qu'il nous semble être le lieu où propriétés réflexives de la langue et réflexivité cognitive peuvent s'articuler. C'est en prenant le discours de l'autre comme discours sur lequel le locuteur parle ou avec lequel il va produire son propre discours que l'élève va faire cette expérience de mise en distance avec ce qui a été vécu et surtout avec ce qui a été dit sur ce qui a été vécu.

Alors quels marquages pour ce que nous commencerons par nommer le "Discours Rapporté" ? Ici deux solutions s'offrent à nous :

  • Soit le mot ou l'énoncé n'est pas marqué comme venant d'ailleurs que ce soit sur le plan de la langue ou bien sur le plan paraverbal. Alors c'est l'interprétation qui permet la mise au jour de l'aspect dialogique du mot ou de l'énoncé ainsi représenté (ainsi en va-t-il par exemple de l'allusion).
  • Soit il y a marquage de cette origine et dans ce cas le marquage peut être de plusieurs ordres : typographique à l'écrit, prosodique à l'oral ou méta-énonciatif, syntaxique ou énonciatif à l'écrit comme à l'oral.

Pour résumer, nous postulons l'existence d'un ordre relevant de la langue comme système, mais aussi que tout discours est lié à des formes de langue. Ainsi, une étude des éléments du système linguistique peut nous aider à comprendre ce qui relève du dialogisme dans "la parole concrète". C'est la raison pour laquelle partir des formes de langue marquant les éléments dialogiques nous parait méthodologiquement parlant nécessaire pour rendre compte ensuite de la richesse des interprétations en discours. Ainsi, pourra se construire une analyse de la présence des discours autres au sein des discours des élèves et nous pourrons déterminer s'il y a, réellement, échanges/dialogue au sein de la DVP.

B) Dialogisme et Discours Rapporté

Le concept de dialogisme englobe, en le dépassant, le Discours Rapporté (DR, maintenant). Mais l'étude du DR occupe une place essentielle dans la recherche de cet "Autre" dans le discours. Ainsi, Bakhtine soulignait déjà que rapporter des paroles ou des pensées occupe une grande place dans tous nos discours quotidiens : "On peut le déclarer carrément : dans la vie courante, on se réfère surtout à ce que disent les autres : on rapporte, on évoque, on pèse, on discute leurs paroles, leurs opinions, informations, on s'en indigne, on tombe d'accord, on les conteste, on s'y réfère, etc. [...]. Il suffit d'écouter et de méditer les paroles qu'on entend partout, pour affirmer ceci : dans le parler courant de tout homme vivant en société, la moitié au moins des paroles qu'il prononce sont celles d'autrui." (Bakhtine, 1978, p. 157-158)

Quant à Voloshinov dans Marxisme et Philosophie du Langage, il consacre un chapitre entier au Discours Rapporté (appelé "Parole d'autrui" dans la nouvelle traduction de Sériot et Tylkowski-Ageeva), chapitre qui commence par cette définition : "La "parole d'autrui", c'est la parole dans la parole, l'énoncé dans l'énoncé, mais en même temps, c'est une parole sur une parole, un énoncé sur un énoncé." (Voloshinov, 2010, p. 363)

Le Discours Rapporté est un discours qui peut être simplement reproduit mais aussi résumé, reformulé ou tout simplement évoqué. L'énoncé-source peut être aussi une simple création de toutes pièces. Cette grande variabilité de ce qui est rapporté dans le DR a entraîné l'apparition de termes qui ne se recouvrent pas tout à fait comme le "Discours Représenté" (Rabatel ou Roulet), la "Représentation du Discours Autre" (Authier-Revuz) ou encore le "discours interprété" ou "discours relaté". Cette diversité montre la variété des points de vue sur le statut des énoncés [e].

Mais derrière le terme de "discours" se trouvent englobés aussi bien les paroles que les pensées à côté des actes de parole, des gestes ou des émotions à l'aide des verbes introducteurs ou bien de la modalisation. Mais pour que nous puissions parler de DR "la voix (même silencieuse) reste prépondérante" (Rosier, 2008, p. 21).

