Revue

Suisse : Motivation et démotivation d'enseignantes du degré primaire à la pratique de la philosophie pour enfants à l'école primaire

Dans cet article, nous allons explorer, au travers d'analyses d'entretiens compréhensifs, ce qui peut pousser ou repousser des enseignantes de l'école obligatoire à pratiquer la Philosophie Pour Enfants (PPE) avec leur classe. Dans le contexte de l'école primaire en Suisse romande, la présence de la pratique de la philosophie n'est pas la règle. C'est pour cela qu'il nous a paru intéressant de voir comment elle peut s'inscrire dans un curriculum prescrit. Nous verrons que les éléments personnels de motivation rejoignent ceux de type didactique. Corrélativement à ce constat, nous pourrons poser un questionnement conceptuel sur la compréhension du philosophe qui se trouve ainsi interpellée.

S'interroger sur la motivation ou la démotivation des personnes qui enseignent invite à se tourner vers l'individu concerné en premier lieu. L'entretien compréhensif permet de réaliser une mise en adéquation au plus proche de son objectif. La dimension qualitative devient ainsi la source non pas de faits directement observables, mais bien davantage d'un questionnement qui aiguise le regard du chercheur tout en permettant d'élargir sa perspective conceptuelle dans le but de renouveler non seulement l'état de son savoir, mais également la possibilité de la réflexion philosophique. Cette dans cette perspective que la présentation de la recherche se déroulera sous le mode d'une interprétation d'ordre psychologique et pédagogique, elle-même préambule au questionnement conceptuel.

I) Méthode

Nous avons choisi de réaliser cinq entretiens compréhensifs à partir de dix questions afin de cerner les motivations, les écueils et les démotivations à pratiquer la philosophie pour enfants. Les entretiens ont eu lieu durant l'année 2017 avec des enseignantes primaires. L'une enseignait aux 1-2H1, une autre aux 3-4H, deux autres aux 5-6H et la dernière aux 7-8H, ceci dans un souci de recouvrir l'entier de l'école primaire suisse romande. Les entretiens ont duré en moyenne quarante minutes sur le lieu de travail. La première enseignante avait trois ans d'expérience, deux autres en avaient cinq et les deux dernières en avaient quinze et plus. Deux enseignantes enseignent dans une école de moins de 150 élèves et trois autres dans des écoles de plus de 500 élèves.

II) Résultats

L'analyse des résultats met en lumière que la motivation de l'enseignante est première dans sa prise de décision de pratiquer la philosophie pour enfants. Deux types de motivations émergent, sans surprise : une motivation personnelle et une motivation professionnelle.

A) Motivation personnelle

1) La motivation personnelle des enseignantes peut se décliner sur deux axes : une motivation interne et une motivation externe. En ce qui concerne la motivation interne, sa définition pourrait être "le sentiment de compétence (Bandura, 2003) et le sens". Le sentiment de compétence des enseignantes s'élève graduellement avec leurs succès dans leurs manières de gérer le débat. Il ne semble pas que le sentiment d'efficacité soit différent si l'enseignante s'est formée de manière personnelle ou par une formation continue organisée ou issue de leur formation initiale. On retrouve ici des éléments classiques de confiance en soi due à la pratique et au renforcement par la réussite. En ce qui concerne le sens, il ressort que la philosophie pour enfants est une pratique qui enthousiasme ses défenseurs. On perçoit une polarisation entre défenseurs ardents et personnes qui ne voient pas la raison d'utiliser la philosophie pour enfants pour atteindre leurs objectifs. La donnée de sens est clairement reliée à ce que les enseignantes désirent faire acquérir comme autonomie de penser et autonomie relationnelle à leurs élèves. Ce qui les amène à désirer cette autonomie provient de la conviction liée à la biographie de l'enseignante et/ou à des éléments professionnels demandant un changement de paradigme.

