Revue

Philosopher sur les mathématiques

Introduction

Les nouvelles pratiques philosophiques abordent une large diversité de thèmes et questions. Certains sujets semblent toutefois bénéficier d'une certaine prévalence lors de la mise en place de discussions à visée philosophique, notamment avec des enfants - c'est semble-t-il le cas de sujets d'éthique ou d'anthropologie philosophique. Au contraire, d'autres sujets, alors qu'ils occupent une place centrale dans l'histoire de la pensée philosophique, ne se trouvent que peu traités dans ces nouvelles pratiques - tels que la philosophie des mathématiques.

Cet article se propose d'interroger la possibilité de philosopher sur les mathématiques avec les enfants, et en particulier celle d'aborder des questions ontologiques quant à l'existence des objets mathématiques et des questions épistémologiques relatives au statut de la connaissance mathématique. Il ne s'agit pas de développer un programme pratique pour philosopher avec les enfants sur les mathématiques, mais plutôt de clarifier la nature et le sens d'une telle pratique. Confronter les enfants à des considérations philosophiques sur les mathématiques représente un intérêt considérable, lié notamment au niveau d'abstraction requis pour s'interroger sur le statut des objets mathématiques et sur leur connaissance. En outre, il se peut que la réflexion philosophique soit en mesure de conférer une certaine "saveur" au savoir mathématique1, souvent difficile d'accès et peu enthousiasmant pour les enfants à l'école.

I) La philosophie des mathématiques avec les enfants

Mathématiques et philosophie ont souvent entretenu des relations étroites dans l'histoire de la pensée. La philosophie a régulièrement trouvé dans les mathématiques une "source d'inspiration" pour sa norme et sa rigueur (Gandon et Smadja, 2013, p. 8). D'autre part, la connaissance mathématique, qui semble se caractériser par une certaine certitude et se présente ainsi si parfaite à l'esprit en recherche de vérité, s'est trouvée interrogée philosophiquement, notamment dans ses rapports à l'expérience sensible, tout comme l'origine et la réalité de cette apparente certitude (ibid., p. 9-10). Ces questions, accompagnées entre autres par des questions ontologiques concernant le statut des objets mathématiques (c.-à-d. les nombres, les fonctions, les figures géométriques, etc.) constituent une interrogation philosophique sur les mathématiques. Shapiro (2000) catégorise les questions de philosophie des mathématiques en quatre thèmes principaux :

  1. la question de la connaissance mathématique et son caractère apparemment nécessaire et a priori.
  2. celle du statut des objets mathématiques (questions ontologiques).
  3. celle du lien entre les mathématiques et le monde physique (questions d'application des mathématiques)
  4. des questions "locales" qui concernent un problème, concept ou résultat mathématique en particulier (ibid., pp. 21-39). Ces différents thèmes ne sont cependant pas totalement indépendants, mais sont reliés par diverses relations d'implication.

Ce dont il est ici question est la possibilité d'une réelle pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants, c'est-à-dire d'amener les enfants à réfléchir eux-mêmes de manière philosophique sur les mathématiques, et non pas d'un enseignement de philosophie des mathématiques compris dans un sens traditionnel, comme une transmission de contenus informatifs entre un-e enseignant-e émetteur-trice et des apprenants récepteurs. C'est la mise en interrogation et la discussion successive d'une notion (méta-) mathématique qui constitue le point de départ de toute tentative de philosopher sur les mathématiques avec les enfants. Toutefois, toute discussion à propos des mathématiques n'est pas philosophique, mais certaines conditions doivent être remplies afin que la "philosophicité" de l'activité soit garantie.

