Revue

Canada-Québec : Philosopher autrement. Sortir de la classe, sortir du pays

I) Un voyage philosophique

Si la réflexion philosophique n'est pas une nouveauté, cela ne signifie toutefois pas que ses rudiments sont connus et maîtrisés. Cela n'implique pas non plus que les foules se massent aux portes des établissements d'enseignement pour aller à la rencontre des nombreuses personnes qui ont marqué son histoire. Dans les faits, la philosophie est souvent perçue comme une matière aride dispensée dans une salle de classe à l'aide de textes d'une autre époque. Comme enseignants de philosophie au niveau collégial, nous travaillons donc à démontrer que celle-ci est toujours actuelle et que nous faisons toutes et tous de la philosophie.

Pour arriver à rendre la philosophie vivante, nous expérimentons plusieurs méthodes et utilisons diverses approches1. Parmi ces dernières, l'idée de faire un voyage philosophique nous est apparue particulièrement intéressante. Le texte qui suit se veut donc une présentation des séjours philosophiques que nous proposons à nos étudiantes et étudiants depuis environ cinq ans.

De manière plus particulière, nous aborderons la nature du projet et son déroulement. Nous développerons également les éléments non philosophiques du séjour ainsi que leur apport indirect à la réflexion. Un séjour réussi impliquant une bonne préparation, nous toucherons brièvement ce point en faisant le lien avec les modalités d'évaluation mises en place. Enfin, nous reviendrons sur l'intérêt proprement philosophique du séjour avant de terminer notre réflexion en présentant le contexte institutionnel dans lequel s'inscrit notre projet.

II) Philosopher autrement

L'idée de faire un cours de philosophie à l'étranger n'est pas de reproduire ce que nous faisons déjà au Québec. La simple transposition dans un autre pays de nos pratiques n'apporterait rien de bien nouveau. Pour cette raison et à titre d'exemple, nous évitons le plus possible la formule magistrale habituelle. Si la philosophie n'est pas un domaine strictement académique, sa pratique ne devrait pas non plus se limiter aux salles de classe et aux auditoriums. À ce titre, les lieux où se produisent les rencontres ont également pour nous leur importance. Par conséquent, nous faisons rarement plus d'un cours dans une université par séjour.

Rappelons que l'essentiel est de permettre aux étudiantes et aux étudiants de mettre en oeuvre leur esprit critique. L'idée est d'abord de les placer dans diverses situations. Elles et ils doivent alors être capables de problématiser ces dernières et de les mettre en relation avec des réflexions plus proprement philosophiques. Ces réflexions peuvent alors être mises en relation avec ce qu'ils voient et ce qu'ils font comme individu, mais aussi comme membres d'un collectif. Ce qui semble nécessaire, c'est donc cette possibilité d'aller à la rencontre de l'autre.

Pour ce faire, nous privilégions des rencontres philosophiques qui sortent du cadre traditionnel. L'expertise de nos collaboratrices ou de nos collaborateurs n'est pas essentiellement philosophique, alors que les lieux et formats des activités proposées sont aussi variés que possible.

Pour donner un ordre de grandeur, notre séjour 2019 a permis la rencontre d'une vingtaine d'intervenantes et d'intervenants issus, entre autres, de la sociologie, de la philosophie, de l'astrophysique, de la fonction publique, de l'enseignement, de partis politiques, de syndicats, du milieu culturel ou du domaine des communications. Parmi ces personnes, certaines sont universitaires, alors que d'autres sont sérigraphe, retraité, étudiant, journaliste ou travaillant dans un théâtre national populaire. Ces rencontres ont eu lieu dans des jardins, des cafés, des associations, des musées, des restaurants, dans les rues de la ville, etc. Pour nos étudiantes et nos étudiants, cela représente plus de trente heures pour une quinzaine d'activités philosophiques.

