Revue

Un banquet philo sur la fraternité au colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP), 14/11/2018

Un banquet philo se tient traditionnellement au colloque sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) organisé à l'Unesco, pour rendre compte de la diversité de ces pratiques, ici dans la Cité. Il s'est déroulé au café Fallstaf, place de la Bastille, en présence d'une cinquantaine de personnes. Il était coanimé par Christian Budex, introducteur et synthétiseur de la discussion, Romain Jalabert, président de séance selon des règles démocratiques (ordre d'inscription, priorité à ceux qui n'ont pas encore parlé), Michel Tozzi, qui reformulait les interventions et relançait les échanges, et Gunther Gorhan, qui intervenait quelquefois en position de surplomb. Il portait sur "La question de la fraternité". Ci-dessous l'introduction de Christian Budex, professeur de philosophie et thésard sur la question...

"Il était une fois l'histoire d'une très ancienne notion qui n'a pas attendu la révolution française pour apparaître dans notre vocabulaire. En effet, la notion de fraternité renvoie d'abord à un lien biologique, celui qui désigne la relation familiale qui unit les frères ou les soeurs de sang. Par extension métaphorique, et en un sens plus large, elle en est venue à désigner un lien et un sentiment plus large. On peut en trouver la trace chez les philosophes de l'antiquité : "De la nature naît un sentiment commun à tous les hommes qui les attache les uns aux autres et qui fait qu'un homme, par le seul fait qu'il est un homme, ne peut être regardé comme un étranger par un autre homme"

(Cicéron)

Cette idée que tous les hommes sont et doivent être unis par des liens de fraternité constituera un des dogmes de la plupart des religions monothéistes : judaïsme, christianisme, islam. Croire en un Dieu unique, c'est du même coup croire en un Père commun et abolir les différences entre les hommes pour se reconnaître frères dans l'amour de Dieu. Très présente dans le champ religieux du christianisme ou les confréries sont très nombreuses (les frères dominicains, franciscains, etc.), la notion aura servi à désigner des confréries laïques (la franc maçonnerie), mais aussi professionnelles (les confréries des souffleurs de verres) ; on la retrouvera encore dans des "fraternités d'armes" (ex : l'armée qu'on appelle "la grande famille") ou de "combat" (ex : la résistance), voire d' "aventure" si l'on songe aux pirates "frères de la côte".

La notion de fraternité fait son apparition politique en France pendant la Révolution. D'abord sous la forme d'une formule de politesse concluant les courriers officiels : "Salut et fraternité", puis dans la première formulation de la devise "liberté, égalité, fraternité" que Robespierre propose d'inscrire sur les uniformes et les drapeaux de la garde nationale (discours sur la garde nationale du 18 décembre1790).

Cette devise sera introduite dans la constitution de 1791 mais dans un article additionnel ("Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois") mais c'est seulement sous la 2nde République en 1848 que "Liberté, égalité, fraternité" devient "un principe" de la devise officielle de la République française.

Elle disparaitra durant le second empire pour réapparaître sous la 3ème République, lorsqu'elle est inscrite sur le fronton des édifices publics à l'occasion du 14 juillet 1880 (le 14 juillet devient officiellement "fête nationale"). Pour des raisons diverses, la fin du 19ème siècle lui préférera la notion de solidarité, jugée moins religieuse, moins sentimentale, plus facile à traduire en loi, jusqu'à vouloir modifier la devise...

Elle disparaîtra à nouveau sous le gouvernement de Vichy en 1940 ("Travail, Famille, Patrie"), avant de revenir comme devise de la République sous la 4ème puis de l'actuelle 5ème République.

Elle figure aujourd'hui à la fois dans le Préambule de la constitution où elle est présentée comme l'élément d'un "idéal commun" et dans l'article 2 qui proclame la devise. On la trouve enfin au début de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de l'ONU de 1948.

Voici l'histoire rapide d'un mot qui désigne à la fois un lien, un sentiment, un idéal et ne l'oublions pas non plus, un principe constitutionnel, c'est-à-dire une règle fondamentale à laquelle aucune loi ne peut déroger. Cette notion fait partie de la règle des règles, c'est important (cf. la récente question prioritaire de constitutionnalité à propos du "délit de solidarité").

