Introduction
Que penserait Socrate face à des enfants philosophes ? Et qui se posent, de plus, exactement les mêmes questions que lui-même posait aux passants athéniens ? Sans aucun doute surpris, comme je l'ai été devant un groupe d'enfants jouant au dispositif théâtral : "Socrate, philosophe de la rue" (nommé ainsi par mes soins). L'envie de créer un nouveau dispositif pédagogique pour inciter au questionnement philosophique des enfants m'est venue lors d'un atelier de bilan avec un groupe de CM1, pendant un cycle de 6 séances en périscolaire. Je leur présentais Socrate sur une affiche, afin d'illustrer le type de personnage et le contexte de la vie athénienne dont il était question. Afin de m'assurer de leur compréhension, j'ai eu l'idée de leur faire recréer tout ce que je leur avais raconté, en se mettant dans la peau des personnages. J'ai découvert des petits Socrate, des enfants athéniens se questionnant et échangeant sur de multiples thèmes et questions, au sein d'une salle de classe. Le résultat a été flagrant : ils jouaient le jeu ! Sheryne, dans la peau de Socrate et à l'aide d'un bâton de parole, pose la question : "Sommes-nous libres ?". Louise, récupérant le bâton de parole, donne sa réponse à haute voix et pose à son tour une nouvelle question : "Est-ce qu'on est plus libre quand on est enfant ou quand on est adulte ?". Ainsi, l'enfant récupérant le bâton de parole répond en tant que passant de l'agora et devient à son tour Socrate, posant une nouvelle question à la foule. Ce théâtre philosophique, composé uniquement d'enfants, répond à plusieurs objectifs : une double-écoute, à la fois celle de l'animateur(ice) et celle des enfants, un moment choisi dans le cycle de l'atelier (début et/ou fin), un dispositif répondant aux enjeux des courants de philosophie pour enfant (Lipman, Lévine et Tozzi) et un nouveau cadre de dialogue et de discussion. Avant de les expliquer en détail, prenons tout d'abord le temps de présenter le dispositif dans son intégralité.
I) Présentation du dispositif
A) Préambule
Avant de présenter les règles du jeu, l'animateur(rice) devra introduire Socrate et le contexte de la vie athénienne. Ci-dessous, le texte faisant office de préambule :
"Socrate était un grand philosophe de l'Antiquité grecque, qui a vécu il y a plus de 2500 ans, au Ve siècle avant J-C. Vêtu de son seul manteau et d'un bâton pour se soutenir, il se baladait quotidiennement sur la place de l'agora, un lieu où se déroulait toutes les réunions publiques de la ville d'Athènes. On le voyait sans arrêt perdu, tourmenté dans ses pensées. Il interpellait à longueur de journée les passants, pour trouver des réponses à ses grandes questions sur la vie, le monde et les humains".
B) Schématisons le dispositif :
- L'enfant "Socrate" (S1) possède le bâton de parole. S1 pose sa question : "Sommes-nous libres ?"
- Plusieurs enfants, des "passants athéniens" (PA) lèvent le doigt. S1 décide de céder le bâton de parole à un P.A. qui lève le doigt.
- Le P.A. répond :"Oui nous sommes libres mais on a des règles qu'on doit respecter !".
- P.A. se pose à son tour une nouvelle question : "Moi je me demande si on est plus libre quand on est enfant ou quand on est adulte ?". A ce moment là, P.A. devient un nouveau Socrate (S2) en posant sa question.
- S2 passe à son tour le bâton de parole à un autre P.A. qui lève le doigt...
Variante :
- Si un P.A. n'a pas de nouvelle question en tête, il donne le bâton de parole à un autre P.A. qui souhaite répondre.
C) Consignes du jeu à présenter au groupe d'enfants:
"Vous êtes des athéniens qui se promènent sur l'agora : vous allez donc marcher à travers la salle, silencieusement. Un de vous est Socrate et va tenir le bâton de parole en main : il devra poser une grande question philo. Les autres (les passants), vous devrez réfléchir et lever le doigt, si vous le souhaitez, pour répondre à la question de Socrate. Socrate devra choisir un des enfants qui souhaitent être interrogés et lui donnera le bâton de parole. L'enfant en possession du bâton de parole devra répondre à la question de Socrate. Ensuite, il pourra :
- soit donner le bâton de parole à d'autres enfants qui souhaitaient prendre la parole pour répondre ;
- soit devenir à son tour un Socrate et poser à son tour une question philo qu'il a en tête".
Règles à énoncer avant de commencer le jeu :
"Quand on a le bâton de parole - qu'on soit Socrate ou un passant qui répond - on parle bien fort pour être sûr de bien se faire entendre.
Le rôle des passants est d'écouter, car vous allez réagir aux questions et réponses des autres".