Lors de nos séjours, nous demeurons dans trois ou quatre villes2. Ce choix nous permet une diversité, tout en offrant le temps d'apprécier chacune de nos destinations. Pour l'année 2019, notre parcours nous a menés de Lyon à Paris en passant par Narbonne et Toulouse. Pour illustrer cela avec un peu plus de détails, voici quelques exemples des activités que nous avons tenues :

À Lyon nous avons fait une balade urbaine avec Papyart (un artiste sérigraphe anarchiste). Durant nos pérégrinations sur les pentes de la Croix-Rousse, nous avons discuté d'anarchisme en général, des lieux et de leur apport historique, mais aussi d'une problématique concrète d'éthique appliquée, celle du logement. Nous avons entre autres posé la question : est-il légitime de faire un squat dans un lieu inhabité pour loger les sans-logis?? Cette visite a été agrémentée d'un arrêt dans un café-librairie pour prendre un thé glacé en consultant des livres et documents à teneur anarchiste avant de terminer notre parcours dans l'atelier de sérigraphie de Papyart. Cela nous a permis de nous poser à nouveau et de discuter d'enjeux sociaux sous un angle philosophique tout en faisant de la sérigraphie militante sur des sacs réutilisables. Nos étudiantes et étudiants ont donc eu l'occasion de s'initier à la sérigraphie tout en entendant parler de la grève des ovalistes, de l'occupation de lieux inhabités, de mobilisation pour empêcher l'embourgeoisement, de la résistance aux mouvements d'extrême droite, etc.

À Narbonne, nous avons eu la chance de faire une série d'activités avec Michel Tozzi dont l'une se déroulant dans une salle de spectacle du club Léo-Lagrange. Cette activité s'est déroulée en deux moments et a pris essentiellement la forme de discussions à visée philosophique sur le thème de la vérité et de la post-vérité. Dans un premier temps, nous avons observé une classe de CM2 d'Alexandra Ibanès pratiquant la communauté de recherche philosophique. La discussion entre ses élèves ayant environ 10 ans avait pour thème "La vérité, c'est important ?". Par la suite, nos étudiantes et étudiants ont fait un retour sur l'activité puis discuté directement avec ces jeunes. Les élèves de Mme Ibanès ont également fait une courte prestation musicale en interprétant pour l'occasion une chanson à teneur philosophique. Dans un deuxième temps, nos étudiantes et nos étudiants ont discuté sur "l'ère de la post-vérité".

Cette rencontre a été l'occasion de réfléchir, mais aussi de constater la richesse des réflexions de jeunes formés à l'exercice philosophique. Une discussion entre personnes de 18-20 ans qui s'élargit en incluant des jeunes de 10 ans (comme ici) ou qui s'inscrit dans un groupe plus large composé majoritairement de sexagénaires (comme nous l'avons fait le lendemain) constitue en soi une nouvelle expérience. Pour nos étudiantes et nos étudiants, remettre leurs idées en question avec des gens d'une culture différente et d'âges aussi différents est une expérience vraiment stimulante.

À Toulouse, notre point de départ était l'Institut de recherche en Astrophysique et Planétologie, où nous avons rencontré l'astrophysicienne Sylvie Vauclair. En avant-midi, la discussion-sous forme de table ronde-s'est faite en lien avec la place que l'humain occupe ou peut occuper dans l'univers. Bien évidemment, cela nous a amenés à réfléchir sur le sens de la vie. Il nous a par la suite été donné de visiter les installations de l'Institut de recherche. Certaines et certains ont pu observer les appareils permettant diverses expérimentations dans un vide relatif alors que d'autres ont pu visiter des salles blanches. À cette occasion, ils ont eu le privilège de voir la caméra SuperCam. Cette caméra sera installée sur le Rover que la NASA lancera vers Mars en 2020. La suite de notre journée s'est déroulée à la Cité de l'espace où, après un repas-discussion avec des astrophysiciennes et astrophysiciens (une ou un spécialiste partageait la table avec 4 ou 5 étudiantes ou étudiants), il nous a été possible de visiter les installations. Ce fut l'occasion de réfléchir davantage aux capacités humaines et à la place que nous occupons dans l'univers. En liant science et philosophie, il a donc été possible de développer nos idées quant à l'avenir de l'humanité.

