Pour une méthode holistique
Introduction
Faire de la philosophie, c'est travailler avec les concepts. Mais souvent nous oublions une composante fondamentale à la base de nos processus d'abstraction et de pensée : notre corps. C'est à partir de la perception, de ce que nous voyons avec nos yeux, de ce que nous entendons avec nos oreilles, de ce que nous touchons avec nos mains, bref, c'est à partir de notre expérience sensorielle du monde, des autres et de nous-mêmes, que nous créons les conditions de possibilité de la réflexion. Sans corps, il n'y a pas de pensée. Et souvent, trop souvent, quand on fait de la philosophie, nous l'oublions.
Notre méthode holistique, qui prévoit l'articulation d'une pratique artistique avec une discussion verbale, place le corps perceptif de l'enfant au coeur des processus constitutifs de la pensée. Dans une articulation philosophie - art, les élèves deviennent les acteurs d'une pratique artistique où le geste créatif du corps est la source d'un questionnement philosophique.
I) Holistique : ça veut dire quoi ?
Inspirée par les travaux de Matthew Lipman, le père fondateur de la philosophie pour les enfants, notre approche se définit comme "holistique" pour différentes raisons.
D'abord, en considérant l'aspect étymologique, rappelons-nous que holistique est un néologisme qui vient du mot " holos " qui, en grec, signifie "entier". Holistique fait donc référence au fait que, dans notre méthode, l'enfant (mais aussi l'adolescent et l'adulte) est considéré en tant que personne dans sa globalité, son esprit et son corps constituant un être de façon indissociable.
Intellect et perception, esprit et corps, la personne dans sa globalité est engagée dans le processus de pensée. Les études le plus récentes dans les sciences cognitives, qui soulignent le rôle des expériences sensorimotrices dans la formation et l'accès aux concepts, nous le disent clairement1. Et pourtant, les approches traditionnelles de l'apprentissage ont encore tendance à considérer l'enfant comme un sujet cartésien (ou platonicien) à l'esprit et au corps bien séparés. Répétition, mémorisation et séparation des disciplines dans ces types d'approche s'opposent ainsi à une primauté de la découverte, de l'engagement sensorimoteur et de l'interconnexion des concepts que l'on retrouve en revanche dans une perspective holistique. L'approche proposée ici s'inscrit donc dans une démarche qui, tout en passant par une pratique artistique, réhabilite le rôle du corps et de la perception dans un processus philosophique de retour aux choses mêmes et d'exploration de concepts liés à celles-ci.
Deuxièmement, holistique est aussi un mot déjà employé par M. Lipman, qui dans ses écrits parlait de "pensée holistique" pour caractériser la pensée créative 2. Cette dernière s'identifie avec l'apport d'idées nouvelles et originales, permet de créer des relations entre les idées mêmes, et un lien avec les deux autres pensées fondamentales selon M. Lipman : la pensée critique et la pensée vigilante (ou attentive, ou empathique). La dimension créative est un aspect fondamental dans notre approche, également.
II) Pourquoi cette approche ?
La volonté de combiner la discussion verbale avec une pratique artistique, et en un sens avec toute pratique corporelle (voir par exemple le yoga), émerge de la conviction que c'est bien en passant par une dimension sensible et corporelle qu'on enclenche un retour aux sources de la pensée, ce qui permet la naissance d'un questionnement philosophique incarné dans le geste créatif du corps et donc une exploration des concepts différente.
De plus, la démarche artistique favorise l'action et la recherche autonome par l'expérience, ce qui est fondamental pour le développement cognitif de l'enfant. Ce dernier développe son attention, se frotte à des difficultés, se questionne pour identifier la difficulté et la surmonter, met en oeuvre des stratégies, résout des problèmes. Il développe ainsi la confiance en soi et se construit comme sujet autonome de réflexion tout en s'amusant et en y prenant du plaisir, facteur fondamental pour garder élevée sa motivation. Le fait de s'appuyer sur des pratiques artistiques collectives et l'échange qui émerge d'un questionnement au départ seulement individuel favorisent également le développement affectif et relationnel de l'enfant, qui apprend à identifier ses émotions, à les nommer, à les gérer, à les partager, à mieux comprendre les autres et à entrer en relation avec eux de façon constructive et coopérative.
De plus, la pratique artistique permet aux enfants les plus timides et qui n'osent pas prendre la parole de s'exprimer autrement, tandis que les enfants moins enclins à la concentration peuvent canaliser plus facilement leur énergie que pendant la discussion verbale.
III) L'articulation philosophie - art
Les participants sont donc les acteurs d'une pratique artistique où le geste créatif du corps est la source d'un questionnement philosophique.
En ce sens, il est possible de souligner la différence avec deux autres déclinaisons possibles du binôme philosophie - art. La première est celle qui transforme les participants en spectateurs d'un support artistique (tableaux, films, sculptures, photographies, pièces de théâtre...) qui est analysé pour déclencher et nourrir la réflexion. La deuxième variante de la relation philosophie - art est son symétrique, c'est-à-dire une perspective qui conçoit la pratique artistique comme illustration de la pensée (la réflexion nourrit la réalisation créative).