2) Un autre élément provient de la motivation externe. Les enseignants du canton de Fribourg sont soumis à un curriculum prescrit pour toute la Suisse romande (PER)2. Celui-ci donne une part importante aux compétences transversales de la Formation Générale (PER, pp. 13 à 229) dans lesquelles apparaissent des éléments que la philosophie pour enfants tend à avoir comme objectifs : participer à la construction des règles, assumer sa part de responsabilité dans la réalisation de projets collectifs, reconnaître l'altérité et développer le respect mutuel dans la communauté scolaire, reconnaître l'altérité et la situer dans un contexte culturel, historique et social, se situer à la fois comme individu et comme membre de différents groupes, développer la connaissance de soi et apprendre au contact des autres, expliciter ses réactions et ses comportements en fonction des groupes d'appartenance et des situations vécues.

Ainsi il semble, qu'au départ, les enseignants de longue date, n'ayant pas vu ces éléments dans leur formation initiale, peuvent se sentir démunis pour leur mise en place. Cette prescription a conduit les personnes interrogées, soit à approfondir leur formation personnelle, soit à se tourner vers différentes méthodes dont trois sont ressorties comme étant connues : la discussion à visée philosophique de Tozzi (2002), la communauté de recherche de Lipman (2006) et la méthode aporétique de la HEP Fribourg (2010). Dans le cadre des interviews, aucune de ces méthodes n'est citée comme privilégiée. Les enseignantes préfèrent un dispositif mixte et adapté à la situation de classe, à savoir une transposition, geste professionnel habituel des enseignants (Perrenoud, 1998).

B) Motivation professionnelle

Contrairement à ce qui se passe dans la majeure partie des établissements scolaires suisses, la philosophie pratiquée à l'école primaire ne l'est pas par des spécialistes. De fait, l'assise professionnelle provient plus de la didactique que du contenu enseigné. Ainsi, il est logique de voir qu'une part de la motivation à pratiquer la philosophie pour enfants provient de sa possibilité d'être mise en place dans le cadre du programme hebdomadaire.

Les éléments topo-méso-chronogénétiques tels qu'élaborés par la didactique comparée sont des clés permettant de comprendre les explications des enseignantes. Clairement, la topogénèse d'une séquence de PPE est liée à l'aménagement de la salle de classe, dont un frein pourrait être le fait de devoir changer la configuration du mobilier et un avantage le fait d'avoir une partie de salle ou un local permettant aisément sa pratique. Un autre élément topogénétique provient des rapports proxémiques que les élèves ont entre eux. Si la compétence de pouvoir s'asseoir à côté de la majorité des camarades est présente, la pratique du débat en général, et du débat philosophique en particulier, est considérée comme favorisée. A l'inverse, si les éléments proxémiques induisent du conflit entre les individus, les enseignants auront tendance à ne pas pratiquer le débat. Cela pose la question de la place des élèves à besoin comportemental particulier dans la pratique de la PPE. En ce qui concerne la mésogénèse, la connaissance d'ouvrages philosophiques, d'éléments d'accroches pour le débat ainsi que le geste de type relance, contradiction, remise en cause, paraphrase etc., sont autant d'éléments qui vont favoriser cette pratique. Des méthodes spécifiquement conçues, telles que les Zophes (Fawer Caputo et Heinzen, 2017) à l'école enfantine semblent clairement être un élément propice à la motivation pour les enseignantes. Il ressort que ce ne sont pas vraiment les ouvrages pédagogiques qui motivent les enseignantes, mais plutôt tout ce qui est de l'ordre de la pratique et de la méthodologie.

La chronogénèse des séquences de didactique peut être investiguée par deux biais : la place dans la grille horaire et la durée des fréquences d'une séquence. Les enseignantes interrogées ont comme point commun que la pratique de la PPE est soumise à des contingences du calendrier. Pour les élèves les plus jeunes, un frein à la pratique est la présence de fêtes (fête des mères, Noël, Carnaval, etc.) où les ACM, ACT et Arts Visuels entrent en concurrence avec la formation générale. Pour les élèves les plus grands, ce sont des éléments évaluatifs qui vont prendre le dessus sur tout autre matière que les mathématiques, le français et l'environnement. En ce qui concerne la place dans la grille horaire, la pratique de la philosophie pour enfants est, pour les cinq enseignantes questionnées, aléatoire et dépendante des autres matières inscrites. De manière générale, la philosophie pour enfants n'est pas une priorité lors de l'établissement du calendrier. En ce qui concerne la durée d'une séquence, elle va de vingt à quarante minutes hebdomadaires selon les capacités d'attention des élèves et le thème abordé. Les cinq enseignantes relèvent l'importance d'une pratique régulière pour atteindre les objectifs de progression et les habiletés de penser.