À Paris, c'est à l'espace Niemeyer, siège du Parti communiste français que s'est poursuivi notre visite. D'abord, une visite guidée des lieux nous a permis d'apprécier l'architecture du bâtiment. Les étudiantes et étudiants ont alors pu se familiariser avec la manière dont une idéologie politique peut se transposer dans une vision architecturale. Dans le cas présent, c'est l'idéologie communiste qui a donné forme à la vision architecturale d'Oscar Niemeyer. Cette visite s'est poursuivie avec une discussion animée par Sébastien Crépel (journaliste à l'Humanité) autour du métier de journaliste. Il y a été question de la liberté d'expression et de la liberté de presse, des penchants gauche/droite des différents médias, de la question du financement et de la couverture de différents évènements, dont les gilets jaunes. La crise que vivent les médias nous a énormément préoccupés et a teinté nos échanges. Enfin, notre journée s'est terminée au restaurant où différentes personnes travaillant à l'immeuble Niemeyer nous ont accompagnés et où les échanges philosophiques ont pu se poursuivre. Il est important de souligner la richesse des nombreuses discussions que nous avons autour d'un repas durant le séjour. Ces lieux plus informels et détendus permettent des choses qui ne le seraient pas autrement.

III) Un programme varié

Aller à la rencontre de l'autre, c'est aussi profiter de la France et de ses multiples richesses. Aux nombreuses heures consacrées directement à la philosophie s'ajoute un parcours gastronomique, culturel et sportif. Si ces moments ne sont pas obligatoires, ils sont souvent agrémentés de discussions et d'échanges pouvant aisément se rattacher aux diverses réflexions faites lors des rencontres plus proprement philosophiques. Ainsi, les étudiantes et étudiants se voient suggérer des visites de musées, des pièces de théâtre, de l'opéra, des concerts, des festivals ainsi que la visite de différents lieux historiques. En France, les occasions culturelles ne manquent pas et la diversité des intérêts que peuvent avoir nos étudiantes et nos étudiants permet de précieuses discussions.

À ces offres culturelles, nous combinons une offre gastronomique. En suggérant des visites de vignobles et des dégustations, des repas dans des bouchons lyonnais ou des parcours permettant de savourer les meilleures pâtisseries de Paris, nous pensons que l'expérience de nos étudiantes et de nos étudiants ne sera qu'enrichie.

Enfin, nous croyons à la formule consacrée qu'un esprit sain doit être supporté par un corps sain. À cet effet, nous recommandons aussi des activités sportives. Ces activités vont de la course à pied matinale, à des parties de volleyball de plage, de basketball ou de soccer (foot), sans oublier des randonnées dans le massif de la Clape. Adeptes de transports actifs, une portion importante de nos déplacements se fait à pied. Cette année, nous avons marché entre 10 km et 20 km par jour.

Si ces activités sont offertes à toutes et à tous, elles ne sont pas obligatoires. Cependant, il arrive souvent qu'elles se transforment en activités philosophiques imprévues puisque les commentaires et échanges qui en résultent peuvent référer à des rencontres philosophiques antérieures. C'est souvent l'occasion pour les étudiantes et les étudiants de demander des précisions sur ce qui a été présenté ou de proposer des liens entre la théorie et la pratique. De plus, il arrive que ces activités soient volontairement détournées de leur forme initiale, comme c'est le cas lorsque nous transformons un repas en discussion philosophique, une visite de musée en chasse au trésor philosophique ou une soirée de clôture de l'Université populaire de Lyon en partie d'improvisation philosophique.

IV) La préparation

Afin de rendre le séjour d'étude le plus profitable possible, une préparation avant le départ est indispensable. Cette préparation vise plusieurs points. D'abord, cela permet de fixer dès le départ que le séjour en France est principalement un séjour d'étude. À cet effet, les activités à teneur pédagogique sont incontournables. Bien évidemment, l'idée est aussi, comme mentionnée précédemment, de pouvoir explorer les nombreuses et diverses richesses de la France. Quoi qu'il en soit, la préparation doit faire comprendre à nos étudiantes et à nos étudiants que leur implication est essentielle à la réussite du séjour et que le cadre particulier dans lequel se déroule leur cours n'en est pas un de vacances ni de passivité.

