Revue

La philosophie comme thérapie de l'âme : quels exercices pour soigner quelles pathologies ?

I) Préambule : la notion de "pratiques philosophiques"

Cette communication ouvre le premier chantier Unesco nommé "Philo-pratiques". Et je voudrais préciser quels sont les sens du mot "pratique" qui seront engagés dans la réflexion menée sur la philosophie antique comme thérapie de l'âme.

On peut entendre le lien entre philosophie et pratique de deux façons, et ces deux définitions engagent d'une part l'importance de la didactique en philosophie (mais une didactique bien spécifique) et d'autre part, une définition particulière de la philosophie.

A) La philosophie, "ça se pratique" (forcément) dans certaines formes : on lit, on écrit, on parle et on le fait de telle ou telle façon pour que ce soit philosophique. Ces modalités de l'écriture, de la lecture et de l'oralité philosophiques ne sont pas les mêmes à chaque époque. Ainsi, le dialogue philosophique écrit a-t-il été une pratique centrale pour la philosophie jusqu'au XVIIe siècle au moins (de Platon à Diderot, en passant par Descartes et Berkeley), qui n'a plus une grande fortune aujourd'hui.

Affirmer que la philosophie se pratique, c'est donc ouvrir un chantier de recherches dans la lignée du travail de Bourdieu pour rendre explicite le cadre, les formes et les codes de la pratique philosophique académique, de façon à développer une histoire des pratiques philosophiques qui permette de dépasser leur formatage académique actuel. L'intérêt de cette approche est double : d'une part, on évite ainsi l'inconscience de l'historicité des nôtres, de leurs présupposés, et on ouvre la possibilité (c'est-à-dire aussi la légitimité) de retrouver d'anciennes pratiques qui diversifient et enrichissent les nôtres.

Cette recherche est importante pour la didactique de la philosophie : elle pallie le désintérêt pour la question des conditions de l'apprentissage de la philosophie, sans pour autant tomber dans le formalisme reproché à une approche de la philosophie par compétences. Elle permet aussi de rattacher la didactique de la philosophie spécifiquement au champ disciplinaire de la philosophie et non à celui des sciences de l'éducation, et à une réflexion générale sur l'apprentissage et la pédagogie1.

B) On peut comprendre la pratique dans l'opposition à la théorie. C'est sur cette opposition que Pierre Hadot appuie sa réflexion sur les exercices spirituels de la philosophie antique. La philosophie antique n'est donc jamais seulement une doctrine abstraite, une théorie, c'est une direction spirituelle destinée a` transformer de l'intérieur l'apprenti-philosophe. En réalité, il est plus juste de préciser la notion de théôria, la "contemplation", qui constitue le but de l'activité´ philosophique, et n'est pas une connaissance "théorique" au sens moderne, mais une connaissance qui transforme l'être et conduit au bonheur ; et elle n'est pas le résultat d'une accumulation de raisonnements et de connaissances apprises, mais, comme le dit par exemple Porphyre, le résultat d'une manière d'être et de vivre qui réponde a` certains objectifs thérapeutiques de la philosophie2. On accède a` la vérité´ quand on s'engage dans sa recherche de toute son âme et de manière telle que la façon dont on vit est modifiée par cette quête. La philosophie antique se fixe comme but et réalisation d'elle-même une sagesse "qui ne se dépose pas seulement dans un système mais s'incarne dans une existence, a` tel point que c'est sur sa vie et ses actions que l'on peut juger et réfuter un philosophe"3. Notez qu'il ne s'agit donc pas d'opposer théorie et pratique, mais de dire que la théorie sepratique de certaines façons, visant plus ou moins les effets concrets d'incarnation des idées, et leurs enjeux de transformation de soi-même pour devenir meilleur, plus juste, etc.

Nous voudrions garder présente dans la réflexion ces deux dimensions de la pratique philosophique : la conscience que la philosophie emprunte certains types de discours et certains exercices qui diffèrent d'une époque à l'autre, et l'idée que ceux-ci, tout "théoriques" qu'ils puissent être, ont pour enjeu central la transformation de soi.