L'articulation philosophie - art peut donc être déclinée de trois façons différentes :
- les participants sont acteurs d'une pratique artistique où le geste créatif du corps est la source d'un questionnement philosophique ( méthode holistique) ;
- les participants sont spectateurs d'un support artistique (image, tableau, photo etc.) qui est analysé pour déclencher et nourrir la réflexion (l'art comme support inducteur) ;
- les participants réalisent une oeuvre d'art (dessin, peinture etc.) à partir de la réflexion philosophique (l'art comme illustration).
Par conséquent, l'art assume un rôle différent selon les trois possibilités envisagées : support inducteur quand il nourrit la réflexion (2), il se transforme en illustration de la pensée (3) quand c'est, au contraire, la réflexion qui nourrit la réalisation créative. Dans l'approche holistique l'art est en revanche utilisé comme un outil philosophique d'exploration conceptuelle.
IV) Exemples
Voici quelques exemples concrets des fonctions que l'art peur incarner dans un atelier de philosophie selon les différentes articulations avec la pratique verbale.
1. L'art comme illustration de la pensée : la réflexion nourrit la réalisation créative.
L'amour, c'est quoi ? Iris, 7 ans
Grandir, c'est quoi ?Ethan, 8 ans
La mort, c'est quoi ? Adèle, 8 ans
CAHIER PHILO COLLECTIF, classes de CP-CE1-CE2, Ateliers périscolaires (Paris, 2017-2018)
2. L'art comme support pédagogique ou stimulus de la pensée : l'art nourrit la réflexion.
Dans cette perspective, nous pouvons utiliser un stimulus artistique (tableau, photo, image, pièce de théâtre, film etc.) pour travailler certaines habilités de pensée.
Voici quelques propositions d'exercices.
Exercice 1.
Objectif : Travail sur la conceptualisation et l'argumentation.
Consigne : A partir de l'image représentée, faire émerger un concept (une idée clé) et justifier ensuite le lien entre le concept et l'image.
Réponse possible :
Concept en jeu : La possession.
Argument : L'homme tient la femme comme un objet et il porte une couronne de lauriers comme les empereurs romains en signe de domination.
Exercice 2.
Objectif : Travail sur la problématisation.
Consigne : A partir de la photo, écrire une histoire de trois-quatre lignes, puis faire émerger une problématique sous forme de question philosophique.
Réponse possible :
Histoire : Dans le métro. Un jeune homme assis sur le bord du quai. Seul, il regarde les trottoirs vides. Ainsi commence l'amitié entre lui et la solitude.
Problématique : Peut-on être ami avec soi-même ?
3. L'art comme outil philosophique d'exploration conceptuelle (méthode holistique).
Les participants sont acteurs d'une pratique artistique où le geste créatif du corps est la source d'un questionnement philosophique.
La méthode holistique permet de faire émerger, à partir d'une pratique artistique, un questionnement autour d'une notion donnée ou bien, si aucune indication thématique n'est donnée, une question libre. Dans le premier cas, on utilise la pratique artistique pour problématiser une question donnée (ex. La liberté, la normalité, le bonheur, la vie etc.) ; dans le deuxième cas, la pratique artistique détermine le thème qui sera choisi parmi les différentes questions émergées.
Même si notre démarche demeure fortement inspirée par le père fondateur de la Philosophy for Children, différemment de M. Lipman, la pratique artistique remplace la lecture partagée dans le déroulement de l'atelier.
Il faut toutefois remarquer que parfois la pratique artistique n'est pas mise en place au début de l'atelier, cela dépend de la structuration de ce dernier, mais son rôle demeure fondamental pour l'émergence du questionnement philosophique et pour un travail sur les habilités de pensée.
Voici deux exemples de pratiques artistiques qui, comme des outils d'exploration conceptuelle, permettent aux participants de faire émerger un questionnement philosophique.
Exemple 1. La machine à sons et à gestes
La machine à sons et à gestes est un dispositif tiré de la pédagogie Freinet et réadapté dans ce contexte.
Les questions émergent à partir de trois expériences corporelles différentes et réalisées l'une après l'autre. Voici les trois étapes :
Temps 1 : Un son et un geste (5 minutes)
Construire ensemble, au milieu de la pièce, une machine corporelle à gestes et à sons. Une première personne se rend au milieu de la pièce, et tire au sort d'un sachet où il y a des étiquettes "geste" et des étiquettes "son", un geste et un son. Les autres personnes s'installent une à une à côté d'elle, et reproduisent les mêmes son et geste. Toutes les personnes continuent de produire leurs gestes et leurs sons jusqu'à ce que la dernière personne soit installée.
Temps 2 : Une pluralité de sons et gestes (5 minutes)
Piocher chacun, l'un après l'autre, un geste et un son d'un sachet où il y a des étiquettes "geste" et des étiquettes "son". Après avoir lu la consigne sur les deux pancartes, la première personne remettra ces dernières dans les sachets et ira au milieu de la pièce pour produire le son et le geste. Une autre personne piochera les pancartes et ainsi de suite. De cette façon, deux ou plusieurs personnes peuvent réaliser le même geste (ou le même son). Les participant s'installent les uns après les autres et ceux qui sont déjà en place continuent de produire leurs gestes et leurs sons jusqu'à ce que la dernière personne soit installée.