Bien que certaines pratiques interactives d'enseignement des mathématiques soient réflexives et collaboratives, elles ne constituent pas nécessairement une pratique philosophique. Neubrand (2000) distingue quatre niveaux de discussion et réflexion possibles à propos des mathématiques :

  1. le niveau du/de la mathématicien-ne (questions internes aux mathématiques).
  2. le niveau du/de la mathématicien-ne travaillant de manière réfléchie2 (questions internes à la pratique des mathématiques).
  3. le niveau du/de la philosophe des mathématiques, dans lequel les mathématiques sont considérées "as a whole with critical distance" (ibid., p. 256).
  4. le niveau de l'épistémologue (questions concernant la spécificité de la connaissance mathématique). En s'élevant à travers les niveaux, c'est une remise en cause toujours plus profonde qui est entreprise, jusqu'à ce que la pensée sur les mathématiques en arrive à se questionner elle-même et ses présupposés. Lors de la pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants, ce sont essentiellement les deux derniers niveaux de discussion qui sont visés.

Neubrand distingue les discours sur les mathématiques en fonction de leurs contenus. D'autres auteurs (Daniel et al., 2005) classifient les échanges sur les mathématiques en fonction de leurs modes de fonctionnement et des capacités sociocognitives mises en oeuvre par les enfants. Ils identifient cinq types d'échanges, ordonnés selon une perspective de progression :

  1. échange anecdotique ;
  2. échange monologique ;
  3. dialogue non-critique ;
  4. dialogue semi-critique ;
  5. dialogue critique.

Les deux premiers types de discussion se différencient formellement des suivants en cela qu'ils ne constituent pas des instances de dialogue. L'évolution entre l'échange anecdotique et l'échange monologique se situe principalement dans la distanciation de l'expérience personnelle, ce qui permet une plus grande focalisation sur la question discutée. Une fois l'échange ayant pris la forme d'un dialogue, une progression continue en vertu de la présence toujours plus grande d'une dimension critique. Ces auteurs situent l'aspect proprement philosophique de l'activité dans l'instauration d'un échange dialogique critique entre les enfants. Ainsi, s'engager dans un dialogue proprement philosophique à propos des mathématiques requiert un apprentissage de la part des enfants qui demande du temps et une pratique régulière. La "philosophicité" des échanges/réflexions à propos des mathématiques n'étant pleinement présente qu'au terme de ce processus d'apprentissage.

S'il semble raisonnable de considérer que certaines conditions formelles minimales (comme la présence d'habiletés de conceptualisation, d'argumentation et de problématisation (Tozzi, 2012) doivent être remplies pour qu'une réflexion ou une discussion puisse être considérée comme philosophique, la nature des conditions individuellement nécessaires et conjointement suffisantes à la "philosophicité" d'une situation reste un point ouvert au débat. Toutefois, pour qu'une discussion constitue une instance de pratique de la philosophie des mathématiques, il ne suffit pas que celle-ci soit philosophique. Une condition relative au contenu de la réflexion/discussion doit également être satisfaite.

Daniel affirme au sujet du matériel qu'elle a développé dans le but d'amener les enfants "to dialogue about and reflect on mathematics in a critical manner" (Daniel, 2013, p. 60) que celui-ci "simply aims to stimulate pupils toward an autonomous and critical comprehension of mathematical problems and concepts included in their study programs, as well as biases and stereotypes that are often attached to this subject" (ibid.). Selon cette approche, philosopher sur les mathématiques avec les enfants correspond à interroger de manière critique des éléments appartenant au programme scolaire et des croyances liées aux mathématiques en tant que discipline scolaire principalement.

La pratique de la philosophie avec les enfants peut également se retrouver liée aux mathématiques d'une manière principalement contextuelle (Calvert et al. (2017), lorsque des discussions philosophiques ont lieu au sein des leçons de mathématiques. Il est également possible que la situation mathématique ne soit que le point de départ d'une discussion philosophique relevant d'un autre domaine, comme par exemple l'éthique ou la philosophie politique (English, 2013, citée dans Calvert et al., 2017, p. 197). Cependant, une simple concomitance contextuelle entre mathématiques et philosophie n'est pas suffisante, mais le contenu de la discussion philosophique se doit d'avoir un rapport suffisamment rapproché avec les mathématiques. En outre, une discussion philosophique ayant un tel contenu n'est pas nécessairement une discussion de philosophie des mathématiques, si par exemple le dialogue philosophique est utilisé dans une optique de résolution de problème uniquement. Le contenu d'une discussion prétendant relever de la pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants doit (pouvoir) avoir lui-même une certaine dimension philosophique.