II) Les pathologies que cure la thérapeutique philosophique

Ces transformations de soi sont conçues comme thérapeutiques dans l'Antiquité. Pour comprendre ce que signifie cette définition de la philosophie comme thérapie de l'âme, il faut préciser d'une part les pathologiesque soigne la philosophie, d'autre part les remèdesqu'elle propose.

Il y a deux grandes pathologies que la philosophie cherche à curer.

1) L'émotion

La première est délivrée par le terme même de "pathologie" : le pathos(l'émotion, l'affect) est en effet considéré comme une maladie dont il faut se débarrasser. Ainsi, Porphyre souligne-t-il que l'"on n'est pas cultive´ pour avoir appris toutes sortes de connaissances, mais pour s'être affranchi des passions de l'a^me" ( Lettre a` Marcella, 9, trad. E. Des Places, Les Belles Lettres, 1982). On réinvente ainsi le fil à couper le beurre lorsqu'on parle aujourd'hui d'"intelligence émotionnelle", qui implique de comprendre mieux ses émotions pour les "gérer" mieux - et souvent c'est un fil qui coupe moins bien... On gagnerait en effet dans la finesse des exercices et des théories sur lesquels elles sont construites si la philosophie antique attirait autant de monde que les formations en gestion du stress ou des émotions ! Ainsi, le tri des représentations chez les stoïciens est-il par exemple un exercice philosophique qui répond aussi bien théoriquement (par une théorie des émotions) que pratiquement à l'enjeu de la maîtrise de ses affects4. C'est ici dit sous forme de boutade, sans doute, mais aussi d'alarme : c'est la responsabilité des philosophes que d'occuper ce terrain et de ne pas enfermer dans les Universités une philosophie qui ne répond à aucun objectif "pratique" de la conduite juste de l'existence humaine.

Le terme pathos, "passion", traduit la passivité dans laquelle nous sommes lorsque nous sommes émus. Les émotions nous conduisent ainsi à dire et faire des choses que nous pouvons regretter ensuite et par où nous nous échappons à nous-mêmes, parce que nous ne nous maîtrisons plus. La philosophie est un exercice de raison, qui vise à donner à celle-ci une place plus constante et solide dans notre existence, en limitant la place de son adversaire, la passion, de façon que nos attitudes et nos choix de vie au quotidien soient plus rationnels5.

2) L'oubli de soi

L'autre pathologie que soigne la philosophie est l' oubli de soi: on se soucie de tas de choses dans l'existence (la richesse, les honneurs, la vie de famille, etc.), mais pas assez de soi-même. Le "connais-toi toi-même" de Socrate fixe une tâche qui a été pour longtemps un enjeu central de la philosophie comme thérapie de l'âme6.

Il vaut la peine de se reporter au texte originel qui a fait la fortune de cette formule, à savoir l' Alcibiade majeur de Platon, de façon à éviter les compréhensions approximatives ou franchement infidèles. Alcibiade est un jeune homme ambitieux, qui veut diriger les autres. Il se rapproche de Socrate pour lui demander comment parvenir à ses fins. Socrate souligne alors que pour pouvoir diriger les autres, il faut d'abord se diriger soi-même(la première pathologie doit donc être soignée). Et, pour se diriger soi-même, il doit savoir ce qu'est ce soi. Curer cette deuxième pathologie paraît donc être la condition pour curer la première : on ne peut se maîtriser si l'on ne connaît pas au juste ce soi qu'on doit diriger.