Donc, et pour reprendre Bakhtine : "Toute causerie est chargée de transmissions et d'interprétations des paroles d'autrui" (1978, p. 158). Si tout cela est vrai dans le discours quotidien, il l'est d'autant plus dans le cadre d'une activité scolaire qui se fixe, entre autres, comme objectif un travail réflexif au sein d'un polylogue.

C) Discours Rapporté et ses formes en Langue

De nos jours encore, quand les grammaires scolaires évoquent le Discours Rapporté, celui-ci est décrit dans ses trois formes classiques et interdépendantes (DD, DI, DIL). De plus, les exercices proposés dans ces manuels donnent l'idée qu'on pourrait passer d'une forme à une autre, la forme de base étant bien entendu le DD (Discours direct) et la forme plus experte le DI (Discours indirect). C'est cette grammaire-là qu'Authier-Revuz critique dès 1992 : "De façon traditionnelle, et encore souvent aujourd'hui dans les grammaires, le champ du Discours Rapporté, c'est-à-dire des modes de représentation dans un discours d'un discours autre, est limité à la mise à jour de trois formes, les discours direct, indirect et indirect libre, présentés selon une sorte de progression :

(1) Jean était fâché. Il dit : "Je vais partir".

(2) Jean était fâché. Il dit qu'il allait partir.

(3) Jean était fâché. Il allait partir." (Authier-Revuz, 1992, p. 38)

Outre le fait que ces distinctions laissent de côté d'autres formes de Discours Rapportés, les transformations proposées ne peuvent être possibles que dans un certain nombre de cas limités et ne sont pas strictement équivalentes sur le plan du discours.

Ainsi, après avoir vu précédemment que l'origine des énoncés-sources [e] pouvait être variée, nous voyons que les formes de leur enchâssement dans [E] le sont, elles aussi, tout autant. D'autant plus qu'il existe d'autres formes que les trois formes traditionnelles. Cette constatation amène Authier-Revuz (1992, 1993, 2004) à inclure le Discours Direct et le Discours Indirect au sein du Discours Rapporté proprement dit, et à envisager un espace plus large, qu'elle nomme " Représentation du Discours Autre ", comprenant d'autres formes moins marquées relevant de la " Modalisation du Discours " ainsi que des éléments de discours à interpréter comme étant rapportés (des formes libres aux allusions).

III) La "Représentation du Discours Autre"

A) Définition et limites

Tout d'abord pourquoi utiliser le vocable "Représentation du Discours Autre" (ou RDA) plutôt que celui de "Discours Rapporté" ?

C'est d'abord le terme de " rapporté" qui peut poser problème. En effet les "Discours Rapportés" ne sont pas systématiquement des discours formellement déjà tenus antérieurement par un locuteur déterminé et actualisés dans un discours. Or, le terme "rapporté" donne l'image d'un discours répété, alors que le discours [e] peut n'avoir jamais été tenu, ou bien avoir été transformé ou provenir d'une doxa sans locuteur précis ou encore être un discours à venir.

Ensuite, parler de "RDA", c'est aussi ouvrir le Discours Rapporté au-delà des formes traditionnellement décrites de DD, DI, ou DIL. Il s'agit en effet de mettre au jour la présence, au-delà donc du DR stricto sensu, des formes de "modalisation du dire par renvoi à un discours autre source", c'est-à-dire d'"un discours autre d'après lequel on parle et non plus un discours autre dont on parle" (Authier-Revuz, 2004, p. 36). Authier-Revuz prend alors en compte les formes du type "selon x", "il paraît que", "comme dit X" etc. qu'elle catégorise au sein de la Modalisation en Assertion Seconde et de la Modalisation Autonymique d'Emprunt.

Enfin, et troisième raison d'abandonner le vocable "Discours Rapporté", celui-ci donne une image de fidélité entre l'énoncé-source et ce qui est rapporté, ce qui n'est pas le cas. En effet, même en Discours Direct, il ne peut être question d'un rapport de fidélité à partir du moment où le locuteur-énonciateur de [E] disparait. Un énoncé ne peut "re-présenter" un discours (ou un fait ou quoi que ce soit d'ailleurs), sans que l'énonciateur ne soit présent dans cet énoncé.