II) Un dispositif favorisant une double écoute
A) Une écoute quant aux envies des enfants.
Les ateliers de philosophie pour enfants doivent principalement répondre aux questionnements intrinsèques et intérêts motivationnels des enfants. Ainsi, le jeu "Socrate, philosophe de la rue", s'inscrit pleinement dans cette volonté d'écoute des envies et attentes que les enfants disposent quotidiennement. C'est eux-mêmes qui créent la discussion, la dirigent, l'orientent. L'animateur(ice) ne pose pas le thème de l'atelier, mais veille tout de même à garantir la portée philosophique de leurs idées.
B) Développement de la qualité d'écoute chez l'enfant.
A partir du moment où l'animateur montre le signal ou indique le début du jeu, tout le monde entre dans son propre rôle. Le rôle des passants dans le jeu est de réagir aux questions des Socrate et aux réponses des passants. Chacun doit être attentif à ce qui s'exprime durant la discussion. La qualité d'écoute est importante dans le jeu : elle dynamise, crée une cohérence dans la discussion, incite à rebondir sur les idées des autres et donne le pouvoir de s'exprimer.
Il est important de choisir un moment du cycle d'ateliers qui est cohérent et pertinent pour utiliser le dispositif. Il peut être l'occasion d'introduire au questionnement philosophique, tout comme faire office de bilan.
III) Le questionnement philosophique par le jeu théâtral :une occasion pour l'enfant de s'approprier les enjeux de la philosophie dès le premier atelier
A) Quand il s'agit d'expliquer la philosophie aux enfants, on leur dit en général que ce sont des questions universelles portant sur le monde qui nous entoure, sur la vie et les humains, dont chacune comporte de nombreuses réponses. Traditionnellement, un exercice de récoltes de questions est entrepris à chaque début de cycles d'ateliers de philosophie : chaque enfant doit poser sa ou ses propre(s) question(s) philosophique(s). L'exercice théâtral "Socrate, philosophe de la rue" est ainsi l'occasion, par l'intermédiaire du jeu, d'obtenir de manière ludique, un panel de questions qui permettent de discerner une question d'ordre philosophique d'une question d'ordre scientifique ou historique, dont les réponses ne peuvent guère être discutées.
B) Utiliser le dispositif du jeu théâtral au moment du bilan des ateliers de philosophie.
Les enfants, à la fin de leur cycle d'ateliers, auront déjà en réserve des questions qu'ils pourront poser pendant le jeu, en fonction des thèmes qu'ils auront déjà abordés ou qu'ils auraient voulu aborder. Il peut émerger à ce moment là de nouvelles questions qui n'ont pas été évoquées lors des ateliers et que les enfants souhaiteraient étayer, ou bien des questions déjà posées mais qui peuvent faire apparaître des réponses différentes à celles exprimées lors des ateliers.
IV) Un dispositif répondant aux enjeux des trois principaux courant de philosophie pour enfant : Lipman, Lévine et Tozzi.
A) La création d'une communauté de recherche.
La notion de communauté de recherche en philosophie pour enfants fait référence à Matthew Lipman, un des pionners de la discipline. Les valeurs de la CRP lipmanienne répondent aux ambitions d'éduquer à la vie démocratique et citoyenne où chacun coopère, est solidaire et s'ouvre aux points de vue des autres. En effet, les enfants, dans la peau de véritables chercheurs, créent de manière collaborative et collective une progression dans la réflexion philosophique. D'un point de vie individuel, la CRP promeut la construction d'une conscience logique mise en jeu dans le langage réflexif. Dans le dispositif "Socrate, philosophe de la rue", les questions et réponses des enfants vont se spécialiser au fur et à mesure que se construit leur propre réflexion. Certaines questions générales vont servir de base pour faire émerger des questions particulières. Quand un enfant pose la question "Sommes-nous libres ?", elle donnera l'opportunité pour un autre enfant d'explorer le particulier en posant la question: "Est-ce que nous sommes plus libres quand nous sommes enfants ou quand nous sommes adultes ?" et ainsi de suite. Rebondir sur les propos de chacun va permettre de créer une réflexion commune, d'approfondir la problématique sous différents angles. Telle réponse à une question va donner lieu à une nouvelle question et ainsi de suite. Le jeu théâtral"Socrate, philosophe de la rue"transmet l'idée que les enfants sont des explorateurs de la pensée, et que le dispositif dans lequel ils s'impliquent nécessite une cohésion de groupe, où chacun coopère pour faire émerger de nouvelles questions et réponses. Le rapport est égalitaire, non hiérarchisé et coopératif. La réflexion se construit ensemble, chacun faisant preuve d'ouverture aux nouvelles idées en termes de réponses et de questions.