III) Qu'en est-il des non pratiquants ?

Comme écrit en début d'article, il y a une polarisation entre des pratiquants convaincus et des non pratiquants qui, malgré les formations proposées, et parfois imposées, de cette analyse interprétative et les preuves scientifiques d'efficacité, n'utilisent pas la philosophie pour enfants dans le cadre de la formation générale. Dans le discours des enseignantes interrogées, les motivations de leurs collègues ne sont pas très claires. Il semble que, d'une part, la motivation interne manque particulièrement en ce qui concerne le sentiment de compétence. Il semble aussi que pour beaucoup de ces enseignantes on peut atteindre les compétences de formation générale au travers des branches classiques. Le débat peut très bien avoir lieu en sciences, ou pour l'argumentation dans le cadre du français par exemple.

Les enseignantes interrogées soulèvent aussi la problématique de la prescription. Leurs collègues enseignants auraient un désir de transgression de la prescription curriculaire à chaque fois que l'occasion s'en présenterait. Ceci dans une sorte de motivation rebelle. Ainsi, paradoxalement, la philosophie pour enfants serait perçue comme un obstacle à la liberté qu'elle tend à développer. Un autre élément qui apparaît est l'âge des élèves comme un frein possible à l'ouverture. Plus les élèves sont âgés, plus les enseignants ont tendance à les préparer à une performance scolaire ayant comme but l'orientation vers des filières exigeantes en terme de savoir académique. Nous retrouvons là, donc, des éléments que les sociologues de l'éducation relèvent régulièrement, à savoir que l'école est encore très orientée, dans la région romande, vers des attentes sociales, de performance et de compétition (CSRE, 2014). De fait, même si les enseignants ne se prêtent pas à la pratique de la philosophie pour enfants, ils ne s'y déclarent pas ouvertement hostiles. En implicite, on pourrait dire que les non pratiquants pensent que la philosophie pour enfants a sa place dans l'éducation mais pas à l'école.

En conclusion de cette analyse, nous pouvons relever que les enseignants ont des motivations mixtes à la pratique de la philosophie pour enfants. Une partie relevant d'éléments personnels et de conviction épistémologique (Therriault et al., 2010), l'autre de faisabilité scolaire. La philosophie pour enfants, quel que soit le modèle dont on se réclame, semble être une pratique qui s'inscrit un peu différemment dans le cadre scolaire, avec tout ce que cela comprend de prescriptions et de transgressions, que dans un cadre volontaire où les résistances et les objectifs sont parfois différents. L'obligation de participer à un débat semble conduire les organisateurs de celui-ci à accentuer les aspects didactiques (Godreau, Bonvin, 2015) afin de rendre la séquence motivante, ayant du sens et un impact au niveau de la relation pédagogique, en lien avec d'autres matières ainsi que dans un climat de classe favorable à l'apprentissage. Les enseignants qui pensent que la philosophie pour enfants favorise les éléments de formation générale et le développement des élèves sont plus enclins à travailler sur ces cinq éléments. Les enseignants ne pratiquant pas la philosophie pour enfants semblent, au contraire, ne pas désirer prendre beaucoup de temps pour ces éléments didactiques, restant plus proches des contenus et de la méthodologie.

IV) L'identité philosophique du philosophe pratiquant

L'interrogation sur l'identité du philosophe, qui peut sembler bien triviale, reste néanmoins interpellant lorsqu'il s'applique à qui commencerait à philosopher, surtout, si à la suite de Richard Rorty (1993) se pose la question de l'appartenance intellectuelle. Êtes-vous plutôt affiliés, pour reprendre les deux listes proposées en introduction de Contingence, Ironie et Solidarité (Rorty, 1993), à "Marx, Mill, Dewey, Habermas et Rawls" ou à "Kierkegaard, Nietzsche, Baudelaire, Proust, Heidegger et Nabokov" ? Autrement dit et dans l'ordre, vous considérez-vous comme engagés dans un effort social commun pour rendre les intuitions et les pratiques plus justes ou comme les exemples de créations de soi autonomes et contingentes de perfection privée ? A cette question plutôt éthique de l'identité philosophique se rapporte une question plutôt épistémologique, à savoir et toujours dans l'ordre de la nomenclature rortyenne, votre travail philosophique est-il celui d'un théoricien ou celui d'un ironiste ? Le contenu de ce travail se comprend-il comme une théorie convergeant vers une "Vérité qui existerait déjà" ou comme une narration visant la "réalisation continue et proliférante de la Liberté" ? (Rorty, 1993, p.18)