Supposant un mode de discussion philosophique et un contenu concernant les mathématiques, Kennedy distingue trois manières d'utiliser une méthodologie philosophique afin de discuter des mathématiques, pour :

  1. "do and talk mathematics" ;
  2. "talk about mathematics" ;
  3. "talking about doing mathematics" (Kennedy, 2007, p. 296).

Il spécifie que c'est principalement lorsqu'un dispositif philosophique est utilisé dans le deuxième mode, donc pour parler à propos des mathématiques, qu'une réelle dimension philosophique peut alors émerger dans l'activité réflexive/discursive en mathématiques. Ce mode se caractérise par une "collaborative inquiry into mathematical concepts (...), and the posing of philosophical questions that concern mathematics as a system (...) and their relations to human experience" (ibid.) En respectant ainsi autant des contraintes formelles que thématiques, ce mode de réflexion/discussion semble adéquatement constituer ce qu'on peut considérer comme une pratique de la philosophie avec les enfants.

Une double contrainte s'impose ainsi à toute activité se voulant constituer une pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants : une contrainte formelle ou structurelle qui exige que l'activité soit qualifiable de pratique de la philosophie avec les enfants, mais également une contrainte thématique qui concerne le contenu des réflexions/discussions entreprises. La réflexion/discussion doit être à propos de concepts philosophico-mathématiques ou d'idées méta-mathématiques.

II) Pourquoi amener les enfants à philosopher sur les mathématiques ?

Bien qu'une raison purement extrinsèque liée à l'amélioration des capacités mathématiques soit peut-être la première qui vienne à l'esprit lorsqu'on se demande pourquoi philosopher sur les mathématiques avec les enfants, d'autres types de motivations peuvent également être identifiées. Jankvist et Iversen (2013) proposent une classification binaire des raisons de l'utilisation de la philosophie des mathématiques au sein de l'éducation mathématique qui se base sur leur caractère extrinsèque ("philosophy as a tool") ou intrinsèque ("philosophy of mathematics as a goal"). Cette classification est reprise ici, mais un deuxième type de but extrinsèque est proposé : celui d'élargir l'expérience philosophique des enfants et de favoriser leurs capacités philosophiques ("philosophy as a goal and mathematics as a tool").

A) Pour les mathématiques

Philosopher sur les mathématiques avec les enfants peut donc être considéré comme un outil pour l'enseignement et l'apprentissage des mathématiques, au vu de ses effets potentiellement positifs sur des aspects cognitifs, affectifs et sociaux liées à cet apprentissage.

1) Aspects cognitifs

Selon Roy et Schubnel, "deux modes de pensée constitueraient des outils intellectuels indispensables à la résolution de problèmes mathématiques (...) : la pensée critique et la pensée créative" (Roy et Schubnel, 2017, p. 20). Ainsi, le développement de ces modes de pensée transversales devrait mener à de meilleures compétences mathématiques. C'est ce que suggèrent les études de Kroesbergen et Schoevers (2017) en ce qui concerne la créativité3. Ces modes de pensée sont généraux, mais il est également possible d'identifier une pensée critique ou créative mathématique : un raisonnement créatif ou critique appliqué à un contenu mathématique. Il est probable que la capacité à appliquer ces modes de pensée transversaux à un contenu mathématique soit déterminante afin d'améliorer la performance mathématique. C'est peut-être à cet égard que la pratique de la philosophie des mathématiques peut s'avérer être une aide considérable. Les enfants, en philosophant sur les mathématiques, apprennent à raisonner de manière critique et créative sur les mathématiques. Si la pratique de la philosophie en général développe le raisonnement critique et créatif, il se peut que les enfants aient ensuite de la difficulté à appliquer de tels raisonnements à un contenu mathématique, difficulté qui pourrait éventuellement être réduite si le contenu de la discussion philosophique est mathématique.