Une fois la question du rapport entre "Discours Rapporté" et "Représentation du Discours Autre" éclaircie, Authier-Revuz structure l'ensemble du champ du métalangage de la façon suivante :

Structuration du champ du métalangage (Authier-Revuz, 2004, p. 36)

Cette structuration du champ du métalangage nous paraît pertinente pour analyser une DVP : Tout d'abord, lors d'une DVP, un travail sur les mots est effectué, d'où l'intérêt d'un regard sur l'activité "métalinguistique" et sur ce qui relève du "type" c'est-à-dire relevant du discours sur la langue comme système. Ainsi avons-nous pu observer dans notre corpus de thèse (Roiné, 2016 a) l'occurrence suivante qui nous questionne justement sur les frontières du "type" et du "token"

32- Laura : euh ce que je voulais dire euh / qu/ enfin il y avait deux mots que que je ne comprenais pas / c'était me transformer et voler parce que voler il y a voler du verbe prendre quelque chose et voler euh dans les airs / et il y avait transformer parce que ça peut être euh / en animal ou / I- <Julie> mais transformer en ce que je veux -I ou alors / enfin en animal en voiture/

(Corpus, Roiné, 2016)

Nous avons affaire ici à une extraction d'un discours antérieur ("me transformer" / "voler") donc relevant du "token", mais avec un discours relevant du "type", c'est-à-dire relevant d'un discours métalinguistique sur la langue comme système (ici ce discours est marqué de la façon suivante : "du verbe prendre quelque chose").

Mais, comme nous l'avons dit en introduction, pour savoir si les élèves échangent réellement, il y a un intérêt à regarder les discours tenus auparavant et leur inscription dans chaque énoncé (2.2 "token"). Sur ce point, les occurrences sont nombreuses dans l'ensemble des corpus oraux issus de DVP (Auriac-Slusarczyk et al., 2012 ; Roiné, 2016 a ; Fournel, 2018). A titre d'exemple voici une extraction du corpus Roiné, 2016 :

84. Camille : c'était sur Abida en fait elle avait dit que / elle quand comme elle sortait toute seule elle avait du pouvoir / mais moi je ne sors pas toute seule mais si ça se trouve j'ai aussi du pouvoir hein ce n'est pas parce que on sort tout seul qu'on doit avoir du pouvoir / c'est ça que je n'avais pas compris

(Corpus Roiné, 2016)

Ici, de façon assez évidente, nous avons affaire à une RDA en DD relevant du métadiscours c'est-à-dire d'un discours tenu antérieurement par un autre locuteur-énonciateur.

D'autre part, l'apport d'une distinction entre le Discours Autre sur lequel on parle et discours avec lequel on parle, nous semble aussi pertinent pour caractériser la DVP. Il ne s'agit pas seulement pour l'élève de parler du discours de "l'Autre du face-à-face" mais aussi de parler à partir de ce qui a été dit. On retrouve cette distinction au sein du cadre théorique de la "Représentation du Discours Autre".

B) Les quatre formes de "Représentation du Discours Autre"

Ainsi, et après avoir décrit les frontières extérieures de la RDA, rappelons qu'Authier-Revuz propose quatre formes énonciatives relevant de la "Représentation du Discours Autre" :

Tout d'abord, et comme nous venons de le voir, ce qu'elle rassemble dans le "Discours Rapporté" proprement dit, c'est-à-dire le Discours Direct (DD) et le Discours Indirect (DI). Il s'agit ici de discours sur lequel le locuteur parle. Le discours direct est aisément reconnaissable à la présence d'une hétérogénéité énonciative, une rupture sémiotique et syntaxique, entre d'un côté l'énoncé enchâssé (ou rapporté), [e], et l'énoncé enchâssant, [E], du locuteur [L] de l'autre côté.

1) En discours direct :

164. Tania : Mattéi quand t'as dit l'école c'est un grand pouvoir / en fait tu t'es tromp/ tu t'es / t'as pas bien compris à ce que j'ai dit moi j'ai dit que le pouvoir / c'est un plus mais / pour pour tu comprennes mieux c'est une chance / c'est pas un pouvoir c'est une chance parce que il y en a plein qui vont à l'école / il y en a plein ils ne font pas de grandes études c'est juste une chance pour t'aider c'est pas un plus parce que le pouvoir c'est un plus t'as pas besoin de vivre avec I- alors que l'école"

(Corpus Roiné, 2016)

2) En Discours Indirect :

205. Maya : moi je n'étais pas d'accord avec Mattei quand Mattei il a dit que aller à l'école c'est un grand pouvoir / ben non parce que un pouvoir c'est quand on peut faire quelque chose quand on en a envie / par exemple le roi il peut aller / il peut acheter quelque chose quand il en a envie

(Corpus Roiné, 2016)

En ce qui concerne le Discours Indirect, si l'hétérogénéité énonciative est présente, il n'y a ni rupture sémiotique ni rupture syntaxique.