Outre la préparation liée au sérieux du séjour, les heures de cours qui précèdent le départ ont également pour fonction la présentation de notions philosophiques clés. Les quelques heures utilisées pour cet aspect permettent entre autres à l'enseignant de distinguer éthique, morale et politique. Elles sont également consacrées à la présentation de contenus théoriques en lien avec ces notions. L'expérience nous a aussi démontré qu'il peut être intéressant de discuter et développer en amont certaines thématiques ou questions qui seront abordées lors du séjour. Cette préparation peut se faire par la discussion d'idées ou de textes que nos conférencières ou conférenciers nous auront préalablement soumis. À titre d'exemple, cette année nous avons discuté du rôle de celles et de ceux qui portent la parole dans un contexte militant en lien avec la situation québécoise. Par la suite, une discussion similaire a eu lieu en France. Cela a permis de mieux voir en quoi ces réalités ont des points communs, mais aussi en quoi un contexte particulier peut mener à des divergences d'approches.

L'un des éléments les plus importants de cette préparation concerne la problématisation. Le cours doit permettre à l'étudiante et à l'étudiant de prendre une position éclairée face à un problème éthique et politique de notre époque. En ce sens, il est primordial de formuler un problème ou un questionnement auquel le travail synthèse cherchera à répondre. Lors des rencontres faites en classe, le moment est donc propice pour effectuer ce travail de problématisation. Ces rencontres pourront être faites en groupe lorsqu'il sera question de problématisation, mais elles se feront aussi sur une base individuelle afin de permettre à chacune et à chacun de bien démarrer sa réflexion.

Enfin, les rencontres préalables au départ ont également une fonction liée à l'organisation du séjour. Dans la mesure où nous avons le privilège de définir les activités qui seront mises au programme, qu'elles soient pédagogiques ou non, la discussion avec les participantes et participants nous permet d'adapter le séjour. Cela permet de rendre l'expérience plus agréable pour toutes et pour tous.

V) Les évaluations

Comment évaluer l'apprentissage dans ce maelstrom philosophique qui peut sembler désorganisé?? Comme mentionné précédemment, la première étape du travail demandé aux étudiantes et aux étudiants est une activité de problématisation. Dans le cadre du cours, les étudiantes et les étudiants doivent pouvoir lier cette problématique à leur programme d'études (que ce soit soins infirmiers, design, électronique, travail social, formation préuniversitaire, etc.). La problématique doit aussi référer à des éléments éthiques ou politiques puisque c'est sur ces derniers que porte le cours. Notre volonté consiste ici à permettre un cheminement dans la réflexion qui aidera les étudiantes et les étudiants à cerner le point de départ pour leur travail.

Par la suite, il est possible pour elles et pour eux de débuter un travail de recherche en développant une médiagraphie et en amorçant des lectures sur le sujet. Ces lectures doivent comporter un aspect non philosophique, car les sujets choisis par les étudiantes et les étudiants s'inscrivent également dans un cadre scientifique, historique, social ou autre. L'objectif, à la fin du séjour, est d'élaborer une dissertation philosophique argumentative.

Lors du séjour en France, les activités philosophiques variées vont permettre une réflexion plus large. Bien évidemment, toutes les activités n'auront pas un lien direct avec les travaux demandés. Elles permettront néanmoins d'élargir la réflexion. Un autre des aspects intéressants du séjour en France se rattache au fait que nos partenaires prennent souvent le temps de répondre à des questions après les activités et acceptent souvent de venir partager un repas avec le groupe. Dans ce contexte, les étudiantes et les étudiantes peuvent parler avec ces personnes et les questionner quant à la problématique qu'elles et qu'ils ont développée avant le départ. Ainsi, même si une présentation ou une activité ne porte pas spécifiquement sur le thème particulier de leur travail, l'expérience et les connaissances d'une collaboratrice ou d'un collaborateur peuvent être mises à profit. Cela permet aux étudiantes et aux étudiants d'avoir des réponses personnalisées.