La créativité

Slade (De la Garza et al., 2001, pp. 92-97) argumente que philosopher sur les mathématiques avec les enfants favorise le développement de la créativité mathématique personnelle. Roy et Schubnel suggèrent que la pensée créative est souvent associée à la pensée divergente, "laquelle se décline en quatre composantes essentielles : la fluidité, la flexibilité, l'originalité et l'élaboration" (Roy et Schubnel, 2017, p. 25). La pensée créative mathématique peut ainsi être caractérisée par la présence de ces quatre propriétés lors de la production d'idées, de méthodes, de solutions et de problèmes mathématiques. Selon Roy et Schubnel, leur présence est dépendante de certaines attitudes à travers lesquelles le sujet adopte une posture telle que sa pensée créative peut se développer, dont l'ouverture, la curiosité, l'imagination et le courage de prendre des risques intellectuels. En amenant les enfants à philosopher sur les mathématiques, une perspective nouvelle sur cette discipline leur apparaît, notamment par la prise de conscience que les mathématiques peuvent être interrogées et qu'ils peuvent être eux-mêmes les acteurs de cette interrogation, ce qui peut favoriser l'adoption de ces quatre attitudes par rapport aux mathématiques.

En ce qui concerne la curiosité, Kennedy (2012, pp. 85-86) suggère que la pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants a le potentiel de générer chez les enfants une curiosité souvent perdue pour les mathématiques. En effet, la découverte des interrogations ontologiques sur le statut des objets mathématiques peut éveiller chez l'enfant un sentiment d'étonnement puissant qui peut alors provoquer une "curiosité épistémologique" (ibid., p. 86) poussant l'enfant à interroger son rapport au savoir et à adopter une attitude critique.

La pensée critique

Le mouvement cognitif qui se produit lorsque l'enfant commence à interroger les mathématiques - ou peut-être même lorsqu'il se rend compte que les mathématiques sont "problématiques" au sens d'interrogeables - semble être à la base de l'effet facilitateur que pourrait induire une pratique de la philosophie des mathématiques avec les enfants. Ce mouvement est rendu possible par l'attitude réflexive et critique qu'encourage toute réflexion philosophique.

Basée sur une démarche réflexive et évaluative, la pensée critique interroge tout présupposé afin de se débarrasser de tout ce qui pourrait contraindre le raisonnement. Elle veut pour ainsi dire faire "table rase" des présupposés, afin de créer un espace conceptuel maximal dans lequel ne serait présent uniquement ce qui a été soumis à un examen approfondi. Libre de toute contrainte dans son espace maximalisé, la pensée peut alors s'opérer réellement par elle-même et construire son monde conceptuel en fonction des éléments examinés qu'elle mettra à sa propre disposition et de sa capacité à les agencer.

La pensée critique mathématique consiste notamment en une capacité à prendre de la distance avec le problème mathématique, afin d'en analyser les données et d'y déceler les problèmes potentiels, de le situer au sein du champ conceptuel des mathématiques, de concevoir des manières de le résoudre et d'évaluer la pertinence de ces dernières. Avoir une telle attitude face à un problème mathématique semble incontestablement favoriser le développement des performances et de l'autonomie mathématiques.

Selon Roy et Schubnel, l'adoption d'une pensée critique est également dépendante de certaines attitudes, dont "le souci d'énoncer clairement le problème dans une situation, l'examen des différentes perspectives offertes, la tendance à mettre en application des capacités de la pensée critique et l'expression d'une ouverture d'esprit" (Roy et Schubnel, 2017, p. 23). Apprendre à adopter ces attitudes face aux mathématiques à l'aide de la pratique de la philosophie des mathématiques peut faciliter l'adoption de ces attitudes dans un contexte de résolution de problèmes mathématiques. On retrouve l'idée selon laquelle la pratique de la philosophie des mathématiques ferait office d'un "pont" entre les capacités transversales, qui peuvent être développées grâce à la pratique de la philosophie en général, et leur application à un contenu mathématique.