B) L'autonomie et la non-ingérence de l'animateur(ice).
Peu à peu le rôle de l'animateur(ice) s'efface. Il intervient uniquement pour recadrer l'atelier ou pour gérer la discipline. Les enfants posent eux-mêmes les questions et le bâton de parole fait office de "distributeur" de la parole. Ainsi, l'atelier est autonome, auto-géré. Cette non-ingérence de l'animateur dans le processus réflexif du groupe fait écho au courant du psychanalyste Jacques Lévine. Le courant de philosophie pour enfants de Lévine insiste sur l'effacement de l'adulte, en "profitant de ce moment privilégié pour devenir observateur de sa classe". Ainsi, rien n'est anticipable, à la fois dans les questions et dans les réponses des enfants : eux-mêmes vont mener et orienter l'atelier vers le thème de leur choix. La maïeutique n'est certes plus affaire du maître, mais relève de l'élève lui même !
C) L'apport de la mise en scène et du théâtre dans l'éducation à la citoyenneté.
Les enfants procèdent par imitation, improvisation d'une scène de la cité de la Grèce Antique qu'on leur demande de réinterpréter. Ils se mettent dans la peau de citoyens athéniens, mais avant tout, dans celle considérée comme le père de la philosophie : Socrate. On leur rappelle régulièrement, au cours des séances de discussion, que leurs pensées ont un pouvoir, le pouvoir d'agir, de s'inscrire dans la vie citoyenne. Dans le jeu, ils y sont directement confrontés, en leur annonçant le cadre et le contexte dans lesquels ils doivent se soumettre : sur la place de l'agora, où s'officiaient toutes les réunions publiques de la ville d'Athènes ! C'est donc en véritables citoyens qu'ils jouent le jeu de la discussion philosophique. D'ailleurs, ils s'y confrontent régulièrement lors des discussions à visée philosophiques en débattant et en remettant en questions leurs idées et aguments. On ne peut pas aborder la notion d'éducation à la citoyenneté dans la philosophie pour enfants sans évoquer Michel Tozzi. Grâce à ce nouveau dispositif, l'enfant est acteur de la vie citoyenne dans un "un espace collectif, public, où est admis le pluralisme". Chacun peut contribuer à cette réflexion commune et y apporter de nouvelles idées.
D) Un nouveau cadre pour distribuer la parole et inciter à la discussion philosophique.
Le dispositif du jeu "Socrate, philosophe de la rue" est différent de la discussion à visée philosophique traditionnelle (ils ne sont plus assis en cercle, doivent marcher à travers la salle, posent et orientent eux-mêmes les questions, etc.). Cependant, les objectifs et enjeux sont étroitement similaires en ce qui concerne les règles de prise de parole, le dialogue et le questionnement philosophique, et les règles de discussion. La parole doit être répartie, chacun attend son tour pour parler et la discussion doit être porteuse d'enjeux philosophiques qui font sens pour eux. L'enfant s'adresse à l'ensemble du groupe et est attentif à qui veut lui répondre pour lui remettre son bâton de parole. Certains enfants réticents au cadre scolaire ou exprimant une difficulté à rester assis sont plus réceptifs à la discussion philosophique lorsque celle-ci est présentée de manière ludique (jeu, théâtre, activités manuelles, etc.). En effet, le dispositif impose un nouveau cadre dans lequel l'enfant n'est pas interrogé par l'adulte devant lequel il est souvent en confrontation, mais entame un débat philosophique avec ses camarades de classe, avec lesquels il entretient un rapport égalitaire.
Conclusion
Le dispositif "Socrate, philosophe de la rue", sous forme de jeu théâtral, répond donc à plusieurs enjeux en matière de philosophie pour enfants :
- Une double écoute : à la fois de l'animateur(ice) pour répondre aux envies et questionnements des enfants ; mais également des enfants pour rebondir et construire la discussion philosophique dans la cohérence et la construction collective.
- Un moment choisi pouvant introduire au questionnement philosophique au cours d'une première séance ou bien faisant office de bilan des thèmes et questions évoqués au cours des ateliers de discussion.
- Un dispositif répondant aux enjeux de la philosophie pour enfants, à travers une communauté de recherche dont les questions partent du général jusqu'au particulier (Lipman), une autonomie collective de la réflexion sans ingérence de l'animateur(rice) (Lévine) et une éducation à la citoyenneté (Tozzi) par représentation théâtrale de la vie citoyenne.
- Un nouveau cadre de discussion. Les enfants philosophent en marchant à travers la salle, le dispositif est présenté sous forme de jeu théâtral où chacun doit se mettre dans la peau des personnages et jouer le jeu. Cependant, les règles de discussion restent identiques aux ateliers de philosophie habituels.