En considérant l'action philosophique comme celle d'une enseignante, il conviendrait de se demander quel est le sentiment de compétence, quel est le sens et quelle est la didactique d'une théoricienne puis de se poser les mêmes questions pour une ironiste.

La théoricienne se sentira assurément compétente en sachant clairement ce qu'est la philosophie pour enfants. Elle en aura une définition claire, connaîtra les bonnes pratiques et structurera ses animations en conséquence. Ce sentiment croîtra au fur et à mesure des succès, compris comme autant d'activités menées de manière à être identifiées par la théoricienne comme correspondant à sa vision idéale. Le sens de ses activités avec les élèves sera explicitement limpide et la concordance entre les moyens et la finalité ne souffrira d'aucune ambiguïté. La théoricienne sait où elle va, comment elle y va et pourquoi elle y arrive. Si l'erreur surgit malencontreusement, celle-ci sera corrigée selon des critères efficaces en vue d'une amélioration référée selon un système établi. Les élèves bénéficieront de stratégies didactiques éprouvées pour leur permettre de prendre la parole, de permettre la parole d'autrui, de construire une argumentation, de la communiquer, de l'améliorer et finalement d'atteindre les hautes capacités réflexives de conceptualisation, problématisation et discussion.

L'ironiste ne se posera par contre pas forcément la question de sa compétence, puisqu'elle n'en a qu'une idée vague à laquelle elle ne porte guère d'intérêt. Son attention sera focalisée par l'histoire de vie qui se tisse jour après jour avec ses élèves, ou plutôt les enfants avec qui elle s'engage dans des processus de découverte de soi et des autres. Si elle doit tout de même se donner une compétence, ce sera probablement celle d'oser, d'essayer, d'explorer, mais là encore sans forcément être en mesure d'en fournir une définition stabilisée. Le sens de ses pratiques de philosophie pour enfants est en continuelle découverte, modification, remise en question, puisque de toute façon ce qui importe c'est le processus et non le résultat. D'un point de vue didactique, les enfants bénéficieront avant tout d'un cadre de vie propice à la créativité, dans une ambiance de cohabitation conçue pour favoriser au mieux la confiance en soi et aux autres. L'ironiste atteindra un haut degré de satisfaction avec des enfants débordant d'originalité et de questionnements sans fin tout au long de leur séjour scolaire.

Ces deux figures de papier dans lesquelles chaque praticienne et chaque praticien de la philosophie se reconnaîtra plus ou moins, permet surtout de se demander quelle représentation domine l'horizon de l'identité ou du devenir identitaire des philosophes. Cette brève transposition de la proposition de Rorty questionne également la pertinence de cette distinction. Faut-il en effet forcément faire un choix irréversible ? Les temps des métaphysiques théoriciennes seraient-ils ainsi révolus, pour laisser la place aux arts et aux lettres comme locomotives de l'innovation philosophique, toujours en quête d'un autre lendemain ? Mais si ce choix n'était celui que d'instants, voire si de choix il n'y en avait pas vraiment parce que l'ironiste et la théoricienne s'alternent de près, ou même se superposent ? L'auteur de La Nausée et l'auteur de L'Etre et le Néant sont pourtant bien le même philosophe et écrivain ? Ironiste ? Théoricien ? Engagé assurément... D'où peut-être une compréhension philosophique de la motivation et de là, son problème pédagogique. Pouvoir être autant théoricien qu'ironiste, choisir d'exister comme philosophe sans jamais savoir si on l'est, n'est-ce pas l'angoisse inhérente de l'acte philosophique ?


(1) 1ère- et 2ème Harmos (4-5 ans selon l'actuelle nomenclature Suisse).

(2) Plan d'Études Romand disponible sous https://www.plandetudes.ch/per

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