Temps 3 : Une composition de sons et de gestes (5 minutes)
Construire une machine où chacun complète le son et le geste de ceux qui le précèdent. Une première personne se rend au milieu de la pièce, et tire au sort un geste et un son. La deuxième personne qui a une idée (elle ne tire pas au sort les étiquettes) va compléter le son et le geste de la première (travail sur la pensée attentive) en constituant le début de la machine.
Puis, la machine est complétée par une troisième personne, une quatrième et ainsi de suite toujours dans le but d'enrichir et/ou de compléter les sons et les gestes des personnes avant lui.
Les participants continuent de produire leurs gestes et leurs sons jusqu'à ce que la dernière personne soit installée.
Les étiquettes "geste" et les étiquettes "son"
D'abord, les participants sont invités à faire un petit retour sur la manière dont ils ont vécu les trois expériences différentes. Puis, à partir de celles-ci, il est demandé aux participants de formuler chacun une question philosophique (par exemple en s'appuyant sur le vécu, ou le résultat, ou encore la comparaison entre les étapes etc.).
Comme dans la méthode Lipman, après la cueillette des questions de tous les participants, celles-ci seront listées au tableau et analysées. Les questions similaires seront rassemblées. Si une question n'est pas philosophique, l'intervenant aidera à la reformuler. Ensuite, les participants pourront décider d'entamer une discussion afin de choisir une question pour l'aborder (travail sur l'argumentation), ou bien de tirer au sort la question ou encore de voter pour celle-ci.
Exemple 2. Un dessin pour explorer "la normalité"
La question de la "normalité" est conceptualisée et problématisée à partir d'une pratique de dessin (2 temps) :
Temps 1. Anormal (5 minutes)
Après avoir plié une feuille A3 en deux, les participants sont invités à dessiner sur la moitié de gauche quelque chose d' "anormal" et à penser à un argument pour justifier leur choix.
Nous travaillons ici donc sur la compétence de conceptualisation (les participants représentent le concept d' "anormal", ils essayent de le cerner par le dessin) et d'argumentation (ils doivent trouver un argument qui lit le concept au dessin).
Ils ont à disposition des feutres, des crayons ou des stylos.
Temps 2. Normal (5 minutes)
Sur la moitié de droite, les participants sont invités à transformer le dessin réalisé précédemment en quelque chose de "normal" et à penser à un argument pour justifier leur choix.
Nous travaillons ici donc sur la compétence de conceptualisation (les participants représentent le concept de "normal", ils essaient de le cerner par le dessin) et d'argumentation (ils doivent trouver un argument qui lit le concept au dessin).
Ils ont toujours à disposition des feutres, des crayons ou des stylos.
Ensuite, les participants sont invités à tour de rôle à décrire leurs deux dessins, à justifier leur démarche et, accompagnés par l'intervenante, à trouver la problématique (sous forme de question) qui lie les deux dessins : "anormal" et "normal".
Il s'agit donc ici de travailler l'argumentation et la problématisation.
Au début, quand les enfants n'ont pas l'habitude de pratiquer la philosophie, le rôle de l'intervenant est fondamental pour les accompagner, à partir de la comparaison entre les deux dessins, à formuler une question philosophique, le défi étant double : identifier une bonne problématique et la traduire en termes philosophiques.
Voici quelques exemples concrets de réalisations :
Question problématisante : Une chose impossible est-elle anormale ? Louis, 10 ans
Question problématisante : Est-ce normal que les parents décident pour les enfants ? Yvette, 9 ans
En général, indépendamment de la pratique artistique mise en place, voici les différentes étapes d'un atelier complet selon la méthode holistique :
- Pratique artistique
- Cueillette de questions et analyse de ces dernières
- Discussion pour le choix de la question, ou bien :
- Vote ou tirage au sort de la question (s'il n'y a pas accord entre les participants sur une même question)
- Discussion de la question choisie
Evidemment, les questions qui n'ont pas été choisies peuvent être gardées et abordées lors de séances ultérieures.
(1) Cf. à titre d'exemple, S. Kalénine, "Le rôle de l'action dans l'accès aux concepts d'objets : apport de la neuropsychologie et des neurosciences cognitives", in Revue de neuropsychologie, n° 2, 2009 (vol. 1), pp. 150-158 ; G. Rizzolatti, L. Craighero, "The mirror-neuron system", in Annual Revue of Neurosciences, n. 2, 2004, pp. 169-192 ; P. Mounoud, K. Duscherer, G. Moy, et al., "The influence of action perception on object recognition: a developmental study", in Developmental Science, n. 10, 2007, pp. 836-852.
(2) Cf. M. Lipman, À l'école de la pensée, De Boeck, 2011 (3° éd.), pp. 241-247.