Nous soulignons ici un double écart avec l'interprétation moderne actuelle : il ne s'agit pas de se connaître soi-même comme individu singulier, mais de connaître ce qu'est le soi, c'est-à-dire ce qui définit l'humanité même de l'homme. Le regard est porté vers l'essence de l'homme. Deuxième écart : cette essence ne définit pas l'homme tel qu'il est mais tel qu'il doit être pour être réellement humain. Ne pas s'oublier soi-même, c'est donc ne pas oublier de réaliser chaque jour, et toujours davantage, l'humanité en soi. L'enjeu ultime de la philosophie est de mener une vie plus juste, de devenir meilleur, plus vertueux, plus sage, et c'est en cela qu'on réalise son humanité.

III) La pharmacopée philosophique

Il y avait deux maladies, il y a également deux types de remèdes, les discours et les exercices philosophiques.

1) Les discours

Les anciens (Platon et les Sophistes en tout cas) sont frappés par l'efficacité du discours, par sa dimension performative. Le discours est en effet régulièrement identifié à un pharmakon, terme qui en grec signifie à la fois "poison" et "médicament". L'ambiguïté du terme met en lumière la délicatesse de la tâche du médecin, car une même potion peut être bonne ou mauvaise selon le moment où elle est administrée et l'état particulier du patient. Le premier souci du discours philosophique qui voudrait être thérapeutique est donc un souci d'adéquation, de moment juste pour dire, de capacité à saisir l'occasion, le kairos.

On peut identifier trois autres conditions à l'efficacité thérapeutique du discours philosophique. Nous tirons d'un passage du Gorgiascette triple condition :

"J'ai idée que, quand on veut sur une âme faire comme il faut l'épreuve(basaniein), pour savoir si elle a ou non une vie correcte, il faut, somme toute, la réunion de trois conditions (...) : savoir, bienveillance, franc-parler(epistèmèn te kai eunoian kai parrhêsian). Je rencontre en effet bien des gens qui sont incapables de faire sur moi l'épreuve souhaitée, parce qu'ils n'ont pas un savoir pareil au tien. Il y en a d'autre part qui ont le savoir, mais qui ne consentent pas à me dire la vérité, parce qu'ils n'ont pas pour moi une sollicitude pareille à la tienne. Enfin, les deux étrangers ici présents, Gorgias et Pôlos, (b) ils n'ont pas assez de franchise(parrhêsias), ils éprouvent trop de gêne (aischuntèroterô mallon) - en tout cas, plus qu'il ne faudrait"

( Gorgias, 486d-487a).

Il y a en réalité d'abord une condition pour que le discours soit proprement philosophique : il doit être vrai. On oublie peut-être parfois aujourd'hui que la prétention inaugurale de la philosophie, c'est de chercher et de dire le vrai (sans doute peut-être parce que la vérité est devenue la chasse gardée des sciences). Et que le vrai sauve, accomplit, soigne. On oublie sans doute encore davantage cette dimension spirituelle de l'accès au vrai dans la philosophie antique.

Le texte énonce ensuite deux conditions pour que ce discours vrai soit efficace, effectivement thérapeutique : la franchise et la bienveillance. La franchise est nécessaire car le discours vrai est tel un diagnostic posé sur une âme malade. Son rôle est d'intervenir quand le régime de vie est mauvais, et non dans le cours normal et sain des choses. Le philosophe aura donc à diagnostiquer les causes du mal, à saisir l'occasion d'intervenir pour rétablir la santé de son "patient". Son rôle est donc essentiellement "critique", un rôle qui joue dans la crise. Et, comme un remède est souvent un désagrément, le discours vrai du philosophe sera désagréable. C'est que l'objectif n'est pas de plaire mais de soigner (le plaisir et le soin sont ce qui oppose l'art de la cuisine à celui de la médecine comme ils opposent aussi la flatterie à la franchise).