La construction de sens

Il est souvent notifié que les enfants peinent à trouver du sens à l'apprentissage des mathématiques (Daniel, 1999 ; 2013), ce qui peut avoir pour effet de les démotiver et ainsi impacter leurs performances. La philosophie des mathématiques peut être considérée comme un moyen d'aider les enfants à construire du sens aux mathématiques et à son apprentissage. Selon Pallascio le sens des idées "réside dans leurs applications pratiques" (Pallascio, 2000, p. 128). Toutefois, il semble quelque peu réducteur de considérer que le sens d'une chose soit épuisé par sa dimension pratique. En effet, il est possible de reconnaître un sens non-pratique intrinsèque. Astolfi souligne que "le même mouvement qui crée en apparence du non-sens rend en fait possible un élargissement de l'espace de sens disponible" (Astolfi, 2008, p. 34). Dans le cas des mathématiques, si s'éloigner des applications pratiques encore davantage que ne le sont les situations d'apprentissage des mathématiques à l'école en proposant une réflexion philosophique sur les mathématiques - notamment par des questions épistémologiques et ontologiques - peut à premier abord sembler indésirable car augmentant le sentiment de perte de sens chez les enfants, il peut au contraire être considéré que ce mouvement soit à l'origine d'une construction de sens. L'espace dans lequel chercher du sens aux mathématiques se trouve, par la réflexion philosophique, augmenté. Il ne se limite plus aux seules considérations liées aux applications pratiques des mathématiques, bien que ces dernières puissent (et doivent sûrement) être inclues dans la construction du sens global des mathématiques. Prendre conscience des possibilités de réflexion philosophique (notamment ontologique et épistémologique) sur les mathématiques crée un arrachement positif à ce qui est connu et familier, car il permet de sortir d'une perspective purement pragmatique et de développer alors une perspective nouvelle sur les mathématiques. Pour reprendre l'expression d'Astolfi, il semble que le questionnement philosophique sur les mathématiques permette aux enfants de développer un "regard extraordinaire" (ibid., p. 19) sur les mathématiques, qui dépasse celui des savoirs suffisants pour la vie quotidienne. Cette nouvelle perspective peut être source de sens.

2) Aspect affectif : l'anxiété des mathématiques

L'anxiété des mathématiques est définie comme la peur ou l'appréhension des mathématiques, ou plus précisément comme une réaction émotionnelle négative dans des situations impliquant la résolution d'un problème mathématique (Young, Wu & Menon, 2012). Plusieurs études ont montré l'existence d'un lien significatif entre l'anxiété mathématique et la performance mathématique4. L'anxiété mathématique a un impact négatif sur les performances parce qu'elle induit un évitement des situations mathématiques mais aussi parce qu'elle perturbe les ressources cognitives nécessaires à la résolution de problèmes mathématiques, c.-à-d. la mémoire de travail (Ramirez et al., 2016, p. 84). Ces effets sont déjà observés chez les jeunes enfants ( ibid., p. 89). L'anxiété des mathématiques constitue donc une entrave importante au bon développement des compétences mathématiques dont l'enseignement scolaire se doit de prendre en considération.

Lafortune et al. (2003) font l'hypothèse que philosopher sur les mathématiques avec les enfants pourrait être un moyen de réduire cette anxiété. Dans l'étude successive à cette hypothèse, ils observent que l'effet de l'approche philosophique en mathématiques est principalement stabilisateur - plutôt que réducteur - sur le développement de l'anxiété, sachant que le niveau d'anxiété a tendance à augmenter avec le temps passé à l'école. Bien qu'afin de déterminer avec une plus grande validité les effets réels d'une pratique de la philosophie des mathématiques sur l'anxiété mathématique, d'autres études empiriques sont requises, il convient de préciser pourquoi il semble a priori que philosopher sur les mathématiques puisse aider à diminuer l'anxiété mathématique.

Premièrement, si les discussions philosophiques confrontent de manière directe cette thématique de l'anxiété face aux mathématiques, en se demandant par exemple "pourquoi les mathématiques peuvent-elles faire peur ?", il se peut que des enfants anxieux acquièrent une meilleure compréhension de (l'origine de) leur attitude et puissent alors par un certain processus de démystification retrouver une attitude plus réaliste face aux mathématiques. La déconstruction de certains stéréotypes sur la réussite en mathématiques, notamment en lien avec des critères de genre, semble également être bénéfique à cet égard.