D'autre part, pour ces deux exemples on voit immédiatement après le discours représenté, un commentaire sur celui-ci effectué par le locuteur.

Ensuite, nous trouvons deux formes relevant du discours avec lequel le Locuteur parle : la Modalisation en Assertion Seconde (MAS) et la Modalisation Autonymique d'Emprunt (MAE). Dans le premier cas la modalisation porte sur le sens du discours et dans le second sur les mots du discours-source puisqu'il y a présence d'un autonyme.

3) La Modalisation en Assertion seconde (MAS) :

81. Enseignant pas tous en même temps // donc tu te demandes comment elle fait // pour bouger les oreilles et // d'après toi Hélène// c'est pas possible // personne ne peut faire bouger ses oreilles

(Corpus Fournel, 2018)

Il est à noter que les formes de Modalisation en Assertion Seconde sont quasi-inexistantes dans les discours des élèves et qu'on les retrouve par contre dans les discours des enseignants-animateur de DVP. Ici le discours représenté d'Hélène dans le discours de l'enseignant porte sur le sens et non sur les mots de l'énoncé-source.

4) En Modalisation Autonymique d'Emprunt (MAE) :

198. Sabeur : ben un ça d'un côté oui parce que grâce à ça tu peux / ça t'ouvre des portes comme ce que disaient Raymond et les autres

(Corpus Roiné, 2016)

Ici Sabeur représente le discours de Raymond qui devient source de son propre discours. Les deux ancrages énonciatifs sont unifiés et le statut autonymique du discours représenté ne fait pas de doute grâce aux marques prosodique (la pause) et énonciative ("comme ce que disaient Raymond"). Il s'agit pour le locuteur de parler avec le discours déjà prononcé.

Le repérage de ces quatre formes de représentation du discours autre, nous semble donc être un outil pertinent dans le cadre d'une analyse des spécificités langagières de la DVP et pour rendre compte des mouvements discursifs qui se produisent lors de ces discussions.

Conclusion

Ce survol de la question du dialogisme et de son intérêt dans le cadre d'une analyse des pratiques de discussion à visée philosophique, nous semble montrer l'intérêt qu'il y aurait à porter notre regard sur le discours de l'élève (et de l'enseignant bien évidemment) à partir du cadre théorique de la Représentation du Discours Autre. C'est ce que nous avons fait dans plusieurs articles que ce soit en s'intéressant aux discours des élèves lors des DVP (Roiné, 2016 b) ou au discours de l'enseignant (Roiné, à paraitre 2020 b). Ces outils d'analyse non seulement nous permettent de caractériser la DVP du point de vue langagier mais sont aussi des points d'appui à une formation des enseignants à la pratique de la Discussion à Visée Philosophique.


(1) On a ainsi découvert récemment que l'auteur de Marxisme et philosophie du langage n'était autre que Voloshinov et non Bakhtine (Sériot, 2010).

(2) Selon Bres et Rosier, cette référence de Ducrot à la polyphonie ne se fait, dans un premier temps, qu'indirectement à Bakhtine (Bres & Rosier, 2007, p. 453)

(3) La SCAPOLINE qui associe la recherche d'inspiration linguistique de Ducrot et la polyphonie bakhtinienne

(4) Cette distinction radicale entre "dialogisme" et "polyphonie" est critiquée par Rabatel ; il ne s'agit pas pour lui de "doublons, pas plus qu'ils ne relèvent de domaines radicalement différents : ils ont une forte parenté, puisqu'ils concernent la saisie des phénomènes énonciatifs qui mettent fin au mythe de l'unicité du sujet parlant, appréhendés d'un point de vue translinguistique (dialogisme) ou esthético-anthropologique (polyphonie)." (Rabatel, 2006 : 62).

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