Le récit du procès de Socrate par Platon est exemplaire de ce point de vue. Devant le peuple athénien, Socrate est mis en accusation par trois citoyens qui le dénoncent comme impie, introducteur de divinités nouvelles et corrupteur de la jeunesse. Au prix du refus d'une procédure classique où l'accusé lisait la défense qu'un logographe lui avait préparée - Diogène Laërce témoigne que Socrate refusa le discours brillant préparé par Lysias pour le défendre7 - Socrate s'ouvre un espace de discours franc devant l'assemblée du peuple réunie pour le juger. La plupart des commentateurs s'accordent pour dire que, peut-être plus encore que la situation catastrophique d'une Athènes laissée exsangue par la guerre du Péloponnèse, par l'épisode sanglant de la tyrannie des Trente et par le rétablissement de la démocratie, c'est le ton particulier de ce discours (trop ?) franc qui a contribué au résultat du vote des juges : Socrate est déclaré coupable par 281 voix contre 220. Et si cette faible majorité s'est largement accrue pour la détermination de la peine, il faut encore l'attribuer au discours que Socrate a tenu après ce premier vote pour faire une contre-proposition à la peine de mort demandée par Anytos. Presqu'une centaine de citoyens qui l'avaient jugé non coupable ont finalement voté pour la peine de mort... C'est dire le danger, comme Socrate l'expose d'ailleurs lui-même, d'une franchise publique ou politique. On peut considérer que Platon revient sur cet épisode très marquant pour lui dans la Lettre VIIoù il questionne précisément l'efficacité politique du discours. Et il la conditionne alors à une relation interpersonnelle avec un tyran (impossible d'être franc devant une assemblée...) et à une condition d'écoute. Comme la médecine est un art de persuasion, et comme le bon médecin est celui qui persuade son malade de la justesse de ses prescriptions, le philosophe n'est pas seulement un conseiller du Prince qui lui indique comment gouverner et à quelle loi obéir, il doit aussi persuader ceux qui gouvernent.

La deuxième condition de l'efficacité thérapeutique du discours vrai et franc, c'est la bienveillance. Il ne s'agit pas de dire une vérité désagréable pour se venger, comme on pourrait le faire assez naturellement, ne disant ce qui déplait que quand on est vraiment exaspéré. Nous avons tous l'expérience que ce discours aussi vrai soit-il parfois ne peut produire aucun effet thérapeutique à cause précisément de cette intention de blesser.

2) Les exercices

La Grèce classique est une civilisation de la gymnastique, de l'exercice physique, de la course, de la lutte, des Jeux Olympiques... Or, si l'on s'exerce quotidiennement pour avoir un beau corps, pourquoi ne s'exercerait-on pas également et avec la même régularité pour avoir une belle âme ?

Mais quels sont au juste ces exercices ?

Nous n'en donnons ici que des orientations générales, signalant qu'un des objets de notre travail à PhiloCité est précisément de relire la philosophie antique pour y dénicher les exercices, les didactiser et les pratiquer, de façon à mesurer concrètement les conditions de leur réelle efficacité "thérapeutique"8.

a) Les exercices de méditation

Le terme vient du latin mederi, qui signifie précisément "soigner", "traiter", "remédier à quelque chose". Il est à l'origine du mot "médecin" en français. La méditation est donc bien une pratique thérapeutique de la philosophie occidentale (et pas que du bouddhisme!9), mais pour soigner quoi, au juste ? La dispersion de l'attention. Notez d'ailleurs la parenté du mot "méditation" avec un terme grec cette fois " medô", qui signifie "protéger", "régler," et qu'on retrouve dans "Méduse", laquelle a dans la mythologie grecque un effet de sidération sur l'attention. Le verbe "méduser" en français provient d'ailleurs de là et signale cet effet spécifique de pétrification que le regard de la Méduse avait sur celui qui le croisait.

Il s'agit de former par la méditation une capacité à voir vraiment, une profondeur d'attention, une force de concentration. L'âme est conçue comme un pneuma, c'est-à-dire un souffle, agité par des courants intérieurs comme par des bourrasques qui viennent de l'extérieur ; elle court donc sans cesse le risque de s'éparpiller. La méditation répond à cette nécessité de la rassembler, de façon qu'elle ne s'égaye pas, ne se disperse pas tout au long de la vie et au moment de mourir10.