En outre, le simple fait de se rendre compte que les mathématiques peuvent être interrogées et qu'il y a, derrière la pratique quelque peu algorithmique expérimentée à l'école, tout un univers de questions philosophiques les concernant, peut s'avérer bénéfique pour réduire l'anxiété. Les enfants anxieux ont potentiellement l'expérience de n'avoir aucune prise sur les mathématiques, aucun moyen de les penser, de les manier, et de n'être donc pas capables de faire eux-mêmes des mathématiques. La philosophie des mathématiques peut éventuellement permettre à ces enfants d'expérimenter les mathématiques comme saisissables, comme interrogeables à la lumière de leurs expériences et pensées personnelles, et de s'expérimenter eux-mêmes comme des acteurs, penseurs et interlocuteurs valables face aux mathématiques. Avec le temps, ces enfants seront peut-être en mesure de transposer ce sentiment d'agentivité à leur pratique mathématique et d'amoindrir ainsi leurs "blocages" affectifs. De manière générale, la discussion philosophique sur les mathématiques peut permettre à certains enfants de faire une (première) expérience positive dans un contexte mathématique, notamment en prenant acte de leur capacité à s'exprimer sur les mathématiques et de la pertinence de leur avis.

B) Pour la philosophie des mathématiques

Jankvist et Iversen (2013) suggèrent que la pratique de la philosophie avec les enfants peut également être motivée par un but intrinsèque. Philosopher sur les mathématiques avec les enfants se présente ainsi comme un but en soi et est justifié par le fait que la philosophie des mathématiques est un domaine méritant qu'on s'y intéresse pour lui-même avec les enfants.

Philosopher sur les mathématiques peut être source d'un certain plaisir, et au vu de la particularité de l'objet de réflexion, il se peut que ce plaisir ait une saveur particulière. Si tel est le cas, donner la possibilité aux enfants d'en faire l'expérience pourrait bien être un but en soi. Le niveau d'abstraction traditionnellement associé aux objets des mathématiques confère à cette science un statut particulier au sein du savoir humain et donc de l'expérience humaine. S'interroger sur sa nature peut ainsi provoquer un sentiment de valorisation de soi-même, en tant qu'être capable de penser des choses aussi abstraites. La philosophie en général permet de sortir des considérations du quotidien, liées à des préoccupations souvent pratiques, engendrant un potentiel sentiment de liberté. Elle permet d' "échapper aux urgences" (Astolfi, 2008, p. 31) pragmatiques. Philosopher sur les mathématiques permet de s'éloigner encore plus des considérations quotidiennes et ainsi de faire des expériences conceptuelles nouvelles, ce qui peut générer un certain plaisir. Assurément, la réalité et la nature de cette supposée phénoménologie cognitive plaisante lors de la réflexion philosophique sur les mathématiques se doivent d'être précisées et validées par un examen plus approfondi. Mais si elle s'avère présente, alors elle parlerait en faveur du fait que philosopher sur les mathématiques est un but (un bien) en soi.

Jankvist et Iversen (2013) suggèrent qu'au moins certaines questions de philosophie des mathématiques sont suffisamment importantes pour être abordées pour elles-mêmes, comme les questions épistémologiques et ontologiques ainsi que celles touchant au rôle et à l'application des mathématiques. Cette dernière catégorie de questions semble bien illustrer le fait que certaines questions philosophiques sur les mathématiques sont importantes pour la compréhension que nous avons du monde et se doivent donc de trouver une place au sein de l'éducation.

C) Pour la philosophie

Philosopher sur les mathématiques avec les enfants peut également être considéré comme un moyen d'améliorer leurs compétences philosophiques, de les amener à une meilleure compréhension de la nature de l'entreprise philosophique ainsi qu'à une meilleure maîtrise de ses outils d'investigation. En ce sens, alors que Kennedy affirme que philosopher sur les mathématiques avec les enfants "represents a potential expansion of student's mathematical experiences" (2012, p. 81), je suggère qu'il en va de même pour leur expérience philosophique.