Dans un contexte tout aussi informel, les activités libres peuvent permettre aux étudiantes et aux étudiants de discuter entre elles et entre eux du travail, mais ces moments peuvent également être utilisés pour échanger sur les sujets philosophiques qui les préoccupent avec nous, leurs enseignants. Cette grande disponibilité est difficilement reproductible dans un contexte académique. Cet aspect est particulièrement apprécié quand vient le moment de lier entre elles les différentes activités et de prendre un peu de recul face à ce qui y a été dit. Nous prenons également un soin particulier à faire des liens entre les positions théoriques et la pratique en extrapolant sur les conséquences concrètes que peuvent avoir des conceptions philosophiques.

Nous sommes conscients que la réflexion implique un certain recul et que c'est parfois en prenant le temps de bien poser nos idées que des réflexions nouvelles surgissent ou que des incohérences apparaissent. En ce sens, les étudiantes et les étudiants ont l'obligation de faire une petite réflexion sur chacune des activités philosophiques obligatoires. Certaines et certains peuvent faire ce travail au cours du voyage, mais toutes et tous doivent s'assurer de prendre des notes et d'être attentives ou attentifs afin de pouvoir produire, au moment choisi, une réflexion en lien avec ce qui a eu lieu.

À la problématisation, aux réflexions sur les activités et à la dissertation s'ajoute une dernière évaluation. Elle comporte un aspect plus ludique et constitue pour nous un outil permettant de publiciser le séjour les années qui suivent. En fait, les étudiantes et les étudiants doivent, en équipe, constituer un album photo à teneur philosophique. Cet album comporte une cinquantaine de photos avec pour chacune d'elles, une phrase philosophique ou une citation pertinente. L'idée est ici de développer une réflexion sur la base d'une simple image. Notons aussi que le rôle de certaines étudiantes et de certains étudiants est de révision et de validation. Elles et ils doivent donc s'assurer de la qualité des images et des réflexions qui s'y rattachent et, le cas échéant, demander une amélioration ou correction du travail soumis. Par cet exercice, nous transformons une partie du quotidien-photographier et commenter-en réflexion philosophique.

VI) Le plus de la philosophie dans un cadre particulier

La réflexion, qu'elle soit philosophique ou non, implique une certaine forme d'évaluation des options offertes. En effet, afin de perfectionner nos points de vue, de revoir nos valeurs et de prendre conscience de nos préjugés, rien ne vaut la réalisation que ces positions ne soient pas les seules rationnellement ou émotionnellement possibles. Constater la différence et l'absence de nécessité d'une position est en ce sens un moment fondateur de la réflexion. Si la remise en question et le questionnement philosophique peuvent se faire de manière isolée, ils sont facilités par l'échange et la discussion. En effet, une personne seule peut très bien remettre en question son propre point de vue et accorder une certaine valeur à ce qui constitue une position inverse, mais cet exercice est beaucoup plus simple quand une autre personne vient nous expliquer ce qui n'est pas évident pour nous ou contester ce qui l'est. Le dialogue avec l'autre est donc un des éléments fondamentaux de l'activité philosophique.

L'intérêt du séjour philosophique en lien avec cet autre est triple. Dans un premier temps, un séjour de deux semaines permet aux enseignants que nous sommes de développer une meilleure relation avec nos étudiantes et étudiants. En effet, un cours de 45 heures réparti sur 15 semaines ne permet pas la même interaction qu'un séjour où nous marchons, mangeons, réfléchissons, visitons, ensemble. Sans oublier que la préparation du séjour se fait durant deux sessions et permet plusieurs rencontres. L'autre que nous représentons pour celles et ceux qui participent au séjour se voit ainsi accordé une place plus grande et des possibilités plus nombreuses de faire valoir des points de vue et des réflexions.