Voir vraiment, c'est voir fixement, minutieusement, et c'est aussi voir sous d'autres angles. Ces exercices de méditation peuvent donc être conçus comme des exercices de variation du regard. Ainsi les stoïciens suggèrent-ils des exercices de physique, qui permettent de s'obliger à voir de loin ce qui parfois nous affecte au plus près, comme le deuil, la maladie et la mort. Cet exercice est manifeste par exemple dans la Consolation à Marciade Sénèque. Marcia vient de perdre son fils et Sénèque l'invite à regarder cet évènement depuis une perspective plus globale, on suit donc dans le texte un mouvement d'éloignement qui conduit à regarder cet événement tragique depuis une perspective qui l'englobe dans le fonctionnement général du monde. "Pourquoi gémir sur les détails de la vie ? C'est la vie entière qu'il faut déplorer" ( Consolations à Marcia, livre X, trad. Baillard, J.J. Dubochet, Le Chevalier et Cie (éd.), 1851).

b) Les exercices de retraite ("anachorèsis")

Ces exercices ont les mêmes enjeux de concentration du souffle de l'âme, mais en passant par d'autres voies. Il s'agit ici de s'absenter du monde et de toutes ses sensations corporelles. Le terme "anachorèse" correspond ainsi à un style de vie : la vie au désert, où des moines appelés précisément les "anachorètes" pouvait vivre sur une petite plate-forme d'un mètre sur un mètre, dans un espace vide, supprimant ainsi radicalement toutes les formes de distractions. Il y a des modalités moins radicales de ces exercices comme les exercices d'anti-curiosité de Plutarque : il faut tourner son regard vers soi et ses pensées, c'est-à-dire le détourner des autres et des événements extérieurs. Il ne faut pas s'intéresser à ce qui ne va pas chez les autres ou dans un réel décevant. Pour ce faire, Plutarque suggère de pas cesser de se remémorer ce que l'on a appris, d'"ouvrir ses propres coffres" (Plutarque, D e la curiosité, 515 B-D). De là vient peut-être l'expression - autrement curieuse - "la curiosité est un vilain défaut", c'est-à-dire un défaut qui encourage la dispersion.

c) L'examen de conscience

Avant d'être une pratique religieuse, l'examen de conscience était une pratique philosophique qui se déclinait selon trois modalités selon le moment de la journée.

Il y avait tout d'abord les exercices du matin pour se préparer à la journée. Comment vais-je tenir au mieux mon rôle ? Comment vais-je faire le meilleur usage de ce qui se produira dans la journée ? Cette préparation est l'occasion de me rappeler les valeurs que je souhaite incarner dans la journée, les principes que je veux mettre en oeuvre. On en trouve des exemples dans les Pensées pour moi-mêmede Marc-Aurèle :

"Se dire dès l'aurore : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un violent, un perfide, un arrogant. Tous leurs défauts leur viennent de ce qu'ils ignorent les biens et les maux. Pour moi, je connais la nature du bien, c'est l'honnête, et celle du mal, c'est le vil ; je connais aussi la nature du pécheur : c'est un être de même race que moi, non pas de même sang ni de même père, mais participant à la raison et ayant une part de la divinité ; nul d'entre eux ne peut donc me nuire, car nul ne peut me faire faire une chose vile ; et je ne puis non plus m'irriter contre un être de ma race ni le laisser de côté. Nous sommes nés pour collaborer, comme les pieds, les mains, les paupières, ou les deux rangées de dents, celle du haut et celle du bas. Il est contre nature de s'opposer les uns aux autres : et c'est s'opposer à eux que de s'irriter ou se détourner d'eux" (Pensées, II, 1, trad. E. Bréhier, Gallimard, 1962).