L'expérience philosophique offerte par la philosophie des mathématiques est particulière, surtout pour des individus qui sont au début du processus d'apprentissage du philosopher. Cet apprentissage se caractérise notamment par l'acquisition de la capacité à se distancer de son expérience personnelle et de sa représentation actuelle du monde afin de concevoir des modèles ou possibilités alternatives (raisonnables) et à les évaluer quant à leurs présupposés et conséquences. Une pratique répétée d'ateliers de philosophie permet aux enfants de développer progressivement cette capacité complexe centrale à l'acte et à la posture philosophiques. Toutefois, la pratique de la philosophie des mathématiques pourrait avoir un effet accélérateur sur l'acquisition de cette capacité.

Philosopher sur les mathématiques requiert une distanciation importante par rapport à son expérience sensible et quotidienne. La nécessité de cette distanciation s'impose rapidement à quiconque s'essaye à philosopher sur les mathématiques, en cela que le recours à son expérience personnelle semble souvent totalement impertinent, ce qui a pour effet de "bloquer" la tentation naturelle d'y faire appel. Si par exemple le thème d'une discussion philosophique est l'amitié et qu'il s'agit de réfléchir à la nature de l'amitié, alors il est très tentant pour les enfants de partager leur expérience personnelle de l'amitié. Les enfants qui ne sont pas encore totalement familiers avec le type de réponses acceptables à une question philosophique concernant la nature d'une chose considèrent ces rapports d'expérience comme des réponses adéquates. La discussion risque alors de ne pas dépasser le niveau anecdotique, ce qui ne permet pas de s'approcher d'une tentative de définition. Si par contre la question est "Qu'est-ce qu'un nombre ?", les enfants auront plus de difficultés à identifier une expérience personnelle qui leur semble pertinente à proposer, ce qui les conduira peut-être à mobiliser d'autres habiletés et types de données afin d'élaborer une tentative de réponse. En d'autres termes, le recours à l'expérience vécue semble souvent s'imposer naturellement lors de l'élaboration d'une réponse. C'est une manière facile et heuristique de répondre. Pour ne pas y recourir, il faut alors l'intervention d'un contrôle conscient, qui demande une capacité réflexive sur soi-même et sur la situation présente, ce qui n'est possible qu'après un apprentissage conséquent. Si par contre la question ou le thème est tel qu'il ne déclenche pas cette tendance naturelle à rapporter son expérience personnelle, parce qu'il se présente d'emblée comme trop éloigné de celle-ci, la nécessité de faire appel à d'autres manières d'élaborer une réponse sera plus rapidement décelée.

Similairement, la non-familiarité que nous avons à interroger philosophiquement les mathématiques semble créer un "temps mort", un temps de réflexion, entre le moment où la question est posée et celui où nous avons envie de donner une réponse. En effet, à moins d'avoir explicitement conscience d'être dans un contexte philosophique et une connaissance des buts et attentes d'un tel contexte, à la question "Qu'est-ce qu'un ami ?" nous avons naturellement envie d'y répondre immédiatement, sans ressentir le besoin de prendre un temps de réflexion, car nous avons le sentiment de "savoir", d'avoir au moins une idée de réponse. Mais si la question est "Qu'est-ce qu'un nombre ?", il est probable que le temps de réflexion s'impose à nous. Nous n'avons pas envie de répondre tout de suite - et ce même sans conscience explicite des spécificités de la discussion/réflexion philosophique - car nous avons cette fois-ci le sentiment de ne pas savoir. Mais quelle que soit la question, ce temps de réflexion est souvent nécessaire à l'élaboration d'une réponse de qualité, qui ne soit pas purement intuitive mais le résultat d'une pensée critique et créative.

L'hypothèse générale que j'émets ici est qu'à travers la pratique spécifique de la philosophie des mathématiques, les enfants ont la possibilité de saisir la nature d'une réflexion philosophique d'une manière plus directe qu'à travers la discussion d'autres thèmes plus proches de leur expérience quotidienne. S'ils réussissent ensuite à utiliser cet apprentissage du philosopher qu'ils font en philosophant sur les mathématiques lors d'échanges philosophiques portant sur d'autres thèmes, la qualité de ces derniers s'en trouverait alors améliorée.

