Cet article se situe dans la perspective de la didactique de l'apprentissage du philosopher, telle qu'élaborée en sciences de l'éducation à partir des années 1990 par Michel Tozzi (Université P. Valéry à Montpellier), dans le champ des didactiques de discipline. Il tente de montrer l'intérêt de l'apport de cette didactique à l'analyse de corpus de discussions à visée philosophique.
Pour cette didactique, une discussion n'est pas spontanément philosophique (ce peut être un échange de préjugés), mais elle peut le devenir à un certain nombre de conditions. D'où l'expression de "discussion à visée philosophique" (DVP). Ces conditions sont la mise en oeuvre par les élèves, accompagnés dans cette production par un adulte (enseignant, animateur), d'un certain nombre de processus de pensée assurant la "philosophicité" de cette discussion. Nous entendons par philosophicité d'une discussion l'effectivité de ces opérations intellectuelles dans la discussion.
Nous définissons ces opérations de pensée en tant qu'elles sont des marqueurs de philosophicité dans une discussion, et pour chacune des indicateurs de leur présence. Nous entendons par "indicateur" la catégorisation de la trace langagière d'une opération intellectuelle dans une pensée. Ces opérations sont utilisées dans d'autres champs, mais prennent une coloration spécifique en philosophie (ex : l'argumentation est rationnelle, et n'inclut pas comme en français la persuasion, elle vise une universalité, non un public cible. Elle se fait en langue naturelle, contrairement à la science etc.)
I) Les processus de pensée philosophiques et leurs indicateurs dans la production langagière
Il s'agit essentiellement, dans notre modèle didactique du philosopher, des processus de problématisation, de conceptualisation et d'argumentation. C'est un modèle du philosopher systémique. D'où l'analogie avec un triangle, dont chaque sommet est en lien avec les deux autres). Exemple : définir une notion, c'est répondre à une question sur son sens pour la conceptualiser ; pour douter, on argumente des objections à une affirmation ; argumenter, c'est soutenir rationnellement une réponse à une question etc. F. Galichet, dans son dernier ouvrage1, ajoute l'interprétation à ces trois compétences.
A) La problématisation
Elle est fondamentale en philosophie, comme le soulignent Gaëlle Jeanmart et Sébastien Charbonnnier2. C'est, dans un rapport au sens, l'aptitude à élaborer des questions et à s'y confronter (alors que l'on cherche spontanément à évacuer les problèmes), à saisir leur complexité, à voir en quoi elles posent des problèmes difficiles et pourtant anthropologiquement urgents à résoudre. S'exercent notamment à cette occasion l'étonnement, le doute de ses certitudes, un travail sur la formulation de la question et ses présupposés, la recherche du vrai, une enquête (Dewey) sur les réponses rationnellement possibles.
Quels peuvent être alors des indicateurs de problématisation ?
1) L'expression d'un questionnement : ce peut-être une question que l'on se pose à soi-même sur le thème abordé ou en fonction du déroulement des échanges, ou le questionnement de la question elle-même, par exemple sur ses présupposés ou ses conséquences, ou encore un enchaînement logique de questions, ou une question posée à un autre dans un objectif de clarification ou d'explicitation de sa pensée...
2) L'expression d'un rapport problématique à ses certitudes, d'un doute sur ses affirmations ou celles d'un autre.
3) La recherche d'un problème derrière une question, la conscience de ses enjeux pour l'homme, la découverte de sa complexité, de la difficulté à le résoudre, par la mise en évidence de tensions internes, paradoxes ou contradictions.
4) L'autocorrection de sa pensée, quand on introduit une modalisation qui donne à son affirmation le statut d'hypothèse (c'est peut-être...), et non de conviction, en introduisant par exemple du conditionnel ou des conditions, ou quand on introduit une nuance à sa thèse, ou une concession à son objecteur, ou quand on fait varier le sens d'une ou plusieurs notions dans la question...
5) Une enquête sur les différentes réponses rationnellement possibles à la question posée, pour la garder ouverte, et ne pas refermer trop vite la recherche.
B) La conceptualisation
La philosophie, dit G. Deleuze, est "créatrice de concepts"3.
Quels peuvent être des indicateurs de conceptualisation ?
1) L'expression du besoin de définition d'une ou plusieurs notions contenues dans la question, pour mieux cerner son sens. On cherche à savoir de quoi on parle, sur quoi on pense.