Il y a ensuite les exercices du soir pour faire un bilan de la journée écoulée et évaluer la façon dont nous avons effectivement incarné "la philosophie" pour laquelle nous avons opté. Qu'ai-je fait ? Qu'aurais-je pu faire d'autre ? A quoi dois-je ainsi être attentif demain ? On en trouve la formule, inspirée de Pythagore, chez Epictète : "Ne laisse le sommeil tomber sur tes yeux las avant d'avoir pesé tous les actes du jour : 'En quoi ai-je failli ? Qu'ai-je fait, quel devoir ai-je omis ?' Commence par là et poursuis l'examen ; après quoi, blâme ce qui est mal fait, du bien réjouis-toi" (Epictète, EntretiensIII, 10, 1-4, trad. E. Cattin, G.F., 2015). Dans ses lettres à son maître Fronton, Marc-Aurèle propose trois angles d'analyse pour guider cet examen : l'économique (les devoirs religieux, familiaux et professionnels), la diététique (la nourriture, le sommeil, le bain, les exercices physiques et, plus généralement tout ce qui concerne votre corps), l'érotique (qui et comment avez-vous aimé aujourd'hui ?).

Il y a enfin un examen lié aux instants délicats de la journée, lorsqu'un imprévu surgit ou qu'une contrariété risque de modifier notre état d'esprit. Comme le dit Epictète, "Il faut toujours avoir sous la main le jugement dont le besoin se fait sentir ; à table, celui qui concerne la table, au bain, celui qui concerne le bain, au lit, celui qui concerne le lit" ( Ibid.). On se donne alors des formules secourables qui nous permettent de ne pas réagir à chaud et garder aux principes de vie qu'on s'est donné leur force active en situation.

d) La pratique des épreuves

Il s'agit ici de se fixer des sortes de petits "contrats" avec soi-même pour progresser. Ce sont ainsi des exercices d'abstinence, de jeune, de privation de tout confort, pour apprendre à se contenter de peu qu'on s'impose quelques heures, quelques jours, quelques semaines.

Conclusion

Que faire aujourd'hui avec cette philosophie antique thérapeutique ?

1) En faire un objet de recherche

On peut premièrement questionner le passage entre cette philosophie et la philosophie académique et chercher à voir si cette transition est absolue (on aurait perdu la dimension spirituelle des exercices philosophiques, et quitté la définition de la philosophie comme une thérapeutique de l'âme). Ou s'il existe au contraire encore des dimensions thérapeutiques dans certains corpus philosophiques après l'Antiquité. Michel Foucault ou Pierre Hadot plaident plutôt pour une transition nette entre ces dimensions thérapeutiques de la philosophie antique et leur absence dans la philosophie contemporaine et ils cherchent à lui trouver des explications (cf. Foucault, Herméneutique du sujet et Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique). Jean Greisch ou Xavier Pavie cherchent quant à eux plutôt les traces d'une thérapeutique philosophique tout au long de l'histoire de la philosophie et toujours dans la philosophie contemporaine (cf. J. Greisch, Vivre philosophiquement, X. Pavie, Exercices spirituels. Leçon de philosophie contemporaine, t. II).

2) En faire un objet de pratiques

On peut aussi revivifier ces exercices, et ne pas perdre ainsi le lien fin entre théorie et pratique (qu'on perd à la fois dans la recherche historique sur la philosophie comme pratique, et dans la pratique classique de la méditation de pleine conscience, par exemple). Mêler théorie et pratique, recherche historique sur les pratiques classiques de la philosophie et leur expérimentation concrète, c'est l'enjeu de notre travail à PhiloCité. Cette position implique un pas d'écart par rapport au mouvement, à la lame de fond, de ce qu'on appelle aujourd'hui les "NPP" (Nouvelles Pratiques Philosophiques). Pourquoi considérer en effet soit qu'il n'y a pas de pratiques anciennes (la philosophie serait purement théorique), soit qu'on peut les laisser de côté au profit des nouvelles ?