Les questions ontologiques et épistémologiques sur les mathématiques sont peut-être celles qui ont le plus d'impact sur l'enrichissement de l'expérience philosophique. Spécifiquement, les questions ontologiques concernant la nature de l'existence des objets mathématiques, dont notamment l'interrogation sur l'existence d'objets abstraits, me paraissent constituer des expériences de réflexion inhabituelles, qui ont ainsi le pouvoir potentiel de modifier la perspective entretenue sur les mathématiques mais aussi sur la philosophie et les possibilités d'imagination philosophique. En ce qui concerne les questions épistémologiques, elles me semblent paradigmatiques d'un questionnement critique sur la connaissance et de la nécessité d'une pensée philosophique créative pour construire des modèles explicatifs.

Le questionnement philosophique sur les mathématiques me semble ainsi pouvoir aider les enfants à entrer pleinement dans la pensée philosophique, libérés d'une "pesanteur du sensible" qui peut-être parfois dessert la compréhension de la nature du mouvement philosophique. Philosopher sur les mathématiques peut ainsi être l'occasion d'une réelle expérimentation de la pensée, de l'imagination philosophique, qui peut ensuite être appliquée à des thèmes où cette liberté est plus difficile à sentir car ils sont plus contraints par l'expérience sensible du monde.

III) Exemples de programmes pratiques pour philosopher sur les mathématiques avec les enfants

Vers la fin des années 90, inspirée par le développement de la philosophie pour enfants par M. Lipman, une équipe de recherche québécoise élabora une approche de la philosophie pour enfants adaptée aux mathématiques. Lipman préconisait de commencer la réflexion philosophique par la lecture d'un roman philosophique expressément créé à cet usage, afin de stimuler la réflexion, mais aussi d'offrir un modèle de dialogue philosophique aux enfants, puisque les personnages du roman s'engagent dans des communautés de recherche philosophique. Conformément à cet usage, M.-F. Daniel et ses collaborateurs écrivirent un roman philosophique destinés à des enfants âgés entre 9 et 13 ans, intitulé Les Aventures de David et Mathilde (Daniel et al., 1996,2) ainsi qu'un manuel pour les enseignant-es afin d'animer les discussions philosophiques successives à la lecture du roman (Daniel et al.,1996,1). Selon les auteurs, ce matériel donnerait aux enfants l'occasion de "construct and experiment their own mathematical theories, principles and problems, in order to feel the same fascination, excitement and pride the first mathematicians felt when they elaborated their mathematical laws" (De la Garza et al., 2001, p. 99).

Kennedy s'inscrit également dans une approche lipmanienne de la philosophie pour enfants. Il développe l'idée d'une "discipline-based inquiry practice" (Kennedy, 2012, p. 82), c'est-à-dire d'une communauté de recherche mathématique qui "embodies most of the essential characteristics of a community of philosophical inquiry as conceived by P4C, but introduces some further field-specific differences" (Kennedy, 2007, pp. 293-294). Kennedy, contrairement à Daniel et ses collaborateurs, se concentre sur des cas où la discussion philosophique émerge d'elle-même ou plutôt fait directement suite à une situation d'enseignement mathématique. En effet, une discussion philosophique sur les mathématiques peut être instaurée de deux manières : soit elle est prévue et préparée d'avance, soit elle émerge d'une discussion proprement mathématique. Dans ce deuxième cas, "the facilitator has a choice whether to embrace the emergent philosophical impulse and allow the discussion to unfold, or to forestall it by adhering strictly to the mathematical inquiry" ( ibid., p. 305).


(1) Selon l'expression d'Astolfi (2008) dans son livre La saveur des savoirs : Disciplines et plaisir d'apprendre.

(2) Dans l'anglais original "the deliberatively working mathematician".

(3) Dans cette étude, Kroesbergen et Schoevers affirment surtout que la créativité est un prédicteur important de l'excellence mathématique.

(4) Voir Ramirez et al., 2016, p. 84 pour des références.

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