2) La tentative de définir une notion, avec plusieurs voies possibles :
- la production d'exemples illustratifs (définition en extension : Socrate, Platon, Aristote sont des hommes) ;
- l'utilisation d' images, de métaphores ou d' analogies (ex : la balance pour la justice) : "c'est comme..." ;
- le rapprochement (synonymes : vrai/exact) ou la distinction (antonymes ou synonymes apparents) d'avec d'autres mots, notions ;
- l'esquisse de son tissu notionnel ou sa carte conceptuelle (mettre en lien plusieurs notions. Faute : responsabilité, culpabilité...) ;
- la critique de sa représentation spontanée ;
- le relevé de points communs à des exemples (amour et amitié sont des sentiments), ou de différences avec des contre-exemples (la haine aussi, mais c'est un sentiment négatif) ;
- l'énoncé des attributs du concept (définition en compréhension). Par exemple en donnant le genre commun (avec d'autres notions) et sa différence spécifique (version aristotélicienne : l'homme un animal raisonnable);
- la reprise synthétique de différents éléments déjà avancés ;
- l'indication du (ou des) champ d'application (s) de la ou des notions dans la question posée (ex : l'erreur, c'est une connaissance inexacte - en épistémologie -, le mensonge, c'est pour tromper - en morale).
C) L'argumentation
C'est la démarche philosophique pour répondre rationnellement à une question, résoudre le problème qu'elle soulève. La signature d'une pensée critique. Elle vise à faire, en langue naturelle, l'administration de la preuve auprès d'êtres de raison. Cette administration se fait par des arguments. Il s'agit de fonder ce que l'on avance, soit par la justification rationnelle de ce que l'on pense, sa thèse ; soit par une objection rationnelle quand on est en désaccord avec une affirmation ; soit par une réponse pertinente à une objection qui nous est adressée. On peut aussi, pour approfondir sa pensée, se faire des objections à soi-même. Il s'agit en argumentant de donner de "bonnes raisons" (Lipman) de penser ce que l'on pense. On ne peut éliminer l'émotion dès qu'il y a confrontation d'idées (serait-ce souhaitable ?), mais la maîtrise de la passion doit prédominer dans l'exercice de la raison ; on appréciera l'effort pour maintenir la discussion sur le désaccord entre idées, et non le conflit entre personnes...
Quels peuvent être des indicateurs d'argumentation ?
1) La présence d'arguments visant à justifier rationnellement la thèse que l'on soutient.
Ces arguments peuvent constituer des exemples, éléments concrets pour illustrer sa thèse, mais ils ne sont jamais définitivement probants, car on peut toujours leur opposer des contre exemples.
Ils peuvent utiliser une structure logique, et faire appel à la causalité ou la finalité, comme dans un raisonnement. Exemples : le syllogisme, qui conclut de deux propositions ; ou le raisonnement hypothético-déductif (si on pose ceci, alors cela). On peut ainsi faire une expérience de pensée (Ex. : et si tout le monde était menteur ? Alors...), où l'on va déduire des conséquences du monde imaginé. On cherche ici la cohérence dans le discours, l'accord avec soi-même, sans raisonner faussement ou se contredire.
2) La présence d'arguments visant à justifier rationnellement son désaccord avec une opinion émise.
Un moyen de contre argumenter est le contre exemple, qui détruit toute induction abusivement généralisatrice, et a donc statut épistémologique de preuve.
D'un point de vue logique, on peut aussi relever une erreur de raisonnement (sophisme) ou une contradiction chez son interlocuteur.
3) La présence d'arguments visant à se faire des objections à soi-même. C'est le signe manifeste d'une capacité réflexive, celle de pouvoir dialoguer avec soi-même (définition de la pensée philosophique selon Platon).
4) La présence d'arguments visant à répondre rationnellement à une objection que l'on nous fait.
(1) Galichet F., Philosopher à tout âge - Approche interprétative du philosopher, Vrin, 2019.
(2) Jeanmart G., in Tozzi (coord.) Perspectives didactiques en philosophie : éclairages théoriques et historiques, pistes pratiques, Lucas-Lambert, 2019. Charbonnier S. ; Que peut la philosophie, Le Seuil, 2013.
(3) Deleuze G. et Guattari F, Qu'est-ce que la philosophie, Ed. De Minuit, 1972.