(1) Il nous paraît capital que la philosophie ne soit pas didactisée uniquement avec les concepts issus des sciences de l'éducation. Nous soulignons l'importance d'une didactique spécifique de la philosophie, qui se penche à la fois sur l'histoire des pratiques philosophiques et sur une réflexion proprement philosophique autour des problèmes pédagogiques. Ce "nous" n'est pas majestatif : il englobe une petite communauté de chercheurs, issus de PhiloCité (dont je suis la coordinatrice), du service de didactique de l'Université de Liège (dirigé par A. Herla) et du groupe de recherche FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique) en didactique de la philosophie.

(2) "La contemplation qui nous conduit au bonheur ne consiste pas en une accumulation de raisonnements ni en une masse de connaissances apprises (...) bien loin que toute sorte de connaissances puissent re´aliser pleinement la contemplation, les connaissances portant sur les e´tants essentiels en sont elles-me^mes incapables, s'il ne s'y ajoute une seconde nature et une vie conforme a` ces re´alite´s" ( De l'abstinence, I. 29, 1-2).

(3) J.-L. Sole`re, La servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la the´ologie au Moyen A^ge, Paris, Vrin, 2002, p. 1.

(4) Pour une présentation plus complète de cet exercice, cf. G. Jeanmart "Des exercices spirituels en classe"? Vivre ensemble dans un monde médiatisé. Parcours pédagogiques pour les 2e et 3e degrés de l'enseignement secondaire, ouvrage collectif coordonné par Catherine Bouko et Odile Gilon, en collaboration avec le Conseil supérieur de l'éducation aux médias, éditions du Conseil Supérieur de l'éducation aux médias, Bruxelles : éditions de l'Université Libre de Bruxelles, 2016, p. 375-398.

(5) Que la passion ait pris un sens tellement positif devrait nous alerter sur l'irrationnalité à l'oeuvre, encouragée même, dans nos existences. Le problème du manque de raison est surtout un problème politique. Le logos, tout à la fois langage et raison en grec, est le véritable monde commun, qui fonde la vie collective. Le monde des passions est le monde individualiste des désirs personnels qui gouvernent, y compris la vie de la cité.

(6) Pour suivre les méandres de cet adage dans l'histoire de la philosophie, puis du christianisme, cf. Pierre Courcelle, "Connais-toi toi-même", de Socrate à Saint Bernard, 3 vol., Paris, Institut d'Etudes Augustiniennes, 1975.

(7) Vies, II, 40-41.

(8) Nous nous autorisons également à en inventer pour rencontrer les enjeux théoriques que nous avons identifiés. Le lecteur curieux peut se reporter à la rubrique "Penser la tête à l'envers" de notre site pour explorer quelques-unes de nos propositions :http://www.philocite.eu/penser-la-tete-a-lenvers/. Un ouvrage plus complet paraîtra en septembre 2019 : M.-A. Gavray et G. Jeanmart, Pratiquer la philosophie avec les Anciens, Paris, Vrin, coll. "Pratiques philosophiques".

(9) On admet aujourd'hui qu'il y a eu des contacts entre les gymnosophistes venus de l'Inde et les philosophes grecs, sceptiques et stoïciens notamment. Et on considère aujourd'hui que ce sont bien les gymnosophistes qui se sont inspirés de la sagesse grecque et non l'inverse.

(10) Inutile de signaler l'importance de ce type d'exercices dans une société comme la nôtre où les pathologies de l'attention se multiplient, liées aux développements de technologies modernes qui sollicitent, mobilisent sans cesse et fabriquent un type d'attention extrêmement labile, changeante. Cf. A. Filipucci, "A l'attention de tous !", Diotime, n° 75 (01/2018) ; G. Jeanmart " Fais un peu attention ! - pour une approche politique de l'attention, n° 120 (Mars-avril 2017), p. 82-83 (consultables en ligne, sur le site de PhiloCité, rubrique "Publications et articles"). Et enfin Yves Citton, Pour une écologie de l'attention, Paris, Le Seuil, 2014.

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