Dans un second temps, la France constitue encore pour nos étudiantes et nos étudiants un pays étranger et comporte un certain niveau de dépaysement. En ce sens, des choses qui leur semblent naturelles sont remises en question. Constater que le monde peut être envisagé de manière différente est en soi une confrontation avec l'autre, une constatation de la multiplicité des mondes possibles. Ici, il importe de faire un lien avec ce que nous disions des activités non philosophiques proposées. En effet, les aspects culturels, gastronomiques et sportifs de notre séjour sont autant d'occasions de rencontrer l'autre.

Enfin, l'autre ce sont aussi les nombreuses personnes que nous rencontrons dans nos activités. Ces dernières ont toutes des expériences de vie différentes qu'elles acceptent volontairement de partager avec nous. Elles abordent donc le réel d'une manière qui leur est propre. La possibilité que nous avons de discuter avec ces personnes nous permet d'adresser de manière encore plus spécifique ces expériences, les positions qui en résultent et leurs justifications rationnelles. Humainement et philosophiquement, c'est sans doute l'aspect le plus enrichissant du séjour.

La nature du séjour, outre la rencontre de l'autre, présente également l'avantage d'impliquer les étudiantes et les étudiants de manière plus importante. En effet, la philosophie est partie prenante du cadre quotidien dans lequel elles et ils se retrouvent. En d'autres termes, il n'est pas question pour elles et pour eux d'avoir un cours de trois heures par semaine et d'ensuite avoir d'autres cours ou d'autres activités. Des activités philosophiques sont proposées sur une base quasi quotidienne et comme enseignant nous avons à coeur d'évoquer des réflexions et questionnements de nature philosophique tout au long de la journée. En ce sens, nous croyons que le séjour permet des apprentissages riches et variés en plus de marquer nos étudiantes et nos étudiants de manière plus durable. Un étudiant ayant fait le séjour avec nous en 2014 est un bel exemple de cela. Lors de son voyage, il avait expérimenté d'innombrables choses pour la première fois (prendre l'avion, sortir de son pays, goûter à des mets nouveaux, discuter avec des personnes d'une autre culture, etc.). Quand nous le revoyons aujourd'hui, il nous rappelle constamment à quel point le séjour lui a permis de s'ouvrir sur le monde et en quoi ses choix de vie ont été influencés par son expérience.

VII) Le contexte de l'enseignement de la philosophie au Québec

Ce qui précède couvre pour l'essentiel la nature de ce que nous proposons aux étudiantes et aux étudiants. Nous pensons pertinent de faire un dernier détour avant de conclure. En effet, la réalité dans laquelle s'inscrit notre séjour philosophique est une réalité propre à l'enseignement collégial québécois, à la place qu'y occupe la philosophie et aux exigences qui s'y rattachent. Si cette réalité permet une certaine flexibilité, elle comporte aussi des embûches et exige, entre autres choses, que nos étudiantes et étudiants assument totalement les coûts du séjour. Malheureusement, cela constitue une iniquité en ce qui concerne l'accessibilité. Notons que nous avons eu l'opportunité à une seule occasion d'offrir deux bourses à des étudiantes et étudiants moins favorisés économiquement. L'expérience n'a toutefois pu être reproduite. Ce fut aussi le cas pour une subvention que nous avons pu obtenir en 2018. L'organisme subventionnaire jugeant que les séjours philosophiques, même lorsqu'ils s'inscrivent pleinement dans le cadre d'un cours nécessaire à l'obtention d'un diplôme d'études collégiales, ne peuvent être considérés comme menant directement à l'emploi. Ainsi les stages et les formations permettant l'acquisition d'un travail et la rémunération qui lui est liée semblent nettement plus importantes que la philosophie.

Si le Québec n'échappe pas à cette réalité, le réseau collégial a tout de même accordé, depuis plus de 40 années, une place fondamentale à la philosophie. En effet, les étudiantes et les étudiants qui souhaitent obtenir un diplôme d'études technique ou préuniversitaire ont l'obligation d'assister à trois cours de philosophie pour un total de 150 heures.