Fille adoptive de la République arrachée à sa famille chrétienne d'origine, troisième marche du perron républicain selon Hugo, la fraternité est la petite dernière qui peine à trouver sa place dans nos sociétés. Il est d'ailleurs remarquable de constater qu'on ne fait appel à la fraternité que dans les périodes d'incertitude, les temps de crise où l'avenir est incertain, des temps d'espoir ou d'inquiétude, lorsque la société prend conscience de sa fragilité et éprouve le besoin de se serrer les coudes. La dernière occurrence de son apparition publique dans la société française, du moins d'une partie de la société française, date du 11 janvier 2015, au lendemain de l'attaque criminelle contre l'équipe des journalistes de "Charlie Hebdo", le temps d'une manifestation qui a provisoirement permis au peuple - pardon, à une partie du peuple - de retrouver le chemin qui mène de la Nation à la République. Et puis elle disparaît jusqu'à la prochaine crise du collectif, comme s'il était impossible de donner vie à ce sentiment dans des pratiques. Comment pourrait-on décréter un sentiment ou légiférer sur l'affectif ? Michelet a bien résumé cette quadrature du cercle :

"a/ Si la fraternité est laissée au sentiment, elle n'est pas efficace, ou elle l'est pour une heure d'élan ;
b/ Si elle est écrite en loi et impérative, elle n'est plus fraternelle ;
c/ Si vous voulez qu'elle s'étende il faut qu'elle soit volontaire, et alors nous retournons au sentiment que nous avons quitté"

(Journal du 11 février 1847)

S'il fallait demander pourquoi la fraternité, on pourrait esquisser une première réponse : aucune société ne peut se maintenir sans cultiver un sentiment d'appartenance qui fait son unité et qui est sans cesse menacée par les forces de dégradations de "l'insociable sociabilité" (amour-propre, pléonéxie, intérêt particulier, etc.).

On pourrait aussi y adjoindre une nécessité liée aux circonstances, comme une réponse impérative aux événements du moment : attentats terroristes, état d'urgence, parti d'extrême-droite au second tour de l'élection présidentielle en France, populisme qui dénonce des "ennemis intérieurs", paranoïa des théories du complot, endoctrinement et fanatisme, replis communautaires et religieux, perte de légitimité des politiques, atomisation sociale des individualismes juxtaposés, cynisme d'une culture de la violence et de la compétition.

Faire appel à la notion de fraternité apparaîtrait comme le moyen de retisser (A. Bidar, les Tisserands) les liens distendus du collectif en renouant avec un principe dont on redécouvrirait les vertus politiques et éthiques après l'avoir longtemps laissé dans l'ombre des valeurs.

"Empuissantiser" l'idée de fraternité participerait au nécessaire retour en force d'un certain nombre de "bons sentiments" dans le champ agonistique des axiologies pour lutter contre une anthropologie hobbesienne des "passions tristes" qui naturalise la violence et produit à l'heure actuelle des effets sociaux, politiques et écologiques désastreux".

Questions possibles :
  • Tous les hommes sont-ils frères en humanité ?
  • Peut-on parler de famille pour désigner l'humanité ?
  • Peut-on devenir frères si l'on ne fait pas partie de la même famille ?
  • La fraternité entre les hommes est-elle un idéal impossible ?
  • Peut-on en finir avec les tribus ?
  • L'humanité, une famille impossible ?
  • La fraternité, ça s'apprend ?
  • Les femmes sont-elles des frères comme les autres ?
  • "Et tous ces hommes qui sont nos frères, tellement que par amour ils nous lacèrent", Jacques Brel, Orly.

Annexe - Qu'est-ce qu'un café philo ?

Par Michel Tozzi, animateur du Café philo de Narbonne depuis 1996

L'expression café philo semble allier comme un oxymore les contraires : le caractère bruyant d'un lieu de consommation convivial mais superficiel fréquenté par la foule, opposé à la solitude de la pensée rigoureuse du chercheur dans une retraite austère... C'est un défi et un pari que relève le café philo : la philosophie sortant de l'université et de l'école pour faire discuter le peuple sur l'agora. Cela ne vous rappelle-t-il pas Socrate ? Mais celui-ci prenait ses interlocuteurs un à un et ne les lâchait plus dans l'enchaînement implacable de ses questions et de ses raisonnements... Alors qu'il n'y a qu'un "animateur" dans un café philo, qui accompagne le groupe là ou il va, et non un "maître" qui mène ses partenaires où il veut!

Le café philo se situe dans une tradition française, celle du lieu où l'on échange les nouvelles et refait le monde : salon mondain du 18ème fréquenté par les philosophes des Lumières, cafés des révolutionnaires où on lit ensemble les imprimés subversifs, cafés littéraires animés par la présence des intellectuels... Mais il est renouvelé par Marc Sautet, professeur de philosophie dans une grande école de commerce, qui lance en 1992 au café des Phares place de la Bastille à Paris un nouveau genre : animer une discussion à visée philosophique pendant deux heures le dimanche matin, sur un sujet non préparé, choisi en votant sur plusieurs propositions de participants. Ce café philo fonctionne encore en 2019...

La formule va rapidement se répandre en France et dans quelques grandes villes dans le monde, par le biais d'une association créée pour sa diffusion, Philos. Le qualificatif de philosophique alimentera une polémique, au même titre que la philosophie avec les enfants : s'agit-il vraiment de philosophie, où abuse-t-on du mot ?

Télécharger l'article