Les exigences liées à ces cours sont d'abord définies par les devis ministériels pour l'ensemble des cégeps du Québec. Ces exigences se présentent par des énoncés de compétences, une liste d'éléments liés à ces dernières et de critères de performance permettant leur atteinte. Si les différents cours réfèrent à une période plus ou moins précise (Antiquité pour le premier, période moderne pour le second et période contemporaine pour le troisième), cette référence n'est toutefois pas imposée. Il en va de même pour les contenus qui, s'ils font explicitement référence à certains concepts philosophiques (démocratie, discours, humain, éthique, politique...), ne sont pas directement liés à une école de pensée.

Dans un deuxième temps, ce sont les départements qui définissent le cadre plus strict des cours. En effet, ce sont les départements qui ont la responsabilité de définir la forme particulière qui sera donnée aux devis ministériels. Au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu, le département laisse une certaine liberté à ses enseignantes et ses enseignants. S'il faut obligatoirement faire lire et écrire des textes philosophiques, nous sommes assez libres sur les autrices et auteurs à l'étude.

Ces éléments institutionnels peuvent sembler d'une moindre importance quand vient le temps de comprendre comment l'enseignement de la philosophie peut être valorisé par la participation à un voyage à l'étranger. Ce détour importe cependant puisqu'un voyage philosophique est favorisé par la flexibilité pouvant être accordée au contenu enseigné. Si les cours étaient définis par un bloc fixe de connaissances, aussi pertinente que cette approche puisse sembler, son enseignement dans un cadre comme celui que nous proposons serait rendu beaucoup plus complexe, voire impossible.

Si l'approche par compétences est un atout pour l'organisation d'un voyage philosophique, la structure du financement du réseau collégial vient cependant l'alourdir passablement. Les établissements d'enseignement aiment faire la promotion d'activités académiques pouvant attirer des étudiantes et des étudiants. Toutefois, ces projets souffrent généralement d'un financement établi dans un cadre plus strict. De ce fait, la préparation d'un voyage philosophique doit se faire sur une base quasi bénévole. Cette situation venant freiner l'intérêt que plusieurs pourraient avoir quant à leur organisation. Rappelons que les étudiantes et les étudiants doivent payer la totalité des coûts du séjour.

Comme mentionné, les trois cours de philosophie comportent une flexibilité de contenu propice à des projets particuliers. Toutefois, c'est le troisième cours qui nous a semblé le plus intéressant pour le séjour. Outre le fait que les personnes y assistant sont à la fin de leur parcours collégial - et de ce fait ont atteint la majorité légale -, ce cours leur demande spécifiquement de réfléchir sur le monde où elles vivent en usant de diverses approches philosophiques.

En guise de conclusion

L'une des particularités de la philosophie, c'est qu'elle peut se manifester dans une multitude de situations et sous une panoplie de formes. Rien n'est alors surprenant qu'un séjour proposant une diversité d'expériences et de rencontres soit l'occasion idéale pour parler de philosophie et développer les compétences qui s'y rattachent. Le séjour que nous proposons est axé sur la variété et implique une flexibilité permettant aux étudiantes et aux étudiants d'avoir une influence sur leur propre séjour. La préparation demeure aussi essentielle à un séjour réussi. Si elle est l'occasion d'insister sur le sérieux du voyage, elle permet également de fixer les bases des réflexions qui en émaneront. Les évaluations exigées menant les étudiantes et les étudiants à développer ces mêmes réflexions. Le contexte institutionnel est suffisamment malléable pour qu'un séjour en France en respecte les exigences, mais demeure parfois contraignant quant au mode de financement.

Appel à contribution

Enfin, nous sommes constamment à la recherche de nouvelles personnes pouvant avec nous contribuer à intéresser nos étudiantes et nos étudiants en philosophie. Si vous êtes en France, plus particulièrement à Narbonne, Lyon ou Paris, et que vous aimeriez collaborer à ce projet, n'hésitez pas à nous contacter (Frederic.Legris@cstjean.qc.ca). Si cela est possible, c'est avec plaisir que nous viendrons philosopher avec vous?!


(1) Voir, entre autres, nos articles dans Diotime sur le co-enseignement et la discussion à visée philosophique.

(2) Lyon, Narbonne et Paris sont pour nous des incontournables.

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